Puissance de la poésie

“Voici l’histoire de Robert Saint-Rose, surnommé Zétwal. Nous sommes en 1974 et la Martinique va mal. Les affrontements politiques se durcissent avec, en première ligne, le Parti Progressiste Martiniquais d’Aimé Césaire, sévèrement réprimé par les autorités. Pour prouver à la face du monde la fierté de son peuple, Robert Saint-Rose a une idée simple: être le premier Antillais à marcher sur la lune. Aidé par sa famille et ses amis, il entreprend de construire une fusée. L’énergie nécessaire au décollage sera puisée dans la puissance poétique des textes d’Aimé Césaire, déclamés au moment du compte à rebours. Quelques jours après les premiers essais, Zétwal et sa fusée disparaissent mystérieusement. Personne ne les reverra plus.” (Télérama N°3104)

Cette histoire “vraie” peut faire sourire.  Il est plus intéressant de la prendre au sérieux; quantité de mythes beaucoup plus invraisemblables ont alimenté la fondation de civilisations ou de religions; aujourd’hui quatorze juillet nous savons bien que la prise de la Bastille ne fut en réalité qu’une petite révolte dérisoire où le chef de la prison du roi perdit seul la vie: or, c’est notre événement fondateur; c’est LA date clef de notre pays.

La révolte poétique de Zétwal pourrait bien un jour, après une période de latence classique dans l’assise de tous les mythes, devenir la légende fondatrice d’une nouvelle Martinique.

Né en 1947

 

 Il est réveillé à quatre heures du matin, milieu décembre; les gémissements ne laissent aucun doute sur l’événement qui a commencé. Il se précipite sur ses habits – il ne prend pas le temps de la rassurer – enfile son pantalon luisant d’usure, son pull tricoté main, et une manière de veste kaki sensée le protéger de l’hiver. L’appartement qu’ils occupent – deux pièces sans chauffage – est envahi par le froid qui le glace même habillé; son souffle forme une buée, il trébuche, cogne son coude au dossier de la chaise, enfile sa veste à l’envers, s’énerve à la remettre à l’endroit. Les plaintes ont repris. Une fois dehors, il a l’impression qu’il fait moins froid, il marche vite, peut-être court-il à petits pas en approchant du monument aux morts.

Qu’est-ce que je fais là? Je pourrais partir, ne jamais revenir. Autour de lui le vide des rues, la bise traverse ses vêtements, il se voit somnambule: je rêve, je crois que je rêve, je vais me réveiller, quelqu’un va m’aider… je vais attraper la mort, non, la mort j’en viens, c’est bon, j’ai déjà donné. Salut les gars, songe-t-il en contournant le monument. Il remonte le col, serre les revers de la veste contre la base du cou, s’engonce, protection, ami de soi, mais qu’est-ce que j’ai fait au bon dieu. Il se revoit les bras levés, le jour où il est arrêté; le bras gauche blessé faisait un angle impossible; sales boches…

Il ralentit, puis cesse d’avancer. Il ne devrait pas; il ne peut pas s’en empêcher. Il essaie de déchiffrer les noms sur la neutre suite des morts, obscure présence, ils sont là, à deux doigts, je pourrais les toucher, j’aimerais bien faire comme l’autre magicien des quatre évangiles, juste les toucher pour qu’ils reviennent, qu’ils ressuscitent,  La Fouille, Galouzeau, Marcel… il était juif, mais on s’entendait bien quand même, il ne s’appelait pas Marcel, je n’ai jamais su son vrai nom, ceux des autres copains non plus, tous ceux de quarante, sales boches… le lieutenant dégringole contre le remblai, jamais de casque, on le lui avait dit pourtant, l’idiot, ce n’est pas la balle qui le tue, il cogne son crâne contre une souche, j’ai vérifié, il avait un seul trou à l’épaule, il souffle “Germaine” et les pupilles basculent vers le ciel, je le secoue, on ne peut pas continuer sans lui, si, si, il le faut, je lâche le revers de sa veste, il recogne contre la souche, c’est moi qui l’ai tué, non, ce n’est pas moi, il était déjà mort, la Fouille lui arrache sa plaque, la fourre dans sa poche, s’allonge sur le remblai, caresse son FM, très calme, passe son index sur la moustache, me dit, c’est toi le gradé maintenant, caporal tu parles je lui réponds, pluie d’obus de mortiers, c’était ses dernières paroles à la Fouille, en plein jour sous le soleil, et c’est la mort encore qui flotte dans la fumée, je dis aux deux ou trois encore vivants: “on se barre d’ici”, la première fois que je donne un ordre et en repartant à toute jambes vers le bosquet je prends un petit coup sec sur le bras gauche, la balle a percé le biceps, s’est fichée dans l’avant-bras, je ne lâche pas le fusil. Aucun souvenir de la douleur. C’est seulement après, des jours durant.

Tu n’as rien à faire ici, au milieu des morts… c’est fini les gars, c’est fini, vous avez fait le plus dur, eh, les gars, faut que je vous dise, les gars, mais je n’ose pas, allez, je me lance, les gars, maintenant tu vas voir, avec les boches on se rabiboche, je te le dis comme ça dans la nuit, mais j’ai honte, non, non, ça n’a servi à rien, on le savait en partant, oui, oui, je sais, mais quand même, ah tiens, je me demande si ce n’est pas vous qui avez la meilleure part, au moins vous, vous êtes restés avec la haine, non, non, je n’ai pas dit ça, excusez-moi, je ne l’ai pas dit, je l’ai pensé un peu comme ça les gars, faut pas m’en vouloir, salut les gars, salut. Excusez-moi, la vie est là, quelle vie, je dormirais bien un peu à côté de vous les gars, non, non, je dois y aller… eh oui, c’est mon deuxième… déjà qu’avec le premier, bon sang… sales boches.

