“La métamorphose” de Kafka… quelques remarques

Marthe Robert suggère que Hermann Kafka traitait son fils de Käfer, (insecte proche de notre cafard, mais qui serait plutôt une coccinelle). Käfer est une insulte du même type que cafard. C’est à vérifier mais il me semble que cette insulte désignait aussi les juifs. Toujours est-il que l’insulte du père est l’inspiratrice de la métamorphose, le fils reprenant l’insulte pour la retourner comme un doigt de gant, du genre, tu me traites de cafard, ah tiens oui, voyons voir « si j’étais un cafard »! Ironie cruelle tournée contre son père en manière de moquerie mais aussi contre soi-même, Selbstironie qui est motrice d’un texte dont Kafka lui-même dit dans une lettre à Felice qu’elle est affreuse. Un exégète suggère par ailleurs que le cafard vient d’une pièce que jouaient des juifs de l’est en yiddisch à Prague à l’époque de l’écriture du texte. Un acteur imitait un cafard et Franz Kafka au grand dam de son père s’était lié avec ces acteurs pouilleux que Franz trouvait prodigieux et ils l’étaient sans doute.
Le mot Ungeziefer que K utilise pour dire le cafard est en fait un masque… excusez le mot: une « métamorphose » de cette insulte paternelle.
On comprend obscurément ces choses en lisant la nouvelle ; surtout l’ironie qui tout compte fait, au-delà de ces sources, dit une chose qui ne cessera d’être reprise jusqu’à “Joséphine la cantatrice”(un des derniers récits de Kafka): la poésie est de nos jours dans une telle disgrâce, la grâce ayant fondu au ciel des mille feux meurtriers de la culture du tout venant voire de la guerre, que pour parler du poète il n’est plus qu’à dire: voilà ce qu’est un poète, une vermine, pas davantage. Non pas en vrai, ai-je envie de dire, mais dans l’inconscient collectif, voilà comment on voit le poète. La boucle est alors bouclée de l’insulte du père (qui considérait son fils comme un raté infichu de faire tourner la boutique) à la situation de l’écrivain. On a envie de dire: et tout le reste est littérature, surtout rature.

Pour le mot « Ungeziefer »; ce qui est important c’est le UN qui signale une négation. C’est quelque chose de négatif. On s’en doutait un peu. Le mot désigne en fait tous (sens collectif de « ge » dans Ungeziefer) les parasites qu’on peut trouver dans la cuisine, blattes, cafards, araignées, jusqu’aux souris. Par ailleurs ziefer, en ancien allemand signifie « sacrifice » (zebar)… Ce sont donc des animaux tellement ignobles qu’ils ne peuvent pas servir au sacrifice. Ungeziefer signifie en bref: insacrifiable. Ils ne méritent que mépris et n’ont même pas la capacité d’être sacrifiés pour complaire aux dieux et rendre la cité plus pure. On voit que le choix de « Kafka » (nom qui lui-même n’est pas loin de Käfer, même s’il s’agit du choucas en tchèque) est donc particulièrement bien choisi. Ungeziefer c’est l’image de Franz à travers ce que le fils entend de ce que le père pense de lui: même pas fichu d’être sacrifié. Vraiment nul, même mort, juste bon à être balayé et jeté à la poubelle. Incapable de quoi que ce soit. Inutilisable en cas de nécessité de bouc émissaire. Humiliant pour le père qu’un Ungeziefer pareil: il ne peut même pas jouer le rôle d’Isaac. Dieu n’exigerait rien du tout d’un Herrman qui serait père d’un aussi répugnant fils. On est au comble de l’humiliation . Un père primitif découvrant que son fils est homo serait moins pire que ce commerçant (sérieux, bourgeois) dont le fils écrit des livres (le comble de l’humiliation est sans doute aux yeux du père commerçant qu’il soit écrivain). Rire caricatural qui jalonnera longtemps l’histoire de la fiction écrite. On pourra faire désormais difficilement pire… et plus drôle.
Reste à traduire Ungeziefer : « vermine » va très bien…

Les masques au Japon en 2012

Lorsque j’étais au Japon en 2012 pour saluer ma fille Lucie (elle y resta quatre ans), que j’appelle dans ce texte “Antigone”, j’ai rédigé une manière de journal de voyage que j’ai nommé: “Un pékin au Japon”. Je fais part de mes étonnements – j’avais pris soin de n’emporter aucun livre guide qui eût pu troubler mes découvertes; ma fille était mon seul et unique guide – et parmi ceux-ci une stupéfaction qui résonne aujourd’hui très étrangement. Il s’agit du port du masque qu’à l’époque les Japonais portaient déjà presque systématiquement:
“A vélo ou à pied, beaucoup portent des masques pour se protéger de la pollution. Masques blancs, ils couvrent le bas du visage : qui sont-ils ? Déjà qu’à l’ordinaire – raciste ! – les Japonais se ressemblent tous, avec leurs masques c’est un défilé de marionnettes. Petite pensée paranoïaque fugitive : ils me surveillent ! C’est le contraire, le masque les isole… au fait, la pollution est peut-être un prétexte pour se cacher (comme certaine religion de chez nous), voiler aux autres cette unique part du corps qui émerge (le visage) et qui nous trahirait, dirait qui nous sommes en vérité lorsque nous sourions, quand nous parlons, c’est cela qu’il faut cacher, n’être que pour soi derrière cette hygiénique tulle d’hôpital, oui, c’est ça, la ville est un hôpital menacé par les maladies nosocomiales des avenues, terreur de l’autre, c’est grave docteur, et si l’autre était vivant, s’il me souriait, s’il me parlait, adieu l’intimité, adieu la vie pour moi seul ! Allez au loin disent les masques, écartez-vous, veuillez ne pas me toucher (Jésus à Marie de Magdala), même des yeux, je vous en prie, ne me touchez pas, je ne vous permets pas, je ne permets rien, mon corps est à moi, c’est tout ce que je possède, amour de moi y est enclose (vieil air du pays), je m’aime et par conséquent je vous signifie mon ignorance, pire que le mépris, la peur, la peur majeure, avec cette terreur au bout du bout : et si je rencontrais l’Autre ? Quelle horreur ! Je fais tout pour que cela ne se produise pas, aucune place au frais du hasard, pour vivre heureux vivons cachés, confinés dans le cocon de soi, dans le cocon de gaze qui dévore le bas du visage. Restent les yeux. Pauvres fentes toutes semblables – raciste !- bruns noirs, ils lissent la ville, la rendent vivable en l’ignorant, il fait chaud là-dessous, je m’abandonne à moi, je me cajole sous la toile de mes vêtements, derrière mon masque, je suis unique, ne m’aidez pas, ne m’aimez pas. C’est l’antiséduction, le contraire du village, des villes balnéaires bien vulgaires de chez nous où, l’apéro à la main, on s’installe vers le soir pour voir passer les filles aux beaux atours : on est à l’autre extrémité de cette geste, c’est l’équivalent pour le corps du parler correct de notre nouvelle langue mondiale, candeur de soi, cruauté du silence, absence d’imprévus, d’humour, de lazzis, de paroles en l’air. C’est le corps efficace ; on est à deux doigts de la marchandise.”

