Le dit de la rivière (3 / 4)

Après la naissance (1) et la poursuite du cours de la rivière (2), une halte s’imposait sur les rives où je suis né et où j’ai passé ma prime jeunesse. La particularité de Rethel est d’être une ville deux fois détruite pendant les deux guerres mondiales ; elle n’a rien du vert paradis de l’enfance, c’est un creux de craie où la terre et le ciel sont le plus souvent de la même nuance blême. C’est éminemment un lieu de passage qu’il faut peindre à partir de ce qui fait sa raison d’être: le pont dit des invasions. En réalité, il y a deux ponts mais l’imaginaire les regroupe ici en un seul cours d’eau; les veuves sont la figuration de la ville sans joie telle que ma mémoire la conserve, j’allais dire précieusement, mais je dirai plutôt pieusement, comme on le dit d’un monument où le malheur est entretenu contre le flot du temps. Temps, rivière, veuves, tout ici est rassemblé pour représenter métaphoriquement ce que le présent nous pousse à oublier à juste raison: le tragique; celui-ci a cependant dans sa pureté essentielle partie liée avec nos vies. L’acte tragique direct pourrait avoir un aspect cathartique, mais ce petit mythe présente le tragique au quotidien et il est en effet insupportable parce qu’il semble n’avoir jamais de fin. J’évoque donc moins ici Rethel comme petite ville réelle, que le passage obligé pour tout vivant qui veut considérer lucidement et bien en face sa condition et les deux ombres fatales de notre existence: la haine et la mort.

 

Le pont aux veuves

 

            À Rethel parfois, avec un peu de patience, on peut voir une dame en noir franchir le pont de l’Aisne. À cet instant le cœur se serre. Il semble que depuis les invasions dont les dates figurent sur son tablier, les veuves n’ont jamais cessé de passer sur le pont. Elles vont d’un côté, de l’autre, ne savent plus : « Où ai-je la tête ? » ; le vent fouette leur cotte et la pluie alourdit leur corsage, mais personne ne répond, personne n’entend leur voix. Dans leur robe obscure, au bord de la nuit, on les voit qui remettent en place leur fichu noir que le vent fait glisser, puis elles rentrent chez elles en remâchant des énigmes dont elles ont, semble-t-il, perdu la clef.

            Des hommes vigoureux étaient pourtant descendus des forêts d’Ardenne au temps où elles étaient jeunes, et puis il y eut les chars, les fusils, les héros, les guêtres, et ils sont tombés sur les rives proches, la bouche pleine de craie. Alors, Mariannes en deuil elles attendent ; mais comme le noir du veuvage déteint, elles s’échangent la désolation à travers les années et laissent peu à peu glisser leur vie dans l’obscurité.

            Ces femmes sont accordées au pays. C’est qu’ici le ciel est pratiquement cassé. Ce sont des nues mal accrochées, toujours redescendues, où le temps file de travers et s’il n’y avait l’Aisne aux méandres qui chantent malgré tout, la vie des veuves deviendrait tout à fait vaine. Mais non, elles témoignent en se tenant là debout dans le vent : la rivière leur glisse dessous, dans l’autre sens, contre elles, et passant le pont, elles coupent le flot du temps, mimant à pas menus leur désir de le revoir quand il était encore en vie. Elles maugréent contre la pluie qui tend comme nulle part ailleurs des grilles derrière lesquelles elles rongent leur existence.

            On sent qu’à l’héroïsme du mari elles auraient préféré son courage de tous les jours. Il y a beau temps qu’elles ne lisent plus les noms placardés sur l’avenue : elles auraient tellement voulu connaître le visage, le corps qui vieillit à vue d’œil entre les mains. Alors elles vivotent dans le triangle qui rend fou : boucher, épicier, boulanger, jusqu’à ce que mort s’ensuive.

            La nuit, impossible de dormir. La veuve tourne entre ses draps, puis soudain elle rêve de l’homme qui passa ; sa silhouette revient, triomphante, dans les flonflons américains. Il fait beau, on est en août, il est là, elle en est sûre. Elle aperçoit des feux, croit le reconnaître dans les voix qui murmurent sous le balcon. Elle se lève en titubant, risque un œil à travers les persiennes, mais ce sont deux amoureux qui n’en finissent pas de se séparer.

            Parfois, dans un sursaut, elle se dit que l’Aisne était un barrage, ils avaient eu raison de tenir, on ne pouvait laisser les Germains aller jusqu’aux extrémités de notre péninsule. La rivière franchie, c’était pour les barbares la route ouverte vers la Bretagne aux genêts d’or qu’elle avait rêvée de découvrir avec lui ou vers la basilique de Compostelle qui brillait tout en bas, inaccessible. Soudain, des piles austères du pont, emportée par l’élan de sa rêverie, elle se met à braver les Germains. Ils ont beau revenir en touristes dans leurs véhicules impeccables et leur politesse amidonnée, elle ne croit pas à leur main tendue, à leur cousinage proclamé, puisqu’elle-même n’est en paix avec personne, puisqu’elle n’a jamais signé d’armistice, puisqu’elle n’a jamais cessé de faire la guerre.

            On imagine que ce qu’elles disent au pont des invasions est très intime, mais quand on s’approche, si on prend la peine de tendre l’oreille, on est stupéfait de ne percevoir que des insultes comme des crachats jetés à la nuit et que le flot de l’Aisne emporte, tandis que le vent de nuit en défrise la surface, à contre-courant.

Le dit de la rivière (2 / 4)

 

Alors que la première partie contait la découverte surprise de la source de l’Aisne, on va suivre dans ce second volet le cours de la rivière; il s’agit de n’éluder aucun moment clef de sa vie et de la décrire non comme un géographe mais comme un rêveur qui tente de s’identifier à elle en la suivant pas à pas, méandre après méandre.

La carte du destin

 

            Au début, l’Aisne se dirige vers le sud, mouvement naturel du nouveau-né qui tourne son visage vers la lumière. Mais plein sud, ce n’est pas raisonnable, car se laisser éblouir, si jeune, c’est mourir à coup sûr. Le ruisseau ne lutte pas contre le feu et sauf le Rhône, flot délirant, tous les grands cours d’eau montent vers le nord : ils tendent les bras vers le ciel, appellent la pluie, ce signe limpide de la correspondance entre la vie des hommes et l’existence des dieux. L’Aisne sait qu’en remontant la carte sous les nuages, tandis qu’elle décline vers la mer, sa vie est garantie par d’autres lits qui la croiseront dans l’affolement des pentes.

            Elle se lance alors vers le nord avec une fougue qui laisse à penser que tout est possible. Tant qu’elle n’a pas atteint son havre, tant qu’elle n’est pas à la fin de sa vie, il semble difficile de dire si on va la nommer « rivière » ou « fleuve ». Certaines langues plus sages ou plus naïves, ne tiennent pas compte de cette opposition et utilisent le même mot pour désigner un fleuve ou une rivière; elles veulent sans doute préserver jusqu’au bout la chance d’une grande destinée. L’Aisne peut par exemple se couler entre l’Escaut et la Meuse, il lui suffit de rêver. Elle va être le grand fleuve du nord qui caressera les glaces. Du côté de Sainte-Menehould, elle se sent capable de faire lever des villes grasses et des ports élégants. Elle va porter les vins de Bourgogne au plus près des banquises scandinaves, troquer la chanson des blés contre la symphonique présence des eaux, relier les langues latines et germaniques, déjouer les frontières et dire l’évidence : tous les hommes sont embarqués sur le même fleuve du temps, il faut suivre sa pente en suscitant des prairies et en éveillant les oiseaux, saluer les hommes blonds, adoucir les sagas, pour enfin relier la terre noire de France à la mer tendue des fjords.

