Quand il fait froid elle met sa mante. Elle a huit cents ans, calcaire gris, on s’y accroche la peau. Elle s’arroge alors le droit d’être de marbre, noire, un peu embarrassée d’être si grande sous la pluie qui lui bat les flancs. Il me semble qu’elle se recroqueville, les nuages la négligent presque, l’effleurent sans s’attarder, le bon dieu a ses humeurs, il va falloir patienter. Quand revient la saison en effet, brutalement, un matin, elle remet sa cuirasse rutilante, celle des photos, des cartes et des prospectus, celle qui nous fait passer la main sur le papier brillant et nous fait dire ah oui, celle qui, souvenir cent fois vu et revu, explose de tout son bleu lumière, celle dont on rêve la nuit en pressant l’oreiller comme si le tissu s’ouvrait doux sur le ciel tendre et nous donnait à revoir encore et encore la grande présence découpée sur le vide, même endormi, surtout endormi. Ce qui était masse d’ombre en janvier se fait fleur d’avril, elle croît plus vite que le brin d’herbe; on dirait qu’elle jaillit d’avoir été engoncée dans sa mante et si on l’observe à cru, sur le bleu neuf, bien en face, sans préjugés, on est contraint d’avouer qu’on ne l’avait jamais vraiment vue, avec ses dentelles ouvragées et ses bœufs très riants qui mordent l’atmosphère et semblent, à cause des nuages dorés qui filent doux, s’agiter en dansant vers l’arrière, vers le chevet, vers l’origine; et les cornes nous demandent d’où nous venons et nous ne savons pas articuler un simple petit bout de réponse. Ce mystère massif logé là haut, les sculpteurs semblent en avoir eu la clef; l’ironie des animaux en fait foi. Singulier sourire.
La montagne couronnée(2 robe)
Ce qui tombe de là-haut est une sorte de robe qui va s’élargissant de pierre en pierre pour protéger nos vies. Les tours étaient nos songes, ces verticales sont notre abri. Le souffle coupé par tant de puissance, je musarde auprès des murs et mille détails, où grâce et trivialité s’échangent, me saisissent comme dans la vie. De rudes droites, portées musicales, sillonnent l’édifice horizontalement, creusant des notes larges (fenêtres) qui chantent le combat de la pierre et de la lumière, grande affaire des nouveaux temps. J’aime lire Marie, les anges, les saints, et la naissance et la mort et la résurrection, imagier tarabiscoté sur lequel les fidèles apprenaient à lire, joies et misère mêlées. Ces clichés tendres ont vécu, perdu dans les nues, restent les drapés et les courbes: ce sont des corps qui furent et qui demeurent semblables à nos vivants du jour. Les robes d’antan s’agitent au même vent; j’entends à travers le noroît grave du soir le marteau des artisans, qui par centaines, langue tirée, dignes, solennels, frappèrent pour mille ans des visages enflammés d’amour. J’entends tourner l’oculus central, ainsi la vie, ainsi les ans, et notre tohu-bohu quotidien soudain bien ordonné semble dire: mon implacable symétrie a de ton destin la rigueur fraîche. Aucune ride sous cet œil qui capte les teintes et qui, vers les crépuscules du soir qu’on croit banals, sont la neuve espérance contre la nuit proche. Je tourne dit l’oculus, ne te fâche pas contre le temps, la belle vie qu’on a, aime, mon protégé, mon ami, profite tranquille.
La montagne couronnée (1 vertige)
1
Vertiges
Des bonjours de cathédrale se faufilent, cordes tendues vers le vent,à travers les tours de l’église majeure; des dentelles ont fait leurs nids, chapeaux d’antan qui s’abolissent dans les fragiles découpes des pierres artistes; il y circule des nuages souples; les pigeons qui s’en échappent semblent autant de blocs qui s’arrachent aux colonnettes tournantes et s’en reviennent posément s’asseoir au bord du vide; il ne s’est rien passé. Les cornes des boeufs sont les plectres de leurs cols tendus vers le vent, tels les cordes d’une lyre démesurée; les mugissements laissent place à une manière de sifflement où le vertige venteux chante au-dessus des arches habiles, entassées, innombrables; ces arcs brisés inventent la geste gothique des premiers temps. Mais tout est si haut perché que le bâtir échappe au regard un peu, laissant place aux songes omniprésents qui tombent du ciel, pour l’espérance; un bonjour de joie s’en vient braver nos avanies. Je lève la tête, ma nuque se fait oreiller: alors je dors debout, les yeux rivés sur les cimes, ce rêve solide, à peine réel.
