Japon: crainte et tremblement

Ma chère fille,

 

Nous t’avons déposée à Roissy il y a huit jours. Tu prenais l’avion pour Tokyo. Nous étions innocents souviens-toi, je te disais à quel point ce voyage était initiatique puisqu’il allait te faire découvrir la solitude de l’âge adulte ; ton séjour d’un an au Japon, il y a deux ans, était très encadré, avec étudiants de tous les pays du monde, alors que celui-ci devait clore tes études de cinq années, seule, avec ton sujet choisi, enfin un paysage magnifique s’ouvrait à toi, tu allais pouvoir t’affirmer comme personne au monde. J’étais heureux, nous étions heureux pour toi, je peux te le dire, malgré la tristesse qui sépare les parents d’une enfant de 23 ans qu’on aime et qu’on choie, et qu’on adore en secret parce qu’il ne fait pas bon charger trop la barque de la psyché.

Nous t’avons éduquée dans un monde sûr : tel objet avait bien sa place ici et pas ailleurs, il n’était pas possible de changer l’endroit de la maison, la vie avait un sens et un seul, aucun être au monde ne pouvait faire dévier la droite voie que nous avions avec tes frère et sœur organisée autour de toi. Il n’était aucune insécurité que nous n’ayons prévue, la vie avait des reflets de vagues qui reviennent avec une régularité délicieuse de métronome. Tu vois, nous étions confiants en t’abandonnant aux élégantes machines mécaniques qui, imitant les oiseaux, franchissent avec ironie et mélancolie (presque) les abysses glacés de ces hauteurs béantes. Nous nous disions qu’une famille japonaise t’attendait à Osaka, qu’au fond ton séjour à Tokyo devait être un intermède passionnant, oui, la ville des rêves, l’ultra ville où la vie postmoderne s’incarne plus qu’aux USA (que tu connais très bien) parce que justement c’est de l’autre côté du Pacifique et qu’on dirait que le Japon s’ingénie alors à en rajouter dans l’exposition de notre condition. Enfin nous étions tristes mais ravis, évidemment, qui ne le serait ? Nous avions déposé candidement à l’intérieur de toi des vérités sur la stabilité du monde, sur le sens de la vérité, et je me souviens même d’avoir insisté sur le projet cartésien de l’homme qui va se rendre maître et possesseur de la nature. Je te disais alors avec une conviction non feinte que l’homme était parvenu à poser sa grosse patte sur la nature et que rien, vraiment rien, ne pouvait jamais nous faire revenir en arrière. Seule la guerre, avec son cortège obligatoire de barbarie, pour nous ridicule, aurait pu nous faire changer d’avis.

Et puis voilà, tout bascule. La vie naturelle vient mettre son veto, ta vie devient un destin exposé au pire et je le sens bien à travers tes propos et ton deuil, ta juste rancœur que je comprends. Tu es à Osaka. C’est-à-dire au sud, loin de tout danger évident. Tu as dû abandonner ton amie qui t’avait offert un logement provisoire là-bas, à Tokyo. Tu t’es sentie lâche. Je le sais. Tu as eu un sentiment d’abandon de ceux qui estiment ta personne, tu as dû prendre le chemin du recul ; je te sais énergique et déterminée et je partage ta désolation.

Mais voilà, le monde tranquille que nous te promettions, hors tremblements, s’est métamorphosé en un enfer très réel qui vient bousculer toutes tes certitudes. Et les Japonais, si calmes, si pleins de sang-froid, te sont un modèle de comportement ; regarde-les bien, ils sont tellement utiles pour assumer justement ce que tu cherches : le calme intérieur malgré les dangers. Tu vas devoir rentrer, les autorités françaises t’y obligent. C’est bien. Tant mieux. Pour toi j’entends. Mais n’oublie jamais ce que tu as vécu à Tokyo, ce tremblement qui est une métaphore de la vie incertaine qui nous est allouée. Ces deux minutes d’un monde en mutation féroce te seront un exemple de la vie qui ne tient tout compte fait qu’à un fil très étroit, fragile, exposé, et où il convient de préserver ce sang qui nous bat au cœur, ce presque rien que nous sommes, ma chère fille. Voilà ce que nous sommes, j’en suis persuadé. Mes mots se perdent dans un murmure troublant, je le sais aussi.

Et pourtant, tes amis du Japon, eux, sont au péril. Toi, tu vas rentrer, tu vas revenir, les autorités de notre pays l’exigent. On ne peut leur en vouloir. Mais tu voudrais tant rester. Ne t’en fais pas, tu y retourneras. Tu n’as pas peur. Je t’encourage à y retourner, toi qui est si française, ils auront besoin de toi et tu sens bien que tu pourras leur être un jour prochain d’une quelconque utilité, quoi que tu fasses. Tu as bien fait de choisir cette culture étonnamment différente de la nôtre, car seul le différent peut nous ouvrir à notre propre identité. Tu sauras désormais qui tu es. Admets le mouvement de l’avion qui te ramène au pays, c’est un moment tragique, une suspension du temps. Reviens, puis repars là-bas le plus vite possible, dans ta seconde patrie, dans quelques temps. Nous sommes avec toi. Tout notre amour t’accompagne.

Une petite pièce sur le chômage: à propos de “L’anomalie”

Le texte que j’ai mis sur ce blog ces derniers jours a été joué il y a environ quinze ans ; j’étais alors un auteur débutant… il n’est pas sûr que depuis j’aie fait quelque progrès, mais je me souviens nettement que lors de l’écriture je songeais : il faudrait que cette pièce un jour soit démodée, cela voudrait dire que cette tragédie a disparu. La relisant, je me suis aperçu qu’au prix de modifications infimes elle pouvait encore être lue, voire jouée… elle n’avait hélas rien perdu de son actualité.

Elle n’a connu qu’une seule représentation ! Elle servait à introduire une journée anniversaire d’une petite association qui se chargeait de replacer les chômeurs dans la vie active en leur faisant faire des petits boulots. Il m’arrive parfois de recroiser les commanditaires de cette pièce et à chaque fois ils me tapent sur l’épaule. C’est un de mes plus gratifiants souvenirs de théâtre, même si d’autres pièces plus longues et qui ont connu davantage de représentations sont venues naturellement par la suite.

Le rôle de « L’homme » fut alors assuré par un acteur qui était également un travailleur manuel (Fernand Mendes, actuellement à l’hôpital, je te salue ! ), et il montrait au public ses larges battoires ; il défendit ce texte avec une verdeur et une crudité dont je perçois encore les accents violents et angoissés ; il se tenait au milieu du public, en bleu de travail et j’ai douté un moment que l’on avait affaire à un acteur ; tout sortait de son corps de façon tellement naturelle que je me suis interrogé ensuite longtemps sur la nécessité de faire autre chose que ce type de théâtre. Ainsi cette pièce a-t-elle été déterminante pour les nombreux textes que j’ai produits ensuite. J’ai eu la chance énorme d’être joué par des amatrices ou des amateurs, parfois semi professionnels, mais presque jamais par des acteurs de métier. Leur candeur convaincante m’a énormément stimulé et dans les dernières années, les rencontrer d’abord fut une nécessité ; ainsi avons-nous pu jouer la fameuse pièce sur les femmes battues qui, sans les témoignages des actrices, aurait été inconcevable.