            Or l’Aisne ne rêve pas longtemps : la terre est contre elle. La volonté ne suffit pas et puisque le calcaire accroche l’eau, l’agrippe, l’attire vers le bas, elle va devoir se résigner. En lutte contre la craie, l’eau ne peut jeter toutes ses forces dans le frayement du flot. Que faire si la glèbe colle, si le sol brûle l’aval, si la loi du pas empiète sur l’envol ? Ainsi, à peine sortie de l’enfance, le cours d’eau s’épuise sur la Champagne pouilleuse et dès les premiers méandres, l’Aisne devine que son sort va être commun, que jamais elle n’aura le destin fabuleux des fleuves qui anoblissent les plaines.

            Il y a Valmy, c’est vrai : le moulin et les hurlements, la liberté et les Prussiens dans la boue, le nouveau contre l’ancien. C’est un départ dans l’enthousiasme et l’Aisne sera plus qu’un ruisseau, c’est sûr, mais la gloire d’être plus qu’une eau sans nom, d’être déjà une cicatrice sur la carte va se payer à coups de désastres. Ce n’est pas du flot que la célébrité va lui venir mais des morts qu’elle charrie : l’Aisne devient une vallée cent fois franchie par les hommes du froid, cent fois reprise par le gaulois du cru et où les tueries répètent au monde le nom de la rivière féroce. Ce qui devait relier, ce qui allait devenir un mythe fécond, devient une frontière, un trait d’amertume qui perce notre mémoire. Au lieu d’être l’eau qui maintient vivace l’illusion des jours, l’Aisne est submergée par le choc des corps et le grondement des canons, le ciel qui tremble avec la terre et les mots des morts que le brouillard étouffe dans le petit matin des batailles.

            Elle connaît pourtant de superbes répits : en Argonne par exemple la forêt rend à l’Aisne une vigueur médiévale sortie tout droit des chansons de geste. L’Aire, sa sœur jumelle, son affluent majeur, se mêle à la rivière encore jeune et elles s’ébattent ensemble avec une insouciance où tout est confusion, apprentissage : c’est vers Grandpré un unique allegretto où les branches alourdies de pluies et d’oiseaux s’inclinent vers les berges sauvages. C’est alors une seule rivière aux mille bras qui frissonne parmi les troncs, longe les églises aux toits bleus et s’enroule autour des monts couchés derrière des maisons blanches.

            En pleine joie, la rivière va subir le plus rude coup de sa petite existence. Tout se joue à Vouziers : elle éprouve au sortir de la forêt une fatigue terrible. Il y a encore des saules et des peupliers mais plus loin, à Roche, on entend soudain un enfant qui étouffe des malédictions le long de la rivière. Rimbaud et l’Aisne : à cet instant tous deux cessent de rêver. La présence des arbres amis n’y fait rien, la rivière est adulte, le poète aussi, il faut quitter l’étoile, accepter la réalité, et de même que l’Aisne bifurque brutalement vers l’ouest pour rejoindre dieu sait quoi de plus fort qu’elle, de même Rimbaud écrit son dernier texte ici, las de creuser l’esprit et de rêver le sens. Il est tard, l’occident est là qui tire les hommes avec leurs marchandises et leurs profits, et les voilà qui s’inclinent vers le couchant.

            Une fois le cap franchi, on est pour soi seul, on est mortel, c’est-à-dire que, vaille que vaille, il faut tenter de vivre. L’appel du grand idéal est abandonné au profit de la patience dans le désert. Pour le poète le sable du Harrar, pour l’Aisne la craie à Rethel. C’est en bas, l’existence pas à pas, dans l’entresol presque vain des gestes de tous les jours. L’Aisne va border soigneusement son lit, oublieuse du torrent et des halliers qui palpitent derrière elle.

            L’eau à Rethel est blanche comme le ciel, c’est un silence qui progresse et désormais à défaut de forêt, d’arbres à charrier, poussant vers l’ouest quelques brindilles glanées le long de la Promenade des Isles, elle ronge la craie sans fin.

            Au bord du Porcien elle envisage un moment de rallier l’acropole gothique de Laon. Mais le défi est trop grand, elle préfère glisser doucement vers Soissons et saluer au passage la coupole baroque d’Asfeld, souvenir en pleine brume d’une Italie de rêve.

            Le passage d’un département à l’autre est spectaculaire. La terre, brutalement, vire au noir, les routes secondaires se défont de la boue blanche et retrouvent le bleu originel du goudron frais. En échange de son nom, l’Aisne reçoit du nouveau département des affluents à profusion. Très vite, elle devient parmi les rus, les filets d’eau et les ruisseaux inconnus, la seule référence, celle pour qui tout le monde murmure, celle vers qui se tournent tous les cours d’eau. On aperçoit la cathédrale de Soissons et comme pour consoler la rivière de sa brève existence, une seconde façade lui fait des mines : Saint-Jean-des-Vignes, si atrocement veuve de nef, si effrayante dans sa vacuité, devient alors une porte superbe, un pont gothique posé en l’air, dans les vignes qui surplombent la rivière. L’Aisne est enfin grande, large et riche, tranquille.

            Alors commence la vie douce à Soissons dans les feuilles et les bois volubiles. L’eau est évidence, l’existence coule pour tous au rythme normal du temps humain, loin des crimes et des gares qui enflamment les ciels de nuit, là-bas, vers le sud, Paris, terrifiante capitale tout en soubresauts. L’Aisne ne verra jamais la Seine. La province a cette sauvagerie : elle évite la gueule du loup, préfère la vie apaisée avec les femmes et les fleurs à celle des gens qui croient savoir et s’agitent sur les avenues haussemaniennes. Elle s’est résignée à devenir navigable, mais c’est qu’elle se moque désormais de ce qui peut lui advenir, elle prend son plaisir où elle est, et voilà tout. Chaque instant, chaque méandre compte et jusqu’à Compiègne l’impériale, tout est doux, tout est beau, lierre sur pierre, ciel bleu contre nuage blanc, et les noms enguirlandent la terre : Ambleny, Fontenoy, Sainte-Claire, la Treille, Choisy.

            Enfin il faut mourir. Annoncée par Rethel la sèche, la clairière de l’armistice à Rethondes est sa ponctuation. C’est ici que l’ennemi signa avant d’emporter plus tard le wagon de notre gloire qu’on ne revit jamais. Rethondes, pays des paraphes, signe la fin, c’est-à-dire la paix pour cette cicatrice béante qui vit tomber les jeunes gens par milliers. On a l’impression que les existences s’achèvent toujours dans le calme des confluents où les arbres frissonnent pour presque rien. Ainsi notre noire clairière, guettant le flot et pareille au passeur des enfers, va guider doucement la rivière vers la nuit. Ici finit notre histoire.

            Notre destinée avait pourtant de quoi plaire avec ses maisons en pierre de taille, ses arbres immenses et ses plaines arrosées. Mais voilà, l’Aisne se jette à l’eau, à moins que ce ne soit l’Oise qui se jette dans l’Aisne tant notre rivière en cet instant est énorme, attentive aux regrets qu’elle fait naître chez les promeneurs égarés au confluent. Peut-être ne meurt-elle pas vraiment. Son nom seulement s’efface lentement dans le cours de l’autre ; mais à ce moment un nom ce n’est plus rien, seule importe l’eau, la vie prolongée jusqu’à la mer, source de toutes choses.

