Qui est l’ange?

 

Presque tous les poèmes publiés ici évoquent la figure de l’ange. C’est une fiction. Bien sûr il y en a aux cathédrales, aux églises, et la peinture passée déborde de ces personnages dont les ailes comme celles de L’Albatros semblent parfois encombrantes sur le pont où nous tanguons, le temps de notre vie. Heureusement que les personnages des tableaux ne se meuvent pas, car les objets soigneusement peints autour d’eux seraient renversés par les ailes, cet ensemble double soyeux qui fleure bon l’oiseau. Ils sont imperturbablement heureux, et lorsqu’ils sont sérieux ils sont sereins.

À quoi bon s’obséder de ces vieillottes présences auxquelles les anciens croyaient parfois, s’interrogeant le plus gravement du monde sur leur sexe ou leur langue?

C’est parce que ces interrogations nous semblent irrationnelles, que je les reprends comme elles nous ont été transmises par la tradition religieuse, même si pour moi les anges ne sont en aucune manière liés au dogme du crucifié.

Au contraire: que vient faire cette douleur atroce (Jésus crucifié) pour justifier le surgissement de ces êtres qui n’en sont pas, et qui volant entre le ciel et la terre, sans foi ni loi précises, sont à l’image de nos rêves les plus candides?

Ah nous y voilà: l’ange souriant ou sérieux est une allégorie banale, sulpicienne, idiote etc. Mais non. Contrairement aux oiseaux qui partent de la terre et s’élèvent vers le ciel (mais la terre est leur vrai lieu, loi de la gravité oblige), les anges viennent du ciel et descendent vers nous: or, ce qui nous vient du ciel, ce n’est pas dieu, diable non, c’est le soleil la neige ou la pluie, en bref nos saisons. Et nos saisons sont ce que nous avons de plus précieux pour saisir par l’œil ou le tympan, les parfums et le toucher les merveilles du monde où notre existence se déploie. L’ange dit cette chose simplissime: nous sommes emportés par le temps, il convient de goûter à grandes lampées ce passage bref qui est la vie présente. C’est pourquoi il est le plus souvent souriant.

S’il est le beau, cela suffit. Rêver l’ange c’est projeter ce que nos pensées murmurent à l’intérieur de notre crâne, lorsque nous sommes seuls, c’est-à-dire le plus souvent. L’ange ordonne dans sa naïveté tout ce que nous ne pouvons pas dire à l’autre. C’est l’être de la conversation intérieure que nous promenons par les rues et les bois, rythmes et mélodies mêlées, et à supposer (affreuse perspective) que l’ange n’existe pas, alors le chaos des imaginations les plus débridées s’installe en nous, perdus et errants soudain. Il fixe ainsi dans le langage cette autre langue que nous taisons et qui n’apparaît que dans le cours du chant que nous tordons et tissons à loisir pour que le rêve s’incarne enfin noir sur blanc, en vérité. Mon dialogue avec lui n’en est pas un, c’est un remuement par devers moi, une façon de vivre avec les mots dans l’espérance qu’un chant naîtra. Et si le chant surgit, alors l’artisan sourit, empruntant à l’ange son amour de la vie, cette dynamique souple que nous oublions constamment, trop pressés que nous sommes de donner un sens à ce qui n’en a pas: histoire, politique, morale… toutes choses où le langage demeure désespérément au dehors du monde que nous vivons vraiment. L’ange est le moteur du langage, mais d’un emploi très spécifique des mots, celui que nous ne pratiquons jamais, et qui est justement celui de la vie même. Il y a chez l’ange une proximité telle entre ce que je vis, pense, aime et les mots que j’emploie pour l’exprimer, que sa présence est le contraire d’une fantasmagorie, en bref il est la vérité de mon discours intérieur tout entière dirigée vers le beau.

Le Père Manant

Cette pièce a été jouée une seule fois. Elle a été écrite pour illustrer un débat sur le chômage en Thiérache.

