La main de Borges ( 3 )

« J’interviens car vous vous approchez peu à peu de moi, et je ne voudrais pas que vous alliez à l’encontre des principes que vous exposez si justement à propos de la bonne distance, de ma recherche en creux de ce que vous nommez le tact, le respect. Merci de ne pas me toucher, car ce serait comme si vous effleuriez mon corps dans son état présent : je tomberais en poussière.

N’allez donc pas plus loin, restez où vous êtes, faites silence et essayez, dans le calme revenu de vos voix qui s’échangèrent, de percevoir cet instant où la dernière vibration de vos cordes vocales a résonné dans les murs du temple écrit où vous conversiez. Vous vous êtes saoulé de réciprocité, j’ai même cru un moment que vous alliez sur mon nom vous jeter dans les bras l’un de l’autre – vous pardonnerez au mort que je suis cette légère ironie – , mais vous n’avez pas su vous taire vraiment, sinon vous auriez retrouvé au fond de votre mémoire un fait très simple que j’ai mentionné ailleurs et que votre hâte de parler vous a fait négliger : en réalité je n’étais pas vraiment aveugle et j’ai vu la pyramide.

Enfin, disons que ma cécité n’était pas totale et j’ai entrevu la pyramide dans un brouillard semblable à la distance qui sépare ce que j’ai écrit de la réalité telle que vous la vivez.

Je suis désormais au-delà de l’oméga du temps fini ; or, ce que j’ai vu, fut l’alpha posé au désert, la pyramide figurant à travers ma pupille brumeuse le A qui affirme que l’écriture demeure. C’est le A silencieux, posé là, étoile polaire d’un ciel terrestre, qui dort à l’avant de toute parole et qui préside à toutes nos écritures. Il a toujours été le point fixe à partir duquel mon petit univers a pu dériver. Ma visite aux pyramides fut un voyage d’enfance, un déjà vu que j’ai revu, monument tacite.

Avant de mourir, je devais sentir de la main l’évidence réelle de la lettre que la pyramide présente. Mon aveuglement, à la fois faux et vrai, dit mieux que tout essai sur l’écriture, les échanges fabuleux qui s’élaborent entre le monde et le texte écrit. Il n’y a là aucune mystique, seulement l’espérance, vérifiée par le voyage que je fis, que l’écrit est durable s’il sait être chant sur le désert de la page. Le A (Aleph) m’a guidé ; il fut, comme pour tout le monde mon premier cri, et je suis allé avant de partir le saluer sur le sable, debout, et si je ne l’ai pas touché, c’est qu’entre mes yeux et ma main qui tenait le livre, j’ai gardé toute ma vie cette même distance qui seule rend la lecture possible.

Et c’est ainsi que le pire malheur qui soit – vivre aveugle – m’a rendu heureux à jamais. »