Nocturne

Nocturne pour piano en ut dièse mineur Op. posthume par Claudio Arrau
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Aucun doute, Chopin cherche l’écho du sol perdu. La nuit, il rêve qu’il effleure la terre de Pologne, et le jour ses doigts se résignent à toucher la note qui bravera la nuit, toujours il retourne vers le bel avant, qui évoque à la fois l’antérieur et la marche à venir, souriant de l’art fabuleux dont il s’est rendu maître. Car le temps devrait être son allié, mais il ne peut comme Bach dire que le présent est assuré d’un futur habité – il faut un Dieu pour être tout entier sur la note – , il ne peut non plus comme Beethoven mordre rageusement sur la seconde qui s’avance, c’est affaire de tempérament, alors il combat en sous-main le sens naturel du chant, il s’y dérobe, refuse d’approuver l’évidence d’un pas qui ne demande qu’à s’engager vers l’allant commun d’un cœur en hâte de s’affirmer.

Le liquide des notes dit que le nocturne coule au plein jour de nos vacations, c’est du passé composé pour soi seul, endroit virtuel visé dans les soupirs qui suivent l’inspiration perpétuelle. Les phalanges n’avancent jamais sur la voie toute tracée que suppose l’émeraude de l’œuvre, et j’ai l’impression qu’elles tombent de la fin pour aller vers l’aube, que la première note est toujours la dernière. Après le silence obligé qui précède le chant, le contact du doigt, que j’attends en bloquant mes poumons, libère une brûlure de givre doux, et le soulagement rusé vient aussitôt glacer contre sa volonté l’art mélodique traditionnel ; je veux dire qu’au lieu d’entrer au portique d’évidence où les deux mains frappent d’emblée pour fasciner les tympans en une hardiesse qui s’ingénie à se superposer au temps, il nous joue d’emblée la faiblesse du piano où chaque note une fois dite, et ce malgré la pédale, s’en va forcément diminuant, et la note est alors comme chaque vie, un éveil chanté qui se dilue doucement dans le souvenir de sa naissance : cette perte chantée, douceur forte, piano forte, est d’une rare fermeté, et la note est si sûre dans l’impuissance que je songe soudain que la main qui pousse la porte du silence étreint en fait un sable sec qui coule d’autant plus vite que la main serre plus fort.

Pourtant, je me dis que le défi lancé à la grosse machine du vivant, et que le piano figure dans la tension croisée des cordes, n’est pas, en cette nuit défaite d’étoiles, le seul moyen de dépasser la logique qui veut que la vie aille toujours vers sa fin. Elle peut être rejouée. Ce trop doux du toucher retenu est la pire violence que l’on puisse faire à la fuite du temps, c’est une charité sans motifs, le sourire d’un visage qui songerait soudain à s’abstraire du ravage des années. Quelque chose ici serre le cœur. C’est sans doute un trop plein de brutalité qui s’inverse en trop doux et pénètre d’autant plus profondément qu’on pourrait le chanter : cette première note ne demande qu’à se hisser vers nous pour relancer le souvenir et elle naît comme au premier jour où je l’entendis ; c’est qu’entre temps j’ai tant bougé, et elle, au contraire, figée aux cimaises de ma mémoire, sonne son grand glas triomphant, éveille un présent somptueux où le regret explose de fierté reconnue. Je croyais savoir, mais je redeviens premier auditeur d’un mystère modeste et fondamental. Je suis balayé. Ma vie m’est dérobée par une autre, je m’y noie avec volupté car je sens bien qu’elle n’est pas loin de la mienne, à deux doigts, mais quels doigts… et d’emblée je vois un homme surgir dans l’autre sens pour me serrer la main, le cœur surtout, et m’aider à survivre sur le fond vide d’un sol dérobé.

J’ai cru longtemps, comme tout le monde ou presque, que Chopin avait peur, à cause de l’alangui et du suspend perpétuel des appoggiatures qui refusent d’avouer qu’elles vont retrouver le temps fort de la note qu’elles décorent par avance, mais je sens au-delà du milieu de ma vie, qu’elles ne sont finalement qu’un autre moyen de dire non au monde qui exige le rythme, auquel chacun est sommé sans raison de se soumettre.

Le dit de Chopin est refus d’amollissement ; or, s’il veut bien nous concéder un chant qui tienne face au vent, c’est aussi une moquerie de sa facilité qu’il brouille vite de mille zébrures rageuses, comme si la part jetée nerveusement au chien de la corbeille revenait violemment s’imposer juste après le Lied qui m’avait mis au bord de l’oubli de moi – le Lied, ce Styx d’où jaillirent Mozart et Schubert. Prodromes d’orages, les appoggiatures nous avaient prévenu que la rage surviendrait, mais on avait été naïvement au chant, comme on se gave de sucre. Et ces brusques déflagrations nous avertissent qu’on ne revient pas en arrière pour le seul amour bleu de la mélancolie. C’est la terre toute entière qui tourne dans l’autre sens, la nuit revient, Chopin la rappelle, et les deux crépuscules, sépulcre du soir et aurore carmin, se percutent sous le séisme embrasé des deux mains, les soleils s’entendent pour s’effacer devant la nuit intérieure qui ne cesse de s’accroître dans l’aveugle sursaut des triples croches.

À défaut de faire remonter la terre de Pologne, c’est toute l’orbe qu’il secoue dans la machine tendue ; des sons monte alors la crise présente, et l’on pourrait songer aux appels du destin à la manière de Beethoven, s’il n’y avait au contraire un abolissement du silence, une envie de désespérer longtemps, un crève-cœur sans horizon, une noire affaire de vouloir mourir que l’homme de la cinquième ne connut jamais.

Chopin n’est pas parmi nous ; il nous aide parce qu’il vient de l’autre bord, il nous tend la main depuis la nuit des temps tandis que nous allons au cru du jour, croyance fade, là où le présent suit le présent, et il nous conte qu’il y eut un passé simple qui fit de nous des rêves ambulants, nous fûmes debout longtemps à l’ombre des grands ormes et nous vécûmes alors une éternité fastueuse qui s’élargit à toute la destinée humaine ; nous crûmes que la Pologne était le monde, que le pas du père était plus fort que la guerre et les bras de maman le doux rythme des herbes, des fleuves et des nuages.

Une fois ces évidences perdues, chacun s’arrangea, mais Chopin s’enfuit puisqu’il n’était plus Frédéric, il choisit l’au-delà de la vie pour unique source et c’est de là qu’il composa, qu’il nous envoya le compte rendu de ses errances nocturnes et du pas retrouvé.

Puis il n’est plus revenu, nous laissant en souvenir cette empreinte, écharpe d’un noir éblouissant, presque bleue à force d’avoir été trempée au grand fluide de la nuit.