L’ensemble est pensé comme un conte naïf revendiqué comme tel. La vingtaine de pièces qui a suivi et les nombreux monologues ne fonctionnent pas autrement. J’ai beaucoup lu de théâtre de toutes les époques et de bien des pays, mais j’avoue oublier tout cela lorsque je me mets au travail. Je ne vois que la scène vide, j’attends, une image vient, puis les actrices et les acteurs futurs s’avancent vers moi en me sollicitant. C’est un théâtre naïf, je l’ai dit, mais c’est un rêve surtout qui fait s’articuler l’ensemble. J’entends des voix et je les retranscris, voilà tout.

J’envisage évidemment d’écrire un jour une pièce sur Jeanne d’Arc…

Une pièce sur le chômage : L’anomalie

L’homme :    Regardez-moi ! Normal, hein ? Je suis normal. Ni jeune, ni vieux. Une tête, un corps, des bras, des jambes. Enfin tout, quoi. Tout ce qu’il faut pour faire un homme. Ni courageux, ni lâche. Pas très intelligent, pas trop con non plus, le gars normal. Je suis le type qui va boire un coup avec les copains, qui se fait engueuler par sa femme ; enfin, le type banal. Je regarde le tour de France et les séries américaines. Je suis le citoyen moyen, le bougre qui vote à gauche, qui grogne contre les patrons, en bref le Français bien de chez nous.
Mais c’est drôle, vous allez me dire : qu’est-ce qu’il a ce type, s’il est tellement normal, à venir se planter là devant nous, pour le dire comme ça, tout à trac, bêtement ? Il veut dire quoi ?
La voix :    Vous noterez, cher public, que ses sourcils sont ombrageux, que ses épaules commencent à s’affaisser…
L’homme :     S’affaisser ? Si tu continues tu vas l’avoir, ta fessée, vieille toupie !
La voix:     Non, je ne voulais pas dire du mal de toi, mais regardez, il y a quantité de petits détails qui ne vont pas. Regardez, les mains surtout, les mains tremblantes et inactives, et les plis amers qui se forment au coin de la bouche. Il lui est arrivé quelque chose, mais quoi ?
L’homme:     Vous ne devinez pas ?
La voix:     Non, tu vois, ils ne voient rien.
L’homme:     Ça te va bien de dire ça, toi, la vieille taupe. C’est normal qu’ils ne voient rien. C’est un truc qu’on cache, une anomalie féroce, l’anomalie qui fait de l’homme un animal.
La voix:     Dis-leur, tu vois bien qu’ils ne voient pas !
L’homme:     Non, pas tout de suite, vieille toupie, pas tout de suite. L’histoire, d’abord, l’histoire, mon histoire !
Allons z’ y ! J’ai eu un manque dès ma naissance, un manque terrible ! Non, non, n’allez pas imaginer un deuil quelconque, un truc tragique du genre mort de la mère ou du père, un truc fatal… Non, non ! Simplement, je suis né dans un milieu humble, des gens simples, des vrais pauvres de pauvres. Et quand j’ai grandi, vite, il a fallu que je travaille. Oui, mais quel travail bon dieu, quel travail ? En fait, ça s’est réglé tout seul. Mon père était ouvrier, je suis devenu ouvrier ; et c’est comme ça que j’ai tiré le gros lot du malheur sans jamais avoir pris de billet.
Oh, oui, je sais, on cite toujours l’exemple du type qui est né dans un milieu ouvrier et qui a fini à Polytechnique, ou premier ministre. Mais si on le dit tout le temps, c’est parce que c’est exceptionnel. Sinon, on n’en parlerait pas. Mais un fils d’ouvrier, bon dieu, ça devient ouvrier, le reste, c’est du rêve pour les imbéciles, de l’eau de rose qui coule de la bouche des journaleux et des politicards. La vraie loi de la vie, c’est le pharmacien qui engendre le pharmacien, le médecin le médecin, l’avocat l’avocat, et donc, donc forcément, l’ouvrière met au monde des enfants qui vont à l’usine. La loi de nature vous dis-je, et le premier qui me dit le contraire je lui casse la figure, car c’est humiliant à la fin de présenter ce déterminisme social comme autre chose qu’une évidence ! Le fils d’ouvrier à Polytechnique, ça se produit peut-être, mais c’est une curiosité, rien de plus, et puis vous noterez que le contraire n’existe pas. Le fils de polytechnicien qui va à l’usine, je ne l’ai jamais rencontré. Ni le fils de médecin ou de pharmacien.
La voix:     Mais alors, c’est quoi l’anomalie féroce qui fait de l’homme un animal ? Dis-le !
L’homme:     Attends ! Tu brûles les étapes. Pour une fois qu’on m’écoute, j’aimerais bien prendre mon temps. J’en profite ; alors, ma vieille taupe ne pose pas de questions, pose tes bagages et laisse-moi parler !
Je reprends. Tu vois, l’humiliation, ce sont ces exemples rarissimes et ridicules du fils d’ouvrier qui devient une tête, un chef ! C’est des conneries. Parce que si c’est vrai, moi je passe pour un crétin de première classe et ça tu vois, je ne le supporte pas. J’ai déjà bien assez des humiliations qu’entraîne mon anomalie ! Je ne suis pas plus bête qu’un autre, mais le manque est là déjà, à la naissance, point final ! Pas de pot ! Je suis le fils à « pas de chance », c’est tout !
La voix:     Mais dis-le, ce qui ne va pas, l’anomalie et tout ça !
L’homme:     Écoute, je ne sais pas si c’est bien nécessaire. Les spectateurs ont déjà compris. N’est-ce pas que vous avez déjà compris ? Je lis dans vos regards effrayés que vous découvrez peu à peu le manque, celui qu’on ne veut pas voir et qui existe à des millions d’exemplaires. Vous avez peur, hein ?
Eh oui, je suis le type qui, comme des millions d’autres, cache sa honte entre cuisine et chambre à coucher. Lever, manger, dormir, rien ne se passe que le temps infini de l’attente, le gâchis des jours, la perte totale, l’absence de l’essentiel ! Voyez mes mains blanches qui furent autrefois calleuses.
Ah, ah, vous avez une trouille bleue de me voir, maintenant, moi le gars tout à l’heure normal, voilà que je deviens ce que vous redoutez le plus. Je suis celui que vous ne voulez pas être, c’est pour ça que l’angoisse vous saisit. Vous aimeriez que je me taise, que je me taille, que je me tire une balle. Mais non, je suis vivant, et puisque pour une fois j’ai la parole, je la garde.
Regardez, un beau gars costaud…
La voix:     Eh, tu n’a pas les chevilles qui enflent ?
L’homme:     Non, je persiste et signe, et arrête de m’interrompre, vieille taupe, je suis un beau gars costaud, donc, qui ne demande rien d’autre que ce que les journaleux appellent « la reconnaissance sociale ». Ah, il y en aurait long à dire sur cette fameuse « reconnaissance sociale » ! Ils disent ça les journaleux et les politicards et ils croient qu’ils ont tout dit ! (Silence).
Bon, c’est ça, allez, je le dis, surtout que vous avez deviné, je le lis dans votre gêne, dans vos regards éperdus : oui, oui, oui, je suis chômeur ! Chômeur, chômeur, chômeur !
C’est ça l’anomalie féroce qui fait de l’homme un animal ! La honte de notre temps.
Vous permettez ? (Il roule une cigarette) C’est vraiment marrant, les bonnes âmes, les curés laïcs en col blanc et en cravates voyantes viennent me dire, sur un ton patelin à vomir, qu’il ne faut pas fumer à cause du cancer des poumons, qu’il ne faut pas boire à cause de la cirrhose du foie. Eh, mais Dupont, Durand, Ducon, si tu m’enlèves ça, qu’est-ce qui va me rester ? Mais que veux-tu que je fasse toute la sainte journée, tout le maudit jour, si je n’ai pas le droit de boire et de fumer ? Hein, dis-le, allez, dis-le ?