D’une durée d’une demi-heure, elle n’en demeure pas moins un récit avec péripéties. Ma préoccupation principale est de faire sourire le public, tout en présentant la difficulté d’adaptation d’un homme particulier, jamais sorti de son village, au monde tel que nous le connaissons. Le ton n’est pas à la moquerie, même si j’ai voulu donner de notre temps une image plutôt amusée. Cette pièce ne tend jamais vers le misérabilisme encore moins vers la pitié : le Père Manant est au contraire une sorte de Candide intelligent qui se révèle rapidement à lui-même. Il a environ quarante ans. L’actrice sera de son côté une secrétaire type, où se mêlent la fausse neutralité, le narcissisme et la compassion authentique.

Téléchargez « Le Père Manant » au format PDF – Cette pièce est déposée à la SACD. Tous droits réservés.

Kafka: Devant la loi (l’homme de la campagne)

La parabole du gardien de porte: Devant la loi est pour Kafka un texte si important que son auteur le publie séparément dans la suite de ses textes et l’inclut également dans le cours du Procès où il en propose une exégèse inattendue. Le contenu de cette parabole tient en quelques lignes: un homme de la campagne se présente devant la loi, demande à y entrer, mais le gardien lui en interdit l’accès. L’homme de la campagne décide d’attendre, tente de soudoyer le gardien, mais celui-ci lui explique qu’il peut bien essayer d’entrer mais qu’il va se heurter à d’autres gardiens plus puissants. L’homme de la campagne s’installe toute sa vie dans l’attente et lorsqu’il meurt le gardien ferme la porte; c’est alors que l’homme de la campagne apprend que cet accès n’était fait que pour lui.

Les innombrables commentaires suscités pas ce conte – souvent nommé légende – m’invitent à ne pas rajouter ma goutte d’eau à cet océan de gloses. Mon constat est simple: ce minuscule récit est un miroir où chacun vient chercher son reflet. Or, aucun visage n’est semblable à un autre: autant de lecteurs, autant de lectures possibles, donc aucune n’est fausse mais aucune n’est satisfaisante.

A l’instant où l’homme de la campagne se voit expliquer par le gardien de porte les obstacles qui l’attendent, Kafka écrit cette phrase qui seule va nous intéresser:

“L’homme de la campagne ne s’était pas attendu à de telles difficultés”.

Je tiens cette phrase pour la plus importante de l’écriture littéraire moderne.

Ecrite au tout début de la guerre civile européenne (1914-1945), sans doute vers 1916, cette remarque d’un humour très particulier désigne un moment civilisationnel fondamental. L’homme de la campagne est l’image de nos ancêtres lorsqu’ils commencent à devoir changer de statut.

Je voudrais être clair et je prends provisoirement l’habit de l’ historien du dimanche. Pour la plupart, et ce depuis la nuit des temps, les êtres humains ont travaillé la terre, à peu près indifférents au cours des choses (ils n’avaient nul souci de ce qui dort dans nos livres d’histoire scolaire). Ils naissaient dans des maisons-huttes de terre, vivaient en cultivant la terre et étaient pieusement mis en terre. Le village, l’église, le cimetière étaient leurs lieux privilégiés; ils ne parlaient pas exactement la même langue d’un village à l’autre et de toute façon le langage n’avait pas cette importance que nous lui accordons. Il suffisait sans doute que l’on s’entende sur le temps qu’il fait, les épousailles, les moissons et les taxes. Parfois, des soldats surgissaient, tuaient un peu, incendiaient, pillaient et violaient beaucoup puis repartaient. Après plaintes et prières tout rentrait dans l’ordre, c’est-à-dire dans le chaos des suites de jours que le curé commentait pour ordonner l’imaginaire des manants; on allait porter une requête au château, mais c’était le plus souvent sans grand résultat. (Je note qu’en rédigeant cette légende qui résume la vie de 80% des Européens durant des millénaires jusqu’au début du XXème siècle, je raconte en fait l’essentiel du décor et des péripéties du dernier roman de Kafka : Le Château. )

L’homme de la campagne se présente donc devant la loi et se heurte à une fin de non-recevoir: cette expression résume exactement toute l’action de la légende (et même du  Château). Mais dans la phrase qui nous occupe, l’homme de la campagne est étonné.

Cette surprise (“ne s’était pas attendu à de telles difficultés”) correspond à l’émotion qui va saisir et continue de saisir celui qui veut entrer dans la loi, c’est-à-dire tout un chacun, lorsqu’il veut bien prendre un peu de recul par rapport à son destin et à ses vacations farcesques (Montaigne). L’administration, la vie dite moderne, les sytèmes informatiques qui régissent nos réglements et destinées, les tracasseries constantes de notre vie de citoyen intégré , éveillent en nous un recul, un mouvement étonné et nous étonnent parfois au sens classique du terme: frappé par la foudre.