monologue d’une infirmière pendant le confinement
Le hasard fait en cette saison bien mal les choses; c’est Lui que je dois soigner, dorloter, consoler, piquer, alors qu’Il n’a cessé de faire de notre vie commune passée une enfer privé, très privé, où je fus en effet privée de tout. Il fut immonde; Il est malade et doucement, je ne dirais pas tendrement, mais avec toute la charité dont mes doigts sont capables, je pousse le liquide dans Sa veine; mon métier d’infirmière jamais ne fut plus utile qu’à cet instant;des larmes de rage brouillent mes paupières mais l’habitude supplée la claire vision du geste. Je ne tremble pas, même si… je me dis qu’Il doit vivre, tout monstrueux qu’Il fut, ce bout de chair qui est un homme. La mécanique du respirateur va moins vite que mon coeur; Il a bien de la chance. Passant la main sur mon cou, j’éprouve la douleur encore sensible du bleu qu’Il me fit tant de fois. Tout est simple désormais: je Le sauve… puis je me sauve… avec les enfants.
fièvre 45 chaumes (juillet 2020)
45
chaumes
après le passage de la dévoreuse de juillet
qui anticipe sur nos bouches affamées
ils se dressent
ocres et gris parfois rouges
puis sous l’effet de la lumière adulte
les brins crépitent en un murmure immense
chacun d’eux veut conter l’histoire
de la terre et des grains
épis et tiges se sont balancés librement
et voilà leurs derniers témoins qui palabrent
et se disputent sur les champs
nous étions ensemble et nous voici querellant
ma mie que sommes-nous devenus
piques trop brèves
le vent ne nous inclinera jamais plus
la terre à deux doigts
ne permet plus la grâce oscillante
qui fit la stupéfiante splendeur des blés
dont nous étions la racine première
pauvres chenus
ils lèvent sur la terre tassée
de petites pointes benoîtes
que je froisse négligemment
comme on marche au désert
chevilles harcelées du picotis des sables
une plainte ose enfin s’allonger vers le soir
autre chose contrarie mon pas
ah c’est l’enfance ténue qui revient
féroce arrachement
annonçant le crissant retour d’automne
des charrues et des socs
fièvre 44 cathédrale VII (juillet 2020)
cathédrale VII
rappelle-toi
au temps de fièvre folle
je me tenais tout silence au parvis
cet espace aux pavés heureusement inégaux
qui me cognaient dans la poitrine à chaque pas
mille souvenirs
face à toi ma dame
j’étais le drôle qui s’en vient vénérer les beautés et les siècles
au temps de la détresse
je pensais moins à marie
qu’aux hommes d’alors aux femmes du temps
hantés de toi jour et nuit
me voilà seul disais-je je suis tout seul
dis-moi ton mystère
tu peux bien me le dire
ce souffle qui te fit
ces milliers de bras qui montèrent ici
et les boeufs précédant l’attelage
il était naturel qu’ils se dressent là-haut
tirant les tours
ma voix allait répétant
mais d’où vient l’énergie qui fait tenir
contre les siècles et les charrois
contre les cris les pas et les épidémies
rien de plus urgent pour nous
que cette haleine spirituelle
qui te souffla
bulle de pierre
un matin de mille deux cents
et qui depuis emplit notre horizon
il n’est aucun mystère
répond-elle face au vide
l’imagination seule
accouplée à la raison
déplace les montagnes
et dans un murmure elle ajoute à mon endroit
un peu comme un poème
fièvre 43 masques (juillet 2020)
43
masques
il y a beau temps
que l’avenue a dissout les rires aux quatre vents
passants du silence
dites