La voix:     Mais tu n’as pas quelque chose que tu aimes bien faire, je ne sais pas moi, un loisir ?
L’homme:     Ah, ah ! Le loisir, le loisir ! Ah quel mot ma vieille taupe ! Mais je n’ai que ça du « loisir » ! Tiens, je te raconte !
Je me lève le matin dans mon appartement de 30 m carrés de la petite ville perdue dans les brumes, et je me fais un café noir, noir comme mes jours, et sans sucre. Ah oui, j’ai abandonné le sucre. Oh, pas pour des raisons de santé, tu t’en doutes, non, c’est depuis que la fonderie a fermé, depuis que je suis au chômage. C’était trop doux, le sucre ; je préfère l’amertume au petit déjeuner, ça ne ment pas, tu comprends. Pas d’illusions. Avec un sucre, ce serait terrible. Ensuite, je vais boire un café au bistrot d’en bas, un deuxième donc, toujours sans sucre, mais cette fois avec le journal. Je me régale des horreurs du jour et mes mains sont vite noires ; à cause de l’encre du journal ; je m’y frotte les mains, exprès ; oui, ça me rappelle le boulot, les mains noires. Des fois, je passe ma main sur mes joues  et ça fait des traînées, comme j’en avais tous les jours à la fonderie. Avec les larmes, ça coule tout seul, un vrai bonheur !
Et puis je remonte quatre à quatre, vidé, et j’attends midi en roulant des cigarettes. La marquise (c’est comme ça que j’appelle ma femme – au chômage elle aussi – ), la marquise donc, ouvre une boîte. On mâchonne, on boit du onze degrés, on fait la sieste et on se tue à la bière jusqu’au soir ! Télé pour s’enfoncer dans l’oubli, et la nuit, on flotte en faisant semblant de dormir. Ça fait peur non ?
La voix:     Mais à part la fonderie, quand tu ne travaillais pas, tu avais bien des loisirs ?
L’homme:     La pêche, le jardin, les copains, le bricolage.
La voix:     Et les copains, alors ?
L’homme:     Ah, oui, tout à l’heure j’ai dit que j’allais au bistrot avec les copains… mais, braves gens, vieille taupe, vous avez compris que je mentais. Dès que j’ai perdu mon boulot, plus de copains. Ils étaient partis, ou ceux qui sont restés changeaient de trottoir. Ils avaient peur d’attraper le chômage, cette peste noire de notre temps. C’est normal, je ne leur en veux pas ; ils croient que c’est contagieux. C’est tout l’homme ça, superstition et compagnie… et puis, je crois que j’aurais fait pareil…
La voix:     Mais lorsqu’on est demandeur d’emploi, on…
L’homme:     Non, non, non ! Pas « demandeur d’emploi », s’il te plaît ! Du respect, s’il te plaît, pas de mensonge ! Laisse ça aux costards croisés de la pensée unique, celle qui justifie l’injustifiable avec des mots ronflants. Tu dis « chômeur », vieille taupe, compris ? Chômeur !
La voix:     Compris. Je vois, je vois.
L’homme:     Mais non tu ne vois rien, comme d’habitude, tu ne veux rien voir ! « Chômeur », écoute comme c’est laid, comme c’est vrai ! Regarde, écoute, on sent l’accent circonflexe de « chômeur » qui fait comme un toit unique sous lequel tu es coincé jour et nuit ! Et si tu dis « chômeur » en verlan, tu t’aperçois que tu meurs au chaud ! C’est pas un beau mot ça, avec de la vérité autour et dedans ? Qu’est-ce que tu veux de mieux, vieille taupe ? Hein, qu’est-ce que tu en penses ?
La voix:     Je pense que tu te fais du mal.
L’homme:     Eh bien, si tu veux me faire du bien, tu rouvres la fonderie, je récupère mon boulot et tout est bien qui finit bien ! Allez, fais-le !
La voix:     Mais non, ne te moque pas, on ne peut pas revenir en arrière !
L’homme:     Alors ?
La voix:     Mais je veux t’aider, bêta, gros malin…
L’homme:     C’est beau d’insulter un chômeur ! Bravo !
La voix:     Excuse-moi !
L’homme:     Ça va, ça va, n’en rajoute pas ! Quant à m’aider, vieille taupe, mais on n’arrête pas de m’aider ! L’état, ce monstre froid, m’envoie tous les mois quelques glaçons sous la forme de quelques billets de cent euros, juste de quoi payer le pain, les conserves, le café et le pinard. C’est pire que tout, une aide pareille ! Ça te replonge en enfance, quand tes parents te donnaient un franc pour aller acheter des bonbons à l’épicerie du coin ! Tu mesures le progrès ! Le RSA, tu sais ce que ça veut dire ? Le RSA c’est : Rogatons Sociaux pour Anormaux… et après, à la télé, tu vois des gars qui se gobergent alors qu’ils se sont seulement donnés la peine de naître dans un milieu qui leur a tout donné au berceau ! M’aider ? Allez, laisse-moi rigoler !
(La voix se lève dans le public et s’approche de l’homme)
La voix:     Bonjour !
L’homme :    (Il se recule, gêné) Euh, b… bonjour ! Excusez-moi !
La voix:     (riant) Ah non, bel homme ! On ne va pas se dire « vous », plus maintenant, au point où on en est !
L’homme:     Excuse-moi, je te voyais comme une vieille taupe, et tu es là toute fraîche, toute belle !
La voix:     C’est normal, c’est mon nom.
L’homme:     Et tu t’appelles comment ?
La voix:     Espérance, mon nom est espérance.
L’homme:     Ah, ah ! Comme c’est beau… c’est fou ce que tu es belle ! Je ne pensais pas qu’un jour je pourrais parler à une femme aussi magnifique! (Elle rit) Mais, tu sais, je crois qu’il vaut mieux que tu t’en ailles. Tu n’as rien à faire avec un type comme moi.
Espérance :     Tu te trompes. Au contraire ! C’est pour des hommes comme toi que j’existe, que je suis indispensable. Les autres, les bouffis, les aimés, se fichent pas mal de ma présence au milieu d’eux. Ils vivent sans moi, ils végètent sans avoir envie de me voir. Banals et froids, ils ne sentent même pas que je les hante tranquillement. Tandis que toi…
L’homme:     Je comprends. Et je crois même que nous avons un point commun.
Espérance :     Ah, tu vois…
L’homme:     Oui, avec les chômeurs par millions, y a plus beaucoup d’espérance aujourd’hui ; au fond, c’est comme moi, tu es en chômage technique…
Espérance :    On peut dire les choses ainsi. Encore que, justement, entre chômeurs, on a fondés une association.
L’homme:      Tu ne manques pas de culot !
Espérance :    Audace et espérance sont des sœurs siamoises, bel homme ! Soyons concrets si tu le veux bien. Tu sais faire du jardin, tu bricoles… tu pourrais aider. Il y a des tas de gens qui ont besoin de tes capacités !
L’homme:     Mes capacités ? Attends, tu as déjà vu à la télé une collision entre deux trains ? Les wagons disloqués, tu vois ? Eh bien, c’est à peu près l’image de ma colonne vertébrale après vingt cinq ans de fonderie.
Espérance :    Ne t’échappe pas, ne te dérobe pas. Je sais tout cela, je sais. Mais tu pourrais tout de même rendre service ; les gens ont besoin de tes doigts d’or, de ton astuce ; tu sais, il y a toujours un volet disloqué, un gazon à tondre, une machine à réparer. Et les gens sont désemparés, ils perdent un temps infini, ils s’énervent, ils passent des week-ends de chien. Et puis, il y a les personnes âgées, les malades… Tu ne veux pas aider au lieu d’être aidé ?
L’homme:     On peut toujours essayer ; ça ne mange pas de pain, ça ne mange pas de pain…
(De son bras elle entoure les épaules de l’homme ; ils tournent le dos au public et s’éloignent tandis qu’elle continue de parler et qu’il hoche la tête)
Espérance :    Tu comprends, tu pourrais par exemple aller chez… , tu sais, elle habite pas loin; elle a un problème de lumière et, tu vois, tu pourrais..