Extrait de Un Pekin au Japon dans ce même blog:

Kafka et le monde intérieur

Parfois, un peu par hasard, je tombe – le mot n’est pas de trop – sur une phrase qui me réconcilie avec le monde de la pensée; le monde tout court donc. Aujourd’hui, cet extrait du journal de Kafka:
” Ce n’est que de l’intérieur que l’on peut se maintenir et maintenir le monde dans le silence et la vérité.” A ce monde, l’auteur oppose le monde de la théorie qui nous entraîne vers le monde rassurant de l’abîme; je dis rassurant parce que la vérité une fois dite, je peux vaquer tranquille à mes occupations mondaines. Voici ce qui précède dans le journal:
“De l’extérieur, on triomphera toujours du monde en le creusant au moyen de théories qui, aussitôt, nous ferons tomber avec elles dans la fosse. Ce n’est que de l’intérieur que l’on peut se maintenir et maintenir le monde dans le silence et la vérité.” Il désigne ici un aspect de la pensée qui consiste non à répondre à la question pourquoi(théorie), mais qui consiste à penser vraiment, ce que j’appelle pour ma part rêver, venir de l’intérieur dire le monde tel que je le sens, dire les mots tels qu’ils viennent s’imposer à ma psyché et rien d’autre.
J’ai longtemps flotté autour de ce monde intérieur; je savais que c’était celui qui me permettait d’écrire, la question étant : suis-je conscient ou suis-je inconscient lorsque j’écris… ce qui n’aidait pas. La formulation était brutale, “à la limite”, comme on dit parfois. J’en suis venu à penser que j’écrivais à partir d’un lieu spécifique qui n’avait rien à voir avec le conscient, ni avec l’inconscient; ça flottait là entre deux et effectivement le monde intérieur sortait vers le dehors sur le papier, sans finalement que j’intervienne directement. Enfin si, bien sûr, mais ça flottait là devant, j’entendais le silence, que j’appelais le blanc, et la vérité – qui n’était évidemment que la mienne – issait, comme on le disait autrefois, elle sortait, donc, et ne se prenait pas pour universelle, simplement puisqu’elle sortait de ce fond cru, elle avait sa part dans la vérité du monde tel qu’il est ici et maintenant; elle le maintenait(!!), elle flottait avec le monde, le maintenant, ressemblante, comme on le dirait naïvement d’un tableau.

La montagne couronnée (12 la porte de Soissons)