que sont vos visages devenus
je vois bien le mien au miroir du matin
mais les vôtres
barrés de ce pansement grave
blessés d’on ne sait quelle guerre
vous avancez dans un brouillard diffus
présences spectrales
barbouillées de blanc de bleu
je vous entends à peine
je vous dis bien le bonjour
mais vous semblez murmurer
les voix vos voix me font défaut
englouties sous ces masques têtus
hélas parfaitement justifiés
(étouffons un peu
pour ne pas étouffer tout à fait)
et manque affreux
l’absence de nos lèvres
nous rend tous égaux en laideur
la partie nue émergée de notre corps
ce visage qui faisait notre identité
iceberg de nos émotions
voilà qu’il est littéralement
défiguré
reste le miracle des yeux
oui les regards sourient
dans la nuit blanche de l’été
leurs reflets n’ont jamais été aussi beaux
cils et sourcils sont devenus des signes
aussi importants que les gestes
perché au dessus du masque
le clin d’oeil se risque alors en lieu et place
de nos mains interdites
et des paroles mal osées
fièvre 42 frêle (juin 2020)
42
frêle
la jeune fille appelle de loin
j’ai sa voix aux tympans
ruisseau d’émeraude brisée
c’est si léger que le vent un peu l’efface
bruissements maritimes des saules bleus
elle avance frêle par le sentier
aucune herbe froissée
je l’attendais au solstice
je l’interroge sur son retard
elle moque ma bouderie
pose deux doigts sur mon avant-bras
pour prévenir la plainte
son léger contact – de nos jours incorrect –
assure ma gaieté
et sa chanson toute en gravité jolie
répète que la saison l’appelle
elle dit elle dit
j’assure les serments obligés
je célèbre mon retour aux jours accourcis
la plaine de juillet miroitait là-bas
j’ai voulu voir tes blés mes fleurs
nous allons inventer les sourires
contre la peine épidémique
au temps de la lumière crue
frappons nos mains
pour échauffer encore sève et sang
les heures galopent aux moissons
cette vie n’est pas si vaine
où l’on s’abreuve
aux yeux velours des aubes turquoises
ne manquons pas d’écouter les chaumes
qui préparent en creux
la tendreté des brioches à venir
fièvre 41 musique d’antan (juin 2020)
musique d’antan
la comédie légère où l’on échange
l’argent compté les bonjours les bonsoirs
les paumes qu’on serre
la fluide musique des lèvres
qui pousse les jours aux quatre vents
les semaines les mois
cette poussière glissant par les doigts
le silence qui suit
où hébété on se découvre au miroir
noirci sous les harnais du commun
on a vécu pourtant là aussi
il semble que cette allure soit même essentielle
glissement dérive emballement banal
et les passions qui mordent au fictif
et les coeurs qui écoutent les voix
il faudrait songé-je des poèmes qui engagent le corps
te souviens-tu des glas d’après-guerre
ils vibraient autrement
la terre réengagée au rythme des saisons
cognait à chaque pas contre la craie
c’était avant le confort
les doigts crevassés empruntaient à l’hiver
le rouge brûlé des neiges
le dégel empoissait les semelles
et c’était ça l’événement
la peur se mesurait à l’acide des nuits
j’allais alors par le chaos
heureux des aventures
par la ville en ruine
puis un après-midi de juin
je découvris la musique instrumentale
- souffler c’est jouer –
manière de raffinement neuf
dont les notes m’enchantèrent vite le corps
j’étais libre
Respect de l’esprit
L’esprit ne répond jamais quand on demande: “Esprit es-tu là?”. Il exige le respect et veut qu’on le vouvoie.