Réveil au château (4/4)

Enchanter le présent : un verre suffit, mieux encore une vision, le château, un lac, mais au fond je m’interroge sur l’absence obsédante de tout être humain :
« Nous sommes des milliards et il n’y aurait ici que nous deux ?
– A dire vrai, murmure-t-elle en froissant légèrement sa robe dans la porte-fenêtre qu’elle emprunte (où était-elle toute cette nuit?), je vous trouve audacieux d’affirmer que nous sommes deux.
– C’est juste, je crois comprendre…. au fait, pourquoi me vouvoyez-vous, je croyais que…
– Cela dépend de l’air du temps. Celui de ce matin, à cheval sur le froid et le chaud, incite à l’élégance modérée du vous ; les buissons rougissent, les oiseaux rebricolent leurs nids soufflés par l’hiver et notre peau, vous l’avez noté, s’assouplit de la tiédeur arrivant sur les pas de l’air fluide.
– Vous entendez que le chant nécessite la distance ? dis-je.
– Voyez comme vous devinez ma pensée ! Pour chanter il faut le vide là devant, sinon rien ne résonne et nos rires risquent gros à demeurer dans ce château confiné où nos présences s’attardent.
– Vous voulez que je m’en aille ? fais-je précipitamment en me dressant sur les draps. »
Cette nuit au château a été d’une profondeur inhabituelle, un délice, à tel point que j’ai éprouvé mon réveil comme une menace… vont revenir mes nuits de surface où, défait du beau, dépris du chant grave de nos voix qui s’échangent,je vais retrouver ma peau et la loi qui veut que tout tombe.
Elle chasse de la main mes paroles, mes pensées (qu’elle lit sans effort) :
« Il n’y a aucune urgence, prenez vos distances dès que vous pourrez, sinon, à l’intérieur de ce château qui n’est rien d’autre qu’un banal pavillon de centre ville, vous allez vous noyer dans le chant des évidences qui bientôt ne charmeront plus que vous-même.
– C’est la rude école de la page blanche !
– Comme vous y allez !
– J’exagère évidemment, dis-je en lissant devant moi la couverture froissée. Ce pauvre cliché pour dire qu’il va falloir relancer la mélodie !
– Tout vous y incite mon bon ami. C’est la saison du réenchantement, allez, allez, ne faites pas cette tête !
– Quelle tête ?
– Vous savez bien ce que je veux dire : prétendre au chant et effrayer ainsi votre vitalité avec des fantômes, tout cela est inconséquent !
– J’attends, dis-je. Je suis une sorte de convalescent.
– Vous n’avez jamais été malade ! »
Son rire dans le matin encore brumeux résonne à peine, mais ma mémoire l’enclot à l’instant où elle referme la porte sur nous.

Toujours le château! (3/4)

Comme s’il me fallait compenser l’empan court de mon pas, je gravis allégrement les marches deux à deux, les sensations se pressent : pont, porte, marches d’entrée sont les lieux que je préfère ; là se fait un silence unique, souriant, amusé ; je ne suis jamais aussi solitaire que dans cet entre deux, tout autant que l’oiseau qu’on voit miroiter sur le fond velours du ciel, vertigineux, à cent pas de la terre.
Je pousse la porte, persuadé que le château est vide et je le dis à haute voix à la Visiteuse qui me suit. Un doute me prend, je me retourne, elle a disparu ; elle avait sans doute mieux à faire, d’autres rêveurs à visiter, vieillards délivrant leurs dernières paroles, jeunes gens submergés par le trop plein des mots, comme je la comprends… or, il se trouve que d’emblée, en tournant la poignée de cuivre de la serrure souple, une chaleur douceâtre me charge les épaules, un tapis s’avance sous mes pas, on entend sans la voir une présence dans ce que je croyais être une suite de pièces poussiéreuses : diable, diable, songé-je, me voilà frais, ce qui ne correspond en rien à mes sensations… oh, la douce tiédeur de l’air sans doute alimentée par une cuisinière à bois ; j’en perçois les craquements, j’en goûte dans mon haleine le piquant calculé et au lieu de faire le tour du propriétaire comme l’aurait fait n’importe qui (un homme se penche vers son passé) me voilà affalé dans le fauteuil qui me coince agréablement dans la première pièce à gauche.
J’attends. On pourrait croire que je suis précisément dans la salle d’attente d’un médecin particulier, sorte de spécialiste du passé, moins un psychiatre (bien trop évident) qu’un passérologue… ou une peut-être, pensé-je soudain, eh oui, c’est même probable, une femme sans aucun doute à en juger par les napperons installés partout même sous ma nuque dans le fauteuil à oreillettes où je me prépare à l’inconnu ou à l’inconnue, après tout je n’en sais rien. Je m’endors et dans mon rêve je revois la scène de l’homme de la campagne (ce que je suis) avec des variantes heureuses, lumineuses, loin de l’interprétation que l’on fait communément de cette scène si brillamment inaugurée dans notre vie par le texte de Kafka.
– Bonsoir, fait une voix claire qui m’éveille. Vous avez bien dormi ?
– Oui, oui, murmuré-je.
– Ah dites-donc, fait-elle avant même que j’ouvre les yeux, vous avez choisi le meilleur endroit pour rêver.
– Je ne l’ai pas fait exprès, dis-je, ça c’est présenté comme ça, chère Visiteuse…
– Ah vous m’avez enfin reconnue…
– Oui, évidemment, fais-je, vous m’aviez indiqué le château, vous vouliez m’inviter en quelque sorte. Je vous croyais partie en quête d’un rêveur.
– Je ne suis là que pour vous, fait-elle.
Elle porte une longue robe brune sans ornements, sa voix a des accents que je connais bien pour les avoir toujours perçus, mezzo, accentuée, comme si elle était étrangère, comme si notre langue ne lui était pas spontanément familière. Elle a ramené ses cheveux vers l’arrière pour dégager son regard direct, limpide comme une eau dans laquelle on baigne depuis toujours.
– Vous êtes mon passé, je vous connais tellement, vous m’avez tant de fois rendu visite.
– Il était temps, fait-elle, que vous veniez au château qui n’en est pas un – je m’en excuse, ajoute-t-elle en riant – vous étiez attendu ici depuis longtemps.
– Je me demande pourquoi j’ai tant tardé, dis-je en souriant. On rêve si bien dans ces lieux familiers et étranges à la fois.
– Oh, s’exclame-t-elle, mais le château n’est pas si facile à découvrir. Certains passent leur vie à le chercher sans jamais le trouver. Vous pouvez dire que vous avez eu de la chance.