Le dit de la rivière (1 / 4)

La dame aux livres

 

            À l’automne je m’étais rendu chez une dame qui vivait à l’orée des forêts de Lorraine. J’avais passé plusieurs jours dans la chambre aux livres, sorte de salon bibliothèque où les tranches dressées des ouvrages brodaient une tapisserie serrée de noms et de titres telle que je n’en avais jamais vue. Comme il pleuvait, j’avais dans mon désœuvrement hanté d’adolescent ouvert pour la première fois un vrai livre, puis j’en avais lu deux, et peu à peu les coutures du monde avaient cédé, laissant couler un flot d’idées et de sensations que je n’aurais pu imaginer auparavant et qui allaient me marquer à jamais. L’aval des rêves avait enfin un lit et je savais qu’il y aurait désormais deux périodes dans ma vie : l’enfance sèche sans les livres et la vie maintenant, toute la vie s’écoulant avec eux.

            Les jours, les repas, les rêves, les nuits, tout s’était mêlé dans la pluie brûlante des mots et des heures. Puis, un matin, grâce rare, l’automne avait bien voulu écarter ses nuages. À mon grand désarroi il m’avait fallu troquer brusquement l’odeur de moisi et de branches calcinées du feu à l’âtre contre le grand air des champs et des bois. Bien que la vieille dame soit morte aujourd’hui, j’entends encore sa voix, disant avec ses « r » roulés et ses « a » sombres : « Allons, sors de là, mon gars ! Faudrait y aller ! »

            La simple pensée d’un retour au présent m’épouvantait. Seul le sourire énigmatique de la vieille dame avait pu me décider. Et puis, les livres m’avaient rendu curieux ; je voyais bien qu’elle me réservait quelque surprise, et songeant aux œuvres qu’elle m’avait fait découvrir, je surmontai ma peur. Elle était ma Sybille, après tout elle savait mieux que moi, elle allait me guider.

            Après avoir chaussé des bottes brutales aux pieds mais efficaces, j’avais pris un panier pour les champignons et nous avions longtemps marché par les prés froids. Le vent d’est me forçait à baisser la tête, si bien qu’au début je négligeai le paysage. Les yeux rivés sur les fondrières, je me laissai bercer par mes pas tandis que mon esprit flottait encore dans les romans du siècle passé que je venais de quitter. Soudain, la voix de la vieille dame s’éleva : elle coulait par intermittences comme une eau de vie travaillée sur place, passée au filtre des générations. Elle ne semblait pas affectée par le vent et s’exprimait avec le même naturel que si nous étions demeurés au salon. Elle me parla de ma mère qu’elle avait bien connue : à travers ses remarques, ma mère se défaisait de son masque rude pour devenir une petite femme infiniment exposée. Elle savait ce qu’elle avait été pour moi et s’ingéniait à la peindre en jeune fille fragile. Elle usait d’affirmations clairsemées qu’elle entrecoupait de longs silences, si bien qu’il me fallait lever les yeux pour vérifier qu’elle était allée au bout de son idée. Ce fut ainsi que je découvris le paysage qui nous entourait. La bise prenait ses mots en relais, portait sa voix jusqu’au fond du vallon et quand les échos s’étaient apaisés elle prolongeait tranquillement ses pensées : c’était une suite de sensations et de sons qui sur la plaine déserte miroitaient pour moi seul.

            Nous arrivâmes à proximité de la forêt. Je notai simplement que, m’ayant vu un instant en difficulté contre le vent glacé qui me fouettait, elle m’avait devancé pour s’interposer.

            Puis vinrent la forêt et les champignons que j’espérais. Le vent là-haut, ne donnait plus qu’en sourdine. Très vite, je repérai dans l’ombre les trompettes de la mort : au pied des souches et sous les branches éclatées, elles hissaient leurs têtes hors de la nappe des feuilles, traçant des cercles troublants que je suivais soigneusement. Une à une je les cueillais comme on ramasse des pièces d’or ; j’en bourrais mon panier, feuilles et brindilles mêlées.

            Je me voyais déjà cassant les œufs dans le fond du saladier tandis que sur le feu la poêle accueillait les champignons. D’un coup j’allais faire basculer le liquide clair au cœur des pousses obscures qui sautaient dans l’acier : cette simple pensée me fit cesser toute recherche. Je m’attardai en fermant les yeux sur le plaisir de mêler la nuit et le jour, mais un bruit, mille bruits me tirèrent de ma rêverie. J’ouvris les yeux et ce que je n’avais pas voulu voir dans ma quête passionnée des trompettes de la mort, m’apparut subitement comme une évidence stupéfiante : je pataugeais depuis un bon moment dans ce qu’il me fallait bien appeler un ruisseau.

            C’était une eau bouillonnante, formidable, joyeuse et terrible. Curieusement, le ruisseau s’ouvrait à mi-pente : il se formait là, sous mes pieds. Plus haut, il n’y avait que l’inclinaison du massif, et derrière moi le ruban infini que j’avais ignoré et qui d’un coup, parce que je le voyais, murmurait au miracle entre les feuilles rouillées et les branches mortes qui soudain s’animaient, bougeaient de partout, vibraient, chantaient. Le soleil parvenait à percer la voûte et mêlait à la fête obscure la quantité d’éclats nécessaires pour que l’harmonie s’installe comme il faut.

            La vieille dame, au loin, assise sur une souche, souriait avec cet air entendu que je lui connaissais bien. Je sortis du lit du ruisseau et je m’avançai vers elle. Elle était plus vieille à cet instant, immobile dans l’obscurité des premiers arbres du chemin ; l’orée l’éclairait à contre-jour. Il me sembla qu’elle me faisait signe de ne pas m’approcher trop vite comme si ce qu’elle avait à me dire ne reviendrait qu’une fois ; et je restai longtemps au bord du cours d’eau en formation, comme si de ce ruisseau allait jaillir sans fin la nostalgie, comme si sa naissance était déjà regret, comme si sa présence mouillait de passé tous ceux qui l’approchaient. La vieille dame détendit enfin franchement son sourire et lorsque je fus à deux pas elle me dit :

            – Tu te demandes, hein ?

            – Oui.

            – Es-tu à ce point ignorant, mon gars ?

            – Je crois bien. C’est quoi ?

            – Bêta ! Mais c’est la source de l’Aisne…

Puissance de la poésie

“Voici l’histoire de Robert Saint-Rose, surnommé Zétwal. Nous sommes en 1974 et la Martinique va mal. Les affrontements politiques se durcissent avec, en première ligne, le Parti Progressiste Martiniquais d’Aimé Césaire, sévèrement réprimé par les autorités. Pour prouver à la face du monde la fierté de son peuple, Robert Saint-Rose a une idée simple: être le premier Antillais à marcher sur la lune. Aidé par sa famille et ses amis, il entreprend de construire une fusée. L’énergie nécessaire au décollage sera puisée dans la puissance poétique des textes d’Aimé Césaire, déclamés au moment du compte à rebours. Quelques jours après les premiers essais, Zétwal et sa fusée disparaissent mystérieusement. Personne ne les reverra plus.” (Télérama N°3104)

Cette histoire “vraie” peut faire sourire.  Il est plus intéressant de la prendre au sérieux; quantité de mythes beaucoup plus invraisemblables ont alimenté la fondation de civilisations ou de religions; aujourd’hui quatorze juillet nous savons bien que la prise de la Bastille ne fut en réalité qu’une petite révolte dérisoire où le chef de la prison du roi perdit seul la vie: or, c’est notre événement fondateur; c’est LA date clef de notre pays.

La révolte poétique de Zétwal pourrait bien un jour, après une période de latence classique dans l’assise de tous les mythes, devenir la légende fondatrice d’une nouvelle Martinique.

Né en 1947

 

 Il est réveillé à quatre heures du matin, milieu décembre; les gémissements ne laissent aucun doute sur l’événement qui a commencé. Il se précipite sur ses habits – il ne prend pas le temps de la rassurer – enfile son pantalon luisant d’usure, son pull tricoté main, et une manière de veste kaki sensée le protéger de l’hiver. L’appartement qu’ils occupent – deux pièces sans chauffage – est envahi par le froid qui le glace même habillé; son souffle forme une buée, il trébuche, cogne son coude au dossier de la chaise, enfile sa veste à l’envers, s’énerve à la remettre à l’endroit. Les plaintes ont repris. Une fois dehors, il a l’impression qu’il fait moins froid, il marche vite, peut-être court-il à petits pas en approchant du monument aux morts.

