La montagne couronnée (3 mante)

Quand il fait froid elle met sa mante. Elle a huit cents ans, calcaire gris, on s’y accroche la peau. Elle s’arroge alors le droit d’être de marbre, noire, un peu embarrassée d’être si grande sous la pluie qui lui bat les flancs. Il me semble qu’elle se recroqueville, les nuages la négligent presque, l’effleurent sans s’attarder, le bon dieu a ses humeurs, il va falloir patienter. Quand revient la saison en effet, brutalement, un matin, elle remet sa cuirasse rutilante, celle des photos, des cartes et des prospectus, celle qui nous fait passer la main sur le papier brillant et nous fait dire ah oui, celle qui, souvenir cent fois vu et revu, explose de tout son bleu lumière, celle dont on rêve la nuit en pressant l’oreiller comme si le tissu s’ouvrait doux sur le ciel tendre et nous donnait à revoir encore et encore la grande présence découpée sur le vide, même endormi, surtout endormi. Ce qui était masse d’ombre en janvier se fait fleur d’avril, elle croît plus vite que le brin d’herbe; on dirait qu’elle jaillit d’avoir été engoncée dans sa mante et si on l’observe à cru, sur le bleu neuf, bien en face, sans préjugés, on est contraint d’avouer qu’on ne l’avait jamais vraiment vue, avec ses dentelles ouvragées et ses bœufs très riants qui mordent l’atmosphère et semblent, à cause des nuages dorés qui filent doux, s’agiter en dansant vers l’arrière, vers le chevet, vers l’origine; et les cornes nous demandent d’où nous venons et nous ne savons pas articuler un simple petit bout de réponse. Ce mystère massif logé là haut, les sculpteurs semblent en avoir eu la clef; l’ironie des animaux en fait foi. Singulier sourire.

La montagne couronnée(2 robe)

Ce qui tombe de là-haut est une sorte de robe qui va s’élargissant de pierre en pierre pour protéger nos vies. Les tours étaient nos songes, ces verticales sont notre abri. Le souffle coupé par tant de puissance, je musarde auprès des murs et mille détails, où grâce et trivialité s’échangent, me saisissent comme dans la vie. De rudes droites, portées musicales, sillonnent l’édifice horizontalement, creusant des notes larges (fenêtres) qui chantent le combat de la pierre et de la lumière, grande affaire des nouveaux temps. J’aime lire Marie, les anges, les saints, et la naissance et la mort et la résurrection, imagier tarabiscoté sur lequel les fidèles apprenaient à lire, joies et misère mêlées. Ces clichés tendres ont vécu, perdu dans les nues, restent les drapés et les courbes: ce sont des corps qui furent et qui demeurent semblables à nos vivants du jour. Les robes d’antan s’agitent au même vent; j’entends à travers le noroît grave du soir le marteau des artisans, qui par centaines, langue tirée, dignes, solennels, frappèrent pour mille ans des visages enflammés d’amour. J’entends tourner l’oculus central, ainsi la vie, ainsi les ans, et notre tohu-bohu quotidien soudain bien ordonné semble dire: mon implacable symétrie a de ton destin la rigueur fraîche. Aucune ride sous cet œil qui capte les teintes et qui, vers les crépuscules du soir qu’on croit banals, sont la neuve espérance contre la nuit proche. Je tourne dit l’oculus, ne te fâche pas contre le temps, la belle vie qu’on a, aime, mon protégé, mon ami, profite tranquille. 

La montagne couronnée (1 vertige)

1

Vertiges 

              Des bonjours de cathédrale se faufilent, cordes tendues vers le vent,à travers les tours de l’église majeure; des dentelles ont fait leurs nids, chapeaux d’antan qui s’abolissent dans les fragiles découpes des pierres artistes; il y circule des nuages souples; les pigeons qui s’en échappent semblent autant de blocs qui s’arrachent aux colonnettes tournantes et s’en reviennent posément s’asseoir au bord du vide; il ne s’est rien passé. Les cornes des boeufs sont les plectres de leurs cols tendus vers le vent, tels les cordes d’une lyre démesurée; les mugissements laissent place à une manière de sifflement où le vertige venteux chante au-dessus des arches habiles, entassées, innombrables; ces arcs brisés inventent la geste gothique des premiers temps. Mais tout est si haut perché que le bâtir échappe au regard un peu, laissant place aux songes omniprésents qui tombent du ciel, pour l’espérance; un bonjour de joie s’en vient braver nos avanies. Je lève la tête, ma nuque se fait oreiller: alors je dors debout, les yeux rivés sur les cimes, ce rêve solide, à peine réel. 