– Je le mesure, dis-je en me levant pour m’approcher d’elle et saisir le verre pétillant qu’elle me tend. Santé !

Santé ! répond-elle en riant.

Encore le château! (2/4)

Ce n’est pas la maison que j’ai à l’esprit, je la voyais beaucoup plus grande ; dans mon souvenir, les baies donnent sur une pelouse à l’anglaise, alors que son négligé (bouteilles de plastique, papiers imprimés, journaux, enveloppes froissées brouillant les herbes usées) offre au regard l’image d’un lieu de passage. Ce qui rôdait dans ma mémoire sous la forme d’un recoin caché au centre de la ville  ne coïncide pas avec ce que je vois… cela s’appelle vieillir, non, le mot est mal choisi, cela s’appelle subir le temps, les contre coups du temps, non, c’est encore trop, cela s’appelle vivre, voilà, vivre.
J’avais un château, j’ai une banale maison ; j’avais un cliché bien ancré, j’ai une réalité qui se dérobe. J’essaie d’effacer les visions livresques, je m’acharne à fixer ce qui s’évanouit sous mes yeux (et tout à la fois se dresse indéniablement devant moi): oui, quoi, une maison un peu particulière certes, mais enfin, noyée dans la cité, son architecture n’a rien à chanter que mon souvenir d’un château qui fut un moment de ma vie. Je l’ai dit déjà, j’essaie de le reprendre pour en goûter les échos : le château, c’est plus un temps qu’un lieu.
On l’a mille fois relevé, pas seulement dans les livres, mais aussi dans les conversations les plus banales, les maisons et les rues que l’on redécouvre après des décennies sont minuscules ; comme si les garder longtemps dans sa mémoire les avait rapetissées ; non, c’est le contraire, la mémoire les a gardées immenses et les retoucher des yeux les amoindrit; on en a tant vu entre temps, sans doute cela, trop vu peut-être, oui, trop vu. Il eût fallu toutes ces années vivre dans un ermitage… et encore, le regard se serait habitué au réel de la même manière, il aurait fini par prendre avec la voix, le pas, le corps, la vraie dimension du monde qui au regard de l’univers est si petit. Voilà, voilà, c’est grandir, enfin on devient adulte ; on mesure au printemps le château avec son corps, la révélation se fait, puis l’usure au contact du monde amène à voir l’édifice entouré de gazon comme une simple petite maison avec un parc public, ce n’est pas bien mystérieux.
Enfin, si ! Ce zoom arrière me paraît soudain comme un mouvement et à supposer que je vive jusqu’à l’âge de deux cents ans (!), il me semble que le château disparaîtrait entièrement ; d’ailleurs combien de choses ont disparu de ma mémoire depuis que je suis né ? Puisqu’elles ne sont plus présentes, je ne le saurai jamais. J’entends bien que Proust nous dit le contraire, mais je laisse provisoirement en suspend l’objection de sa mémoire involontaire.
Autre chose me vient: petit, grand, au fond c’est le monde Swift, de Rabelais ; en bref, c’est l’enfance vue depuis l’âge adulte, ou les adultes vus depuis le regard de l’enfant.
Perplexe, je me demande si cette manière de ramener à chaque fois tout à l’enfance n’est pas une  manie de notre siècle passé. Les anciens – dont l’auteur des deux Œdipe par exemple– ne semblent pas avoir accordé à l’enfance cette passion que nous lui octroyons. Oui, dit la voix, mais la civilisation s’est affinée, c’est un processus normal. – Oui, sans doute, songé-je. Personne ne met aujourd’hui en cause l’importance de l’enfance, sauf à être une pauvre brute. Cette affirmation est une question surgissant comme le fameux château dont j’ai parlé : nous avons tous vécus enfants dans un château, certains hantés, d’autres plus confortables, les contes en font foi et ce qui compte c’est ce que chacun voit derrière son château ; arrivé à ce point, il n’y a plus de règle générale ; chacun va avec son château, traversant son parc sur un gravier venu des plages où la rivière coule.

Le château de la métamorphose (1/4)

– Là-bas, dit-elle, en désignant une modeste bâtisse dressée au fond du petit parc qui s’étend entre un garage et l’agence pôle emploi. Tu l’appelais le château, sans doute à cause de l’isolement, des fenêtres ouvragées… et  le perron, les quelques marches sans doute…
– Non, je ne me souviens pas avoir habité ces lieux…
– Attends, rien ne te vient?
– Si, si, quelque chose traîne dans ma mémoire… une odeur de sureau, de chêne, de mousse humide, et les feuilles que l’on froisse du bord de la manche en pesant sur les branches de printemps. C’est là, dans l’air, l’exubérance inconnue qui s’incarna un soir; c’était il y a si longtemps.
– Jamais tu ne l’avais éprouvée auparavant?
– Jamais. Enfin, si, certainement, mais pas consciemment.
Attends, je me souviens. C’est en juin, au lieu de prendre une petite porte qui mène à la maison (enfin au château) je glisse l’autre clef dans la grave serrure du portail. Les grilles arrachent l’herbe, poussent les branches et des parfums montent de partout, âcres et sucrés à la fois; un animal fuit, l’allée qui devait s’ouvrir sous la lumière de la lune ne veut pas se dessiner. Je suis sûr que je referme le portail derrière moi. J’hésite à avancer.
– C’est trop neuf ?
– Oui. J’étais jusqu’alors une espèce de bête et là soudain le dos appuyé aux grilles du portail, j’entends chaque bruissement, les parfums me prennent au corps et j’ose voir les formes des feuilles, le jeu embrouillé des branches, la vigueur des tilleuls. Malgré la nuit je vois les teintes des verts, les nuances bleu des ciels. Je crois que je me suis trompé et je fixe la clef qui a permis d’ouvrir, elle est ocre et l’on pourrait croire qu’elle est en or.
– Les contes ?
– Bien sûr et je peux bien dire que cette nuit-là, en franchissant le portail du soi-disant château je suis devenu un homme.
– Intéressant, un homme. Tu avais quel âge ?
– C’est trop loin, je ne sais plus. Est-ce si important ?
–  Non.
– J’ai découvert un autre monde. Au lieu de prendre la porte commune, celle que l’on emprunte sans y penser, j’ai forcé le portail foisonnant qui n’attendait que mon pas.
– C’était ce château ?
– Peut-être, oui, c’est lui, sans doute, je crois.
– Ah tu vois !
– Je le reconnais maintenant. À l’époque, il était plus sauvage, il n’y avait pas toutes ces constructions, tu comprends, la fin de l’adolescence, enfin, je veux dire, c’était moins un lieu qu’un temps.
– Ce n’était pas ici, alors ?
– Si, si… c’était pourtant ailleurs aussi.
– Je vois que tu te moques.
– Pardon. La seule chose que je puis dire, c’est qu’il était temps ; ce château m’a sauvé et je le vois partout où je vais. C’est un lieu que l’on porte avec soi, tu sais.
– L’imagination ?
– Oui et non. C’est plus concret ; ça cogne vraiment sous la chemise, et les bras et les jambes font un de ces chambards. Tu es ici et ailleurs en même temps. Alors tout est supportable… enfin, presque.
– Je devine à peu près, dit-elle.
Ils marchèrent vers le château en faisant crisser le gravier lissé par des siècles d’eau douce.