Elle est si épaisse, si lourde et dans le même temps si élégante qu’on ne l’oublie jamais. Une fois franchie, sa présence flotte dans la mémoire. On sent qu’elle est là pour ça, pour marquer les esprits. Tel était son rôle. L’arrivant était bluffé et pour celui qui la quittait, s’ouvrait une bouffée de nostalgie. C’est un frisson posé là, énorme, avec ses deux tours qui n’en font finalement qu’une seule, et son ouverture en V assomme le passant d’un  gothique répété qui est repris à l’arrière dans la déchirure d’une manière d’église camouflée. Elle est puissante de partout. Les pierres ne s’ajoutent pas monotones, elles tournent, elles s’enroulent en des ascensions phénoménales qui semblent des pattes d’éléphant au bord du fleuve horizon, au bord du vide. Le plus troublant est que les tours se meuvent lentement, doucement; l’un d’elle, Eve, sa parente, est même penchée en-deçà de la route. C’est une fameuse gorgée d’illusion car elle ne bouge pas; à ses pieds l’amateur de pierres, l’amoureux des temps anciens, s’attarde longuement alors que le touriste se fatigue par avance: il se dit en arrivant qu’il reviendra, mais ne le fait jamais. Une porte, allons donc, songe-t-il, où est le sacré? Or, il est là, il est dans la limite, il est dans le passage, dans la masse ahurissante. Il y a un dehors, il y a un dedans. Bien sûr dedans c’était la cité, mais justement c’était ma cité, c’était mon pays, mes amis, mes parents, ici rassemblés derrière la porte. Quoi de plus intime que tous ces gens qui firent ce que je fus? C’est un peu moi, c’est un peu mon privé; ce dont je prive le monde est mon obscure intériorité, mes rires, mes soirées, mon corps que je donne. Tout, enfin. La porte a cette puissance parce que les gens du temps savaient la valeur de ce ‘tout’. De nos jours on a vendu le privé à l’encan; c’est si beau la liberté. On a sans doute un peu raison. Mais la porte gardait presque rien qui est mon tout. Je la regarde et je me vois. Les deux pieds, l’ouverture comme une bouche, les meurtrières comme des yeux qui voient le monde sous tous les angles, oui, la porte est un visage. Passant dessous, j’éprouve un frisson dont je ne sais s’il est de joie ou de peur. Par habitude, presque distraitement je me retourne et là, stupeur, je vois que la porte, dont j’attendais tant, est déchirée, comme coupée longitudinalement, et ce qui m’attend derrière, dans les coulisses, dans ce théâtre ouvert à tous les vents ce sont mille ogives, cent fausses nefs minuscules, ça monte sur un étage, c’est envahi d’herbes folles mais ça chante, même en novembre, même en hiver. C’est une immense toile d’araignée d’ogives croisées qui, à travers les meurtrières, donnent du bleu en un liseré vertical qui fait retour sur les espérances que je laisse dans mon dos. Derrière la brusque massivité de l’avant, il est un arrière monde où les ogives se croisent comme des voix d’enfants. Ce chœur, hanté d’herbes folles, chante une cantate d’accueil.  Si j’entre, si je franchis la porte et que je fais demi-tour, je découvre la magie de l’architecture qui hante la ville de part en part, ingéniosité humaine complexe et simple: l’ogive, c’est l’un qui rencontre l’autre dès la clef de voûte de la porte et qui signe le style omniprésent, de l’église jusqu’à la cathédrale. Je découvre également à travers la porte ouverte l’immense présence du monde ,là bas, très loin, là où le soleil couchant s’obstine à brûler rouge, là où notre astre chaud prend toutes les couleurs du monde. Vers le soir, il est à travers la porte une masse luminescente qui se glisse, ultime, à travers les rues de la cité; le jour perdure, la joie de vivre aussi, rayon solide et grave. Je peux passer.

Cloître (11 la montagne couronnée)

Il en est de plus beaux mais peu sont aussi doux que le cloître Saint Martin. Il est parfois clos par une grille ce qui m’étonne grandement; ce petit paradis est incompatible avec l’enfermement; il est vrai qu’un cloître ouvert est une contradiction dans les termes, mais c’est ainsi qu’il convient d’y rester. On dirait que la vie seule y est glorifiée. Le vent y circule, le ciel donne tout et les graines et les arbustes s’y installent à loisir. Sans nous. Sans les êtres humains. Ce cloître est un lieu de méditation parce que nous n’y sommes pas, avec nos rires, nos bottines, nos foulards et nos amours; quand on entre on sent l’agitation et la peine qui refluent, le corps même s’allège, que l’on emprunte le gravier de l’allée ou que que l’on marche sur les dalles qui sonnent le rappel du vide. J’y pénètre et je sens que ma présence extérieure s’efface, ce qui fait que j’y viens aussi souvent que possible. La présence à soi n’y est troublée par aucun autre humain; parfois un égaré glisse là bas, discret et affairé. Qui es-tu, toi que voilà? Le carré magique qu’il forme avec l’église attenante  a le charme des voix flatteuses qui nous dirent un jour que l’on était beau. Le vent qui décoiffe est soudain la main de l’aimée qui passa sur nos cheveux. Ce cloître n’a aucun des charmes de Moissac (cloître de ville) ou de je ne sais quelle abbaye qui cultive son splendide isolement. Taillé en pleine cité, défiguré par les moines du siècle classique, ce cloître dit la beauté de la pensée pure. La voûte qui devait au XIIème siècle être ogivale, étroite, et chargée de chapiteaux bien lourds, joyeusement animés de fables animales ou végétales, a été remplacée par l’impérieux mélange de brique et de pierres du XVIIIème siècle, abstraction finalement bien venue dans sa répétition uniforme, de même que les chapiteaux qui enroulent pauvrement leurs pierres géométriques. Il n’est rien qui vienne troubler le regard. La devise de Platon: nul n’entre ici s’il n’est géomètre, revient obstinément, lorsque l’esprit s’attarde aux faîtes, aux pentes, aux découpes du ciel et aux arches parfaites qui ouvrent le déambulatoire sur l’extérieur. Il faut beaucoup de patience pour l’apprivoiser vraiment. Son dépouillement oblige à apporter sa nourriture spirituelle. On ferme les yeux dans ce lieu sans distraction et c’est ainsi qu’on rêve. L’absence de bruit, de pas, de chiens, en fait un lieu qu’on chérit comme un amour d’autrefois égaré aux confins de la mémoire. Si la Chapelle des Templiers est un tombeau, le cloître est un paradis arrosé de lumière et ceint de pierres savantes. Il me semble toujours que ce serait le lieu idéal pour la musique, cette franche  irruption du temps joyeux, ce serait une manière d’ auditorium en plein air où les murs moussus à souhait  inventeraient un écho inoubliable. Sa sévérité rimerait avec la tension horizontale des cordes et  s’adapterait à hauteur d’homme aux tympans des vivants. Une acrobatique clarinette, un trombone très huilé, apporteraient la fantaisie qui manque à cet écrin où la verdure repousse sans cesse. Car nulle part la verdure n’est mieux célébrée qu’entre les tuiles, au brisures des contreforts de l’église, sous les pas des affairés, qui, livres sous le bras, font crisser les graviers décidément trop bruyants. Aux habitués le cloître est un passage entre l’extérieur bourdonnant de la cité et le calme de la bibliothèque à laquelle on accède par un escalier vertigineux imité des coquillages. Tour de force du colimaçon sans appui, l’escalier a la vertu des chambres d’écho où le pas se fait présence folle, inattendue, après le solide silence du cloître. Je songe souvent dans ma rêverie cloîtrée que la proximité de l’hôpital a aussi son importance. Les livres à deux pas, les mortels gisant à vingt pas, le cloître est ainsi cet entre-deux qui joue du temps fragile de nos vies et du temps long des livres. Lorsque je lève les yeux, que l’apaisement me saisit presque par surprise après la lecture de textes bouleversants, il se fait une aurore que je reconnais aussitôt : ce sont les jardins zen que j’ai eu le loisir de contempler sur place. St Martin au Japon : même calme, même envie de se dépouiller de l’accessoire, même faveur de vivre, même ferveur du pas le  plus léger.