Qu’est-ce que je fais là? Je pourrais partir, ne jamais revenir. Autour de lui le vide des rues, la bise traverse ses vêtements, il se voit somnambule: je rêve, je crois que je rêve, je vais me réveiller, quelqu’un va m’aider… je vais attraper la mort, non, la mort j’en viens, c’est bon, j’ai déjà donné. Salut les gars, songe-t-il en contournant le monument. Il remonte le col, serre les revers de la veste contre la base du cou, s’engonce, protection, ami de soi, mais qu’est-ce que j’ai fait au bon dieu. Il se revoit les bras levés, le jour où il est arrêté; le bras gauche blessé faisait un angle impossible; sales boches…

Il ralentit, puis cesse d’avancer. Il ne devrait pas; il ne peut pas s’en empêcher. Il essaie de déchiffrer les noms sur la neutre suite des morts, obscure présence, ils sont là, à deux doigts, je pourrais les toucher, j’aimerais bien faire comme l’autre magicien des quatre évangiles, juste les toucher pour qu’ils reviennent, qu’ils ressuscitent,  La Fouille, Galouzeau, Marcel… il était juif, mais on s’entendait bien quand même, il ne s’appelait pas Marcel, je n’ai jamais su son vrai nom, ceux des autres copains non plus, tous ceux de quarante, sales boches… le lieutenant dégringole contre le remblai, jamais de casque, on le lui avait dit pourtant, l’idiot, ce n’est pas la balle qui le tue, il cogne son crâne contre une souche, j’ai vérifié, il avait un seul trou à l’épaule, il souffle “Germaine” et les pupilles basculent vers le ciel, je le secoue, on ne peut pas continuer sans lui, si, si, il le faut, je lâche le revers de sa veste, il recogne contre la souche, c’est moi qui l’ai tué, non, ce n’est pas moi, il était déjà mort, la Fouille lui arrache sa plaque, la fourre dans sa poche, s’allonge sur le remblai, caresse son FM, très calme, passe son index sur la moustache, me dit, c’est toi le gradé maintenant, caporal tu parles je lui réponds, pluie d’obus de mortiers, c’était ses dernières paroles à la Fouille, en plein jour sous le soleil, et c’est la mort encore qui flotte dans la fumée, je dis aux deux ou trois encore vivants: “on se barre d’ici”, la première fois que je donne un ordre et en repartant à toute jambes vers le bosquet je prends un petit coup sec sur le bras gauche, la balle a percé le biceps, s’est fichée dans l’avant-bras, je ne lâche pas le fusil. Aucun souvenir de la douleur. C’est seulement après, des jours durant.

Tu n’as rien à faire ici, au milieu des morts… c’est fini les gars, c’est fini, vous avez fait le plus dur, eh, les gars, faut que je vous dise, les gars, mais je n’ose pas, allez, je me lance, les gars, maintenant tu vas voir, avec les boches on se rabiboche, je te le dis comme ça dans la nuit, mais j’ai honte, non, non, ça n’a servi à rien, on le savait en partant, oui, oui, je sais, mais quand même, ah tiens, je me demande si ce n’est pas vous qui avez la meilleure part, au moins vous, vous êtes restés avec la haine, non, non, je n’ai pas dit ça, excusez-moi, je ne l’ai pas dit, je l’ai pensé un peu comme ça les gars, faut pas m’en vouloir, salut les gars, salut. Excusez-moi, la vie est là, quelle vie, je dormirais bien un peu à côté de vous les gars, non, non, je dois y aller… eh oui, c’est mon deuxième… déjà qu’avec le premier, bon sang… sales boches.

On entend au loin tousser un moteur qui creuse le silence; une enveloppe de glace le harcèle de partout, la buée qui lui monte de la bouche fonce sur les yeux, s’épaissit, il ne voit rien. Cette fois il court en direction de la gare, il va tomber, retrouve l’équilibre, une douleur le pince à la cheville, il saute sur un pied, reprend sa course. Il a un devoir à accomplir, lequel? Oui, oui, bien sûr, je suis bête, 26 rue Jean Jaurès. Il s’approche de la porte en tremblant, sonne longuement, l’index pousse sur le bouton métallique dont le froid le pénètre jusqu’au creux de l’estomac. Que dire? Il sonne encore et soudain la porte cède en raclant sur le sol, une femme en chemise de nuit, un châle sur les épaules, lui dit en hésitant qu’il peut entrer. “Je sais qui vous êtes… il s’habille”. Malgré l’absence de bonjour ou de bonsoir, il pense que le monde est bien fait. Il attend dans le vestibule. Il est saisi par la chaleur et se surprend à prier, à invoquer la mère de dieu, bénie entre toutes les femmes, songe au fruit de ses entrailles, ne s’interroge pas, bloque sur “entrailles”, répète la formule, mais sa mémoire ne consent pas à aller plus loin, il murmure “entrailles, entrailles”, puis “excusez-moi”, il parle à la vierge, et soudain dans le même temps, il se sent si doux dans la chaleur de cette entrée cossue qu’il voit remonter des images inverses :”sales boches, fumiers de boches…” Sainte Marie, mère de Dieu, mère de Dieu, ah là là, et qui était le père, je ne sais plus, la sainte trinité, le père la mère le Jésus, voilà tout, il se demande ce que le saint esprit vient faire dans l’aventure… un truc bizarre, dieu, tout ça, le Jésus, ah tiens c’est bientôt qu’on va fêter sa naissance à lui aussi, ça va être sa fête, ah oui après les jours vont rallonger, tant mieux. Voilà, il est ragaillardi, il n’a même plus peur, il devine.

L’autre flandrin arrive avec son sac à la main, le salue d’un signe de tête, le pousse dans le dos comme on le ferait d’un enfant, ouvre la porte d’un geste négligent, passe devant, garde la main sur la poignée de la porte, si bien qu’il doit se glisser sous son bras et l’autre claque la porte dans un grincement; derrière, on entend la clef qui tourne aussitôt. Ils marchent d’un bon pas côte à côte. L’autre a un manteau dont les pans frottent contre le pantalon, bruissement souple qu’il entend comme une moquerie de ses fripes minces. Il reprend sa prière et cette fois les “entrailles” ont une suite, il récite dix fois, vingt fois la petite comptine pour adultes en mal de mère, il y croit, il y croit vraiment, il voit Marie dans une sorte de brume qui lui fait des signes, elle a l’air douce mais je subodore que c’est une peau de vache qui trompe son Joseph avec Dieu, avec je ne sais qui… et l’autre, dix pas devant, se retourne, lui lance :”C’est un deuxième, en général ils viennent plus vite que le premier, grouillez-vous!” Arrête de me donner des ordres, t’es pas un boche!