Ainsi la vie contemporaine, c’est donc cela: ce fouillis de cartes, de lois, de panneaux, de signaux, de contrôles qui sont autant de “difficultés”. Je dois avouer qu’ici l’homme de la campagne en moi éprouve une sorte de crainte, à tout le moins de frémissement puisqu’au village autrefois, j’eusse été immédiatement perçu par mon nom – ou plus souvent par mon surnom – et qu’ici et maintenant, il me faut être clair, précis, que je dois avoir une identité dûment estampillée.

Cet étonnement de l’homme de la campagne signe un déclic, un basculement de civilisation qu’on voudra bien considérer comme capital. C’est l’invention de l’anonyme, la découverte de l’Autre. Jusqu’alors je vivais, désormais je dois aussi me voir vivre au milieu d’autres que je ne connais pas. Toutes les gloses philosophiques, psychologiques et sociologiques décrivant le nouvel ordre civilisationnel au début du XXème siècle – on ne s’étonnera pas que s’installent dans le même temps les totalitarismes – se résument dans cette sensation d’étonnement qui signe notre vraie nature.

Que s’est-il passé? Très concrètement, les êtres humains ont dû, de gré ou de force, entrer en ville, s’installer dans la cité, sous les coups forcenés d’une industrialisation devenue générale. Il serait absurde cependant d’imaginer que le manant vivait au paradis et que le citadin est en enfer. Ces clichés négligent les innombrables progrès qui ont amélioré formidablement les possibilités de vivre heureux (hôpitaux, écoles, surabondance de biens etc…)

Mais cette sortie de la campagne s’est aussi accompagnée d’étonnements que la phrase de Kafka met parfaitement en lumière. Les “difficultés” soulignées par l’auteur sont celles-là mêmes du vingtième siècle tel qu’il est en train de s’organiser.  Que faire de l’Autre? Si l’Autre a autant de droits que moi, qui suis-je? On a dit que Kafka était prophétique et nos esprits encore marqués par la religion adorent ce genre de considérations. Disons seulement que Kafka était ouvert à tous les souffles de son temps et qu’il les a synthétisés merveilleusement, devançant par l’imagination les décennies du siècle qui débutait.

Le style glacé et l’humour noir de Kafka nous font oublier que tout son être visait à être écrivain, c’est-à-dire poète. Chez les anciens le poète était une sorte de chamane qui prédit parce qu’il prétend être en relation avec les instances supérieures. Kafka est plus simplement poète au sens de celui qui dit sans fard ce qui est, et le chante en une fiction exemplaire. La lucidité est sa muse.

Lire la suite: Kafka: Devant la loi (Une lecture simplifiée) ICI

Dans l’atelier de l’artisan

A l’instant où vient de paraître le cinquantième article, je ressens le besoin de dresser un bilan de ces publications.

Je pars d’un aphorisme récemment publié: “entre deux mots il faut choisir le timbre”, qui n’est qu’un démarquage pas très subtil de: “entre deux maux il faut choisir le moindre”, mais désigne une des techniques que j’ai adoptées pour écrire aussi bien les poèmes que les textes en prose. Le timbre est ici le son, la sonorité, la musique, le système d’échos, lorsque je me trouve confronté – ce qui arrive presque à chaque pas – à la profusion de mots possibles pour exprimer une idée ou un sentiment. La musique guide mes avances.

Je ne prendrai qu’un exemple emprunté à un poème paru le 11 juillet, intitulé secret: le titre à lui seul permet d’exposer justement son contraire, à savoir une mise en forme voulue et lisible  de ce qui me guide. Les cinq strophes de ce poème tentent (il y a une exception pour la dernière) de produire un système d’échos concertés. La première strophe donne le modèle de toutes les autres. La voici:

soulevant mes cheveux

il chuchote de sa voix de vitrail

mystères et lois

que je dois celer.

 

Les trois strophes qui suivent reprennent presque exactement le rythme de chacun de ces vers et cherchent le plus possible de sons communs. Les strophes sont numérotées 1, 2, 3, 4.