Novembre

quand le pas broie du noir
quand la mer dès l’aube – paupières cireuses –
charrie des masses d’encre voilées
à peine inspirée
l’iode de novembre
se fait fièvre aux poumons
les cimes dépouillées
charmes ormes chênes xylophones affairés
s’entrechoquent dans la brume fatigue
l’affaire de vivre
en plein doute
fait de novembre un où es-tu entêté
c’est à peine si l’on avance aux halliers glacés
le corps dépose les armes
au bout des alarmes maximales
la onzième saison sonne derrière la mort

et c’est alors
au bout de l’an ou presque
que remonte facile la mélodie des doigts
dans le filet des jours
la pluie joue du piano
le vent souffle ses symphonies improvisées
l’époque affolée bascule
dans la saison des œuvres chaudes
le noir rédige enfin
sur le blanc silence des brumes qui se lèvent à volonté
le chant joyeux des enfants de la vie

La montagne couronnée (10 Chapelle)

Cette église miniature est un morceau de Jérusalem tombé du ciel. Les Templiers ont versé quelques sous de leur immense fortune pour l’édifier en souvenir du tombeau du Christ, octogone parfait; une lumière perce parfois en oblique à travers cette tombe; on ne sait plus où l’on est; c’est si doux, la mort vaincue, j’ai l’impression qu’il n’y fait jamais froid, ma propre chaleur fait sans doute une manière de feu intérieur. J’observe l’agneau qui sert de clef de voûte supportant le modeste troupeau des pierres assemblées avec soin. Je finis par songer que c’est un bijou. Le rempart s’arrondit à cent pas, peut-être est-ce le joyau de la couronne? Son étrange toit qu’on dirait de pierre, lauzes importées des pays du soleil, lui fait, tant c’est beau, un chapeau d’un gris inoubliable de solide mélancolie. La tragédie des Templiers résonne entre les murs où durent se tenir des réunions secrètes, condamnations, meurtres, toutes ces choses qui disent la vie éphémère et la passion du temps, fragilité des corps qui pensent l’éternité des pierres. Je m’y réfugie souvent; ce lieu est mien quand je le veux, quand, au bord de l’expression, mes lèvres consentiraient presque à émettre un texte littéraire attardé dans les limbes de ma cervelle;  je crois retrouver l‘attitude méditative des chevaliers qui devaient penser la politique, alors que j’en suis à ciseler la mélodie pressante de mes phrases. Ce qu’ils taillent de l’épée, je le pointe de mon crayon. Un carnet coincé sur les genoux, voilà tout mon bagage; eux avaient le monde à portée de main, orient et occident assemblés sous la poigne du maître, et le crime en guise de fable utile.  Le grondement lointain des voitures me rappelle l’enchantement des voyages vers l’orient, vite je suis là-bas, à l’écart, le jardin traversé me rappelle celui des amours enfantines, où l’on criait contre les murs pour mesurer sa voix. Des morceaux de statues disent de leurs voix éraillées les rêves qu’ils eurent… et les nôtres, qui ne sont guère différents: aimer, aimer et encore aimer.  Je pense tout soudain à ce qui se dresse à l’intérieur de la chapelle, dont personne ne parle et qui pourtant marque un tournant dans notre civilisation; ce sont deux prophètes, armés de leurs phylactères illisibles qui sont à la fois colonnes et statues (ce sont les seules qui nous restent des statues de la cathédrale d’origine). Je ne comprends pas pourquoi on ne porte aucune attention à ces austères. Ils sont notre espérance, tous ceux qui les ont vus disent mon dieu en secret, étouffent des larmes de joie, de voir sortir l’humain de la pierre avec cette audace élégante; les artistes eux mêmes peuvent y prendre de la graine. Que l’on considère la position de leurs pieds et l’on comprendra l’avance, le premier pas de notre modernité. On se défait de la masse des pierres pour oser la sortie et à partir du bloc, nous voici pensants, libres, ouverts et droits. Cette chapelle est un joyau qui dans son chaton recèle davantage encore: la joie de vivre, la joie pure, la joie d’être vivant. Nos prophètes dessinent nos destins; et ils se tiennent là discrets, presque souriants. A l’affût de notre courage à venir, ils nous attendent.

Jours noirs

Il est difficile à l’approche des jours noirs, de garder sous ses cils la petite joie qui chantonnait tranquille en avril, en juillet, sans qu’on y pense. On la portait aux jours de fête, elle était à tous, il suffisait de lever le regard. Les pupilles étaient autant d’étoiles au manteau du jour et les nuits sûres, nocturnes élégants, se berçaient toutes seules.
Et puis voilà l’avalanche du noir poisseux, les yeux en berne. La machine à songer se grippe à chaque pas. Que faire? Il va falloir arracher les jours un à un comme à l’éphémère,et, dans le silence du chemin qui se cherche, chanter, histoire de traverser ce lourd désert de flaques et d’ombres.

