Les souterrains de Laon (3)

“Cette cage de mots il faudra que j’en sorte

Et j’ai le cœur en sang d’en chercher la sortie

Ce monde blanc et noir où donc en est la porte” (Aragon le roman inachevé)

La face cachée

Comme la lune, toute œuvre a sa face cachée. Je crois en empruntant les souterrains que le mystère va être levé. On se dit qu’on va tout comprendre, que cette nuit marchée (manière de rêve prémonitoire) va nous éclairer sur l’histoire, la vie, la foi peut-être; après être passé par la nuit, le sens va me venir, car il n’est pas possible, pense l’enfant en moi, que tout cela (le monde) n’ait aucun sens. 

On en ressort en effet moins ignorant du pourquoi et du comment, on est soulagé, la lumière du jour nous fait une aube renouvelée, seconde naissance bien sûr, on respire, on s’aperçoit qu’on s’est fait peur, que la vie est cet échange entre ombre et lumière, que l’avance de nos jours a quelque chose à voir avec cet obscur et tortueux chemin de nuit sans étoile. 

On se souvient des signes aperçus, de la voix du guide en écho et de notre curiosité qui s’est peu à peu apaisée. C’était un voyage, nous avons eu raison d’emprunter cette nef de pierre, la vie c’est ça aussi, pas toujours ce que l’on dit dans la lumière du parvis mais ce que l’on murmure dans la nuit du secret, de l’intime, tout contre les festons de l’oreiller.

Dans les ombres des souterrains, on croise sa propre personne que l’on ramène comme Orphée ramène Eurydice en pleine lumière. C’est moi qui me suis extrait de la roche-mère. Sans les souterrains je n’aurais jamais éprouvé l’éclat fabuleux des bœufs qui folâtrent là-haut, de même que la nuit quand je dors je réarrange dans mes rêves la lumière complexe du jour passé, préparant le jour à venir. 

Les souterrains c’est cela aussi, ce songe mensonge qui à la base devait tout expliquer et qui nous murmure seulement: le vrai mystère n’est pas là-haut ni en bas sous la terre. Le vrai mystère est caché en toi, le mystère c’est toi, le mystère est ta souterraine invention perpétuelle, c’est ton œuvre, là où tu travailles dans le silence, le cœur battant. 

grâce folle

ce silence des soirs 

où ne se passe rien que le solstice

le temps consent à couler doux

dans ce juin sans nuages

des paroles là-bas

disent entre des murs leurs contes familiers

la peur n’est plus qu’un écho très lointain 

le passé suspendu au clou des rêves

échoue dans son ressac

je me murmure entre les dents

une chanson d’autrefois

au piano vertigineux

qui faisait tourner les têtes

et tirer les cordes vocales

j’aimerais tant que ce silence

noie sous son immobile

le reste des querelles des erreurs

qui rôdent sous le jour tardif

le pur ciel manière de mer d’huile

émousserait la pointe des plaintes dites

et ma main

cessant de trembler

protégerait cette flamme de grâce folle

contre le vent des mois

et la froide mélancolie

des futurs crépuscules

les souterrains de Laon (2)

“Cette cage de mots il faudra que j’en sorte

Et j’ai le cœur en sang d’en chercher la sortie

Ce monde blanc et noir où donc en est la porte” (Aragon le roman inachevé)

Obscurités gothiques

Puisqu’on cachait aux souterrains tout un monde de vin, de victuailles, de blé, il me vient que ces chemins obscurs renvoient à nos entrailles. Coloscopies, échographies, radiographies ont mis à jour depuis peu une vision claire de cette partie du corps qui nous hante chaque jour. Mais l’affaire est récente: depuis l’aube des temps l’humanité s’est préoccupée avec un zèle émouvant à décrypter les signes de notre abdomen, ce qui nous est le plus proche et qui était depuis toujours tellement lointain. C’était notre bien le plus précieux et nous ne le voyions pas, étrange monde souterrain. 

On n’oubliera pas que ce plus obscur est également à deux doigts du lieu d’où la vie jaillit. Mystère fabuleux de la naissance. La vraie vie est ailleurs, dit le poète, il veut dire le féminin sans doute, et ce passage obligé du vivant à travers le chemin des dames, souterrain encore, souterrain capital. Les choses ne sont décidément jamais simples dès qu’on pénètre sous la terre. Le touriste le sait bien qui a une curieuse impression de déjà vu, de déjà traversé, de déjà exploré, même la première fois, surtout la première fois, car ce n’est jamais la première. Il est né; divin ou pas il est né; donc ce souterrain là il le connaît, c’est ce qui le fascine, c’est le plus connu qui est le plus exaltant (ainsi le décolleté, objet de désir majeur du mâle, ouvre-t-il sur le sein qu’il téta bébé avec la passion que l’on sait). 