 

Voici le vers 1 des quatre strophes:  1. soulevant mes cheveux / 2. ses syllabes bleues/ 3. s’il met l’aube à mes yeux/ 4. son beau secret très vieux [“s” et “eux”  se retrouvent; des sons “b” et “o” se mettent en place]

Voici le vers 2 des quatre strophes:  1. il chuchote de sa voix de vitrail/ 2. apportent à mon noir travail / 3. je porte ma joie au réveil / 4. m’escorte au ras des feuilles [ les sons communs : “ote, orte”, “oi” pour les trois premières strophes, et la rime en “ail” ou “eil” ou “euilles”]

Voici le vers 3 des quatre strophes : 1. mystères et lois / 2. critères et droits / 3. fier de moi / 4. pierres et pas [ les sons communs sont évidents: “ère”, “oi” reliés sauf dans un cas par “et”]

Voici le vers 4 des quatre strophes: 1. que je dois celer / 2. impossibles à évoquer / 3. mais comment en parler / 4. et je ne peux le confier [ l’unique son commun est en “er”, mais cette pauvreté relative des reprises de sons est compensée par le fait que ce son est à la rime et que ce sont quatre verbes du premier groupe à l’infinitif; le sens ici a également son rôle: il parle en négatif dans les quatre cas, ce qui permet d’insister sur le sujet annoncé par le titre: secret]

Pour écrire un poème il n’existe aucune loi depuis plus de cent ans que l’on a abandonné les syllabes comptées et les rimes, l’alexandrin étant la forme clef de ce système traditionnel. Cette “liberté” est en fait – comme l’abandon de la réalité en peinture, ou de la tonalité en musique – une difficulté supplémentaire pour celui qui veut chanter en poésie. L’artisan du poème doit alors se forger ses propres codes, sons et rythmes qu’il va varier à l’infini, mais ne cessera de recomposer pour chacun des textes. Le sujet choisi déterminera les sons et les rythmes nécessaires à la fabrication. L’exemple que je viens de décomposer, un jeu de sons et de rythmes qui passent d’une strophe à l’autre n’est donc qu’une technique particulière pour un poème spécifique et ne peut être étendu à toute poésie. L’exposer ici revient à dire ceci: attention en composant un poème -ou en le lisant – à bien souligner les sons et les rythmes, sachant qu’aucun poème ne ressemblera, pour le système provisoire inventé ici, à une autre composition.  Pour qu’il y ait chant, il convient qu’une harmonie s’établisse forçant le langage à venir se placer en sons et en rythmes réguliers ou irréguliers, mais cependant en accord avec le propos tenu par le texte.  Pour le cas qui nous occupe, on verra dans la dernière strophe le système inventé pour les quatre premières voler en éclats: en effet, ce poème intitulé secret ne délivre pas de secret pour la vie, mais désigne le vrai secret de la poésie telle que je la conçois en artisan, à savoir: un secret de fabrication que je viens de démonter. Il est alors normal de voir la cinquième et dernière strophe faire quelques petits pas de côté pour annoncer que la construction est finie.  C’est que tout texte, poétique ou non, consciemment ou non de la part de l’artisan, est en effet l’histoire souvent invisible ou non dite d’une vie: naissance, âge adulte et mort.

Pour ce qui est du moment de l’écriture lui-même (la fameuse inspiration !) je commence par deux ou trois mots qui me viennent par hasard, puis je développe ce que ma voix intérieure me dit pour la suite : je barre souvent pour repartir avec davantage d’énergie, pensant cependant toujours au principe du “timbre” tel que l’aphorisme l’a énoncé. Viennent alors très vite les relevé des sons que je note en marge et qui vont me servir à stimuler mon inspiration(?) selon le sujet choisi. La recherche des sons et des rythmes est stimulée par la contrainte que je m’impose. Se créent alors des harmonies verticales ainsi qu’on l’a vu dans secret de façon évidente; le plus difficile est de clore le jeu soit par une pirouette, soit par un propos détaché. L’obsession qui me taraude est que chaque poème ou texte doit être à lui-même la description de sa propre production, de son écriture telle qu’elle s’est déroulée.

