fièvre 43 masques (juillet 2020)

43

masques

il y a beau temps 

que l’avenue a dissout les rires aux quatre vents 

passants du silence

dites 

que sont vos visages devenus

je vois bien le mien au miroir du matin

mais les vôtres

barrés de ce pansement grave

blessés d’on ne sait quelle guerre 

vous avancez dans un brouillard diffus 

présences spectrales

barbouillées de blanc de bleu 

je vous entends à peine

je vous dis bien le bonjour

mais vous semblez murmurer

les voix vos voix me font défaut

englouties sous ces masques têtus

hélas parfaitement justifiés

(étouffons un peu 

pour ne pas étouffer tout à fait)

et manque affreux

l’absence de nos lèvres

nous rend tous égaux en laideur

la partie nue émergée de notre corps

ce visage qui faisait notre identité

iceberg de nos émotions

voilà qu’il est littéralement

défiguré

reste le miracle des yeux

oui les regards sourient

dans la nuit blanche de l’été

leurs reflets n’ont jamais été aussi beaux

cils et sourcils sont devenus des signes 

aussi importants que les gestes

perché au dessus du masque

le clin d’oeil se risque alors en lieu et place

de nos mains interdites 

et des paroles mal osées

fièvre 42 frêle (juin 2020)

42

frêle

la jeune fille appelle de loin 

j’ai sa voix aux tympans

ruisseau d’émeraude brisée 

c’est si léger que le vent un peu l’efface

bruissements maritimes des saules bleus

elle avance frêle par le sentier 

aucune herbe froissée

je l’attendais au solstice

je l’interroge sur son retard

elle moque ma bouderie 

pose deux doigts sur mon avant-bras

pour prévenir la plainte 

son léger contact  – de nos jours incorrect – 

assure ma gaieté

et sa chanson toute en gravité jolie 

répète que la saison l’appelle 

elle dit elle dit

j’assure les serments obligés

je célèbre mon retour aux jours accourcis

la plaine de juillet miroitait là-bas

j’ai voulu voir tes blés mes fleurs

nous allons inventer les sourires 

contre la peine épidémique 

au temps de la lumière crue 

frappons nos mains

pour échauffer encore sève et sang

les heures galopent aux moissons 

cette vie n’est pas si vaine 

où l’on s’abreuve 

aux yeux velours des aubes turquoises 

ne manquons pas d’écouter les chaumes 

qui préparent en creux 

la tendreté des brioches à venir

fièvre 41 musique d’antan (juin 2020)

musique d’antan

la comédie légère où l’on échange 

l’argent compté les bonjours les bonsoirs 

les paumes qu’on serre 

la fluide musique des lèvres 

qui pousse les jours aux quatre vents 

les semaines les mois 

cette poussière glissant par les doigts 

le silence qui suit 

où hébété on se découvre au miroir 

noirci sous les harnais du commun

on a vécu pourtant là aussi 

il semble que cette allure soit même essentielle

glissement dérive emballement banal 

et les passions qui mordent au fictif

et les coeurs qui écoutent les voix 

il faudrait songé-je des poèmes qui engagent le corps 

te souviens-tu des glas d’après-guerre

ils vibraient autrement  

la terre réengagée au rythme des saisons 

cognait à chaque pas contre la craie 

c’était avant le confort 

les doigts crevassés empruntaient à l’hiver 

le rouge brûlé des neiges 

le dégel empoissait les semelles

et c’était ça l’événement

la peur se mesurait à l’acide des nuits

j’allais alors par le chaos

heureux des aventures

par la ville en ruine 

puis un après-midi de juin

je découvris la musique instrumentale 

  • souffler c’est jouer – 

manière de raffinement neuf 

dont les notes m’enchantèrent vite le corps

j’étais libre

fièvre 40 l’obus (juin 2020)

l’obus

enfant j’allais au champ sauvage

orties ciment platras briques chats maigres

contre la fontaine

une pièce d’obus me terrifiait

ma main s’avançait pour cueillir l’eau

et revenait en tremblant

après avoir effleuré la guerre

l’obus luisait au soleil de juin 

j’entendais les plaintes 

les sanglots sous les portes

les appels dans le ciel jadis rayé des balles 

l’obus mort demeurait inexplicable  

les grands géants serraient les dents 

d’avoir traversé cet âge cuivré noir

n’en parlons plus n’en parlons plus

je me souviens de mon regard levé

en forme de question 

et du silence crayeux et des lèvres serrées

un sourire aurait suffi 

un mot qui dise que la paix

n’était plus hors saison

et que les peupliers qui frémissaient là-haut 

ne tremblaient pas 

mais jouaient de toutes leurs feuilles 

comme une femme rit en rejetant ses mèches 

j’aime la rivière qui fuit au présent sous les ponts et les jours 

délestée des corps 

elle a désormais ce courant uniforme

qui chante le retour monotone des lois 

et du monde mal fichu

où je m’obsède des appels des enfants de demain

fièvre 39 solstice (juin 2020)