On entend au loin tousser un moteur qui creuse le silence; une enveloppe de glace le harcèle de partout, la buée qui lui monte de la bouche fonce sur les yeux, s’épaissit, il ne voit rien. Cette fois il court en direction de la gare, il va tomber, retrouve l’équilibre, une douleur le pince à la cheville, il saute sur un pied, reprend sa course. Il a un devoir à accomplir, lequel? Oui, oui, bien sûr, je suis bête, 26 rue Jean Jaurès. Il s’approche de la porte en tremblant, sonne longuement, l’index pousse sur le bouton métallique dont le froid le pénètre jusqu’au creux de l’estomac. Que dire? Il sonne encore et soudain la porte cède en raclant sur le sol, une femme en chemise de nuit, un châle sur les épaules, lui dit en hésitant qu’il peut entrer. “Je sais qui vous êtes… il s’habille”. Malgré l’absence de bonjour ou de bonsoir, il pense que le monde est bien fait. Il attend dans le vestibule. Il est saisi par la chaleur et se surprend à prier, à invoquer la mère de dieu, bénie entre toutes les femmes, songe au fruit de ses entrailles, ne s’interroge pas, bloque sur “entrailles”, répète la formule, mais sa mémoire ne consent pas à aller plus loin, il murmure “entrailles, entrailles”, puis “excusez-moi”, il parle à la vierge, et soudain dans le même temps, il se sent si doux dans la chaleur de cette entrée cossue qu’il voit remonter des images inverses :”sales boches, fumiers de boches…” Sainte Marie, mère de Dieu, mère de Dieu, ah là là, et qui était le père, je ne sais plus, la sainte trinité, le père la mère le Jésus, voilà tout, il se demande ce que le saint esprit vient faire dans l’aventure… un truc bizarre, dieu, tout ça, le Jésus, ah tiens c’est bientôt qu’on va fêter sa naissance à lui aussi, ça va être sa fête, ah oui après les jours vont rallonger, tant mieux. Voilà, il est ragaillardi, il n’a même plus peur, il devine.

L’autre flandrin arrive avec son sac à la main, le salue d’un signe de tête, le pousse dans le dos comme on le ferait d’un enfant, ouvre la porte d’un geste négligent, passe devant, garde la main sur la poignée de la porte, si bien qu’il doit se glisser sous son bras et l’autre claque la porte dans un grincement; derrière, on entend la clef qui tourne aussitôt. Ils marchent d’un bon pas côte à côte. L’autre a un manteau dont les pans frottent contre le pantalon, bruissement souple qu’il entend comme une moquerie de ses fripes minces. Il reprend sa prière et cette fois les “entrailles” ont une suite, il récite dix fois, vingt fois la petite comptine pour adultes en mal de mère, il y croit, il y croit vraiment, il voit Marie dans une sorte de brume qui lui fait des signes, elle a l’air douce mais je subodore que c’est une peau de vache qui trompe son Joseph avec Dieu, avec je ne sais qui… et l’autre, dix pas devant, se retourne, lui lance :”C’est un deuxième, en général ils viennent plus vite que le premier, grouillez-vous!” Arrête de me donner des ordres, t’es pas un boche!

Il répugne à marcher à ses côtés et préfère le devancer; après tout c’est lui qui a la clef. Il le double en mordant sur le monument aux morts, s’excuse auprès d’eux, les gisants là, ah mais non que je suis bête le monument est vide, plein de noms, mais vide de corps ; il ne se retourne pas. Un coup de vent fait craquer l’enseigne du papetier, s’y mêle le grincement des girouettes, croassements noirs par-dessus des toits. Il hésite sur la clef à la porte du bas. Sa main tremble, les doigts sont gourds, le porte clef cliquète pour rien; le flandrin le toise, marmonne des obscénités, oh il se les permet sûrement parce qu’on est seuls dans la nuit, lui arrache le trousseau et résolument fait grincer le pêne, il le pousse devant lui comme s’il avait toujours vécu là, monte les marches quatre à quatre et lui le suit, essoufflé, tendu… ce sera quoi? Un gars, une fille? La peur le prend. L’autre a de l’avance il est déjà entré dans les deux pièces de l’étage, défait son manteau, interroge la mère qui gémit plus fort, presque un cri prolongé; oui, oui, le travail a commencé.  « Dites-donc, vous avez de l’alcool à brûler? » Il fait oui de la tête. « Il va mourir de froid ! Fichez-moi de l’alcool dans toutes les assiettes que vous pourrez trouver et mettez y le feu, tout de suite!! ». L’alcool, ça va, près du réchaud, c’est bon, mais les assiettes, il faut qu’il se concentre, oui, oui, au dessous du lavabo. Le flandrin est en train de s’y laver les mains. Pas de chance, il s’immobilise. “Vous attendez le dégel?” Il frissonne. Il ne dit rien, n’a même pas ôté sa veste kaki, fait non de la tête, le flandrin s’écarte pour ouvrir son sac, et il a déjà le stéthoscope aux oreilles quand il sort les assiettes, commence à les poser n’importe où, par terre, puis les remplit d’alcool qu’il enflamme aussitôt en se brûlant le bout des doigts. Il se plante au milieu de la pièce qui gagne dix degrés en quelques minutes. Il prend le temps de se défaire de sa veste, mais à peine s’approche-t-il du porte manteau que la grosse voix joyeuse du flandrin l’apostrophe: “Il est déjà presque sorti. ” C’est un garçon. Il aurait préféré une fille, mais bon. Je vous salue Marie, que votre volonté soit faite, sales boches, la vie est là, sales boches, le baptême dans une semaine, le patron devra lui donner un congé, mais le Jacquot a beau être chrétien, ce n’est pas certain, des embrouilles en perspective, pas sûr qu’on ait les sous pour payer les dragées, sales boches. Ah tiens, il crie drôlement fort, je ne me souvenais pas de ça pour le premier; quel cri ! Le flandrin a coupé le cordon, je ne l’ai même pas vu, tant pis. Ah oui, le sang partout, c’est vrai. J’avais oublié ça aussi, sales boches. Il risque un œil vers la mère, elle lui fait signe d’approcher et lui dit: « Préviens papa et maman; s’il le faut réveille-les, tu sais comment ils sont… réveille-les! » Elle ne lui demande pas s’il est content; pas le temps, pas l’envie peut-être. De son côté, il devrait rayonner… Il est éteint, étoile morte.