Poignée de main

 

A l’origine, cette rêverie est née d’une commande de la société des lettres de Corrèze, et je les en remercie. Je la dédie cependant à Robert Redeker.  Son absence ou plutôt sa disparition nécessaire m’ont donné la nostalgie de sa poignée de main. Il est étrange que le principe de Voltaire : “peu importe que vous ayez raison etc…”  ne soit pas suivi à la lettre dans notre langue et notre pays. Cela fait deux cent cinquante ans que le propos a été tenu en toute clarté, en pleine lumière, fondant ce que nous avons de plus beau: la liberté de penser, l’esprit critique. C’est en ce sens que je propose ici mes rêveries. Leur force rationnelle est faible, sinon nulle, mais je compte sur la musique des syllabes pour que la mémoire en garde le ton, ce pilier de la vie de l’esprit.

 

 

Une poignée de main vaut un poème : le frêle géant de Bucovine – Paul Celan –  a tenu à nous le dire. Les paumes qui s’effleurent, ce psaume laïque n’est pas rien ; entre les deux mains, le vide s’étouffe sous le souffle des existences croisées. Le frisson s’immobilise au faîte de la pression, ta peau la mienne une seconde ne font qu’un, prière éphémère qui fait envie à Dieu, j’en suis sûr. C’est le contraire du doigt levé de Jean-Baptiste. Les paupières acquiescent, les pupilles basculent, nos existences se dotent d’un autre soleil, voilé certes, mais bien plus chantant puisqu’une voix s’élève au moment où les phalanges se touchent.

Bonjour : on dirait un présage, mais c’est mieux, c’est un vœu, donnant-donnant ; les arbres de l’avenue en frissonnent, eux qui, plantés au garde à vous peuvent à peine se lancer des hélas du bout de leurs bras infectés de diesel ; leurs feuilles extrêmes s’exaspèrent, il faut un rude noroît pour qu’elles se mêlent, alors que nous, regarde, un avant-bras suffit. C’est une aube que l’on invente en plein midi pour sortir du terne crépuscule de soi, j’en avais assez d’être enclos dans la mélancolie de ma peau sévère et jusqu’au bonjour, après un scrupule physique, petit retrait du pied, je dois bien avouer que j’étais empêtré dans mes remuements et que je ne le savais pas.

L’autre avancé, je suis sauf et le foin froissé de mes pensées se met à prendre feu. La parole est à l’instant parabole, l’arrondi du monde se lit au front de l’autre mystérieux et connu ; il dit l’intelligence avec l’ami, ce confluent gracieux des êtres de rencontre. Le sourire dit également : c’est maintenant que tu vis, nous présentons nos mains comme une prière à deux pour un échange doucement incliné vers le bas, vers la terre commune où nous nous tenons debout, pétrifiés sur cet infime carrefour de temps.

Ce n’est pas le heurt de deux solitudes qui se réchauffent contre l’absence, non, l’un et l’autre savent qu’ils sont soudain comme le monde, ouverts, vifs, et leurs bonjours viennent ajouter à la rumeur de la cité leurs décibels murmurés qui les emmènent sur les berges du fleuve, aux marges des boulevards, à l’instant où justement, rivés sur leur poignées de mains, ils chassent le monde du bout des doigts, débordant de leur silence enfin brisé. Ils oublient le monde au moment où ils s’ouvrent à lui et dans cette perte ils rejoignent plus sûrement l’aventure des voix, des voitures et des croisées qui vibrent sans eux. On ne peut être avec l’autre et avec tous les autres en même temps, et pourtant, c’est à cet instant qu’on est le monde. Me repliant, je rejoins la rumeur. Bonjour est un retrait, la main serrée une fermeture, puisque rien ne compte alors davantage que l’être unique auquel je fais face.

Tu vois, j’étais seul et maintenant grâce à toi je suis tous, même si je n’entends plus les moteurs, ni les arbres, ni les ponts qui frémissent ; la rencontre efface le monde dès qu’elle paraît car elle devient salut à part entière ; la main ne serre pas seulement sous l’effleurement des paumes, c’est un message chuinté, un « tais-toi » qui s’adresse aussi bien aux ogives de mon crâne clos qu’aux pas qui rouillent sur le pavé des cités dont nous ne sommes que les passants.