solstice 

le jardin est immobile

et quand l’aube perce

elle arrose troènes et rosiers royaux 

comme un appel rayonnant

à la folle gravité de l’ombre noyée

je m’affole de pareille chance

je vois bien qu’il faut saisir la lumière 

le coeur me manque

c’est trop de beauté 

les parfums fabuleux de tous les temps 

se confondent dans l’écrasant matin 

les morts à regret font retour 

à travers la blancheur ironique 

ils maugréent des chants

où l’on parle des nuits ouvertes 

à tous les vents du rêve 

je me tourne sur l’oreiller 

je me bouche les tympans 

j’en appelle au banal 

à la suite des jours défaite du solstice

car ce soleil qui ne cesse de demeurer 

est un piment cruel à goûter 

mon palais flamberait 

si j’étais embarqué dans ce jour infini

je ferme les rideaux 

laissez-moi ma nuit bien rêvée 

dis-je à l’intruse lumière en souriant 

j’aime dialoguer avec les disparus 

les nombreux absents qui m’enchantent 

et qui demeurent longuement

dans mon crâne têtu

fièvre 38 un visiteur (juin 2020)

un visiteur

j’entre dans l’ombre avec l’inconnu

je le guide sous l’arbre

il est ardent poli

avance sans bruit sur ses semelles de crêpe

je lui propose de l’eau 

sa voix chante un peu 

nous nous asseyons face à face

son front s’anime au creux des rides 

autant de sillons vécus 

sous le tilleul on entend des échos

comme une vérité voilée

il fait l’éloge de mes écrits

pour tempérer son ardeur

je lui désigne à deux pas la fontaine de bronze

elle a cent ans dis-je

le flot domine mes paroles

il n’entend pas

une brise modeste anime les feuilles 

je devrais me méfier du ton tranquille

deux colombes se posent à nos pieds

je songe au village cet après-midi de juillet

ils sont tous à la moisson

alors que le visiteur évoque mes rêves

et fait lever le coeur bruissant de mes mots

je l’interromps

mais que me voulez-vous donc

je lui confie mon souci de la récolte

un champ de blé c’est mille ans de travail 

j’évoque la mission du pain

l’eau la levure et les mains encombrées 

il se lève menaçant

me rappelle que la mort  est à ma porte

je le frappe 

avec ce qui me sert de  canne 

il fuit fantôme dans le silence de midi

je ressaisis ma branche

et m’appuie sur elle 

pour porter à boire aux moissonneurs 

fièvres 37 pouce (juin 2020)

37

pouce 

la grâce me manque 

plus rien ne coule de source 

et j’ai beau faire remonter 

à ma mémoire 

l’évidence globale de l’enfant 

qui fut 

je ne grappille qu’avec peine

le sourire du petit monde plein

où joies et peines avaient la teinte du temps arrêté

où les secondes semblables 

dormaient en boule 

contre l’oreiller des jours

des nuits 

quelque part auprès d’une voix 

qui creusait tout l’espace

je me souviens pourtant 

du silence qui s’était installé 

  • baldaquin d’après-guerre –  

certes les morts râlaient encore 

mais mordait sur l’instant

une présence lourde 

accoutrée de fadaises pratiques 

un dieu un général 

les fleurs exultaient libres 

les chemins crevaient le ciel 

il était une fois 

et le temps s’arrêtait

et les croyances accumulaient les preuves 

des averses de sens inondaient

ma psyché

je me souviens du pavement glorieux

où sonnaient sous le pas 

les lignes du futur 

et l’immédiat passé tragique 

aidait au bonheur tout présent 

où je suçai longtemps

mon pouce en rêvant 

fièvres 36 seuil (juin 2020)

seuil 

le poivre d’orient 

revient en juin 

par troënes interposés 

c’est un nouveau seuil 

pure présence mélodieuse

ça craque au jardin 

narcisses et lilas gorgés d’eau 

rouillent désormais 

nostalgie des mois exsangues

et l’enfance avec l’ouest 

jouent leur petit retour 

moquerie des semaines 

dévidées du bout des doigts 

quand cueillir était doux

et respirer si élégant 

il va falloir 

adossé au printemps 

entrer dans l’âge 

où faire face est la règle 

nulle dérobade jamais 

au fond du bois 

c’est au soleil cru 

que se jouent les jours 

oui la mer lave les peines 

mais c’est au ressac de l’août

que se compteront les rides

et entorses anciennes 

la noirceur qui s’annonce 

au vrai fond des feuilles

fait des troënes amers

les avant-coureurs

du pays éloigné 

où je vais mélodisant 

fièvres 35 lac ( mars avril mai juin 2020)