Il se rend à l’étage, chez ses beaux-parents: « C’est un garçon! – Vous l’appelez comment? – Je ne sais pas… » Le prénom flotte … La belle -mère: « Vous n’avez pas l’air content… – Si, si… c’est bon ! – Elle va bien? –  Elle va bien – Et le bébé? – Il va bien aussi » Il n’en sait rien. Il fait confiance à l’autre flandrin; il a raison, il n’a rien le bébé; rien de spécial, rien de remarquable.

Poésie

 

Il importe de redonner à nos contemporains l’envie de lire de la poésie. À cette fin, mon prochain recueil s’intitulera La vérité sur le salaire des cadres.

Eric Chevillard

Petit conte du musée (2)

 

Il a besoin de chair ; je suis au tableau sa raison d’être. Sans moi il ne serait rien et tout regard posé sur lui redonne vigueur à ses évidences éternellement peintes.

Je me demande si les tableaux n’ont pas davantage besoin de moi que moi d’eux. Quand je m’attarde avec ma vision oblique et mes bottes champêtres, je ne me rends pas compte qu’ils me prennent ma vie pour raviver leurs couleurs ; et ils le savent les bougres. Ce vampirisme leur vient de leur envie de vivre comme nous, ce qui est impossible, certes, mais tellement touchant, si bien que je me présente face à eux, ouvert, candide, frais, et surtout je reste très longtemps. 

Je leur donne ce que je peux, mais bon, entre eux ils sont si jaloux et avec ça tellement susceptibles. Mes choix ne sont pas tranchés, pour tout dire c’est un peu arbitraire, et le soir, quand j’ai vu mes Vermeer et mon Matisse, je regrette d’avoir laissé dans mon oubli les Van Eyck et les Titien. Je projette sur mon musée intérieur les tableaux que je n’ai pas vus, oh oui, vraiment la chevelure de la vierge me manque, je me languis de la courbe de Vénus.

Je leur explique en rêve qu’évidemment je ne peux pas les chérir tous à la fois, que ce jour-là j’étais en pleine lumière de printemps et que le peintre hollandais et notre heureux Matisse m’étaient alors indispensables pour éclairer mes sensations venues de la rue. Protestation des Rubens, haros des Picasso et autres Tiepolo ; certes, certes, mais je ne peux tout de même pas vous donner ma vie, toute ma vie, rien que ma vie. Si, si répondent-ils en chœur, et d’un ton autoritaire un Picasso ajoute enfin : qui es-tu toi que voilà à côté de nous, absolus chefs d’œuvres ?

Moi, je suis vivant, et vous êtes envieux : vos auteurs ont tout fait pour vous donner la vie, mais il vous manque la joie de manger, de chanter, de marcher et de boire… alors forcément vous en rajoutez dans le beau. Cessez de troubler ma vie nocturne ! Allez vous faire voir ailleurs ! Et je me retourne dans mon sommeil en soupirant contre ces vampires qui si nous n’y prenions garde, nous dévoreraient tout cru.

Scène isolée d’une pièce en attente de sujet

 

Le régisseur entre en scène d’un air menaçant avec le brigadier à la main.

 

Moi quand je suis spectateur et que je vois un acteur entrer en scène, je me demande toujours s’il ne va pas balancer une grenade dans le public… Ne vous marrez pas, c’est possible, si si… ça ne s’est jamais vu, mais supposez un acteur muet… oui, oui, c’est peu probable, mais bon j’ai dit: supposez, supposez… bon, ben, balancer une grenade pour un acteur muet ce serait pour lui la meilleure manière de s’exprimer. Oui, ben oui, quand il veut agir l’acteur muet, qu’est-ce qu’il peut faire d’autre? …

J’y pense, moi à votre place j’aurais la trouille, regardez ce machin (Il montre le brigadier), imaginez que je le balance… trois morts, facile ! Assommés ! … mais non, n’ayez crainte, le régisseur… oui, c’est moi le régisseur… eh bien je n’ai aucun intérêt à balancer ce truc là dans le public… il est malin le public, un coup pareil et il ne revient plus, c’est pas dans l’intérêt du régisseur, j’y perdrais mon métier, mon aura, mon salaire, ma belle-mère… et mes enfants qui attendent à la maison que je ramène les sous pour payer les casseroles, la vidange, le chauffage, les fronces des rideaux, la papinette  pour faire la vinaigrette et les petits beurres qui sentent si bon quand on les met dans le grille-pain, qu’est-ce qu’ils diraient les enfants, hein, je vous le demande, qu’est-ce qu’ils diraient ?