La montagne couronnée (9 chemins)

Lorsque le besoin se fait sentir d’une promenade digestive, c’est l’embarras. Deux chemins s’offrent aux pas. On peut préférer la promenade au niveau des pentes, là où le calme s’élargit à vive allure jusqu’à l’horizon. C’est l’avance du rêveur qui s’attarde sur son plaisir; il domine le paysage et songe en sa logique: ce pays m’appartient puisque je le vois tout entier. Parfois la vue est obstruée par un arbre, c’est vrai, mais cela ne dure jamais. Il avance, rêve, extérieur à la cité et assume tous les risques. Dans le dimanche irrésolu, il est au pied du mur, suit l’ombre des remparts, lorgnant en contrebas l’arrivée hypothétique d’un envahisseur. Il y en eut tant. Je ne peux m’en empêcher, je confonds leur souffle avec le vent du nord; les vikings – ou peu importe leur nom –  n’ont jamais cessé d’affluer; le noroît les portait par la mer et les fleuves. Il me semble encore entendre les cris de ceux qui surpris par l’ennemi, dos à la pierre, furent cloués d’une lance ou d’une flèche; le malheureux, il lui suffisait pourtant  de franchir la porte de la cité à quelques mètres pour conserver son seul bien, sa vie. Le chemin du bas était l’embûche assurée. Le lieu des plus affreux cauchemars. L’injonction: “Ne reste pas dehors”, semble s’être transmise depuis ces lieux risqués. Décidément, Il faut toujours emprunter l’autre chemin, celui où les remparts remplissent leur office rigoureux, quand la pierre appuie sur le nombril et que l’on a l’impression d’un chant de victoire avant que la bataille commence. C’est qu’on est dedans, on avance en prince, le sourire en prime. Rien ne peut arriver, le pas est ferme, jusqu’à rêver que l’on marche sur les cimes des subtils acacias qui nous font cortège dans le fond du vallon et semblent les contrebasses de la symphonie des pierres qui dansent. L’orchestre des rues étroites qui se croisent sans cesse est malicieusement perturbant, c’est vrai, et tout à coup on cogne au rempart alors qu’on se croyait perdu et la cathédrale et l’église de l’ouest, si juste avec son Martin qui donne plein vent son fameux manteau, elle, si audacieusement petite sœur de la grande, servent d’appuis soudains au regard reconnaissant de l’égaré. La promenade qui risquait la déroute est redirigée constamment par la ceinture habitée qui dégringole partout sous les pas. La splendeur des couchants vue depuis ce chemin est le long linceul dont parle le poète; la rambarde gémit presque sous la paume, comme pour rappeler qu’il n’y a pas que les orangés lointains, mais également la grise pierre calcaire posée par l’homme et sur laquelle j’appuie mes avant-bras : elle seule permet la longue contemplation de ce pays proche qui miroite longtemps.

Un livre: LE CHEMIN 14 18

(paru en septembre 2019)

LE CHEMIN 14-18

 

Recueil de poèmes bilingues (français et allemand)

Poèmes : Raymond Prunier

Traduction en allemand : Helmut Schulze

Illustrations : Élisabeth Detton

EDITEUR : Garcia Jean François (Éditions LUMPEN)

179 r Abbé Georges Henin, 02860 COLLIGIS CRANDELAIN

Tél :  03 60 49 99 65 

C’est un hommage murmuré. Dix-huit rêveries devenues à mes yeux nécessaires pour dépasser l’effet centenaire. L’écrivain que je suis, aime à se perdre au chemin, chaque saison, chaque année depuis quarante ans. Mais je n’osais pas m’approcher d’eux par l’écriture… ces petits, ces tendres jeunes qui durent s’endurcir pour défendre nos terres contre l’ennemi, comment les évoquer ? Allais-je avoir la manière, le ton, la musique surtout ? En 2017, comme le temps approchait où mes vieux amis tant fréquentés aux monuments aux morts et parfois dans la vie réelle – je me souviens des survivants – allaient partir sur le chemin de la destinée définitive, je me suis mis à écrire, sans ponctuation ni majuscules, des vers qui bientôt s’accumulèrent au fil de situations rêvées.

J’avais beaucoup lu sur l’attaque Nivelle, je frémissais chaque 16 avril au souvenir des exploits impossibles. Je songeais au fil des rêveries non plus seulement aux petits, aux presque imberbes encore, fracassés sur l’ordre d’un général obtus, non, il me vint que les pères et les mères devaient avoir également leur place dans ce tohu-bohu, dans cette affreuse mêlée : comment traversèrent-ils l’épreuve majeure de la vie – qui n’est pas sa propre mort, mais la mort de ses enfants ? Les anciens le disaient déjà avec cette crudité : la guerre c’est quand les pères enterrent les fils. Puis d’autres situations se présentèrent à ma mémoire rêvée : le silence qui règne au Chemin des Dames a beaucoup aidé à faire lever mille fantômes, des fiancées, des vols d’oiseaux, des chants.

Bientôt j’ai laissé venir à moi d’autres songes, des images d’églises mordues par le feu, l’affreux bombardement de la cathédrale de Reims, l’abomination de Vauclair et de ses ruines automnales si douloureuses. Tout cela est venu presque sans que je le veuille : j’avais tellement marché sur ces terres, j’avais arpenté les chemins adjacents, j’avais même parfois couru autour des ruines pour exercer mon corps et aérer mon esprit. Il suffisait que je ferme les yeux pour voir revenir toutes ces scènes, toutes ces images, toutes ces absences. Je me surprenais parfois à penser : tu vois, ce que tu vis là à quarante ans, à cinquante ans, eux, les petits, ne l’ont pas connu, c’est là qu’est la vraie tragédie et c’est cela qu’il faut chanter.