Il répugne à marcher à ses côtés et préfère le devancer; après tout c’est lui qui a la clef. Il le double en mordant sur le monument aux morts, s’excuse auprès d’eux, les gisants là, ah mais non que je suis bête le monument est vide, plein de noms, mais vide de corps ; il ne se retourne pas. Un coup de vent fait craquer l’enseigne du papetier, s’y mêle le grincement des girouettes, croassements noirs par-dessus des toits. Il hésite sur la clef à la porte du bas. Sa main tremble, les doigts sont gourds, le porte clef cliquète pour rien; le flandrin le toise, marmonne des obscénités, oh il se les permet sûrement parce qu’on est seuls dans la nuit, lui arrache le trousseau et résolument fait grincer le pêne, il le pousse devant lui comme s’il avait toujours vécu là, monte les marches quatre à quatre et lui le suit, essoufflé, tendu… ce sera quoi? Un gars, une fille? La peur le prend. L’autre a de l’avance il est déjà entré dans les deux pièces de l’étage, défait son manteau, interroge la mère qui gémit plus fort, presque un cri prolongé; oui, oui, le travail a commencé.  « Dites-donc, vous avez de l’alcool à brûler? » Il fait oui de la tête. « Il va mourir de froid ! Fichez-moi de l’alcool dans toutes les assiettes que vous pourrez trouver et mettez y le feu, tout de suite!! ». L’alcool, ça va, près du réchaud, c’est bon, mais les assiettes, il faut qu’il se concentre, oui, oui, au dessous du lavabo. Le flandrin est en train de s’y laver les mains. Pas de chance, il s’immobilise. “Vous attendez le dégel?” Il frissonne. Il ne dit rien, n’a même pas ôté sa veste kaki, fait non de la tête, le flandrin s’écarte pour ouvrir son sac, et il a déjà le stéthoscope aux oreilles quand il sort les assiettes, commence à les poser n’importe où, par terre, puis les remplit d’alcool qu’il enflamme aussitôt en se brûlant le bout des doigts. Il se plante au milieu de la pièce qui gagne dix degrés en quelques minutes. Il prend le temps de se défaire de sa veste, mais à peine s’approche-t-il du porte manteau que la grosse voix joyeuse du flandrin l’apostrophe: “Il est déjà presque sorti. ” C’est un garçon. Il aurait préféré une fille, mais bon. Je vous salue Marie, que votre volonté soit faite, sales boches, la vie est là, sales boches, le baptême dans une semaine, le patron devra lui donner un congé, mais le Jacquot a beau être chrétien, ce n’est pas certain, des embrouilles en perspective, pas sûr qu’on ait les sous pour payer les dragées, sales boches. Ah tiens, il crie drôlement fort, je ne me souvenais pas de ça pour le premier; quel cri ! Le flandrin a coupé le cordon, je ne l’ai même pas vu, tant pis. Ah oui, le sang partout, c’est vrai. J’avais oublié ça aussi, sales boches. Il risque un œil vers la mère, elle lui fait signe d’approcher et lui dit: « Préviens papa et maman; s’il le faut réveille-les, tu sais comment ils sont… réveille-les! » Elle ne lui demande pas s’il est content; pas le temps, pas l’envie peut-être. De son côté, il devrait rayonner… Il est éteint, étoile morte.

Il se rend à l’étage, chez ses beaux-parents: « C’est un garçon! – Vous l’appelez comment? – Je ne sais pas… » Le prénom flotte … La belle -mère: « Vous n’avez pas l’air content… – Si, si… c’est bon ! – Elle va bien? –  Elle va bien – Et le bébé? – Il va bien aussi » Il n’en sait rien. Il fait confiance à l’autre flandrin; il a raison, il n’a rien le bébé; rien de spécial, rien de remarquable.

Poésie

 

Il importe de redonner à nos contemporains l’envie de lire de la poésie. À cette fin, mon prochain recueil s’intitulera La vérité sur le salaire des cadres.

Eric Chevillard

Petit conte du musée (2)

 

Il a besoin de chair ; je suis au tableau sa raison d’être. Sans moi il ne serait rien et tout regard posé sur lui redonne vigueur à ses évidences éternellement peintes.

Je me demande si les tableaux n’ont pas davantage besoin de moi que moi d’eux. Quand je m’attarde avec ma vision oblique et mes bottes champêtres, je ne me rends pas compte qu’ils me prennent ma vie pour raviver leurs couleurs ; et ils le savent les bougres. Ce vampirisme leur vient de leur envie de vivre comme nous, ce qui est impossible, certes, mais tellement touchant, si bien que je me présente face à eux, ouvert, candide, frais, et surtout je reste très longtemps. 

Je leur donne ce que je peux, mais bon, entre eux ils sont si jaloux et avec ça tellement susceptibles. Mes choix ne sont pas tranchés, pour tout dire c’est un peu arbitraire, et le soir, quand j’ai vu mes Vermeer et mon Matisse, je regrette d’avoir laissé dans mon oubli les Van Eyck et les Titien. Je projette sur mon musée intérieur les tableaux que je n’ai pas vus, oh oui, vraiment la chevelure de la vierge me manque, je me languis de la courbe de Vénus.

Je leur explique en rêve qu’évidemment je ne peux pas les chérir tous à la fois, que ce jour-là j’étais en pleine lumière de printemps et que le peintre hollandais et notre heureux Matisse m’étaient alors indispensables pour éclairer mes sensations venues de la rue. Protestation des Rubens, haros des Picasso et autres Tiepolo ; certes, certes, mais je ne peux tout de même pas vous donner ma vie, toute ma vie, rien que ma vie. Si, si répondent-ils en chœur, et d’un ton autoritaire un Picasso ajoute enfin : qui es-tu toi que voilà à côté de nous, absolus chefs d’œuvres ?

Moi, je suis vivant, et vous êtes envieux : vos auteurs ont tout fait pour vous donner la vie, mais il vous manque la joie de manger, de chanter, de marcher et de boire… alors forcément vous en rajoutez dans le beau. Cessez de troubler ma vie nocturne ! Allez vous faire voir ailleurs ! Et je me retourne dans mon sommeil en soupirant contre ces vampires qui si nous n’y prenions garde, nous dévoreraient tout cru.

Scène isolée d’une pièce en attente de sujet

 

Le régisseur entre en scène d’un air menaçant avec le brigadier à la main.

 

Moi quand je suis spectateur et que je vois un acteur entrer en scène, je me demande toujours s’il ne va pas balancer une grenade dans le public… Ne vous marrez pas, c’est possible, si si… ça ne s’est jamais vu, mais supposez un acteur muet… oui, oui, c’est peu probable, mais bon j’ai dit: supposez, supposez… bon, ben, balancer une grenade pour un acteur muet ce serait pour lui la meilleure manière de s’exprimer. Oui, ben oui, quand il veut agir l’acteur muet, qu’est-ce qu’il peut faire d’autre? …

J’y pense, moi à votre place j’aurais la trouille, regardez ce machin (Il montre le brigadier), imaginez que je le balance… trois morts, facile ! Assommés ! … mais non, n’ayez crainte, le régisseur… oui, c’est moi le régisseur… eh bien je n’ai aucun intérêt à balancer ce truc là dans le public… il est malin le public, un coup pareil et il ne revient plus, c’est pas dans l’intérêt du régisseur, j’y perdrais mon métier, mon aura, mon salaire, ma belle-mère… et mes enfants qui attendent à la maison que je ramène les sous pour payer les casseroles, la vidange, le chauffage, les fronces des rideaux, la papinette  pour faire la vinaigrette et les petits beurres qui sentent si bon quand on les met dans le grille-pain, qu’est-ce qu’ils diraient les enfants, hein, je vous le demande, qu’est-ce qu’ils diraient ?

Non, non, n’ayez crainte, je ne le lancerai pas sur vous, quoique… c’est pas l’envie qui m’en manque. Vous n’avez jamais vécu ça vous, un jour ? Je veux dire, assommer d’un coup trois quatre de nos congénères… si, si, non, non, pas en vrai, mais dans la tête, c’est dans la tête qu’on vit les meilleurs moments et quoi de plus délicieux que d’assommer des gens dans son crâne, non…(oui ? y’a mieux…? Ah peut-être…) mais un bon coup de bâton de temps en temps au hasard, ça fait envie, moi je le dis, ça fait envie, on le sent là, au creux du foie, non, au creux de l’intestin grêle, près du pancréas, ça gratouille frivole, ça hésite là, ça bouge jusque dans la cabèche, sous le front dégarni, sous les vertèbres du crâne, partout. Partout ! Jusqu’aux orteils, ces extrémités les plus extrêmes qui touchent le sol et font de vous un homme… euh, une femme aussi… Et puis un éléphant… (un éléphant? Euh non, pas un éléphant !)