Non, non, n’ayez crainte, je ne le lancerai pas sur vous, quoique… c’est pas l’envie qui m’en manque. Vous n’avez jamais vécu ça vous, un jour ? Je veux dire, assommer d’un coup trois quatre de nos congénères… si, si, non, non, pas en vrai, mais dans la tête, c’est dans la tête qu’on vit les meilleurs moments et quoi de plus délicieux que d’assommer des gens dans son crâne, non…(oui ? y’a mieux…? Ah peut-être…) mais un bon coup de bâton de temps en temps au hasard, ça fait envie, moi je le dis, ça fait envie, on le sent là, au creux du foie, non, au creux de l’intestin grêle, près du pancréas, ça gratouille frivole, ça hésite là, ça bouge jusque dans la cabèche, sous le front dégarni, sous les vertèbres du crâne, partout. Partout ! Jusqu’aux orteils, ces extrémités les plus extrêmes qui touchent le sol et font de vous un homme… euh, une femme aussi… Et puis un éléphant… (un éléphant? Euh non, pas un éléphant !)

Oui, mais après je rentre du théâtre et à ma femme qui me demande: alors chéri, ça s’est bien passé cette soirée ? moi je lui réponds: pas mal, j’ai tué trois quatre spectateurs ; imaginez, ça lui ferait un choc à ma femme, hurlements, tremblements, trépignements et les petits se mettraient aussitôt à piauler, du genre: et qui c’est qui va payer les impôts, suppôt de Satan, qu’ils me diraient les petits, voilà papa qui est un assassin, pa-pa a-ssa-ssin ! Ils me montreraient du doigt dans la rue à leurs copains, pas peu fiers les mioches, j’aurais une aura de raté, la honte! La grosse honte d’enfer, ouh là là, j’ai eu chaud, si je l’avais fait!… Du calme, du calme !

Au fait j’y pense, ce truc là (Il montre le brigadier) ça s’appelle un cocon… euh non, que je suis bête, attendez, euh, c’est un bruit d’acier… non un bris d’acier, non (ah pauvre mémoire !)… un brigadier, oui, voilà, un brigadier, un brigadier… Un sacré truc le brigadier; toute la tradition du théâtre, les trois coups, oui, quand ça commence la pièce, on frappe trois coups, c’est comme un cœur qui bat… En fait je raconte n’importe quoi, c’est une erreur, les acteurs parlent toujours des trois coups, mais c’est qu’ils ne savent pas compter. Ce sont des littéraires, le comptage ils n’y connaissent rien. Avant que les trois coups retentissent y’a toute une suite de coups avant, comme avant que le boxeur soit KO, oui, y’a plein de coups avant, c’est beau comme des points de suspension, oui, c’est, je sais pas moi, pff… une dizaine de coups, oui, des fois que les spectateurs n’auraient pas compris que ça allait démarrer, ils sont tellement stupides les spectateurs, avant que ça commence ils s’amusent, ils oublient qu’ils sont au théâtre, ils jouent au poker, ils mangent du piment frais, ils se grattent la tête, ils pleurent, ils se mouchent dans de grands mouchoirs à carreaux rouges, ils rient, n’importe quoi les spectateurs, n’importe quoi. Heureusement qu’on est là pour relever le niveau, moi, le brigadier, les planches, les projecteurs, les acteurs, les parleurs, les haut parleurs, les radiateurs, l’auteur, les rideaux, les décors, la scène, la purge, le dramaturge, le thaumaturge, la saucisse, les coulisses, la catharsis, ça ça a de l’allure! C’est ça le théâtre ! Allez on commence !

(Il file en coulisses, frappe les coups, mais au troisième on entend un hurlement ).

Petit conte du musée

Que font donc les pauvres tableaux la nuit, quand tout est fermé ? La lumière qu’ils cherchent à capter – c’est le but de l’art – s’éteint au creux du musée gris. Ils doivent s’ennuyer. Un gardien dirige parfois sa lampe vers un Rembrandt, histoire de le rassurer, car ils sont exposés ces chefs d’œuvres et cèderaient bientôt à la fragilité qui frappa leurs créateurs puis, les imitant jusqu’au bout, pourraient bien vouloir mourir en se pendant par exemple aux cimaises. Aussi, pour qu’ils ne s’abandonnent pas au désespoir, embauche-t-on dans les musées des gardiens de nuit cultivés et bienveillants qui rendent leur foi aux plus petits Vermeer en les illuminant ne serait-ce qu’un instant au cœur de la ténèbre. Les voilà rassurés, ils passent une bonne nuit et lendemain peuvent parader, supporter les pires âneries ou admirer leurs patients admirateurs.

Dans la journée ils ne laissent rien paraître de leurs angoisses, ils sont bien trop fiers pour cela, et puis je crois qu’ils craignent que cet aveu de faiblesse n’entache leur beauté sans faille. Décidément, ils ont beau être des chefs d’œuvres, ils n’en ont pas moins leurs petits défauts et c’est en cela qu’ils nous sont proches.

Eduquer des enfants

Tout le mérite d’une bonne éducation nous revient, à nous parents, car nous ne pouvons puiser dans notre passé marécage aucun réflexe qui soit utilisable. Il nous faut inventer constamment, car chaque enfant est particulier et les livres trop généraux, et le passé personnel plus ou moins un jardin ravagé; je ne parle même pas des conseils qu’on peut entendre ici ou là… où le pire côtoie le meilleur, mais comment savoir distinguer?