L’essentiel n’est en effet pas de dire : « les pauvres petits », non, l’essentiel est de chanter leur destinée, si l’on veut que l’on se souvienne, si l’on veut que ces jeunes gens demeurent solidement dans le tréfonds de notre mémoire. Chanter devient alors articuler des syllabes de manière à ce que la mémoire du lecteur soit fixée fermement sur les destins détruits. C’est aussi exhaler une plainte. Il est normal de se plaindre lorsqu’on traverse des épreuves de ce calibre. On peut même risquer cette idée simple : se plaindre est la seule manière de survivre, de dépasser un peu l’horreur de ces vies perdues. 

Je pense aussi à nos voisins, à ceux que j’appelle nos cousins, les (cousins) germains qui apparaissent dès le début du recueil. Helmut Schulze, poète allemand, est venu me rejoindre – traduire mes poèmes était une manière de me tendre la main : ainsi nous faisons-nous face, sur deux pages, côte à côte, la cassure du livre figurant l’opposition d’antan et ce qui nous relie aujourd’hui, délivrant à foison, s’il en fallait, les preuves de l’absurdité de ce honteux conflit. Ses mots ont autant droit de cité que les miens au bord de ce chemin où désormais il fait bon prendre le soleil et respirer les brumes. La fraternité est notre seule chance. Admettre l’autre, le différent, celui qui ne parle pas comme moi… l’accueillir, voilà le but. Tous nos malheurs sont venus de n’avoir pas su préserver l’accueil de l’autre, ce qui eût été un enrichissement exceptionnel, au lieu de vivre ce conflit abominable.

Revenir au Chemin c’est convenir également que ce lieu est splendide. Hanté, il méritait d’être chanté, ce que s’emploie à faire Elisabeth Detton, avec une modestie admirable. La peinture à l’eau, la simple gouache convient tellement bien à nos jeunes gens englués dans la boue et rêvant d’un idéal de paix. Le brun et le bleu se font face comme chemin et ciel, comme guerre et paix.  Les illustrations sont des aide mémoires qui nouent la gorge. Ce sont des statues qui se fixent plein vent pour surplomber l’événement et qui ouvrent sur la compassion. On tourne les pages du livre et entre l’allemand, le français et les illustrations se produit un jeu grave total, musique comprise, les langues différentes et les illustrations délivrant tout un monde mélodique attentif à notre destin.

On l’aura compris, le Chemin est à lire plus largement encore : il s’agit du nôtre au présent. Ce recueil aide à traverser nos nuits et nos jours, c’est un viatique apaisé qui reprend nos passions et nos rêves donnant à notre présence ici et maintenant une plus grande fermeté.

                                                                                              Raymond Prunier

la montagne couronnée (8 remparts)

8 Remparts

              Ce sont ces mains qui enserrent la cité; c’est un serpent qui tient sa proie du côté cathédrale et serre au plus étroit du côté du centre puis va s’évasant vers l’ouest où tout rosit dans les soirées d’automne. Je les arpente tranquille; même au fond du lit je n’éprouve jamais pareil sentiment de sécurité. Louis XI avait posté des sentinelles autour de son château pour tenir la mort à distance, or, passant à Liesse, sa vierge préférée, il aurait pu voir que Laon était un château fort de cet acabit. “C’est un rempart que notre Dieu” (psaume 46) chante le texte cardinal de Luther;  à Laon il eût été persuadé de la chose. Rien ne peut arriver, au sens où l’ennemi certes peut bien lui aussi arriver, les citoyens de la ville, eux, sourient, ils sentent que le rempart  est solide. Les gens du temps ne savaient rien des avions, des drones, et la terre qui colle aux pieds affirmait la ville imprenable. Puis il y eut la poudre à canon. Cette horreur. C’est dommage, car les habitants pouvaient dormir tranquilles, presque sans gardiens du sommeil; les remparts donnaient à rêver; il semble que les hommes se soient regroupés en cités à cause précisément de ce besoin de sommeil et de rêve; le poète est inséparable de la sentinelle; il faut bien dormir et c’est la raison d’être des administrations, car il faut organiser la surveillance, les roulements etc. Les remparts nous racontent cette histoire des cités. Battant la semelle aux remparts on entend les échos de ce récit effroyable des hommes hantés par les envahisseurs et qui ici trouvèrent leur chambre d’apaisement. Les remparts sont la peur inversée, la terreur de l’autre enfin contrariée. Mais pour des ennemis, les autres, quoi de plus passionnant qu’une cité perchée, imprenable, c’est-à-dire, qui, d’une certaine manière doit être prise. Elle nargue, cette belle femme. Elle est riche de ses habitants qui ont fait fortune et donc construit églises et châteaux là-haut. C’est à prendre. La laisser serait du gâchis. Hélène de Troie en Picardie. Derrière les remparts, la belle Hélène guette; elle attend les Grecs, ces barbares. Ce n’est pas l’histoire d’Ulysse je sais bien, c’est même l’inverse, mais la cité ici est franche du collier; elle déteste les ruses. Ici, en lieu et place des chevaux on a usé des bœufs, animaux placides et forts, comme les habitants. Les remparts roulent ainsi mille contes et s’il fallait marcher vraiment un jour à travers l’histoire des hommes, je conseillerais le tour des remparts de la cité.