fièvre 40 l’obus (juin 2020)
l’obus
enfant j’allais au champ sauvage
orties ciment platras briques chats maigres
contre la fontaine
une pièce d’obus me terrifiait
ma main s’avançait pour cueillir l’eau
et revenait en tremblant
après avoir effleuré la guerre
l’obus luisait au soleil de juin
j’entendais les plaintes
les sanglots sous les portes
les appels dans le ciel jadis rayé des balles
l’obus mort demeurait inexplicable
les grands géants serraient les dents
d’avoir traversé cet âge cuivré noir
n’en parlons plus n’en parlons plus
je me souviens de mon regard levé
en forme de question
et du silence crayeux et des lèvres serrées
un sourire aurait suffi
un mot qui dise que la paix
n’était plus hors saison
et que les peupliers qui frémissaient là-haut
ne tremblaient pas
mais jouaient de toutes leurs feuilles
comme une femme rit en rejetant ses mèches
j’aime la rivière qui fuit au présent sous les ponts et les jours
délestée des corps
elle a désormais ce courant uniforme
qui chante le retour monotone des lois
et du monde mal fichu
où je m’obsède des appels des enfants de demain
fièvre 39 solstice (juin 2020)
solstice
le jardin est immobile
et quand l’aube perce
elle arrose troènes et rosiers royaux
comme un appel rayonnant
à la folle gravité de l’ombre noyée
je m’affole de pareille chance
je vois bien qu’il faut saisir la lumière
le coeur me manque
c’est trop de beauté
les parfums fabuleux de tous les temps
se confondent dans l’écrasant matin
les morts à regret font retour
à travers la blancheur ironique
ils maugréent des chants
où l’on parle des nuits ouvertes
à tous les vents du rêve
je me tourne sur l’oreiller
je me bouche les tympans
j’en appelle au banal
à la suite des jours défaite du solstice
car ce soleil qui ne cesse de demeurer
est un piment cruel à goûter
mon palais flamberait
si j’étais embarqué dans ce jour infini
je ferme les rideaux
laissez-moi ma nuit bien rêvée
dis-je à l’intruse lumière en souriant
j’aime dialoguer avec les disparus
les nombreux absents qui m’enchantent
et qui demeurent longuement
dans mon crâne têtu
fièvre 38 un visiteur (juin 2020)
un visiteur
j’entre dans l’ombre avec l’inconnu
je le guide sous l’arbre
il est ardent poli
avance sans bruit sur ses semelles de crêpe
je lui propose de l’eau
sa voix chante un peu
nous nous asseyons face à face
son front s’anime au creux des rides
autant de sillons vécus
sous le tilleul on entend des échos
comme une vérité voilée
il fait l’éloge de mes écrits
pour tempérer son ardeur
je lui désigne à deux pas la fontaine de bronze
elle a cent ans dis-je
le flot domine mes paroles
il n’entend pas
une brise modeste anime les feuilles
je devrais me méfier du ton tranquille
deux colombes se posent à nos pieds
je songe au village cet après-midi de juillet
ils sont tous à la moisson
alors que le visiteur évoque mes rêves
et fait lever le coeur bruissant de mes mots
je l’interromps
mais que me voulez-vous donc
je lui confie mon souci de la récolte
un champ de blé c’est mille ans de travail
j’évoque la mission du pain
l’eau la levure et les mains encombrées
il se lève menaçant
me rappelle que la mort est à ma porte
je le frappe
avec ce qui me sert de canne
il fuit fantôme dans le silence de midi
je ressaisis ma branche
et m’appuie sur elle
pour porter à boire aux moissonneurs
fièvres 37 pouce (juin 2020)
37
pouce
la grâce me manque
plus rien ne coule de source
et j’ai beau faire remonter
à ma mémoire
l’évidence globale de l’enfant
qui fut
je ne grappille qu’avec peine
le sourire du petit monde plein
où joies et peines avaient la teinte du temps arrêté
où les secondes semblables
dormaient en boule
contre l’oreiller des jours
des nuits
quelque part auprès d’une voix
qui creusait tout l’espace
je me souviens pourtant
du silence qui s’était installé
- baldaquin d’après-guerre –
certes les morts râlaient encore
mais mordait sur l’instant
une présence lourde
accoutrée de fadaises pratiques
un dieu un général
les fleurs exultaient libres
les chemins crevaient le ciel
il était une fois
et le temps s’arrêtait
et les croyances accumulaient les preuves
des averses de sens inondaient
ma psyché
je me souviens du pavement glorieux
où sonnaient sous le pas
les lignes du futur
et l’immédiat passé tragique
aidait au bonheur tout présent
où je suçai longtemps
mon pouce en rêvant
fièvres 36 seuil (juin 2020)
seuil
le poivre d’orient
revient en juin
par troënes interposés
c’est un nouveau seuil
pure présence mélodieuse
ça craque au jardin
narcisses et lilas gorgés d’eau
rouillent désormais
nostalgie des mois exsangues
et l’enfance avec l’ouest
jouent leur petit retour
moquerie des semaines
dévidées du bout des doigts
quand cueillir était doux
et respirer si élégant
il va falloir
adossé au printemps
entrer dans l’âge
où faire face est la règle
nulle dérobade jamais
au fond du bois
c’est au soleil cru
que se jouent les jours
oui la mer lave les peines
mais c’est au ressac de l’août
que se compteront les rides
et entorses anciennes
la noirceur qui s’annonce
au vrai fond des feuilles
fait des troënes amers
les avant-coureurs
du pays éloigné
où je vais mélodisant