Je redoute toujours les réflexes qui font régresser et reprendre les solutions d’autrefois, solutions qui n’en étaient pas puisqu’elles étaient seulement la conséquence de l’égoïsme des parents dénués d’empathie envers leurs enfants. Disant cela, je sais bien que ce n’était pas vrai de tous les parents et j’en ai connu de bons qui aimaient vraiment leurs enfants et ils me furent très utiles pour comprendre très tôt, a contrario, que j’étais moi-même dans un nid de guêpes et non dans une famille. Poursuivant ma rêverie, je m’aperçois que j’avais envers ces quelques rares bons parents une réticence terrible, car ils me montraient ce que j’aurais dû avoir et c’était un supplice de Tantale de les voir agir ainsi, passant la main dans les cheveux de tel ou tel ami en lui murmurant des mots d’affection vraie. La jalousie envers l’ami était alors incommensurable.

Je vois également que parlant de l’éducation – mais le mot ne convient pas, il faudrait parler de “l’attitude quotidienne des parents” – on fait constamment retour sur sa propre enfance, comme un élastique qui se tend puis revient en pleine figure. On ne peut s’empêcher d’y revenir irrésistiblement. Nous sommes cet enfant que nous élevons et la vérité, et l’élégance, et l’intelligence est de dire: non, justement, nous ne le sommes pas, ils ne sont pas nous, nous ne les élevons pas pour qu’ils soient nous et plus ils seront audacieux – alors que je suis si réservé – plus ce sera réussi. Plus ils seront ouverts aux autres, alors que je suis si farouche, plus je pourrai dire que je les ai élevés à l’autonomie la plus totale possible.

Symbolique au plus haut point est ce moment où ils font leurs premiers pas: nous les soutenons sous les bras, ils hésitent, ma voix se fait profonde, aimante, stimulante, encourageante; la voix dit: va, quitte moi, reste là mais quitte moi, imite moi mais ne m’imite pas, trouve ton pas, apprends ta propre allure, fais ta trace de pas, trace ton sillage cher petit voilier fier de vivre, ne redoute rien, je suis ton port d’attache, mais surtout n’oublie pas de faire le tour du monde. L’émotion est la même que celle qui fait nuage autour de notre métier de professeur. Nous les envoyons au devant avec un bagage que nous leur livrons avec prodigalité, sans en attendre un quelconque remerciement. Nous nous effaçons de toute notre âme, c’est là notre tâche; à la maison comme à l’école.

Ce n’est même pas un sacrifice, mais l’idée simple qu’un peu d’amour entièrement donné apporte au monde ce “plus” qui lui manquait. Ce faisant nous voilà rejetés dans la solitude et il est donc hautement utile d’en parler, d’échanger sur les attitudes concrètes que nous devons avoir envers ces êtres qui ne demandaient même pas à venir au monde et que nous avons lâchés dans la vie pourtant, fiers de nous ôter de leur passage pour les pousser loin de nous.

Nocturne

Nocturne pour piano en ut dièse mineur Op. posthume par Claudio Arrau
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Aucun doute, Chopin cherche l’écho du sol perdu. La nuit, il rêve qu’il effleure la terre de Pologne, et le jour ses doigts se résignent à toucher la note qui bravera la nuit, toujours il retourne vers le bel avant, qui évoque à la fois l’antérieur et la marche à venir, souriant de l’art fabuleux dont il s’est rendu maître. Car le temps devrait être son allié, mais il ne peut comme Bach dire que le présent est assuré d’un futur habité – il faut un Dieu pour être tout entier sur la note – , il ne peut non plus comme Beethoven mordre rageusement sur la seconde qui s’avance, c’est affaire de tempérament, alors il combat en sous-main le sens naturel du chant, il s’y dérobe, refuse d’approuver l’évidence d’un pas qui ne demande qu’à s’engager vers l’allant commun d’un cœur en hâte de s’affirmer.

Le liquide des notes dit que le nocturne coule au plein jour de nos vacations, c’est du passé composé pour soi seul, endroit virtuel visé dans les soupirs qui suivent l’inspiration perpétuelle. Les phalanges n’avancent jamais sur la voie toute tracée que suppose l’émeraude de l’œuvre, et j’ai l’impression qu’elles tombent de la fin pour aller vers l’aube, que la première note est toujours la dernière. Après le silence obligé qui précède le chant, le contact du doigt, que j’attends en bloquant mes poumons, libère une brûlure de givre doux, et le soulagement rusé vient aussitôt glacer contre sa volonté l’art mélodique traditionnel ; je veux dire qu’au lieu d’entrer au portique d’évidence où les deux mains frappent d’emblée pour fasciner les tympans en une hardiesse qui s’ingénie à se superposer au temps, il nous joue d’emblée la faiblesse du piano où chaque note une fois dite, et ce malgré la pédale, s’en va forcément diminuant, et la note est alors comme chaque vie, un éveil chanté qui se dilue doucement dans le souvenir de sa naissance : cette perte chantée, douceur forte, piano forte, est d’une rare fermeté, et la note est si sûre dans l’impuissance que je songe soudain que la main qui pousse la porte du silence étreint en fait un sable sec qui coule d’autant plus vite que la main serre plus fort.

Pourtant, je me dis que le défi lancé à la grosse machine du vivant, et que le piano figure dans la tension croisée des cordes, n’est pas, en cette nuit défaite d’étoiles, le seul moyen de dépasser la logique qui veut que la vie aille toujours vers sa fin. Elle peut être rejouée. Ce trop doux du toucher retenu est la pire violence que l’on puisse faire à la fuite du temps, c’est une charité sans motifs, le sourire d’un visage qui songerait soudain à s’abstraire du ravage des années. Quelque chose ici serre le cœur. C’est sans doute un trop plein de brutalité qui s’inverse en trop doux et pénètre d’autant plus profondément qu’on pourrait le chanter : cette première note ne demande qu’à se hisser vers nous pour relancer le souvenir et elle naît comme au premier jour où je l’entendis ; c’est qu’entre temps j’ai tant bougé, et elle, au contraire, figée aux cimaises de ma mémoire, sonne son grand glas triomphant, éveille un présent somptueux où le regret explose de fierté reconnue. Je croyais savoir, mais je redeviens premier auditeur d’un mystère modeste et fondamental. Je suis balayé. Ma vie m’est dérobée par une autre, je m’y noie avec volupté car je sens bien qu’elle n’est pas loin de la mienne, à deux doigts, mais quels doigts… et d’emblée je vois un homme surgir dans l’autre sens pour me serrer la main, le cœur surtout, et m’aider à survivre sur le fond vide d’un sol dérobé.