Et après ? Après les voix se percutent, excuses balbutiées, mais la crainte est inutile. J’entends s’apaiser le très ancien clapotis du lac froid auprès duquel j’habite communément et les deux voix tissent vite des verticales lumineuses comme les harmonies aux mains croisées du virtuose, calme babil au bord des eaux trop sillonnées du moi. Mais le silence ne renonce pas, plus je parle plus je l’entends sourdre à travers la trame fripée des mots ; il me retient par la manche et je m’aperçois stupéfait que l’émoi d’être à l’autre menaçait de me désintégrer et que le silence seul, qu’à l’instant je vêtais de hardes froides, est mon allié le plus sûr, heureux silence sur le fond duquel le larynx aggrave chaque mot davantage. Je ralentis mon débit. Je parle enfin, le jour se lève.

Le dit de la rivière (4 / 4)

Les Ricochets

 

            Après la seconde guerre mondiale une bonne partie de la ville avait été détruite. Enfant, j’ai vu les hommes relever les pierres, j’ai encouragé leurs efforts ; je les voyais scier, je les entendais cogner et se héler toute la journée et je me demandais comment j’aurais pu les aider à restaurer la ville, car je m’imaginais que la guerre continuerait de nous menacer tant que les ruines se dresseraient dans nos rues.

            J’essayais parfois de lever les pierres informes qui gisaient au fossé, mais j’étais trop faible et j’entendais une voix rieuse d’adulte qui m’ordonnait en noircissant les « a » jusqu’à les prononcer « o » : « Laisse-donc ça, gamin ! »

            Alors, je revenais par les berges de la rivière sous un ciel gris de plomb et, suivant le courant, je pensais que lorsque le flot du temps se serait un peu écoulé, je pourrais à loisir soulever toutes les pierres du monde. En attendant, il fallait bien faire quelque chose, trouver un jeu peut-être qui ressemble à ce que faisaient les adultes ; c’est ainsi que j’ai appris à faire des ricochets.

            L’enfant cherche un galet. Il y en a mille, des millions. Mais justement, cette abondance de pierres nuit. Trop de choix, ce n’est plus un choix, et puis ils sont tous beaux, lavés par d’innombrables roulements millénaires. Dans la lutte de l’eau et du roc, le galet est le reste apparent d’un grand rocher, mais là, au fond de la paume, c’est une joue minérale, un regard pâle, brun ou blond et aucun n’est pareil. On dirait des visages éternels. L’enfant se baisse, il en prend trois ou quatre dont les formes lui conviennent. Il s’aperçoit que les autres garçons, avec leurs mains plus grandes ou plus petites, ne peuvent lui être d’aucun secours dans sa recherche. Pour qu’un galet fasse de beaux ricochets, il doit suivre l’enroulement de l’index et personne ne peut le faire à sa place. Tranquille leçon de solitude au bord de la rivière.

            Au début, la pierre tombe niaisement dans le courant. Les autres rient, se moquent, peu importe. Puis, un soir, au retour de l’école, bravant comme tous les jours l’interdit de ses parents, il descend au bord de l’eau. Le galet est merveilleux, plat comme une lame dans les tons gris souris. Et miracle, il saute. Un seul rebond, c’est vrai, mais c’est déjà beaucoup. À sa réussite se mêle le regret d’avoir vu son beau galet couler au fond des flots : c’est un petit pincement, il faudra s’y faire, c’est la vie. Il parvient bientôt, à force d’entraînement, à trouver plus vite le bon galet, celui qui convient à sa main et répond à la taille de ses doigts. Pourtant, le regret le saisit, quand, à bout de forces, la pierre est emportée par le courant.

            Un matin de printemps enfin tout change. C’est l’époque où la ville est à peu près reconstruite. Il fait un soleil éclatant et les oiseaux ont reconquis les berges, ils rivalisent de trilles improvisés. L’enfant sent alors qu’il n’est peut-être plus tout à fait un enfant. Il l’éprouve à son pas qui s’enfonce un peu plus dans la rive de l’Aisne et dans sa voix, dont l’écho qui résonne sur l’autre rive lui revient plus grave, toujours plus grave. Il s’entraîne seul, et les ricochets font plusieurs bonds, filant en sauts plus ou moins serrés vers l’autre bord sans jamais l’atteindre. Le regret de voir ses beaux galets disparaître ne le quitte toujours pas, on dirait même que ce sentiment s’aggrave comme sa voix.