35

lac

horizontalité miroitante 

de l’Ailette barrée

le lac écarte les collines de toute sa masse

mais seul importe l’acier de la surface 

qui frissonne à la moindre haleine

cygnes et canes y marchent follement vite 

solennité des uns ironie des autres 

ça cause ça plonge ça dispute 

on dirait notre sol vu de loin

calme de notre astre terre contre délire des êtres 

folies qui s’insinuent 

sur l’apaisé souverain de l’espace uniforme

où l’on se bat pour quelques plumes 

avec cet instinct qui occupe le temps 

qui prend tout le temps 

hante alors la menace de la déflagration terre ciel 

quelque chose rôde qui fut ici 

hivers d’effroi 

je songe au ciel qui a ses reflets devant moi 

le lac est miroir bleu l’été noir l’hiver 

et ma peau et ma vie sont en jeu 

et le lac d’espace soudain devient temps 

son calme ne trompe pas 

pour le malheur ne désespérons jamais 

des êtres ni des canons ni des désastres à venir

les mitrailles et les gars de quatorze

occupèrent la vallée 

où l’on médite où l’on doute 

où l’on se tait des heures

on y entend la longue épidémie de vivre

jetant aux canards un peu des biscuits

de notre très savante industrie 

dont les bêtes se régalent 

en toute ignorance 

fièvres 34 attente (mars avril mai 2020)

attente 

quand  tu viendras car tu viendras

tu verras derrière le jardin 

il n’y a plus ni blé ni fleurs sauvages

la manie d’habiter a tout dévoré

la maison dont nous rêvions je l’ai achetée

ils ont construit alentour 

  • le coeur me fend – des lotissements

j’ai espéré que ces gens seraient heureux

ils sont patients aimables et droits

j’aime l’agrément des bonjours dessus la haie

visages qui bougent dans les années

de jeunes cris surgissent puis s’effacent 

il ne se passe pas une journée sans  –

je t’attends

ai-je le droit d’espérer quelque miette

le temps me dure en cette saison

vingt ans déjà vingt ans 

les fleurs que tu aimais tant 

ont étendu leur empire 

des grappes enveloppent l’entrée

leur bleu et l’écarlate des rosiers

font en ce mai royal 

le bonheur des photographes 

ils viennent de loin pour en prendre l’image

depuis que mon entrée

a paru en page titre de clos et maisons

c’est étrange tous ces gens pour des fleurs 

j’écarte mes rideaux je souris 

j’échange même parfois en anglais 

je leur parle de tout du pays

de l’Amérique et quand ils s’éloignent

je m’en veux de ne pas leur avoir dit

que tu étais là-bas

dans une autre maison

fièvres 33 parfum (mars avril mai 2020)

parfum

l’absence de liberté fraîche

avait adombré le printemps attendu 

je marchais sur la pointe des pieds 

le coeur me battait loin

l’à quoi bon me hantait jusqu’aux rêves

les nuits mordaient sur les jours 

et plus rien ne tenait 

des conversations se croisaient sur le fil 

les joies les peines 

tout se perdait dans les plages des jours

d’innombrables peurs 

s’alimentaient d’un rien 

puis il y eut une aube un sursaut 

ma main cueillit au hasard du jardin 

le brin de muguet nécessaire à la vie 

ses clochettes furent joues d’ivoire 

qui sonnèrent le retour à l’invention

sois léger dirent-elles 

ouvre toi au-delà 

prends le vent 

chante la pâleur verte de notre cristal 

considère la mélodie des toits 

comme un rythme possible 

dans le silence ravi des rues de chez nous 

hume enfin ce muguet de l’an jamais senti 

c’est une tiède pudeur un peu âcre 

qui se glisse jusque dans la gorge

c’est le léger tremblé du temps qui passe

la tâche est alors limpide

je vais aller par les jardins de mai juin

à la recherche du parfum perdu 

  • mais il dort au marché dit la voix du muguet

au fond de flacons très banals  

fièvres 32 coquelicots (mars avril mai 2020)

