La montagne couronnée (6 parvis)

Normalement, une cathédrale c’est au bout d’une avenue, au bord d’un fleuve, au débouché de places  qui respirent comme la nef, avec ses flots de flâneurs aspirant au voyage médiéval, légèrement impatients. Ici c’est la surprise, on sait qu’elle est là, à deux pas, on l’a vue à trente kilomètres, on l’a perdue cent fois, la hâte a fait perdre la direction, puis soudain elle jaillit; on se moque de soi-même, du jeu de cache cache, des mille malices de Notre-Dame qui nous valurent notre égarement. La voir enfin soulage: détente intérieure, suspension du temps.  Rassuré, j’emprunte la rue d’où je la vois du plus loin, je lui tourne le dos c’est vrai, mais je la sens, je la guette dans les reflets des vitrines proches comme si elle allait s’envoler. Elle bouge de partout. Puis, comme en un jeu d’enfant,  elle s’immobilise quand je me retourne ; j’entends alors monter une manière de psaume, les pavés, pas japonais de notre occident, obligent mon corps à compenser les infimes déséquilibres dus aux inégalités, mais l’avancée résonne large et crue. Solennelle. Le petit parvis se fait alors plage de galets; les pieds se piègent et j’y vois ma vie telle que je la traverse: je regarde au loin les fables des hauteurs mais je suis contraint dans le même temps de voir où je pose les pieds. Mon objectif lointain et le tout proche se contrarient; je me vois ce philosophe qui tombe dans le puits en regardant les étoiles et dont le village se moque à l’envi. Le parvis empierré s’avance sous mes pas, minuscule et redoutable à la fois. Les pavés sont finalement autant d’heureux obstacles, innombrables détails du quotidien qui nous rappellent que la réalité est ce à quoi l’on se cogne; je néglige les dérapages, concentré sur les bosses, je pense à l’idéal, mais c’est ailleurs, c’est autre chose; il n’est pas bon de n’avoir que l’idéal en visée, ni non plus uniquement cette attention portée aux creux et bosses auxquels se heurtent les semelles. C’est entre deux que l’on vit bien. Mes pas se plient aux règles du parvis, bientôt je vois se dessiner le seuil. Le coeur s’accélère, je néglige les statues du porche, la nef est à deux pas, des voix résonnent, des échos se lèvent enfin. J’attendais ce moment. C’est moi. Franchir le seuil c’est passer de la vie de tous à la vie privée, c’est chanter la mélodie unique de ma personne, c’est la nef, ma maison, c’est la frontière où mon visage reprend sa vérité miroir. Rien d’autre n’existe que ce présent où mon pas me porte, allègre et rêvant, par dessus le seuil précieux du chef d’oeuvre que je m’en viens tranquillement visiter. Adieu le vent qui disperse, bonjour la rude fraîcheur qui incline à se voir tel qu’on est.