            Il entend tout à coup un appel derrière lui. C’est un homme en bleu de travail qui s’est arrêté sur la berge. « Pas comme ça, regarde ! », crie-t-il. L’enfant se retourne et il découvre un jeune ouvrier qu’il a vu travailler à la restauration de l’église. « Regarde ! » dit-il encore. Le jeune homme se baisse, saisit un galet, et depuis la berge où il se tient, il projette la pierre plate d’un geste sec et la voilà qui s’envole, effleure le courant et, au lieu d’être freinée par l’eau, elle tourne encore plus vite, rebondit sur la surface et se dépose doucement sur l’autre berge. Le galet mouillé éclate sous le soleil, splendide. Il gît maintenant sur l’autre bord, c’est vrai, il est loin, mais il dessine une tache lumineuse dont l’enfant sait tout de suite qu’il sera le modèle des plus belles choses de sa vie. Le temps semble s’arrêter, le flot, lui-même vaincu, renonce à lutter et continue sa course.

            Ce galet mouillé est comme un regard gris qui le fixe de l’autre côté de l’Aisne, sur l’autre rive du temps. Les superbes pupilles d’espérance sont loin, au-delà du temps que figure le courant. « Tu as vu, c’est facile, entraîne-toi ! », dit le jeune homme en riant.

            Un jour, l’enfant qui est devenu lui-même un jeune homme, est parvenu à traverser la rivière avec ses ricochets. Il a compris qu’il ne fallait pas lutter contre le flot, mais utiliser le courant, le temps, les années, pour que l’œuvre s’épanouisse de l’autre côté. Le galet reste sur l’autre bord, face à la rive où nous vivons, il repose là-bas, loin de nous – dans les musées, les bibliothèques, les salles de concert – mais toutes ces pierres métamorphosées par la traversée sont autant de signes d’espoir pour notre vie embarquée dans un flot apparemment irrépressible.

            Parfois, je pense que les plaines du nord de la France sont un vaste fleuve et que les cathédrales sont autant de rebonds d’un immense ricochet humain, suspendu et serein, qui se dresse contre le temps.

Le dit de la rivière (3 / 4)

Après la naissance (1) et la poursuite du cours de la rivière (2), une halte s’imposait sur les rives où je suis né et où j’ai passé ma prime jeunesse. La particularité de Rethel est d’être une ville deux fois détruite pendant les deux guerres mondiales ; elle n’a rien du vert paradis de l’enfance, c’est un creux de craie où la terre et le ciel sont le plus souvent de la même nuance blême. C’est éminemment un lieu de passage qu’il faut peindre à partir de ce qui fait sa raison d’être: le pont dit des invasions. En réalité, il y a deux ponts mais l’imaginaire les regroupe ici en un seul cours d’eau; les veuves sont la figuration de la ville sans joie telle que ma mémoire la conserve, j’allais dire précieusement, mais je dirai plutôt pieusement, comme on le dit d’un monument où le malheur est entretenu contre le flot du temps. Temps, rivière, veuves, tout ici est rassemblé pour représenter métaphoriquement ce que le présent nous pousse à oublier à juste raison: le tragique; celui-ci a cependant dans sa pureté essentielle partie liée avec nos vies. L’acte tragique direct pourrait avoir un aspect cathartique, mais ce petit mythe présente le tragique au quotidien et il est en effet insupportable parce qu’il semble n’avoir jamais de fin. J’évoque donc moins ici Rethel comme petite ville réelle, que le passage obligé pour tout vivant qui veut considérer lucidement et bien en face sa condition et les deux ombres fatales de notre existence: la haine et la mort.

 

Le pont aux veuves

 

            À Rethel parfois, avec un peu de patience, on peut voir une dame en noir franchir le pont de l’Aisne. À cet instant le cœur se serre. Il semble que depuis les invasions dont les dates figurent sur son tablier, les veuves n’ont jamais cessé de passer sur le pont. Elles vont d’un côté, de l’autre, ne savent plus : « Où ai-je la tête ? » ; le vent fouette leur cotte et la pluie alourdit leur corsage, mais personne ne répond, personne n’entend leur voix. Dans leur robe obscure, au bord de la nuit, on les voit qui remettent en place leur fichu noir que le vent fait glisser, puis elles rentrent chez elles en remâchant des énigmes dont elles ont, semble-t-il, perdu la clef.