J’ai cru longtemps, comme tout le monde ou presque, que Chopin avait peur, à cause de l’alangui et du suspend perpétuel des appoggiatures qui refusent d’avouer qu’elles vont retrouver le temps fort de la note qu’elles décorent par avance, mais je sens au-delà du milieu de ma vie, qu’elles ne sont finalement qu’un autre moyen de dire non au monde qui exige le rythme, auquel chacun est sommé sans raison de se soumettre.

Le dit de Chopin est refus d’amollissement ; or, s’il veut bien nous concéder un chant qui tienne face au vent, c’est aussi une moquerie de sa facilité qu’il brouille vite de mille zébrures rageuses, comme si la part jetée nerveusement au chien de la corbeille revenait violemment s’imposer juste après le Lied qui m’avait mis au bord de l’oubli de moi – le Lied, ce Styx d’où jaillirent Mozart et Schubert. Prodromes d’orages, les appoggiatures nous avaient prévenu que la rage surviendrait, mais on avait été naïvement au chant, comme on se gave de sucre. Et ces brusques déflagrations nous avertissent qu’on ne revient pas en arrière pour le seul amour bleu de la mélancolie. C’est la terre toute entière qui tourne dans l’autre sens, la nuit revient, Chopin la rappelle, et les deux crépuscules, sépulcre du soir et aurore carmin, se percutent sous le séisme embrasé des deux mains, les soleils s’entendent pour s’effacer devant la nuit intérieure qui ne cesse de s’accroître dans l’aveugle sursaut des triples croches.

À défaut de faire remonter la terre de Pologne, c’est toute l’orbe qu’il secoue dans la machine tendue ; des sons monte alors la crise présente, et l’on pourrait songer aux appels du destin à la manière de Beethoven, s’il n’y avait au contraire un abolissement du silence, une envie de désespérer longtemps, un crève-cœur sans horizon, une noire affaire de vouloir mourir que l’homme de la cinquième ne connut jamais.

Chopin n’est pas parmi nous ; il nous aide parce qu’il vient de l’autre bord, il nous tend la main depuis la nuit des temps tandis que nous allons au cru du jour, croyance fade, là où le présent suit le présent, et il nous conte qu’il y eut un passé simple qui fit de nous des rêves ambulants, nous fûmes debout longtemps à l’ombre des grands ormes et nous vécûmes alors une éternité fastueuse qui s’élargit à toute la destinée humaine ; nous crûmes que la Pologne était le monde, que le pas du père était plus fort que la guerre et les bras de maman le doux rythme des herbes, des fleuves et des nuages.

Une fois ces évidences perdues, chacun s’arrangea, mais Chopin s’enfuit puisqu’il n’était plus Frédéric, il choisit l’au-delà de la vie pour unique source et c’est de là qu’il composa, qu’il nous envoya le compte rendu de ses errances nocturnes et du pas retrouvé.

Puis il n’est plus revenu, nous laissant en souvenir cette empreinte, écharpe d’un noir éblouissant, presque bleue à force d’avoir été trempée au grand fluide de la nuit.

L’été

Participe passé d’être, l’été avertit qu’il laisse derrière lui une soie adolescente, de tendres éclosions verticales à foison sur la terre où nous avons marché ce premier temps, printemps où tout croit, foi et croissance, espérance et loi. L’été est l’âge adulte, les blés y sont certes encore hésitants et les fenaisons démarrent, mais le printemps aux aubes vives ornées de nuées où le bleu garde en réserve parfois, même en mai, une blancheur glacée de décembre, ce printemps est bien mort, les fleurs en sont l’image, elles s’inclinent, quelques-unes s’éteignent ou se perdent aux fougères rouges des sous-bois grandissant ; il n’est qu’à voir aux orées les fouillis des mûriers et le pas incertain de l’errant qui, visant le cœur du massif, doit faire mille tentatives pour trouver le sentier de l’ombre bourdonnante. Livres couchés aux mille pages, les céréales s’attardent au vert pour appeler les coquelicots à venir aviver la tranche des champs vaguement mouvants. Le rouge vif danse. Il s’arrange naturellement pour faire bouffer les fossés déjà secs et ouvre sur les milliers de brins de blé en gésine des éclats exaltés que les houles grises tempèrent habilement d’un violet très sombre. Le ciel a pris ses quartiers d’été du côté du bleu franc et vient rehausser de son velours un peu clair le vaste miroir terrestre où les pains déjà dorent lentement aux menus épis clos.

