La montagne couronnée (7 nef)

Mes pas me poussent contre la porte battante; l’effort de mes bras, de mes jambes, tout le poids de mon corps, suffisent à peine à ouvrir ce caveau ombreux et muet. Je prends la fraîcheur à pleins poumons, aspiration forcée comme on hume une improbable fleur d’hiver, comme si je voulais d’un coup engranger l’espace que je devine déjà gigantesque. La folle du logis invente un vide de pierres à affronter. Un pilier puis deux, mes pas qui résonnent puissants donnent une importance considérable à mon entrée. Face à l’allée centrale je me heurte à la profondeur qu’il va falloir apprivoiser; là-bas l’orient des vitraux miroite, bijoux ramenés des croisades et que ma rêverie laisse flamber, tandis que j’avance le plus lentement que je peux, solennité feinte au début qui se charge peu à peu de vérité, car les semelles renvoient un son de vivant profond. Ma personne presque absente à l’air libre du parvis se charge de la capacité d’être tout entier :il faut bien remplir la nef, il faut bien écouter le poids du corps qui avance fébrile, tous les sens à l’affût; j’observe avec joie que le poète a raison de voir dans chaque unité de la nef une vertèbre qui s’aimante à la suivante; la nef se fait alors l’épine dorsale du corps couché, bras au transept et tête au choeur coloré. Mon propre corps vivant est lui bien vertical, honorant le gisant qu’il ressuscite. Mes yeux, ma respiration, ma peau frissonnante, tout donne aux pierres organisées selon une mathématique rigoureuse un souffle neuf, une vérité justifiée par mon corps présent. Ma vie s’échange contre la joie de ceux qui bâtirent la merveille. Je comprends alors que visiter la cathédrale c’est prendre à l’ancien une feinte éternité, c’est emprunter un temps les illusions d’antan et les faire siennes, juste un peu de joie de vivre, prolongement par les pierres de ce que nous avons pareillement envisagé lorsque nous avons fait des enfants. Notre-Dame est le nom du lieu, forcément, c’est une dame qui porte un enfant, elle musarde là, s’attarde là-bas, rôde dans notre inconscient partout. La mère y soupire. Elle sait elle que rien n’est éternel, même si elle voudrait bien y croire. On essaie d’y croire un peu avec elle, qui est le génie des lieux où tout se répète; chaque pilier chaque colonnette a son double, son écho solide, ce sont les fils des générations qui se reproduisent. Le corps mimé était un leurre, ce sont tous les corps passés et à venir qui sont présents sous mes pas. Et c’est pourquoi mon pas résonne jusqu’au frisson. Je ne suis pas seul dans ce lieu à échos. Les fantômes s’adombrent à chaque recoin, les fils et les Marie meurent aussi. On ne fait pas assez attention à son propre pas qui, lorsqu’il procède, est déjà passé. Ce présent là, évanescence de passage, a sa splendeur aussi. Je crois que c’est le vrai sens de ces édifices conçus pour longtemps. Ils chuchotent, à travers les lumières qui s’ébrouent sous les ogives, que l’écho est gage de notre présence. Le poète le dit qui prétend que tout temple est un lieu à échos. Il faut le croire, bien davantage que les anges, car ce qui parle ici, dans l’écho, c’est la musique émouvante de nos vies qui vont, fabriquant un passé qui certes ne repasse plus mais qui, si on y prête l’oreille, chante tout le temps où nous vivons. Le pas est un rythme en effet, et la mélodie qui me hante peut être convoquée à l’appel; il suffit de faire silence, il suffit d’écouter le passage et c’est la joie chantée qui monte.