Oui, mais après je rentre du théâtre et à ma femme qui me demande: alors chéri, ça s’est bien passé cette soirée ? moi je lui réponds: pas mal, j’ai tué trois quatre spectateurs ; imaginez, ça lui ferait un choc à ma femme, hurlements, tremblements, trépignements et les petits se mettraient aussitôt à piauler, du genre: et qui c’est qui va payer les impôts, suppôt de Satan, qu’ils me diraient les petits, voilà papa qui est un assassin, pa-pa a-ssa-ssin ! Ils me montreraient du doigt dans la rue à leurs copains, pas peu fiers les mioches, j’aurais une aura de raté, la honte! La grosse honte d’enfer, ouh là là, j’ai eu chaud, si je l’avais fait!… Du calme, du calme !

Au fait j’y pense, ce truc là (Il montre le brigadier) ça s’appelle un cocon… euh non, que je suis bête, attendez, euh, c’est un bruit d’acier… non un bris d’acier, non (ah pauvre mémoire !)… un brigadier, oui, voilà, un brigadier, un brigadier… Un sacré truc le brigadier; toute la tradition du théâtre, les trois coups, oui, quand ça commence la pièce, on frappe trois coups, c’est comme un cœur qui bat… En fait je raconte n’importe quoi, c’est une erreur, les acteurs parlent toujours des trois coups, mais c’est qu’ils ne savent pas compter. Ce sont des littéraires, le comptage ils n’y connaissent rien. Avant que les trois coups retentissent y’a toute une suite de coups avant, comme avant que le boxeur soit KO, oui, y’a plein de coups avant, c’est beau comme des points de suspension, oui, c’est, je sais pas moi, pff… une dizaine de coups, oui, des fois que les spectateurs n’auraient pas compris que ça allait démarrer, ils sont tellement stupides les spectateurs, avant que ça commence ils s’amusent, ils oublient qu’ils sont au théâtre, ils jouent au poker, ils mangent du piment frais, ils se grattent la tête, ils pleurent, ils se mouchent dans de grands mouchoirs à carreaux rouges, ils rient, n’importe quoi les spectateurs, n’importe quoi. Heureusement qu’on est là pour relever le niveau, moi, le brigadier, les planches, les projecteurs, les acteurs, les parleurs, les haut parleurs, les radiateurs, l’auteur, les rideaux, les décors, la scène, la purge, le dramaturge, le thaumaturge, la saucisse, les coulisses, la catharsis, ça ça a de l’allure! C’est ça le théâtre ! Allez on commence !

(Il file en coulisses, frappe les coups, mais au troisième on entend un hurlement ).

Petit conte du musée

Que font donc les pauvres tableaux la nuit, quand tout est fermé ? La lumière qu’ils cherchent à capter – c’est le but de l’art – s’éteint au creux du musée gris. Ils doivent s’ennuyer. Un gardien dirige parfois sa lampe vers un Rembrandt, histoire de le rassurer, car ils sont exposés ces chefs d’œuvres et cèderaient bientôt à la fragilité qui frappa leurs créateurs puis, les imitant jusqu’au bout, pourraient bien vouloir mourir en se pendant par exemple aux cimaises. Aussi, pour qu’ils ne s’abandonnent pas au désespoir, embauche-t-on dans les musées des gardiens de nuit cultivés et bienveillants qui rendent leur foi aux plus petits Vermeer en les illuminant ne serait-ce qu’un instant au cœur de la ténèbre. Les voilà rassurés, ils passent une bonne nuit et lendemain peuvent parader, supporter les pires âneries ou admirer leurs patients admirateurs.

Dans la journée ils ne laissent rien paraître de leurs angoisses, ils sont bien trop fiers pour cela, et puis je crois qu’ils craignent que cet aveu de faiblesse n’entache leur beauté sans faille. Décidément, ils ont beau être des chefs d’œuvres, ils n’en ont pas moins leurs petits défauts et c’est en cela qu’ils nous sont proches.

Eduquer des enfants

Tout le mérite d’une bonne éducation nous revient, à nous parents, car nous ne pouvons puiser dans notre passé marécage aucun réflexe qui soit utilisable. Il nous faut inventer constamment, car chaque enfant est particulier et les livres trop généraux, et le passé personnel plus ou moins un jardin ravagé; je ne parle même pas des conseils qu’on peut entendre ici ou là… où le pire côtoie le meilleur, mais comment savoir distinguer?

Je redoute toujours les réflexes qui font régresser et reprendre les solutions d’autrefois, solutions qui n’en étaient pas puisqu’elles étaient seulement la conséquence de l’égoïsme des parents dénués d’empathie envers leurs enfants. Disant cela, je sais bien que ce n’était pas vrai de tous les parents et j’en ai connu de bons qui aimaient vraiment leurs enfants et ils me furent très utiles pour comprendre très tôt, a contrario, que j’étais moi-même dans un nid de guêpes et non dans une famille. Poursuivant ma rêverie, je m’aperçois que j’avais envers ces quelques rares bons parents une réticence terrible, car ils me montraient ce que j’aurais dû avoir et c’était un supplice de Tantale de les voir agir ainsi, passant la main dans les cheveux de tel ou tel ami en lui murmurant des mots d’affection vraie. La jalousie envers l’ami était alors incommensurable.

Je vois également que parlant de l’éducation – mais le mot ne convient pas, il faudrait parler de “l’attitude quotidienne des parents” – on fait constamment retour sur sa propre enfance, comme un élastique qui se tend puis revient en pleine figure. On ne peut s’empêcher d’y revenir irrésistiblement. Nous sommes cet enfant que nous élevons et la vérité, et l’élégance, et l’intelligence est de dire: non, justement, nous ne le sommes pas, ils ne sont pas nous, nous ne les élevons pas pour qu’ils soient nous et plus ils seront audacieux – alors que je suis si réservé – plus ce sera réussi. Plus ils seront ouverts aux autres, alors que je suis si farouche, plus je pourrai dire que je les ai élevés à l’autonomie la plus totale possible.

Symbolique au plus haut point est ce moment où ils font leurs premiers pas: nous les soutenons sous les bras, ils hésitent, ma voix se fait profonde, aimante, stimulante, encourageante; la voix dit: va, quitte moi, reste là mais quitte moi, imite moi mais ne m’imite pas, trouve ton pas, apprends ta propre allure, fais ta trace de pas, trace ton sillage cher petit voilier fier de vivre, ne redoute rien, je suis ton port d’attache, mais surtout n’oublie pas de faire le tour du monde. L’émotion est la même que celle qui fait nuage autour de notre métier de professeur. Nous les envoyons au devant avec un bagage que nous leur livrons avec prodigalité, sans en attendre un quelconque remerciement. Nous nous effaçons de toute notre âme, c’est là notre tâche; à la maison comme à l’école.

Ce n’est même pas un sacrifice, mais l’idée simple qu’un peu d’amour entièrement donné apporte au monde ce “plus” qui lui manquait. Ce faisant nous voilà rejetés dans la solitude et il est donc hautement utile d’en parler, d’échanger sur les attitudes concrètes que nous devons avoir envers ces êtres qui ne demandaient même pas à venir au monde et que nous avons lâchés dans la vie pourtant, fiers de nous ôter de leur passage pour les pousser loin de nous.