L’été est aussi aux tympans. Le soleil s’arrête (sol stat, solstice) mais bizarrement si l’on prête l’oreille une fable cède à nos instances. L’axe de la terre craque. Oh bien sûr il faut être horloger ou musicien pour percevoir cette brisure de notre axe, mais elle s’enclenche comme une porte sur une autre demeure – et pourtant la même – où nous ne restons pas enfermés car le jour sans fin nous attire dans le lacis de ses heures nombreuses au cœur desquelles nous n’avons pas soif de dormir, d’autant que la terreur est grande d’entendre cette infime rupture décisive qui fait repartir le globe dans l’autre oblique ; en témoigne la touchante institution de la fête de la musique dont le but inconscient est de couvrir le craquement astronomique, serein et glaçant. La technologie fait vibrer les cordes à l’intérieur de nos poumons en alerte, tandis que les haut-parleurs jettent leurs diatribes contradictoires vers les pavés où les pieds se tordent à l’envi. Cette fête est aux citadins le relai auditif des feux de la Saint-Jean qui inondaient les ciels durant l’espace bref séparant le couchant du levant afin qu’une fois l’an la lumière l’emporte sur la nuit.

L’électronique vibratoire a remplacé les feux du village qui eux-mêmes étaient fils d’anciens cultes et pratiques, mais rien n’est plus émouvant que ce passage en force de la lumière-musique entre deux jours successifs. Victoire sur l’effroi, car désormais le temps du jour est au déclin.

Approche d’une langue étrangère (traduction, apprentissage)

On s’aperçoit (désespérément disent les coincés) qu’une langue est tout simplement intraduisible. Or, nous, spécialistes de langue étrangère, nous savons qu’une langue est traduisible ; que c’est sur cette prétendue impossibilité même que nous bâtissons notre vision du monde.  L’apparente impossibilité de traduire est ce qui rend magnifique la traduction ; il est normal en effet que l’Autre ne soit pas Moi. C’est ma chance d’en apprendre davantage que si j’étais resté coincé dans les évidences supposées de ma langue propre. La peur est ici: “le différent n’est pas mon évidence et donc rien n’est évident”: voilà qui peut paraître terriblement angoissant, c’est ce qui fait la difficulté pour certains, difficulté purement psychique, d’apprendre une langue étrangère: ils en sont restés à maman, à la langue maternelle, à cette évidence que maman et moi c’est une fusion unique que l’on ne peut séparer, sinon alors je perds tout repère, je suis perdu dans le monde où tous bientôt vont apparaître comme étrangers. Inversement, celui qui n’a aucune difficulté d’apprentissage d’une autre langue, celui-là peut affirmer qu’il est passé à l’âge adulte, puisqu’il admet qu’une table n’est pas une table, un piano un piano, en bref qu’il a accepté avec beaucoup de grâce la séparation du signifiant et du signifié (avantage supplémentaire: il sera d’autant plus souple dans sa propre langue maternelle qu’il aura accepté avec volupté de se plonger dans le fleuve de l’Autre, car je ne me connais bien que si je baigne dans l’altérité, c’est mon miroir).

On en revient toujours à cette absurdité de cour de récréation d’école primaire (et même plus tard) que l’Autre est insupportable dans sa différence. Si j’accepte la langue étrangère, alors l’Autre, l’étrangeté de l’Autre, va devenir non seulement supportable, mais permettra de relativiser avec la plus grande sagesse ma propre évidence d’être au monde. Je dois admettre que je ne suis pas le centre du monde et que l’Autre a tout autant que moi le droit d’être au monde, comme je le suis. Ainsi l’apprentissage d’une langue étrangère n’est pas comme on le croit le plus souvent la possibilité d’entrer en contact avec l’Autre (cela vient après, comme récompense), elle est d’abord un immense travail de fond sur ma propre personne qui se doit d’admettre que “ma propre personne est relative”. Apprendre une langue étrangère est un exercice de modestie, contrairement à l’apprentissage de la langue maternelle qui fut pour l’enfant sa possibilité de conquête première du monde et des relations à l’entourage immédiat. Ceux qui résistent à l’apprentissage d’une langue étrangère, projettent leurs efforts pour comprendre et échanger avec leurs parents (qui fut un moment crucial de leur développement et fit d’eux des êtres humains) sur cet autre pas qui consiste à aller vers le monde, vers le tout Autre qu’est une langue étrangère. En bref, la langue maternelle ME fonde, et la langue étrangère fonde mon acceptation de l’Autre et inaugure mon premier pas vers les autres ; éthiquement, politiquement, ce second effort pour aller vers l’Autre est à la base de ce que l’on appelle la démocratie, seul système où l’autre est reconnu à la même valeur que moi-même.

On sait bien malgré tout que ma vision du monde n’est pas celle du voisin puisque ses yeux, l’intérieur de sa tête ne sont pas les miens. Chacun a sa vision des choses, il en a le droit, il en a le devoir même s’il veut être libre. Mais on voit bien que l’apprentissage d’une langue étrangère dérange cette belle ordonnance où les mots et les choses coïncidaient (c’est au passé puisque c’était le temps de la petite enfance) ; comme professeurs de langue nous pratiquons un déchirement terrible à l’intérieur de la psyché des enfants qui deviennent adultes. Nous devons le faire avec douceur puisqu’on en décrypte aisément la violence cachée: non, tu n’es pas le centre du monde, non, tu devras cohabiter avec d’autres qui auront autant que toi le droit d’être à leur guise; l’immense intérêt de notre métier est alors de prouver que non seulement cette violence est nécessaire, mais qu’en plus elle est enrichissante, exaltante, qu’elle travaille au plus profond de notre intimité primitive pour en faire une psyché socialement ouverte.

 

Il découle de tout cela une attitude simple pour nous qui prétendons être professeurs de langue: le respect. Ne jamais parler de “faute” mais d'”erreur”… ne pas rire, ne pas sourire: qui aurait l’idée de se moquer d’un enfant qui trébuche dans ses premiers pas? Ouvrir au maximum sur eux-mêmes le discours, puis plus tard sur les réalités du pays de la langue d’origine… Ne pas punir, ne pas mettre de notes désastreuses, ne pas confondre cette matière avec les autres… c’est une matière dangereuse et pleinement instructive, directement applicable à la réalité du pays de la langue (les autres matières n’appuient pas aussi profondément dans l’être que celle-ci).