La montagne couronnée (7 nef)

Mes pas me poussent contre la porte battante; l’effort de mes bras, de mes jambes, tout le poids de mon corps, suffisent à peine à ouvrir ce caveau ombreux et muet. Je prends la fraîcheur à pleins poumons, aspiration forcée comme on hume une improbable fleur d’hiver, comme si je voulais d’un coup engranger l’espace que je devine déjà gigantesque. La folle du logis invente un vide de pierres à affronter. Un pilier puis deux, mes pas qui résonnent puissants donnent une importance considérable à mon entrée. Face à l’allée centrale je me heurte à la profondeur qu’il va falloir apprivoiser; là-bas l’orient des vitraux miroite, bijoux ramenés des croisades et que ma rêverie laisse flamber, tandis que j’avance le plus lentement que je peux, solennité feinte au début qui se charge peu à peu de vérité, car les semelles renvoient un son de vivant profond. Ma personne presque absente à l’air libre du parvis se charge de la capacité d’être tout entier :il faut bien remplir la nef, il faut bien écouter le poids du corps qui avance fébrile, tous les sens à l’affût; j’observe avec joie que le poète a raison de voir dans chaque unité de la nef une vertèbre qui s’aimante à la suivante; la nef se fait alors l’épine dorsale du corps couché, bras au transept et tête au choeur coloré. Mon propre corps vivant est lui bien vertical, honorant le gisant qu’il ressuscite. Mes yeux, ma respiration, ma peau frissonnante, tout donne aux pierres organisées selon une mathématique rigoureuse un souffle neuf, une vérité justifiée par mon corps présent. Ma vie s’échange contre la joie de ceux qui bâtirent la merveille. Je comprends alors que visiter la cathédrale c’est prendre à l’ancien une feinte éternité, c’est emprunter un temps les illusions d’antan et les faire siennes, juste un peu de joie de vivre, prolongement par les pierres de ce que nous avons pareillement envisagé lorsque nous avons fait des enfants. Notre-Dame est le nom du lieu, forcément, c’est une dame qui porte un enfant, elle musarde là, s’attarde là-bas, rôde dans notre inconscient partout. La mère y soupire. Elle sait elle que rien n’est éternel, même si elle voudrait bien y croire. On essaie d’y croire un peu avec elle, qui est le génie des lieux où tout se répète; chaque pilier chaque colonnette a son double, son écho solide, ce sont les fils des générations qui se reproduisent. Le corps mimé était un leurre, ce sont tous les corps passés et à venir qui sont présents sous mes pas. Et c’est pourquoi mon pas résonne jusqu’au frisson. Je ne suis pas seul dans ce lieu à échos. Les fantômes s’adombrent à chaque recoin, les fils et les Marie meurent aussi. On ne fait pas assez attention à son propre pas qui, lorsqu’il procède, est déjà passé. Ce présent là, évanescence de passage, a sa splendeur aussi. Je crois que c’est le vrai sens de ces édifices conçus pour longtemps. Ils chuchotent, à travers les lumières qui s’ébrouent sous les ogives, que l’écho est gage de notre présence. Le poète le dit qui prétend que tout temple est un lieu à échos. Il faut le croire, bien davantage que les anges, car ce qui parle ici, dans l’écho, c’est la musique émouvante de nos vies qui vont, fabriquant un passé qui certes ne repasse plus mais qui, si on y prête l’oreille, chante tout le temps où nous vivons. Le pas est un rythme en effet, et la mélodie qui me hante peut être convoquée à l’appel; il suffit de faire silence, il suffit d’écouter le passage et c’est la joie chantée qui monte.

La montagne couronnée (6 parvis)

Normalement, une cathédrale c’est au bout d’une avenue, au bord d’un fleuve, au débouché de places  qui respirent comme la nef, avec ses flots de flâneurs aspirant au voyage médiéval, légèrement impatients. Ici c’est la surprise, on sait qu’elle est là, à deux pas, on l’a vue à trente kilomètres, on l’a perdue cent fois, la hâte a fait perdre la direction, puis soudain elle jaillit; on se moque de soi-même, du jeu de cache cache, des mille malices de Notre-Dame qui nous valurent notre égarement. La voir enfin soulage: détente intérieure, suspension du temps.  Rassuré, j’emprunte la rue d’où je la vois du plus loin, je lui tourne le dos c’est vrai, mais je la sens, je la guette dans les reflets des vitrines proches comme si elle allait s’envoler. Elle bouge de partout. Puis, comme en un jeu d’enfant,  elle s’immobilise quand je me retourne ; j’entends alors monter une manière de psaume, les pavés, pas japonais de notre occident, obligent mon corps à compenser les infimes déséquilibres dus aux inégalités, mais l’avancée résonne large et crue. Solennelle. Le petit parvis se fait alors plage de galets; les pieds se piègent et j’y vois ma vie telle que je la traverse: je regarde au loin les fables des hauteurs mais je suis contraint dans le même temps de voir où je pose les pieds. Mon objectif lointain et le tout proche se contrarient; je me vois ce philosophe qui tombe dans le puits en regardant les étoiles et dont le village se moque à l’envi. Le parvis empierré s’avance sous mes pas, minuscule et redoutable à la fois. Les pavés sont finalement autant d’heureux obstacles, innombrables détails du quotidien qui nous rappellent que la réalité est ce à quoi l’on se cogne; je néglige les dérapages, concentré sur les bosses, je pense à l’idéal, mais c’est ailleurs, c’est autre chose; il n’est pas bon de n’avoir que l’idéal en visée, ni non plus uniquement cette attention portée aux creux et bosses auxquels se heurtent les semelles. C’est entre deux que l’on vit bien. Mes pas se plient aux règles du parvis, bientôt je vois se dessiner le seuil. Le coeur s’accélère, je néglige les statues du porche, la nef est à deux pas, des voix résonnent, des échos se lèvent enfin. J’attendais ce moment. C’est moi. Franchir le seuil c’est passer de la vie de tous à la vie privée, c’est chanter la mélodie unique de ma personne, c’est la nef, ma maison, c’est la frontière où mon visage reprend sa vérité miroir. Rien d’autre n’existe que ce présent où mon pas me porte, allègre et rêvant, par dessus le seuil précieux du chef d’oeuvre que je m’en viens tranquillement visiter. Adieu le vent qui disperse, bonjour la rude fraîcheur qui incline à se voir tel qu’on est. 

