Après la naissance (1) et la poursuite du cours de la rivière (2), une halte s’imposait sur les rives où je suis né et où j’ai passé ma prime jeunesse. La particularité de Rethel est d’être une ville deux fois détruite pendant les deux guerres mondiales ; elle n’a rien du vert paradis de l’enfance, c’est un creux de craie où la terre et le ciel sont le plus souvent de la même nuance blême. C’est éminemment un lieu de passage qu’il faut peindre à partir de ce qui fait sa raison d’être: le pont dit des invasions. En réalité, il y a deux ponts mais l’imaginaire les regroupe ici en un seul cours d’eau; les veuves sont la figuration de la ville sans joie telle que ma mémoire la conserve, j’allais dire précieusement, mais je dirai plutôt pieusement, comme on le dit d’un monument où le malheur est entretenu contre le flot du temps. Temps, rivière, veuves, tout ici est rassemblé pour représenter métaphoriquement ce que le présent nous pousse à oublier à juste raison: le tragique; celui-ci a cependant dans sa pureté essentielle partie liée avec nos vies. L’acte tragique direct pourrait avoir un aspect cathartique, mais ce petit mythe présente le tragique au quotidien et il est en effet insupportable parce qu’il semble n’avoir jamais de fin. J’évoque donc moins ici Rethel comme petite ville réelle, que le passage obligé pour tout vivant qui veut considérer lucidement et bien en face sa condition et les deux ombres fatales de notre existence: la haine et la mort.
Le pont aux veuves
À Rethel parfois, avec un peu de patience, on peut voir une dame en noir franchir le pont de l’Aisne. À cet instant le cœur se serre. Il semble que depuis les invasions dont les dates figurent sur son tablier, les veuves n’ont jamais cessé de passer sur le pont. Elles vont d’un côté, de l’autre, ne savent plus : « Où ai-je la tête ? » ; le vent fouette leur cotte et la pluie alourdit leur corsage, mais personne ne répond, personne n’entend leur voix. Dans leur robe obscure, au bord de la nuit, on les voit qui remettent en place leur fichu noir que le vent fait glisser, puis elles rentrent chez elles en remâchant des énigmes dont elles ont, semble-t-il, perdu la clef.
Des hommes vigoureux étaient pourtant descendus des forêts d’Ardenne au temps où elles étaient jeunes, et puis il y eut les chars, les fusils, les héros, les guêtres, et ils sont tombés sur les rives proches, la bouche pleine de craie. Alors, Mariannes en deuil elles attendent ; mais comme le noir du veuvage déteint, elles s’échangent la désolation à travers les années et laissent peu à peu glisser leur vie dans l’obscurité.
Ces femmes sont accordées au pays. C’est qu’ici le ciel est pratiquement cassé. Ce sont des nues mal accrochées, toujours redescendues, où le temps file de travers et s’il n’y avait l’Aisne aux méandres qui chantent malgré tout, la vie des veuves deviendrait tout à fait vaine. Mais non, elles témoignent en se tenant là debout dans le vent : la rivière leur glisse dessous, dans l’autre sens, contre elles, et passant le pont, elles coupent le flot du temps, mimant à pas menus leur désir de le revoir quand il était encore en vie. Elles maugréent contre la pluie qui tend comme nulle part ailleurs des grilles derrière lesquelles elles rongent leur existence.
On sent qu’à l’héroïsme du mari elles auraient préféré son courage de tous les jours. Il y a beau temps qu’elles ne lisent plus les noms placardés sur l’avenue : elles auraient tellement voulu connaître le visage, le corps qui vieillit à vue d’œil entre les mains. Alors elles vivotent dans le triangle qui rend fou : boucher, épicier, boulanger, jusqu’à ce que mort s’ensuive.
La nuit, impossible de dormir. La veuve tourne entre ses draps, puis soudain elle rêve de l’homme qui passa ; sa silhouette revient, triomphante, dans les flonflons américains. Il fait beau, on est en août, il est là, elle en est sûre. Elle aperçoit des feux, croit le reconnaître dans les voix qui murmurent sous le balcon. Elle se lève en titubant, risque un œil à travers les persiennes, mais ce sont deux amoureux qui n’en finissent pas de se séparer.
Parfois, dans un sursaut, elle se dit que l’Aisne était un barrage, ils avaient eu raison de tenir, on ne pouvait laisser les Germains aller jusqu’aux extrémités de notre péninsule. La rivière franchie, c’était pour les barbares la route ouverte vers la Bretagne aux genêts d’or qu’elle avait rêvée de découvrir avec lui ou vers la basilique de Compostelle qui brillait tout en bas, inaccessible. Soudain, des piles austères du pont, emportée par l’élan de sa rêverie, elle se met à braver les Germains. Ils ont beau revenir en touristes dans leurs véhicules impeccables et leur politesse amidonnée, elle ne croit pas à leur main tendue, à leur cousinage proclamé, puisqu’elle-même n’est en paix avec personne, puisqu’elle n’a jamais signé d’armistice, puisqu’elle n’a jamais cessé de faire la guerre.
On imagine que ce qu’elles disent au pont des invasions est très intime, mais quand on s’approche, si on prend la peine de tendre l’oreille, on est stupéfait de ne percevoir que des insultes comme des crachats jetés à la nuit et que le flot de l’Aisne emporte, tandis que le vent de nuit en défrise la surface, à contre-courant.