Sur les livres anciens

Mes pas se comptent aujourd’hui par milliers et ne seront jamais aussi nombreux qu’ils furent; je dois me contenter de cette part de terre que j’ai enfoncée du poids de mon corps, il n’en reste guère; je ne pèserai bientôt plus, amis, c’est normal, après l’avoir pressée, la terre réclame son dû, je le lui abandonnerai en temps voulu, lorsque mes membres, mon cœur etc… en attendant, j’avoue que je pense à autre chose.
Oui, la politique, les arrangements sociaux devraient me préoccuper puisqu’après tout, au temps de rupture, rien n’est plus passionnant que d’observer comment les sédiments se sont déposés et les hommes reposés sur la répétition presque animale de l’accumulation des choses, des êtres… puis d’un coup se mettent à basculer à vive allure, époque stupéfiante… mais non, je suis cela de loin, emprunte des voies de crête et mesure ce peu que je sais.
Je vais échangeant des métaphores avec moi-même: petit inconfort lorsqu’il faut commencer, mais une fois l’écriture lancée, je me retrouve en pays de connaissance avec mes obsessions sur les couleurs du temps, la parole vive du théâtre, enfin, bien sûr, l’observation attentive des livres d’autrefois, de Borges à Homère, et retour via Kafka.
Les auteurs d’aujourd’hui? Ah non, je suis paresseux, il faudrait que je lise tant de livres, sachant que presque tout (oh, les heureuses exceptions !) mérite au plus une lecture, rarement deux, plus souvent le pilon.
Je suis paresseux (bis) et lire les auteurs anciens me fait gagner un temps précieux puisqu’il y a en gros la même chose que dans les ouvrages du présent, mais qu’évidemment le tri du temps n’a laissé émerger que les meilleurs ou à peu près. Décidément le temps est mon allié.
Car les livres des morts  portent autant que la terre.

Un poème le confirme:

Retiré dans la paix de ces doctes retraites,
Avec un rare choix de bons livres anciens,
Les morts ont avec moi d’infinis entretiens,
Et j’écoute des yeux leurs paroles muettes.

Mal compris quelquefois, mais jamais oubliés,
Ils donnent à mes soins le blâme ou l’espérance,
Et dans des contrepoints d’harmonieux silence
Au songe de la vie ils parlent éveillés.

La docte Imprimerie, ô grand Joseph, délivre
Les grandes âmes que la mort tient dans la nuit,
Et du temps outrageux les venge par le Livre.

Et si l’heure de l’homme, invincible, s’enfuit,
Celle qu’un bon calcul persuade et conduit
Par l’étude et par la leçon nous fait mieux vivre.

Francisco de QUEVEDO (1648) (Trad. J.P. Bernès)

Eloge de la fragilité

J’ai quantité de rues passantes dans ma mémoire, elles se croisent parfois jusqu’à faire un tissu si tressé que mon enfance ne monte plus, s’efface, généreux effet des ans qui dans leur fuite ont rayé le microsillon des plaintes. C’est heureux. Ainsi la mélancolie est-elle tempérée par le présent remuement, occupation sincère  qui consiste à laisser couler à loisir la machine des mots, souvenirs, fouillis de textes, le tout s’entrechoquant entre mes doigts après les controverses sous mon crâne honnêtement fragile. Il n’est pas de bon ton d’apparaître en ce tremblé tout empli de la glace du silence et l’on aime spontanément bien davantage la main qui trace des contours nets comme on soude résolument des pièces métalliques au feu du chalumeau.
Or la fragilité est toute d’apparence; sculpter sur le silence est sans doute plus délicat que la fusion des soudures car le geste nécessite à chaque pause une reprise aussi énergique que la précédente; il faut oser la relance sachant que la visée est rêveuse. A quoi bon pousser les mots – comme on le dit de la chansonnette – si c’est une marche au long du caniveau où coule la dernière pluie? La prose n’est bonne que si elle quitte la maison, s’éloigne du seuil et s’en va sur un faux rythme de marche vers ce qui n’est plus elle tout à fait, se perd, s’égare aux cent voies d’un pas un peu lent, mordant à mi-hauteur, puis lesté de son égarement hors la terre finit par monter vers l’accord général, là où se retrouvent musiques humaines, oiseaux, bises et brises.
Etre fragile est une force: si je veille à n’être plus que cet instant où je trace des mots et que rien d’autre – ni fenêtre ni voix – ne vient le troubler, je suis à la prose présence pure, si légère que l’envol se fait familier; je m’aperçois que c’est ma vraie demeure hantée de chants dont je deviens l’auditeur et le transcripteur momentané… et si je prolonge le vol, je constate qu’un entêtement se construit sur des strates dont l’élaboration désormais se fait d’elle-même, magie non voulue d’où s’élèvent des moments de bonheurs… demain, d’autres jours je relancerai l’aventure et plus je m’y attacherai plus la fragilité produira facilement ses airs.
C’est un lieu que je cherche, sans latitude ni longitude, petit temple bâti essentiellement pour le plaisir de l’oreille intérieure. J’aime y chuchoter, murmurer, en bref chanter par devers moi, laisser couler la musique intarissable, limitée au seul temps de ma vie. Ce n’est pas fausse modestie, je suis réellement de cette naïveté-là, conscient qu’il y entre une part d’ironie (dénuée de moquerie), l’ironie étant l’autre nom du relatif qui couve derrière tous ces mots et que l’on retrouve dans le miroitement du titre: “Je peins le passage”.

Alban Nikolai Herbst: quatrième elégie de Bamberg

La traduction que j’ai proposée à cet endroit était largement défectueuse. Je m’étais mis de nouveau au travail pour en ôter les scories et rendre à l’élégie son caractère mélodique, lorsque deux traducteurs, une germanophone et un français s’y sont attelés en même temps que moi et de leur travail commun est sortie une version qui me plaît infiniment. Grâce à Zazie et Pierre Petiot nous avons désormais une traduction qui correspond parfaitement au lyrisme du poète; c’est pourquoi je la donne à lire en lieu et place de la mienne. Que les deux valeureux traducteurs soient remerciés de leurs efforts !