Un poème d’Alban Nikolai Herbst ( 1 )

Bin gestanden, Frau

morgens am Grab deines Trakls
ach wie es mich dann am Abend
beschämt

(sehr viel Schnne war aufgewölbt
blendend
starr die jähe Nordwand)

ihm kein
Steinchchen dagelassen zu haben
von dir auf seinen Namen gelegt

(Diese Geste allein läβt ihn die Toten empfangen
den Kuβ :
zitternd ihre Lippen der kleinen Last dargeboten)

– vergessen, unfaβbar, hatte ich dich
als hätte e r, hätte T r a k l, nicht d e i n e r
gedacht

solch ein Vorbei ist der Schnee gewesen

[Dem nahsten Orient. 4.]

Je fis halte, ma dame

ce matin à la tombe de ton Trakl
ah comme vers le soir je me sens
désolé

(tant de neige était amoncelée
aveuglante
l’abrupte paroi nord dévalait)

de ne lui
avoir pas laissé là quelque pierre
déposée de ta part sur son nom

(Car ce geste est offrande à nos morts
un baiser:
léger lest offert à leurs lèvres tremblantes)

– je t’avais, impensable, oubliée
comme si l u i, comme si T r a k l, avait sur t o i
fait silence

négligence à l’image de la neige

[Très proche Orient.4.]

Vingt aphorismes

Les galets sont l’aloi du roc usé des eaux.

 

La nuit blanche a mis du givre à mes tempes.

 

Le tact nous garde du feu de l’autre.

 

L’exploration spatiale a commencé avec l’invention de la semelle.

 

La musique contre la crise de foi.

 

Le faire-part de la mort de dieu est au verso des circulaires.

 

Du haut des cols les cyclistes dévalent vers l’abîme en pressant des quotidiens contre leur coeur.

 

Le mardi est jour de liberté pour les peintres: la plupart des musées sont fermés.

 

J’ai vu une veuve de guerre essuyer ses larmes au tablier d’un pont.

 

La culture est conversion de l’être en avoir, d’où l’amertume qui pimente nos bâfrées.

 

Etait-ce bien nécessaire de remplacer l’encens des nefs par l’odeur de latrines du groupe scolaire Jules Ferry?

 

Sur l’île déserte tu n’auras pas besoin de brosse à reluire.

 

Presque tous les matins le facteur vote pour moi.

 

Enfant j’ai cru au sourire du boucher; l’étal me cachait son tablier.

 

Les jeunes filles se maquillent soigneusement avant les épreuves écrites du bac pour se faire la main.

 

Qu’on autorise la télé sur les plages et la grève des nègres éclatera aussitôt.

 

A défaut de l’effleurer, Valentin lui offrit des fleurs.

 

On ne gagnerait rien à échanger nos dépressions contre les tranchées de 14-18.

 

Une fois le péché déclassé la faute s’est crispée sur l’orthographe.

 

Les pères d’aujourd’hui baissent la tête certes, mais c’est pour écouter enfin leurs enfants.

Les deux temps

 

Jour venteux: le virtuose Ce qu’a vu le vent d’ouest  de Debussy (Livre I, prélude VII pour piano) invite à s’interroger sur la provenance des courants systématiques qui nous visitent.  L’ouest est assimilé à l’occident, ce lieu où l’on meurt, occidere, le soleil couchant se ruant sur cet horizon inépuisable. On peut imaginer que ce vent venu d’ouest est une figure issue des grottes de la mort, là où le soleil glisse. Vu de ma fenêtre, la présence du vent occidental est constante, même lorsqu’il est nul : les arbres tels des flèches inverses désignent dans leur inclinaison sa direction féroce. La mort, surtout en hiver, s’inscrit sur les branches penchées soumises à cette loi que les nuages reprennent constamment à l’intérieur du temps qui passe; les nuées massives sont notre horloge intérieure; le temps de l’écrire et le ciel en est tout autre, il a changé et moi avec lui.

L’ouest: memento mori de la nature, mérite davantage qu’une mention fugitive; il s’y croise rhumes et frissons que les brindilles frémissantes, courbées vers la terre, imitent à l’envi; c’est nous dans la descente chaque jour plus rapide.

On constate au passage que le temps qu’il fait tient la main de celui qui passe: rares sont les langues où le temps a ce double sens; notre français se fait subtilement abyssal en regroupant deux idées différentes en un seul terme, et il s’ensuit que cette remarque est un peu plus qu’une notation pathétique. Le langage nous dit ces épousailles dans un mot que l’on chante, un lieu du temps que l’on espère habiter toute l’année: le printemps, primus tempus, premier temps; il est vrai que la musique, où le premier temps joue un rôle clef puisqu’il nous éloigne de notre quotidienneté, nous apparaît souvent comme un printemps, même la plus mélancolique des mélodies ou le plus mineur des requiems. En nous sortant de l’emprise du temps, en l’ordonnant selon la fantaisie de son auteur, la musique nous suspend à distance, comme pour nous faire visiter la maison du temps qui passe.

C’est une approche possible du prélude de Debussy.

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Petite annonce de traduction

A partir du 2 juin, nous allons commencer à publier, suivant en cela l’édition internet en allemand, le roman d’Alban Nikolai Herbst: “In NewYork” en langue française à l’intérieur du blog de l’auteur: “Die Dschungel” – dans une rubrique particulière intitulée “PruniersRomanDeManhattan“, pour permettre la découverte de cette œuvre aux lecteurs de langue française.”