monologue d’une infirmière pendant le confinement

Le hasard fait en cette saison bien mal les choses; c’est Lui que je dois soigner, dorloter, consoler, piquer, alors qu’Il n’a cessé de faire de notre vie commune passée une enfer privé, très privé, où je fus en effet privée de tout. Il fut immonde; Il est malade et doucement, je ne dirais pas tendrement, mais avec toute la charité dont mes doigts sont capables, je pousse le liquide dans Sa veine; mon métier d’infirmière jamais ne fut plus utile qu’à cet instant;des larmes de rage brouillent mes paupières mais l’habitude supplée la claire vision du geste. Je ne tremble pas, même si… je me dis qu’Il doit vivre, tout monstrueux qu’Il fut, ce bout de chair qui est un homme. La mécanique du respirateur va moins vite que mon coeur; Il a bien de la chance. Passant la main sur mon cou, j’éprouve la douleur encore sensible du bleu qu’Il me fit tant de fois. Tout est simple désormais: je Le sauve… puis je me sauve… avec les enfants. 

fièvre 45 chaumes (juillet 2020)

45

chaumes 

après le passage de la dévoreuse de juillet 

qui anticipe sur nos bouches affamées

ils se dressent 

ocres et gris parfois rouges 

puis sous l’effet de la lumière adulte 

les brins crépitent en un murmure immense

chacun d’eux veut conter l’histoire 

de la terre et des grains 

épis et tiges se sont balancés librement 

et voilà leurs derniers témoins qui palabrent 

et se disputent sur les champs

nous étions ensemble et nous voici querellant 

ma mie que sommes-nous devenus 

piques trop brèves 

le vent ne nous inclinera jamais plus

la terre à deux doigts 

ne permet plus la grâce oscillante 

qui fit la stupéfiante splendeur des blés 

dont nous étions la racine première

pauvres chenus

ils lèvent sur la terre tassée 

de petites pointes benoîtes 

que je froisse négligemment 

comme on marche au désert 

chevilles harcelées du picotis des sables

une plainte ose enfin s’allonger vers le soir 

autre chose contrarie mon pas 

ah c’est l’enfance ténue qui revient 

féroce arrachement 

annonçant le crissant retour d’automne 

des charrues et des socs

fièvre 44 cathédrale VII (juillet 2020)

cathédrale VII

rappelle-toi

au temps de fièvre folle

je me tenais tout silence au parvis

cet espace aux pavés heureusement inégaux

qui me cognaient dans la poitrine à chaque pas

mille souvenirs

face à toi ma dame

j’étais le drôle qui s’en vient vénérer les beautés et les siècles

au temps de la détresse

je pensais moins à marie 

qu’aux hommes d’alors aux femmes du temps 

hantés de toi jour et nuit 

me voilà seul disais-je je suis tout seul

dis-moi ton mystère

tu peux bien me le dire

ce souffle qui te fit

ces milliers de bras qui montèrent ici 

et les boeufs précédant l’attelage 

il était naturel qu’ils se dressent là-haut

tirant les tours

ma voix allait répétant

mais d’où vient l’énergie qui fait tenir

contre les siècles et les charrois

contre les cris les pas et les épidémies

rien de plus urgent pour nous 

que cette haleine spirituelle

qui te souffla 

bulle de pierre 

un matin de mille deux cents

et qui depuis emplit notre horizon

il n’est aucun mystère 

répond-elle face au vide

l’imagination seule

accouplée à la raison

déplace les montagnes 

et dans un murmure elle ajoute à mon endroit

un peu comme un poème

fièvre 43 masques (juillet 2020)

43

masques

il y a beau temps 

que l’avenue a dissout les rires aux quatre vents 

passants du silence

dites 

que sont vos visages devenus

je vois bien le mien au miroir du matin

mais les vôtres

barrés de ce pansement grave

blessés d’on ne sait quelle guerre 

vous avancez dans un brouillard diffus 

présences spectrales

barbouillées de blanc de bleu 

je vous entends à peine

je vous dis bien le bonjour

mais vous semblez murmurer

les voix vos voix me font défaut

englouties sous ces masques têtus

hélas parfaitement justifiés

(étouffons un peu 

pour ne pas étouffer tout à fait)

et manque affreux

l’absence de nos lèvres

nous rend tous égaux en laideur

la partie nue émergée de notre corps

ce visage qui faisait notre identité

iceberg de nos émotions

voilà qu’il est littéralement

défiguré

reste le miracle des yeux

oui les regards sourient

dans la nuit blanche de l’été

leurs reflets n’ont jamais été aussi beaux

cils et sourcils sont devenus des signes 

aussi importants que les gestes

perché au dessus du masque

le clin d’oeil se risque alors en lieu et place

de nos mains interdites 

et des paroles mal osées

fièvre 42 frêle (juin 2020)