Pour revenir à l’histoire, il me semble qu’autrefois c’est aux souterrains que les fortunes et les vies ont été constamment ramenées. Richesses (vins, blés) entassées loin de la lumière de l’envie et de la cupidité; c’était aussi un lieu de fuite lorsque les envahisseurs avaient percé le rempart, nuit du sauve qui peut, illuminée d’un guide que l’on devine intuitif et malicieux. 

Il existe comme on voit une relation entre notre corps et la ville, nous le saisissons obscurément: la cathédrale est la tête, le plateau le corps, les souterrains sont le bas du corps, les boyaux comme on dit. A cette vision enfantine il faut ajouter les constructions souterraines qui empruntent leurs formes à la cathédrale. Les ogives sous la terre présentent une autre cathédrale où l’on pria peut-être selon des rituels peu catholiques comme le laisse entendre le poète conteur Hubert Haddad. Pas de portail édifiant comme à l’autre cathédrale, l’entrée n’est pas évidente, humble porte discrète, lourde, quelques marches, usées en leur milieu (il y passa donc bien du monde) qui projette, une fois ouverte, la lumière du dehors. C’est une structure en miroir: ces ogives noires sans but seraient le tain de la grande cathédrale. On sourit de songer que le gothique était aspiration vers la lumière et qu’ici ce style majestueux, grandiose, qui voulait dévorer le ciel, s’élance, dérision magique, dans la nuit du roc taillé. 

déclins

ce froissement 

sans doute derrière les buissons

de juillet 

des sons se chevauchent 

sous les parfums serrés du jardin 

la solitude rend noires les notes crues 

c’est l’été des soupirs croisés 

il n’est aucun but

ce chuchotis le redit 

depuis longtemps depuis toujours

je vois bien des yeux qui cherchent 

mais ce sont les miens 

les éboulis du solstice 

démêlent les fils des mélodies 

ami respire au plus large

dans le souffle qu’il faut  

puis chante comme l’enfant le fit un jour

souviens toi du ru glacé

petite vie câlinée des vents

et de la voix flûtée qui passa un sombre matin 

au milieu des cris du temps 

le sept sonne son glas d’ombre déjà

debout au milieu des déclins 

j’essuie mon visage la belle affaire 

et je serre mes poings humides

dans les poches où il fait bon

être au chaud de soi

Les souterrains de Laon

La butte témoin s’ouvre aux quatre horizons et donne à notre présence sur la terre un souffle inhabituel, la géante cathédrale multipliant par cinquante notre corps vertical. Le monde coloré passe sous notre regard, l’aventure du plateau est un arc-en-ciel et même bouchée (les nuages, balourds visiteurs) la trompette de lumière azurée module ses innombrables mélodies de nuances éblouies. Dignité, fierté, exaltation, rêve de puissance, tout se mêle lorsqu’on se prend à songer aux siècles, aux œuvres et à notre vive présence, modeste et capitale.

Que dire alors des souterrains? Lorsqu’on s’enfonce sous le plateau, c’est une nuit de pierres, le monde se fait noir et blanc, les galeries s’élancent, bifurquent, se croisent pour le plus grand plaisir des spéléologues, las d’avoir été arrosés par la lumière du jour. Je crois qu’ils cherchent à animer un peu la peur de vivre à cru qui est l’autre nom de la peur de ne plus vivre. Le savant aussi bien que le touriste y entendent en effet leur cœur battre, le silence est tel qu’on se sent plus directement vivant, le corps remue comme la nuit du poète, le pas fait vibrer les dalles: on ne ment plus, c’est bon. La nudité de l’existence fait l’excellence des lieux et nous attire comme si c’était la vérité enfin de notre vie. 

Ces rocs entassés, percés, creusés, évidés par l’eau et la main de l’homme offrent un tombeau vivant à explorer, ainsi peut-on peut-être imaginer par avance, lampe au front, une image de notre vie après la vie. 