La Bête Restante                                                          
Élégies de Bamberg
IVème élégie

La Bête qui reste
Alban Nikolai Herbst –  Quatrième élégie de Bamberg

Nous l’avons trouvé, mais nous n’avons pas pu le retenir et nous avons échoué.
Ça a pris notre tête dans ses mains et ça l’a embrassée. C’est resté longtemps. Mais ce qu’on a passe toujours dès qu’on l’a. Ça s’enfuit pour demeurer effectif comme : ce qui était. S’il en allait autrement, ça devrait courber la tête devant le quotidien et ça se perdrait. L’amour est trop grand pour les portes basses, mon aimée, il se tord, humilié, se traîne à genoux quand on le pousse, il ravale sa fierté. Mais ne le supporte pas.

Est-ce que nous nous sommes pas rendu compte de ce que nous faisions ? Combien de fois nous sommes-nous brossé les dents ensemble, avons nous dîné sans rien dire, les attentions étouffées comme un écho dans la farine, la noire pour le pain qui nourrit, mais émousse : le pain terne, le cœur émoussé. Et nous mastiquons comme ça. La facture d’électricité, le loyer, les égards quotidiens, les courses, les désirs mis de côté comme s’ils étaient déshonorants. Les chambres sont trop exigües, nous ressentons la perte mais taisons le malheur. Car exprimer ce malheur. serait une trahison qui le susciterait et l’attirerait  pense-t-on. Et soudain, nous nous retrouvons étrangers à nous mêmes et étrangers l’un à l’autre. C’est là que tu es partie.

La perte est le début de ce qui reste. Le sexe retrouvé et le cœur aussi par quoi tu es partie et par quoi tu es revenue. Adieux et larmes. Un vent  se glisse du dehors, levé de la  Regnitz, et vert profond sur le gazon, grimpe le long des murs et par dessus le gravier de la terrasse jusqu’à la porte vitrée. Jusqu’à ce que la fenêtre et la chambre te respirent et qu’il n’y ait plus rien qui ne pleure. Chaises, bureau, étagères. Une eau qui soudain pleure toute seule dans le coin où l’on faisait la cuisine. Cela pleure par soi même, avec tout le reste.. Comme si quelqu’un d’autre pleurait. On ne peut pas arrêter ce chagrin que personne ne comprend tant il vient en retard. N’étions nous pas déjà depuis longtemps déliés ? Larmes vides de sanglots qui dévalent sans raison. Comme s’il y avait une fuite derrière les paupières. Est ce bien nous qui versons ces larmes ? Et dès que nous faisons ce constat, elles s’arrêtent. Traces qui sèchent en déchirures.. Tu cesses si vite d’être fière mon humiliée, qui a tant pleuré pour nous en nous. Ah ! Que la distance ne me la prenne pas.

Audition sans défense. Nous sommes assis, nous t’écoutons, nous qui sommes perdus en toi, cachés, gorge engourdie. Tu le veux. Tu suis.
Lorsque nous ouvrons les paupières, les voilà déjà desséchées  et le regard s’est évaporé.  Comme si le cours d’un ruisseau tari nous avait ouvert la peau. Plus personne ne chante. Le soleil, que le refroidissement de l’ondée a laissé là, joue sur le gravier et sur les bancs.. Comme si le courant de la Regnitz s’était inversé, et que tu t’étais trouvée toute entière emportée contre le cours du temps.

D’autres jours, mon aimée, tu reviens en images presque brusques et bouleversantes, qui ne sont pas plus que nous prêtes ni mûres pour se réaliser. Tes cheveux étaient si sombres et comme ils se répandaient. Nous avions pris pour femme la mère qui avait tant manqué à l’enfance. L’enfance recouvrait toujours tout cela. Ça geint quand ça jubile. Passé ! Il lui manque le creux du bras, il lui manque ton cou, ton oreille et la trace d´odeur de camélia, les parfums d´Arabie, les odeurs des forêts englouties. Nous les boirions si nous nous dévorions : passionnés. Sans distance. Maintenant un vent se lève de la Regnitz, contemplatif et insistant  Elle a fait demi tour à nouveau et de son bouillonnement hors du barrage se dégage hors de la brume de l’écume le plus douloureux souvenir : qu’elle, Ta voix ne se taise pas comme la passion qui s’est accomplie.  Je ne m’arrange pas de la perte. Use it or lose it. Ton corps lourd de sommeil est toujours là, allongé et attend. Il a pris froid lorsque que  la Bête qui reste est négligemment sautée par dessus et est partie se chercher une proie ailleurs et l’a trouvée – parce que ton parfum lui était trop familier, trop comme à la maison, où l’on aime bien dormir mais où on ne chasse pas. Testostérone errante !  Elle ne nous laisse ni le nid, ni le creux du bras, ni la maison où nous dormons enroulés.

On repousse la chaise en arrière. Nous voulons nous reprendre  nous sommes debout maintenant, nous sommes nerveux. Dans l’embrasure de la porte craque une allumette. Nous sommes là, à fumer, l’écharpe serrée autour du cou. Le soleil en a fini avec ses jeux. Des nuées se suspendent grisâtres au-dessus du flot, comme des sacs sur les toits. Et au dessous l’air file en hâte, tourbillons sales où les feuilles en route vers l’automne tournent sur place. Deux marches, un petit praticable de bois rendu glissant par la pluie. Nous l’empruntons, avançons sur le gravier qui cède en grinçant. On n’entend aucune voix, pas d’enfants ni de touristes, à peine une voiture. Même les oiseaux attendent.

Que veux-tu ? Une paix confortable, bonne pour les enfants, parce qu’elle est sociale et parce qu’elle allège la vieillesse? Elle ne protège que de la peur devant la Bête qui reste, qui entre par effraction et qui rôde et qui erre pour nous trahir. Comme tu étais seule, là, allongée. Tu as reçu ta douleur de femme sur tes lèvres, qui étaient ce Toi impeccable, utérus diadique aussi ! Mais la Bête avait toujours faim. Et maintenant elle ressent  la douleur fantôme qui vient des membres amputés.

Tous droits réservés: Elfenbein Verlag

Merles et chats

À l’hiver il faut faire ce crédit de l’ouvert, du couvé, de l’attente à ce point silencieuse que l’appel des chats dès janvier fait un raffut de volcan, la terre tremble, l’air en est saturé jusqu’au sec dormant sous l’humide apparence des feuilles rouillées… sans parler des sifflantes délices qui vers le crépuscule, entre chien et loup, trillent si serrées qu’on croirait une seule note, merles météores du soir en accoutrements de corbeaux au petit pied ; ainsi glosent-ils sur la stupeur de la nuit toujours davantage repoussée. Ils écrivent contre les chats des lignes de sons, des tenues comme frissons d’un dernier hiver et leur robe qui file droit vers l’horizon buissonnier a des allures de chambellans du crime de vivre ; or, que faisons-nous de mal ? Qui nous condamne ? Leur rire glace un instant les os, puis l’humour reprend le dessus : étais-je bête, dans mon effroi de leurs stries mécaniques ! Ils vaquent tout simplement à leur dernière becquée avant le nid et se réjouissent par avance des chaleurs de leurs brindilles tressées contre le gel, plessis précieux, si doux à tenir dans la main et que dans nos salons surchauffés nous envions, à cause de l’air sans doute qu’ils inspirent du haut de ce bec ocre dont ils sont virtuoses… ah, l’envie que nous avons de leur contact immédiat avec les étoiles que la nuit coud !
On berce longtemps les peurs infondées suscitées par ces oiseaux fringants dans leur corset bleu foncé ; sans eux nous n’aurions peut-être jamais vu au-delà des arbustes défaits, les rose gris du couchant audacieux qui traîne tant qu’il peut, allongement où le violet de l’obscur tarde à s’immiscer. Je garde contre mes paupières jusqu’au sommeil la palpitation du jour sifflée par ces fils de la nuit, guetteurs trépidants que les chats éplorés ne rêvent même pas de saisir, trop occupés qu’ils sont à imiter les pleurs des nouveau-nés.