42

frêle

la jeune fille appelle de loin 

j’ai sa voix aux tympans

ruisseau d’émeraude brisée 

c’est si léger que le vent un peu l’efface

bruissements maritimes des saules bleus

elle avance frêle par le sentier 

aucune herbe froissée

je l’attendais au solstice

je l’interroge sur son retard

elle moque ma bouderie 

pose deux doigts sur mon avant-bras

pour prévenir la plainte 

son léger contact  – de nos jours incorrect – 

assure ma gaieté

et sa chanson toute en gravité jolie 

répète que la saison l’appelle 

elle dit elle dit

j’assure les serments obligés

je célèbre mon retour aux jours accourcis

la plaine de juillet miroitait là-bas

j’ai voulu voir tes blés mes fleurs

nous allons inventer les sourires 

contre la peine épidémique 

au temps de la lumière crue 

frappons nos mains

pour échauffer encore sève et sang

les heures galopent aux moissons 

cette vie n’est pas si vaine 

où l’on s’abreuve 

aux yeux velours des aubes turquoises 

ne manquons pas d’écouter les chaumes 

qui préparent en creux 

la tendreté des brioches à venir

fièvre 41 musique d’antan (juin 2020)

musique d’antan

la comédie légère où l’on échange 

l’argent compté les bonjours les bonsoirs 

les paumes qu’on serre 

la fluide musique des lèvres 

qui pousse les jours aux quatre vents 

les semaines les mois 

cette poussière glissant par les doigts 

le silence qui suit 

où hébété on se découvre au miroir 

noirci sous les harnais du commun

on a vécu pourtant là aussi 

il semble que cette allure soit même essentielle

glissement dérive emballement banal 

et les passions qui mordent au fictif

et les coeurs qui écoutent les voix 

il faudrait songé-je des poèmes qui engagent le corps 

te souviens-tu des glas d’après-guerre

ils vibraient autrement  

la terre réengagée au rythme des saisons 

cognait à chaque pas contre la craie 

c’était avant le confort 

les doigts crevassés empruntaient à l’hiver 

le rouge brûlé des neiges 

le dégel empoissait les semelles

et c’était ça l’événement

la peur se mesurait à l’acide des nuits

j’allais alors par le chaos

heureux des aventures

par la ville en ruine 

puis un après-midi de juin

je découvris la musique instrumentale 

  • souffler c’est jouer – 

manière de raffinement neuf 

dont les notes m’enchantèrent vite le corps

j’étais libre

fièvre 40 l’obus (juin 2020)

l’obus

enfant j’allais au champ sauvage

orties ciment platras briques chats maigres

contre la fontaine

une pièce d’obus me terrifiait

ma main s’avançait pour cueillir l’eau

et revenait en tremblant

après avoir effleuré la guerre

l’obus luisait au soleil de juin 

j’entendais les plaintes 

les sanglots sous les portes

les appels dans le ciel jadis rayé des balles 

l’obus mort demeurait inexplicable  

les grands géants serraient les dents 

d’avoir traversé cet âge cuivré noir

n’en parlons plus n’en parlons plus

je me souviens de mon regard levé

en forme de question 

et du silence crayeux et des lèvres serrées

un sourire aurait suffi 

un mot qui dise que la paix

n’était plus hors saison

et que les peupliers qui frémissaient là-haut 

ne tremblaient pas 

mais jouaient de toutes leurs feuilles 

comme une femme rit en rejetant ses mèches 

j’aime la rivière qui fuit au présent sous les ponts et les jours 

délestée des corps 

elle a désormais ce courant uniforme

qui chante le retour monotone des lois 

et du monde mal fichu

où je m’obsède des appels des enfants de demain

fièvre 39 solstice (juin 2020)