Nocturne

Nocturne pour piano en ut dièse mineur Op. posthume par Claudio Arrau
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Aucun doute, Chopin cherche l’écho du sol perdu. La nuit, il rêve qu’il effleure la terre de Pologne, et le jour ses doigts se résignent à toucher la note qui bravera la nuit, toujours il retourne vers le bel avant, qui évoque à la fois l’antérieur et la marche à venir, souriant de l’art fabuleux dont il s’est rendu maître. Car le temps devrait être son allié, mais il ne peut comme Bach dire que le présent est assuré d’un futur habité – il faut un Dieu pour être tout entier sur la note – , il ne peut non plus comme Beethoven mordre rageusement sur la seconde qui s’avance, c’est affaire de tempérament, alors il combat en sous-main le sens naturel du chant, il s’y dérobe, refuse d’approuver l’évidence d’un pas qui ne demande qu’à s’engager vers l’allant commun d’un cœur en hâte de s’affirmer.

Le liquide des notes dit que le nocturne coule au plein jour de nos vacations, c’est du passé composé pour soi seul, endroit virtuel visé dans les soupirs qui suivent l’inspiration perpétuelle. Les phalanges n’avancent jamais sur la voie toute tracée que suppose l’émeraude de l’œuvre, et j’ai l’impression qu’elles tombent de la fin pour aller vers l’aube, que la première note est toujours la dernière. Après le silence obligé qui précède le chant, le contact du doigt, que j’attends en bloquant mes poumons, libère une brûlure de givre doux, et le soulagement rusé vient aussitôt glacer contre sa volonté l’art mélodique traditionnel ; je veux dire qu’au lieu d’entrer au portique d’évidence où les deux mains frappent d’emblée pour fasciner les tympans en une hardiesse qui s’ingénie à se superposer au temps, il nous joue d’emblée la faiblesse du piano où chaque note une fois dite, et ce malgré la pédale, s’en va forcément diminuant, et la note est alors comme chaque vie, un éveil chanté qui se dilue doucement dans le souvenir de sa naissance : cette perte chantée, douceur forte, piano forte, est d’une rare fermeté, et la note est si sûre dans l’impuissance que je songe soudain que la main qui pousse la porte du silence étreint en fait un sable sec qui coule d’autant plus vite que la main serre plus fort.

Pourtant, je me dis que le défi lancé à la grosse machine du vivant, et que le piano figure dans la tension croisée des cordes, n’est pas, en cette nuit défaite d’étoiles, le seul moyen de dépasser la logique qui veut que la vie aille toujours vers sa fin. Elle peut être rejouée. Ce trop doux du toucher retenu est la pire violence que l’on puisse faire à la fuite du temps, c’est une charité sans motifs, le sourire d’un visage qui songerait soudain à s’abstraire du ravage des années. Quelque chose ici serre le cœur. C’est sans doute un trop plein de brutalité qui s’inverse en trop doux et pénètre d’autant plus profondément qu’on pourrait le chanter : cette première note ne demande qu’à se hisser vers nous pour relancer le souvenir et elle naît comme au premier jour où je l’entendis ; c’est qu’entre temps j’ai tant bougé, et elle, au contraire, figée aux cimaises de ma mémoire, sonne son grand glas triomphant, éveille un présent somptueux où le regret explose de fierté reconnue. Je croyais savoir, mais je redeviens premier auditeur d’un mystère modeste et fondamental. Je suis balayé. Ma vie m’est dérobée par une autre, je m’y noie avec volupté car je sens bien qu’elle n’est pas loin de la mienne, à deux doigts, mais quels doigts… et d’emblée je vois un homme surgir dans l’autre sens pour me serrer la main, le cœur surtout, et m’aider à survivre sur le fond vide d’un sol dérobé.

J’ai cru longtemps, comme tout le monde ou presque, que Chopin avait peur, à cause de l’alangui et du suspend perpétuel des appoggiatures qui refusent d’avouer qu’elles vont retrouver le temps fort de la note qu’elles décorent par avance, mais je sens au-delà du milieu de ma vie, qu’elles ne sont finalement qu’un autre moyen de dire non au monde qui exige le rythme, auquel chacun est sommé sans raison de se soumettre.

Le dit de Chopin est refus d’amollissement ; or, s’il veut bien nous concéder un chant qui tienne face au vent, c’est aussi une moquerie de sa facilité qu’il brouille vite de mille zébrures rageuses, comme si la part jetée nerveusement au chien de la corbeille revenait violemment s’imposer juste après le Lied qui m’avait mis au bord de l’oubli de moi – le Lied, ce Styx d’où jaillirent Mozart et Schubert. Prodromes d’orages, les appoggiatures nous avaient prévenu que la rage surviendrait, mais on avait été naïvement au chant, comme on se gave de sucre. Et ces brusques déflagrations nous avertissent qu’on ne revient pas en arrière pour le seul amour bleu de la mélancolie. C’est la terre toute entière qui tourne dans l’autre sens, la nuit revient, Chopin la rappelle, et les deux crépuscules, sépulcre du soir et aurore carmin, se percutent sous le séisme embrasé des deux mains, les soleils s’entendent pour s’effacer devant la nuit intérieure qui ne cesse de s’accroître dans l’aveugle sursaut des triples croches.

À défaut de faire remonter la terre de Pologne, c’est toute l’orbe qu’il secoue dans la machine tendue ; des sons monte alors la crise présente, et l’on pourrait songer aux appels du destin à la manière de Beethoven, s’il n’y avait au contraire un abolissement du silence, une envie de désespérer longtemps, un crève-cœur sans horizon, une noire affaire de vouloir mourir que l’homme de la cinquième ne connut jamais.

Chopin n’est pas parmi nous ; il nous aide parce qu’il vient de l’autre bord, il nous tend la main depuis la nuit des temps tandis que nous allons au cru du jour, croyance fade, là où le présent suit le présent, et il nous conte qu’il y eut un passé simple qui fit de nous des rêves ambulants, nous fûmes debout longtemps à l’ombre des grands ormes et nous vécûmes alors une éternité fastueuse qui s’élargit à toute la destinée humaine ; nous crûmes que la Pologne était le monde, que le pas du père était plus fort que la guerre et les bras de maman le doux rythme des herbes, des fleuves et des nuages.

Une fois ces évidences perdues, chacun s’arrangea, mais Chopin s’enfuit puisqu’il n’était plus Frédéric, il choisit l’au-delà de la vie pour unique source et c’est de là qu’il composa, qu’il nous envoya le compte rendu de ses errances nocturnes et du pas retrouvé.

Puis il n’est plus revenu, nous laissant en souvenir cette empreinte, écharpe d’un noir éblouissant, presque bleue à force d’avoir été trempée au grand fluide de la nuit.

L’été

Participe passé d’être, l’été avertit qu’il laisse derrière lui une soie adolescente, de tendres éclosions verticales à foison sur la terre où nous avons marché ce premier temps, printemps où tout croit, foi et croissance, espérance et loi. L’été est l’âge adulte, les blés y sont certes encore hésitants et les fenaisons démarrent, mais le printemps aux aubes vives ornées de nuées où le bleu garde en réserve parfois, même en mai, une blancheur glacée de décembre, ce printemps est bien mort, les fleurs en sont l’image, elles s’inclinent, quelques-unes s’éteignent ou se perdent aux fougères rouges des sous-bois grandissant ; il n’est qu’à voir aux orées les fouillis des mûriers et le pas incertain de l’errant qui, visant le cœur du massif, doit faire mille tentatives pour trouver le sentier de l’ombre bourdonnante. Livres couchés aux mille pages, les céréales s’attardent au vert pour appeler les coquelicots à venir aviver la tranche des champs vaguement mouvants. Le rouge vif danse. Il s’arrange naturellement pour faire bouffer les fossés déjà secs et ouvre sur les milliers de brins de blé en gésine des éclats exaltés que les houles grises tempèrent habilement d’un violet très sombre. Le ciel a pris ses quartiers d’été du côté du bleu franc et vient rehausser de son velours un peu clair le vaste miroir terrestre où les pains déjà dorent lentement aux menus épis clos.