La montagne couronnée (5 lanterne)

Les quatre tours sont extérieures au bâti de l’église. Elles sont là pour la parade et malgré leurs huit cents années, ce sont des filles de haute volée dont le vent imite la voix aigüe, là haut, se glissant dans les interstices, à l’intérieur des dentelles ouvragées, sifflant des airs qui stimulent l’avancée dans la vie. Elles sont fières qu’on puisse les voir de partout, grêles, presque fragiles, points d’exclamation qui arrêtent l’esprit du rêveur. Elles vont main dans la main par deux conter l’histoire du champ carré, base solide, qui en s’élevant tourne peu à peu jusqu’à la ronde du sommet d’où l’on s’envolera après avoir fait un tour dans la vie. La valse nous attend: ces folles si belles cèlent ainsi gaiement l’histoire de nos existences exposées à l’exil final. Mais posée dessus la nef, une cinquième tour se tient dessous les autres; elle est  d’une poésie rude, bien carrée cette fois, rustaude et tellement inattendue qu’on se dit que c’est un reste des anciennes églises où il fallait caler les poutres et protéger les fidèles contre les attaques des hirsutes du septentrion. Elle a le casque grave des chevaliers du temps, observe par ses yeux si curieux, fardés du bleu ardoise qui protège les vitres virant parfois au vert, au doré, suivant l’inclinaison du jour. La tour lanterne devient vite notre amie; elle n’a pas les charmes des quatre verticales, mais qu’elle est apaisante! Si elle chantait ce serait des berceuses. Non pas celles de la mère quotidienne, non, ce sont celles que le père accepte de laisser retentir lorsque l’enfant s’endort, car la voix est grave, mais elle s’insinue doucement au milieu de la maison, ferme et tranquille. Le grave qu’elle impose vient d’en bas; elle revêt le corps de la nef, notre corps, d’une assurance magique: c’est la joie sans rire, le bonheur de la force heureuse qui rassure tant. Son murmure confine au mutisme, l’enfant n’exige pas des paroles qui font sens mais un ton, un ton qui vient des caves et ruisselle de bienfaits caressants. La mer a ce ton là. On est à l’origine et au centre à la fois. Car l’incroyable de la tour lanterne se produira à l’intérieur de la nef, lorsqu’on constatera qu’elle est là pour projeter des flots de lumière. J’ai mis des années à accepter que cette austère à l’extérieur, si modeste, si étrange, était à l’origine de la cascade lumineuse qui depuis la croisée du transept emporte coeur et poumons et ne cesse de déverser la joie de vivre, abolissant nos alarmes de vivants. 

La montagne couronnée (4 nuit )

La nuit tout change. Éclairée, elle jaillit triomphante, fait des mines aux étoiles en criant qu’elle est la plus belle; sur fond d’encre, illuminée pleine face, elle drague, elle se farde toute seule , curieusement elle s’éloigne, actrice détachée du drap de nuit, elle devient la montagne couronnée de nos rêves enfantins; mais il manque justement la montagne. C’est trop. Il y entre du songe mensonge de la marchandise rutilante et sucrée; elle se demande, je crois, ce qu’elle fait là et une fois passé le sifflement d’un qui apprécie, me voici bras ballants, souriant des trompettes fanfaronnantes des tours enguirlandées. J’admire, puis plus rien. La voilà consommée. Toute autre est la cathédrale non éclairée, la vraie, de nuit. On ne la voit presque pas, un bout de lune déchire la pierre, le grand mystère s’avance, navire dans l’obscur du présent, j’avoue que j’ai peur parfois que les arcs de leurs bras fastueux fassent craquer mes os. Un frisson parcourt le plateau; quelque chose palpite dont je ne sais rien, mais c’est davantage que l’espérance, c’est le goût de vivre au plus près des grands événements. Il a fallu la nuit pour que je la voie vraiment : c’est sa stature magique que j’esquisse sur le tableau noir du cosmos, mais c’est pure invention et la voilà qui s’avance, plus près, encore plus près, tandis que les constellations tournent avec les tours justement, là où les bœufs obscurs cette nuit ruminent les jours, recouvrant enfin leur signification perdue: c’est une magie tellement archaïque qu’elle s’incarne en animaux de trait qui s’évitent du regard, et meuglent pour faire entendre la voix grave du monde, de la terre qu’ils ont quittée et qu’ils chantent pourtant à leur humble manière. Nos contemporains bienheureux laissent perler un bleu grave et joueur qui arrose l’intérieur des tours, chanson des yeux qui rappelle les belles de nos contrées, discrètes et douces, avec leurs yeux verts bleus gris, là-haut, tout là-haut… Je tourne le dos à ce que je n’ai pas vu et dans la nuit, dormant, je suggère à mon esprit le souvenir d’un animal, encore un, aux pattes énormes formées des arcs boutants; il rampe à deux pas, il nous garde, félin audacieux qui feule dans la nef de mon crâne, comme en écho. On ne dort pas ici comme ailleurs. On se sait protégé. C’est la nuit de la foi du charbonnier qui dort comme un plomb et profite de ses rêves colorés qui coulent dans le jour pour ouvrir encore son esprit aux fêtes frissons du présent.