Les souterrains angoissent et rassurent, ils sont notre émoi perdu sous les pas des piétons du parvis. Les emprunter est une autre promenade qu’en ville haute. Elle est hors temps, hors climat, et à condition de s’habituer à la fragilité des lumières, elle offre du passage accidenté vers le paradis une représentation saisissante, étouffement mimé sous le poids des pierres. Il est vrai qu’avancer c’est risquer: l’explorateur peut se perdre à chaque détour, choisissant la galerie de gauche au lieu de la droite qu’il croit connaître puis, la panique aidant, rebrousse chemin par aspiration à retrouver le connu. Marcher ainsi à la presque aveuglette, c’est mettre en valeur son courage, son flair, son savoir aussi. Tel grès des parois, telle argile du sol en disent autant à l’explorateur que la nature du sol et des plantes pour un agriculteur. 

Il est vrai qu’il en va des souterrains comme de nos pays où la main de l’homme a glissé partout, les découvreurs d’antan sont devenus fonctionnaires et les précieuses balises du tourisme courant ont remplacé les errements du hardi pionnier qui, une lampe sourde à la main, s’est élancé pour la première fois dans la découverte du mystère des lieux d’où la vie semble absente. 

Brassens et la grâce

Bien malin qui nous dira le sens du monde. Même Brassens, surtout le modeste Brassens, serait bien peu capable de le délivrer aux grands distraits que nous sommes demeurés. En deçà de la mort, nous allons étourdiment, croyant  avoir déniché ce fameux sens, alors que les grands absents du passé n’ont fourni à nos inquiétudes que des pis allers.

“Brassens ou le désaccord parfait”, pas plus que les autres livres ne donne une réponse qui satisfasse notre demande de grâce. Et pourtant. La prose musicale de cet ouvrage rôde au plus près des enchantements du maître, par ailleurs si peu maître avoué. 

Ce livre sur Brassens est un dialogue par musique et paroles interposées pour chanter et dire, non le sens, mais la musique du monde. Car si Brassens avait placé sa guitare entre lui et nous c’était pour faire résonner à distance  cette musique qui nous reste; ce sont des musiques parlées, des paroles chantées, des chansons donc, si l’on veut bien garder le sens fort que le moyen-âge accorda à ces productions si touchantes, tellement humaines… et ce n’est pas mon voisin qui me démentirait (Guillaume de Machaut 1300-1377) lui qui fonda la chanson et la musique française tout à la fois.

Brassens a de qui tenir !

L’objectif de cet ouvrage est ainsi de nommer ces airs, de les suivre un à un en les chantant avec Brassens dans un accord désaccord qui se veut parfait et qui l’est bien souvent. 

Raymond Prunier

“Brassens ou le désaccord parfait” 

Ed. Mille sources 2022

Pour toute commande: gilbert.beaubatie@gmail.com

ou 05 55 26 27 77

25 € + 3 € de port

Brusqueries

la brise porte en son souffle tout un monde

de branches frémissantes

qui aspirent hors sol

le juin limpide

on entend les étoiles du jasmin qui se frôlent

au cru des tiges

une enfant siffle au coin de la rue

l’histoire d’une amour mélancolique

et d’un qui n’en peut mais de vivre

puis le solstice des angoisses

se dissout bientôt au noir des frondaisons 

le vent léger expire une joie de rêve

ça y est ça y est

il se passe quelque chose

la brise redouble son fouet

les nuées d’ouest affluent

la pluie s’effondre

le jardin à peine sec

réinterroge ses racines

tout est bien tout est beau

miracle

les miroirs d’azur soudain écartent les blancs frissons

les troènes frottent leurs tiges au soleil 

un poivre amer et pur

monte en poussières mouillées

longtemps l’aventure d’être sera cet unique parfum 

paradis des pavillons de chez nous

calés contre de gris et bleus bosquets engazonnés

Dialogue sur le merle

Christiane:
Un merle pour vous souvenir de tous les objets de solitude. L’homme est muet, c’est le merle qui parle. Son chant est-il suffisant pour repousser la mort ? Tous les souvenirs sont des songes.
L’auteur:
Au moment du merle, aube ou fin du jour, la vieille machine à vivre se regarde et fait un constat. L’affaire d’exister, cette vieille chose, mord désormais dans le temps suspendu sur la fragilité des instants les rendant plus fragiles encore. Je ne sais si la musique aide à vivre – je le crois – mais l’appel du merle souligne avec finesse que notre présence est au bord de l’évanouissement; fragiles enfants du monde, nous allons yeux fermés dans le temps gris déjà révolu, c’est un cri, c’est une ligne obscure follement déroulée à grande vitesse, qui donne à nos rêves si peu fixés une horizontale sur laquelle s’appuyer. Peu de choses chantent notre solitude totale, l’appel du merle est de celles-là, avec peut-être, je ne l’oublierai jamais, la sonnerie aux morts le onze novembre, quand nous frissonnons sous la pluie. Le merle est alors sublimé par le clairon hésitant. On se dit alors que l’on a eu raison de choisir le noir non pour représenter mais pour présenter le deuil.