L’été est aussi aux tympans. Le soleil s’arrête (sol stat, solstice) mais bizarrement si l’on prête l’oreille une fable cède à nos instances. L’axe de la terre craque. Oh bien sûr il faut être horloger ou musicien pour percevoir cette brisure de notre axe, mais elle s’enclenche comme une porte sur une autre demeure – et pourtant la même – où nous ne restons pas enfermés car le jour sans fin nous attire dans le lacis de ses heures nombreuses au cœur desquelles nous n’avons pas soif de dormir, d’autant que la terreur est grande d’entendre cette infime rupture décisive qui fait repartir le globe dans l’autre oblique ; en témoigne la touchante institution de la fête de la musique dont le but inconscient est de couvrir le craquement astronomique, serein et glaçant. La technologie fait vibrer les cordes à l’intérieur de nos poumons en alerte, tandis que les haut-parleurs jettent leurs diatribes contradictoires vers les pavés où les pieds se tordent à l’envi. Cette fête est aux citadins le relai auditif des feux de la Saint-Jean qui inondaient les ciels durant l’espace bref séparant le couchant du levant afin qu’une fois l’an la lumière l’emporte sur la nuit.

L’électronique vibratoire a remplacé les feux du village qui eux-mêmes étaient fils d’anciens cultes et pratiques, mais rien n’est plus émouvant que ce passage en force de la lumière-musique entre deux jours successifs. Victoire sur l’effroi, car désormais le temps du jour est au déclin.

Approche d’une langue étrangère (traduction, apprentissage)

On s’aperçoit (désespérément disent les coincés) qu’une langue est tout simplement intraduisible. Or, nous, spécialistes de langue étrangère, nous savons qu’une langue est traduisible ; que c’est sur cette prétendue impossibilité même que nous bâtissons notre vision du monde.  L’apparente impossibilité de traduire est ce qui rend magnifique la traduction ; il est normal en effet que l’Autre ne soit pas Moi. C’est ma chance d’en apprendre davantage que si j’étais resté coincé dans les évidences supposées de ma langue propre. La peur est ici: “le différent n’est pas mon évidence et donc rien n’est évident”: voilà qui peut paraître terriblement angoissant, c’est ce qui fait la difficulté pour certains, difficulté purement psychique, d’apprendre une langue étrangère: ils en sont restés à maman, à la langue maternelle, à cette évidence que maman et moi c’est une fusion unique que l’on ne peut séparer, sinon alors je perds tout repère, je suis perdu dans le monde où tous bientôt vont apparaître comme étrangers. Inversement, celui qui n’a aucune difficulté d’apprentissage d’une autre langue, celui-là peut affirmer qu’il est passé à l’âge adulte, puisqu’il admet qu’une table n’est pas une table, un piano un piano, en bref qu’il a accepté avec beaucoup de grâce la séparation du signifiant et du signifié (avantage supplémentaire: il sera d’autant plus souple dans sa propre langue maternelle qu’il aura accepté avec volupté de se plonger dans le fleuve de l’Autre, car je ne me connais bien que si je baigne dans l’altérité, c’est mon miroir).

On en revient toujours à cette absurdité de cour de récréation d’école primaire (et même plus tard) que l’Autre est insupportable dans sa différence. Si j’accepte la langue étrangère, alors l’Autre, l’étrangeté de l’Autre, va devenir non seulement supportable, mais permettra de relativiser avec la plus grande sagesse ma propre évidence d’être au monde. Je dois admettre que je ne suis pas le centre du monde et que l’Autre a tout autant que moi le droit d’être au monde, comme je le suis. Ainsi l’apprentissage d’une langue étrangère n’est pas comme on le croit le plus souvent la possibilité d’entrer en contact avec l’Autre (cela vient après, comme récompense), elle est d’abord un immense travail de fond sur ma propre personne qui se doit d’admettre que “ma propre personne est relative”. Apprendre une langue étrangère est un exercice de modestie, contrairement à l’apprentissage de la langue maternelle qui fut pour l’enfant sa possibilité de conquête première du monde et des relations à l’entourage immédiat. Ceux qui résistent à l’apprentissage d’une langue étrangère, projettent leurs efforts pour comprendre et échanger avec leurs parents (qui fut un moment crucial de leur développement et fit d’eux des êtres humains) sur cet autre pas qui consiste à aller vers le monde, vers le tout Autre qu’est une langue étrangère. En bref, la langue maternelle ME fonde, et la langue étrangère fonde mon acceptation de l’Autre et inaugure mon premier pas vers les autres ; éthiquement, politiquement, ce second effort pour aller vers l’Autre est à la base de ce que l’on appelle la démocratie, seul système où l’autre est reconnu à la même valeur que moi-même.

On sait bien malgré tout que ma vision du monde n’est pas celle du voisin puisque ses yeux, l’intérieur de sa tête ne sont pas les miens. Chacun a sa vision des choses, il en a le droit, il en a le devoir même s’il veut être libre. Mais on voit bien que l’apprentissage d’une langue étrangère dérange cette belle ordonnance où les mots et les choses coïncidaient (c’est au passé puisque c’était le temps de la petite enfance) ; comme professeurs de langue nous pratiquons un déchirement terrible à l’intérieur de la psyché des enfants qui deviennent adultes. Nous devons le faire avec douceur puisqu’on en décrypte aisément la violence cachée: non, tu n’es pas le centre du monde, non, tu devras cohabiter avec d’autres qui auront autant que toi le droit d’être à leur guise; l’immense intérêt de notre métier est alors de prouver que non seulement cette violence est nécessaire, mais qu’en plus elle est enrichissante, exaltante, qu’elle travaille au plus profond de notre intimité primitive pour en faire une psyché socialement ouverte.

 

Il découle de tout cela une attitude simple pour nous qui prétendons être professeurs de langue: le respect. Ne jamais parler de “faute” mais d'”erreur”… ne pas rire, ne pas sourire: qui aurait l’idée de se moquer d’un enfant qui trébuche dans ses premiers pas? Ouvrir au maximum sur eux-mêmes le discours, puis plus tard sur les réalités du pays de la langue d’origine… Ne pas punir, ne pas mettre de notes désastreuses, ne pas confondre cette matière avec les autres… c’est une matière dangereuse et pleinement instructive, directement applicable à la réalité du pays de la langue (les autres matières n’appuient pas aussi profondément dans l’être que celle-ci).

Un poème d’Alban Nikolai Herbst ( 1 )

Bin gestanden, Frau

morgens am Grab deines Trakls
ach wie es mich dann am Abend
beschämt

(sehr viel Schnne war aufgewölbt
blendend
starr die jähe Nordwand)

ihm kein
Steinchchen dagelassen zu haben
von dir auf seinen Namen gelegt

(Diese Geste allein läβt ihn die Toten empfangen
den Kuβ :
zitternd ihre Lippen der kleinen Last dargeboten)

– vergessen, unfaβbar, hatte ich dich
als hätte e r, hätte T r a k l, nicht d e i n e r
gedacht

solch ein Vorbei ist der Schnee gewesen

[Dem nahsten Orient. 4.]

Je fis halte, ma dame

ce matin à la tombe de ton Trakl
ah comme vers le soir je me sens
désolé

(tant de neige était amoncelée
aveuglante
l’abrupte paroi nord dévalait)

de ne lui
avoir pas laissé là quelque pierre
déposée de ta part sur son nom

(Car ce geste est offrande à nos morts
un baiser:
léger lest offert à leurs lèvres tremblantes)

– je t’avais, impensable, oubliée
comme si l u i, comme si T r a k l, avait sur t o i
fait silence

négligence à l’image de la neige

[Très proche Orient.4.]