coquelicots

l’aube que je guette 

ce matin en bord de route 

où j’ai franchi les portes du sommeil

laisse enfin lever un fil d’azur 

qui tire le monde à sa traîne 

et s’épanouissant encore 

soulève les bleus de la terre 

pointes émergées du blé perdu 

le soleil ensanglante soudain le champ 

où j’ai dormi 

j’ai froissé dans la nuit mille coquelicots 

couvertures gigantesques qui balancent 

dès les premiers soupirs de brise 

leurs chefs miroitants 

les éclats s’échangent sous la houle 

mon effroi enfin dissipé

je découvre la chair de mon corps

qui 

chamade gigantesque 

bat la mesure de mon temps 

chaque fleur écarlate mimant 

les secondes arrachées à la vie courante 

l’horloge chante en rouge 

mes efforts halètent d’exister 

j’ose à peine reprendre souffle 

dans le silence baigné d’écarlate 

je pourrai dire qu’un matin

au lever j’ai vu surgir plein champ 

l’incroyable beauté d’un fil rouge 

à la fois peine et joie de vivre 

que chantent souvent 

yeux mi-clos

enfants et créateurs 

fièvres 31 forêt (mars avril mai 2020)

31

forêt

(“La forêt, pour moi, est l’unique temple nécessaire”
Guy Fequant)

je me souviendrai
de l’interdit du thé chez les amis
de la main qu’on ne tend plus
alors qu’une poigne aide à respirer
et du sourire sous le masque
esprit es-tu là
et mes pas vers les contes en furent paralysés
l’humus fit défaut à ma gorge
j’ai rêvé que je rôdais à l’orée du lieu d’enchantement
impénétrable fraîcheur
les troncs graves me manquèrent
tuyaux d’orgue au pays de la bise
quand les branches craquent la mort
et que les chemins voilés de brume
foncent vers la nuit sans lune
huit semaines sans les cimes à suivre des yeux
je veux retrouver les branches comme bras qui écrasent sans trop
voilà je vais ouvrir le livre des forêts
les jacinthes vont dérouler
le mauve douloureux des arbustes croisés
je vais refermer mes doigts sur le mystère des brindilles
dévorées des broderies de la mousse argentée
le premier printemps a passé sans nous
la forêt a transpiré son cortège de feuilles
tous ces sentiers de nouvelle efflorescence
et nous étions ailleurs lointains et vieux
inquiet je lui demande si l’enfance va revenir
et si oui dans quel état
ne t’en fais pas j’ai beau changer dit la forêt
des fûts aux cimes je suis indestructible
et c’est ainsi que l’enfance demeure

Deux auteurs de: ” le chemin” (Editions Lumpen; Colligis 02):
Raymond Prunier et Elisabeth Dtn

fièvres 30 issue (mars avril mai 2020)

issue

l’annonce de l’issue allège

la vie intérieure menacée de stupeur 

car sans le retour de voix des autres

aux pas et aux yeux vifs

j’avais gorge nouée pour tout bagage

or ce jour dès l’aube quelqu’un va parler 

et ses mots seront paroles éclatantes 

le voyage de vivre illuminera les visages

de toi qui parles

de moi qui réponds 

tandis qu’aux arbres les ramages vont triller 

secondes pépiées enfin par pur plaisir

finie la nostalgie  

le printemps va peut-être arriver 

jusqu’alors les corolles éteintes se taisaient 

les fruitiers se laissaient dévorer par les ombres 

glacés ils ne retardaient plus le pas des vivants 

et les commentaires flatteurs restaient suspendus à leurs branches 

je n’oublie pas que les coquelicots 

en surgissant donnent le signal 

leur éclat réveille les pivoines 

emballement du vert aux bas-côtés 

vois les pâquerettes du pays qui prolifèrent 

tricotage malicieux en hommage à l’issue 

amie prête l’oreille 

les paroles banales vont se faire mantras

 bonjour bonjour sera une révélation

deux silex qui s’étincellent 

et les nuits en seront plus douces à dormir 

fièvres 29 brise (mars avril mai 2020)

29

brise

la brise est une voix qui vient de loin 

au lit du printemps large 

elle balaie cimes et brindilles 

c’est un signal froid qui à l’intérieur se casse 

elle rappelle le sérieux des hivers passés 

tant d’années 

elle ne cesse jamais vraiment ses voltes 

douleur d’être 

agitation des peines 

déplaisir gentillet 

à l’ombre des arbustes fraternels 

aux joies éblouies et restreintes pourtant 

j’entends à travers elle 

une autre voix 

chuchotis à peine audible 

qui dit l’écho fini du temps 

répète un jour un jour un jour

la brise est prophétesse soudain

je la croyais au passé mais je vois que c’est devant 

au pays dont l’horizon s’approche 

à pas menus au rythme des tourterelles 

les iris bleus vont virer noirs 

docilement ils se laissent balancer 

attendant leur rôle au fond du jardin 

lorsqu’ils entreront dans la couronne 

la fameuse qui fait froid 

et garde la menace en fond de gorge 

au fond de l’air 

la brise je crois dit souviens-toi 

confiné au jardin 

endormi 

je frissonne