Nos enfances étaient proches du vert d’avril, nos antiques années sont barbouillées d’une lente et rapide démesure d’être, presque rien et tout ça quand même. On étouffe et il rôde un manque. Le cri noir du merle signale dès l’aube le départ du temps et le soir il engloutit les moments dans l’indistinction du flot, ce grand tourment.

le merle

régularité du merle

inépuisable ponctuation 

notes très aiguës tout le jour

large vol du corps de nuit

les ailes froissent le gazon

puis un trille de deux notes éloignées

– véloce solitaire – 

vrille longuement l’air stupéfait

c’est la nuit

je me demande 

si ce n’est pas lui qui commande sa tombée

et si pour le remercier

l’allumeuse de polaire et suivantes

ne lui a pas confié sa noirceur ambiguë

c’est qu’entre terre et ciel

les oiseaux suscitent les avions et les rêves

et les navires eux-mêmes doivent beaucoup aux mouettes

qui les appellent

le merle

c’est clair 

a pour tâche de nous rappeler

l’obscure destinée du jour

et celle plus sombre de nos jours

reste qu’ayant trempé son bec dans le soleil

chaque vol

a sa petite lumière

A propos de Brassens

Un Brassens tout intérieur

Surgi du zoo humain, ce gorille très emballant méritait bien une étude poétique détaillée de sa manière et de son absence de manières. Il avait, il est vrai, été plongé à vif dans le crime légal (guerres mondiales) et en avait gardé comme le Montaigne des guerres de religion un scepticisme bien tempéré, moquerie de nos vacations, tendresse envers les pauvres bougres. Le rire est un humour tout de compassion mais armé de distance méfiante envers le monde. Voilà ce que commente en courts chapitres l’auteur, poète rêveur, de ce livre unique, malicieux et parfaitement informé. Une moitié du livre s’applique par ailleurs à décrypter les chansons; on croyait les connaître par cœur, mais le cœur est tout près, trop près : il est trompeur, on en oublie l’intelligence du texte, ses rimes, ses raisons, ses musiques… on découvre ainsi tout ce qu’il fallait désincarcérer de sa mémoire affective, pour faire fête, comme il se doit, au talent exceptionnel du chanteur compositeur. 

Ce livre est nécessaire à qui veut prétendre connaître ce Brassens intérieur qui n’a de cesse de nous échapper. 

Le livre est agrémenté de photos et d’illustrations originales qui à coup sûr ajoutent à l’émotion du lecteur passionné. 

Raymond Prunier

Brassens ou le désaccord parfait 

Ed. Mille sources 2022

Pour toute commande: gilbert.beaubatie@gmail.com

ou 05 55 26 27 77

25 € + 3 € de port

tourterelles

coulé obsédant des tourterelles 

je l’écoute yeux mi-clos

je songe que les anges soufflent la même syncope

le chant ne rit ni ne pleure

medium ourlé flottant dans les ombres

c’est le ton du temps tiède

qui n’a de cesse jamais

le vent se glisse alors sous la reprise uniforme

qui scande en secret les secondes présentes

glycines

drapé solennel de bleu vieilli

elles désignent en suspension 

le sol d’entrée où claquent mes pas 

je vois vibrer en lanternes serrées

les grappes qui ponctuent mes allers et venues 

de leurs fragiles oscillations 

comme autant de NON qui se moquent 

de mes farcesques vacations

l’après mai

lorsque la fenaison s’avance 

au coeur des piquetis enchantés 

qui font de mai l’exception pour les yeux 

les herbes dansent une dernière fois en robe lentes

leurs grâces s’inclinent sous les roues

des grillons cachés craquent en syncopes

dans le juillet des chaumes menacés

puis les sillons finissent par accueillir goulûment

sous la terre neuve que l’acier dévore 

les restes rasés des miracles engloutis

lilas

froissements tendres contre la croisée

les trilles des passereaux

se mettent à gloser

sur l’aube et les lilas

on efface des brumes quelque part

le parfum partout 

glisse au lever ses violines bleuissants

grappes en route vers la survie

engoncées dans leurs tricots serrés

Chez nous les lilas, c’est deux semaines de foisonnements parfumés. Un jardin sans lilas c’est la moue assurée du passant; ils forment un unique fil invisible qui court les venelles et s’envole avec les hirondelles revenues. Ils sont à notre septentrion l’équivalent froid des mimosas du sud, ces larmes du soleil qui réchauffent le coeur.