Bientôt donc maintenant

Au cours du temps, écrire ne se tarit que par instants, le rythme est au poignet, là où la main avance, plus sûre même que les paroles pressées contre les tempes, main vive où dort la chance d’enrouler les syllabes que l’esprit métamorphose en mots, visages, amours longues, déroulements souples des digitales qui bientôt verront le jour et nos sourires. La tourbe a beau geler, craquer sous les pas, chaque avance sur le froid élargit la durée du jour, la chute de l’ombre est stoppée ; cascade inverse, l’air des semaines chavire dans le bon sens, l’orbe est avec nous.
La naissance est à l’hiver ; notre souffle brume là devant, halète au futur, la joie en vérité couve sous la neige, les rayures des semelles gravent des rondes enfantines sur les flaques gelées, mes doigts étalés sur les vitres forment une boussole plein sud et c’est parce que je souffle (que je vis) que l’air me répond en nuées caressantes refluant sur mon front.
Il m’arrive parfois de rêver que j’ai pris le mauvais train, ou plutôt que je suis monté dans un train dont j’ignore la destination, il m’entraîne vers la nuit et c’est tout ; d’emblée s’éveille à l’intérieur du rêve déjà, qu’après tout mon corps est en automne, que le temps a fondu, c’est vrai, mais quoi, je n’envie pas ce qui fut (sauf amours et enfants) et c’est au présent que la naissance se pétrit, et me voilà éveillé et en larmes, j’entends un océan qui me lèche les mains, c’est ce peu de temps que je sais, devine, avide, je verrai toutes sortes de printemps, éviterai les miroirs pour ne pas voir ce que mon visage devient, la belle allure du temps compensera et surtout la liberté de dire, l’enfance d’écrire, ces pas enfin sur le mystère de l’affaire intérieure aux questions insondables et splendides. J’irai aux aurores tenter la palette des joies, un œil suffit, une main qui se pose sur le globe levant, bientôt donc à deux doigts des présences heureuses, car bientôt est mieux encore que si cela était, l’attente est grosse de joies, bientôt donc maintenant.

Une simple lampée de bonheur

Entre le vert paradis dévasté des gifles (le plus dur temps qui se puisse concevoir) et l’instant où la barque viendra du fond de mon horizon (je me vois bien monter dans l’esquif, tranquille, résigné), j’ai somme toute vécu des grâces du temps, sourires, ombrages, antiques prairies, j’ai côtoyé avec passion les plus élégants esprits et la musique de feu illumina mes instants de fraîcheur dressant des remparts contre le mal d’enfance qui menaçait parfois de rejouer la suite des déveines. Insidieuse, presque querelleuse, j’entends une voix qui objecte : on ne bâtit pas sur le sable ; or cette voix prosaïque, froide, butée, calée sur des sentences qui sont autant de condamnations, ne tient pas compte des grâces données sous la grêle… rien n’est jamais oublié, c’est vrai, mais il est des pauses, des retraits, des connaissances, des reconnaissances qui montent la nuit sous la lune de solitude, cette voix du monde neutre n’entend pas le complexe mélange des sensations étoilées, le beau qui venge et la main qui se dresse vers l’ardoise marquetée des toits où j’ai appris à poser un regard admiratif, bienveillant. Amoureux du monde, arbres et visages confondus, je songeais alors et je le pense toujours, qu’une fois vécue semblable avanie, tout est beauté, du moindre pas à la poignée de main la plus franche, sans parler des étreintes, vastes paysages ourlés de frais et de chaud à l’intérieur desquels on reconnaît le chant qu’il faut pour faire fructifier ce que l’aube éveille chaque jour.
Ah oui, j’ai fui la querelle. Ce n’est pas seulement que je n’étais pas de taille ou que j’étais lâche… en temps de paix, qu’est-ce qu’être courageux sinon ranger la vaisselle, faire les courses et adorer les petits comme on le fait à genoux devant la crèche ? Et même ici, au lieu d’écrire, je crois bien que j’efface tranquillement ma présence, oui, je m’absente des fois et des lois, je ramasse des mots qui traînent, en fais un bouquet que je jette au vide du tout venant, toi, moi, nous, nullement apeuré par ce qu’il advient au tournant des hivers répétés, encouragé au contraire par l’inutile apparent, parce que c’est là quelque part dans les buissons infréquentés que le feu, que le beau a quelque chance de jaillir sans presque qu’on le veuille. Or, faire surgir la beauté est à mes yeux un acte de reconnaissance, car aux instants de défaillance, c’est là que j’ai bu, la main en creux, c’est là que j’ai accueilli ce qui sauve… non pas dieu – quelle idée ! – mais une simple lampée de bonheur.

Deux paysages avec la visiteuse

Et lorsqu’au plus noir de la saison, à la veille des neiges – l’air âcre asséchait déjà les palais – comme j’avais traîné sans le vouloir le silence à mes basques, la visiteuse s’en vint, chassant la noire décomposition où mènent tous les chemins (à quoi bon le nier), et m’emporta sur une place bitumée de frais ; je revois sa main gantée qu’elle passe sur son visage puis sur le mien en murmurant « vois ! » et détourne mes yeux de son propre regard : nous sommes au bord d’un lac, sa voix porte contre les vagues sarcastiques, elle cristallise appels d’oiseaux, craquements de branches et autres présences réelles. Il se fait une fraîche ouverture, le futur est donné à l’écho ; les sapins filtrent les ondes issues de nos larynx, renvoyant les voix à la fois idéales et réelles de nos échanges parfaits, où je dis combien je tiens à elle au plus proche du solstice, et elle souriante me renvoie à nos ferveurs desquelles naissent les attachements durables. « J’ai mille choses à faire et cent âmes encore à visiter, ajoute-t-elle en saisissant ma veste par le revers. – Attends, murmuré-je (pour que le lac ne l’entende pas), je dois te dire que je vois sous les eaux, à deux doigts de tes yeux, un autre paysage d’arbres moussus aux horizons croisés, bouleaux solides qui s’achèvent en filaments, chants dorés que le couchant blesse à peine, machines à rêver où l’immobile est un socle à partir duquel tout est possible. – C’est à peu près ça », dit-elle, et comme on le fait aux morts, elle abaisse mes paupières du bout de ses doigts gantés. Elle ajoute enfin : « L’hiver est aux rêves puisque tout est délié ». Comme elle réglait d’une main sûre les rênes des chevaux qui allaient l’entraîner, j’aperçus les premiers flocons qui mouraient minuscules sur l’asphalte inquiétante soudain. Réprimant un frisson sec, j’ouvris grand mes bras sur le vide d’un paysage que je croyais tangible et lorsque quelque part une branche morte craqua, je sus qu’elle était loin déjà ; elle reviendrait au moindre appel.
Je vois en songe sa tête qui confirme.