“La métamorphose” de Kafka… quelques remarques

Marthe Robert suggère que Hermann Kafka traitait son fils de Käfer, (insecte proche de notre cafard, mais qui serait plutôt une coccinelle). Käfer est une insulte du même type que cafard. C’est à vérifier mais il me semble que cette insulte désignait aussi les juifs. Toujours est-il que l’insulte du père est l’inspiratrice de la métamorphose, le fils reprenant l’insulte pour la retourner comme un doigt de gant, du genre, tu me traites de cafard, ah tiens oui, voyons voir « si j’étais un cafard »! Ironie cruelle tournée contre son père en manière de moquerie mais aussi contre soi-même, Selbstironie qui est motrice d’un texte dont Kafka lui-même dit dans une lettre à Felice qu’elle est affreuse. Un exégète suggère par ailleurs que le cafard vient d’une pièce que jouaient des juifs de l’est en yiddisch à Prague à l’époque de l’écriture du texte. Un acteur imitait un cafard et Franz Kafka au grand dam de son père s’était lié avec ces acteurs pouilleux que Franz trouvait prodigieux et ils l’étaient sans doute.
Le mot Ungeziefer que K utilise pour dire le cafard est en fait un masque… excusez le mot: une « métamorphose » de cette insulte paternelle.
On comprend obscurément ces choses en lisant la nouvelle ; surtout l’ironie qui tout compte fait, au-delà de ces sources, dit une chose qui ne cessera d’être reprise jusqu’à “Joséphine la cantatrice”(un des derniers récits de Kafka): la poésie est de nos jours dans une telle disgrâce, la grâce ayant fondu au ciel des mille feux meurtriers de la culture du tout venant voire de la guerre, que pour parler du poète il n’est plus qu’à dire: voilà ce qu’est un poète, une vermine, pas davantage. Non pas en vrai, ai-je envie de dire, mais dans l’inconscient collectif, voilà comment on voit le poète. La boucle est alors bouclée de l’insulte du père (qui considérait son fils comme un raté infichu de faire tourner la boutique) à la situation de l’écrivain. On a envie de dire: et tout le reste est littérature, surtout rature.

Pour le mot « Ungeziefer »; ce qui est important c’est le UN qui signale une négation. C’est quelque chose de négatif. On s’en doutait un peu. Le mot désigne en fait tous (sens collectif de « ge » dans Ungeziefer) les parasites qu’on peut trouver dans la cuisine, blattes, cafards, araignées, jusqu’aux souris. Par ailleurs ziefer, en ancien allemand signifie « sacrifice » (zebar)… Ce sont donc des animaux tellement ignobles qu’ils ne peuvent pas servir au sacrifice. Ungeziefer signifie en bref: insacrifiable. Ils ne méritent que mépris et n’ont même pas la capacité d’être sacrifiés pour complaire aux dieux et rendre la cité plus pure. On voit que le choix de « Kafka » (nom qui lui-même n’est pas loin de Käfer, même s’il s’agit du choucas en tchèque) est donc particulièrement bien choisi. Ungeziefer c’est l’image de Franz à travers ce que le fils entend de ce que le père pense de lui: même pas fichu d’être sacrifié. Vraiment nul, même mort, juste bon à être balayé et jeté à la poubelle. Incapable de quoi que ce soit. Inutilisable en cas de nécessité de bouc émissaire. Humiliant pour le père qu’un Ungeziefer pareil: il ne peut même pas jouer le rôle d’Isaac. Dieu n’exigerait rien du tout d’un Herrman qui serait père d’un aussi répugnant fils. On est au comble de l’humiliation . Un père primitif découvrant que son fils est homo serait moins pire que ce commerçant (sérieux, bourgeois) dont le fils écrit des livres (le comble de l’humiliation est sans doute aux yeux du père commerçant qu’il soit écrivain). Rire caricatural qui jalonnera longtemps l’histoire de la fiction écrite. On pourra faire désormais difficilement pire… et plus drôle.
Reste à traduire Ungeziefer : « vermine » va très bien…