solstice 

le jardin est immobile

et quand l’aube perce

elle arrose troènes et rosiers royaux 

comme un appel rayonnant

à la folle gravité de l’ombre noyée

je m’affole de pareille chance

je vois bien qu’il faut saisir la lumière 

le coeur me manque

c’est trop de beauté 

les parfums fabuleux de tous les temps 

se confondent dans l’écrasant matin 

les morts à regret font retour 

à travers la blancheur ironique 

ils maugréent des chants

où l’on parle des nuits ouvertes 

à tous les vents du rêve 

je me tourne sur l’oreiller 

je me bouche les tympans 

j’en appelle au banal 

à la suite des jours défaite du solstice

car ce soleil qui ne cesse de demeurer 

est un piment cruel à goûter 

mon palais flamberait 

si j’étais embarqué dans ce jour infini

je ferme les rideaux 

laissez-moi ma nuit bien rêvée 

dis-je à l’intruse lumière en souriant 

j’aime dialoguer avec les disparus 

les nombreux absents qui m’enchantent 

et qui demeurent longuement

dans mon crâne têtu

fièvre 38 un visiteur (juin 2020)

un visiteur

j’entre dans l’ombre avec l’inconnu

je le guide sous l’arbre

il est ardent poli

avance sans bruit sur ses semelles de crêpe

je lui propose de l’eau 

sa voix chante un peu 

nous nous asseyons face à face

son front s’anime au creux des rides 

autant de sillons vécus 

sous le tilleul on entend des échos

comme une vérité voilée

il fait l’éloge de mes écrits

pour tempérer son ardeur

je lui désigne à deux pas la fontaine de bronze

elle a cent ans dis-je

le flot domine mes paroles

il n’entend pas

une brise modeste anime les feuilles 

je devrais me méfier du ton tranquille

deux colombes se posent à nos pieds

je songe au village cet après-midi de juillet

ils sont tous à la moisson

alors que le visiteur évoque mes rêves

et fait lever le coeur bruissant de mes mots

je l’interromps

mais que me voulez-vous donc

je lui confie mon souci de la récolte

un champ de blé c’est mille ans de travail 

j’évoque la mission du pain

l’eau la levure et les mains encombrées 

il se lève menaçant

me rappelle que la mort  est à ma porte

je le frappe 

avec ce qui me sert de  canne 

il fuit fantôme dans le silence de midi

je ressaisis ma branche

et m’appuie sur elle 

pour porter à boire aux moissonneurs 

fièvres 37 pouce (juin 2020)

37

pouce 

la grâce me manque 

plus rien ne coule de source 

et j’ai beau faire remonter 

à ma mémoire 

l’évidence globale de l’enfant 

qui fut 

je ne grappille qu’avec peine

le sourire du petit monde plein

où joies et peines avaient la teinte du temps arrêté

où les secondes semblables 

dormaient en boule 

contre l’oreiller des jours

des nuits 

quelque part auprès d’une voix 

qui creusait tout l’espace

je me souviens pourtant 

du silence qui s’était installé 

  • baldaquin d’après-guerre –  

certes les morts râlaient encore 

mais mordait sur l’instant

une présence lourde 

accoutrée de fadaises pratiques 

un dieu un général 

les fleurs exultaient libres 

les chemins crevaient le ciel 

il était une fois 

et le temps s’arrêtait

et les croyances accumulaient les preuves 

des averses de sens inondaient

ma psyché

je me souviens du pavement glorieux

où sonnaient sous le pas 

les lignes du futur 

et l’immédiat passé tragique 

aidait au bonheur tout présent 

où je suçai longtemps

mon pouce en rêvant 

fièvres 36 seuil (juin 2020)

seuil 

le poivre d’orient 

revient en juin 

par troënes interposés 

c’est un nouveau seuil 

pure présence mélodieuse

ça craque au jardin 

narcisses et lilas gorgés d’eau 

rouillent désormais 

nostalgie des mois exsangues

et l’enfance avec l’ouest 

jouent leur petit retour 

moquerie des semaines 

dévidées du bout des doigts 

quand cueillir était doux

et respirer si élégant 

il va falloir 

adossé au printemps 

entrer dans l’âge 

où faire face est la règle 

nulle dérobade jamais 

au fond du bois 

c’est au soleil cru 

que se jouent les jours 

oui la mer lave les peines 

mais c’est au ressac de l’août

que se compteront les rides

et entorses anciennes 

la noirceur qui s’annonce 

au vrai fond des feuilles

fait des troënes amers

les avant-coureurs

du pays éloigné 

où je vais mélodisant