            Des hommes vigoureux étaient pourtant descendus des forêts d’Ardenne au temps où elles étaient jeunes, et puis il y eut les chars, les fusils, les héros, les guêtres, et ils sont tombés sur les rives proches, la bouche pleine de craie. Alors, Mariannes en deuil elles attendent ; mais comme le noir du veuvage déteint, elles s’échangent la désolation à travers les années et laissent peu à peu glisser leur vie dans l’obscurité.

            Ces femmes sont accordées au pays. C’est qu’ici le ciel est pratiquement cassé. Ce sont des nues mal accrochées, toujours redescendues, où le temps file de travers et s’il n’y avait l’Aisne aux méandres qui chantent malgré tout, la vie des veuves deviendrait tout à fait vaine. Mais non, elles témoignent en se tenant là debout dans le vent : la rivière leur glisse dessous, dans l’autre sens, contre elles, et passant le pont, elles coupent le flot du temps, mimant à pas menus leur désir de le revoir quand il était encore en vie. Elles maugréent contre la pluie qui tend comme nulle part ailleurs des grilles derrière lesquelles elles rongent leur existence.

            On sent qu’à l’héroïsme du mari elles auraient préféré son courage de tous les jours. Il y a beau temps qu’elles ne lisent plus les noms placardés sur l’avenue : elles auraient tellement voulu connaître le visage, le corps qui vieillit à vue d’œil entre les mains. Alors elles vivotent dans le triangle qui rend fou : boucher, épicier, boulanger, jusqu’à ce que mort s’ensuive.

            La nuit, impossible de dormir. La veuve tourne entre ses draps, puis soudain elle rêve de l’homme qui passa ; sa silhouette revient, triomphante, dans les flonflons américains. Il fait beau, on est en août, il est là, elle en est sûre. Elle aperçoit des feux, croit le reconnaître dans les voix qui murmurent sous le balcon. Elle se lève en titubant, risque un œil à travers les persiennes, mais ce sont deux amoureux qui n’en finissent pas de se séparer.

            Parfois, dans un sursaut, elle se dit que l’Aisne était un barrage, ils avaient eu raison de tenir, on ne pouvait laisser les Germains aller jusqu’aux extrémités de notre péninsule. La rivière franchie, c’était pour les barbares la route ouverte vers la Bretagne aux genêts d’or qu’elle avait rêvée de découvrir avec lui ou vers la basilique de Compostelle qui brillait tout en bas, inaccessible. Soudain, des piles austères du pont, emportée par l’élan de sa rêverie, elle se met à braver les Germains. Ils ont beau revenir en touristes dans leurs véhicules impeccables et leur politesse amidonnée, elle ne croit pas à leur main tendue, à leur cousinage proclamé, puisqu’elle-même n’est en paix avec personne, puisqu’elle n’a jamais signé d’armistice, puisqu’elle n’a jamais cessé de faire la guerre.

            On imagine que ce qu’elles disent au pont des invasions est très intime, mais quand on s’approche, si on prend la peine de tendre l’oreille, on est stupéfait de ne percevoir que des insultes comme des crachats jetés à la nuit et que le flot de l’Aisne emporte, tandis que le vent de nuit en défrise la surface, à contre-courant.

Le dit de la rivière (2 / 4)

 

Alors que la première partie contait la découverte surprise de la source de l’Aisne, on va suivre dans ce second volet le cours de la rivière; il s’agit de n’éluder aucun moment clef de sa vie et de la décrire non comme un géographe mais comme un rêveur qui tente de s’identifier à elle en la suivant pas à pas, méandre après méandre.

La carte du destin

 

            Au début, l’Aisne se dirige vers le sud, mouvement naturel du nouveau-né qui tourne son visage vers la lumière. Mais plein sud, ce n’est pas raisonnable, car se laisser éblouir, si jeune, c’est mourir à coup sûr. Le ruisseau ne lutte pas contre le feu et sauf le Rhône, flot délirant, tous les grands cours d’eau montent vers le nord : ils tendent les bras vers le ciel, appellent la pluie, ce signe limpide de la correspondance entre la vie des hommes et l’existence des dieux. L’Aisne sait qu’en remontant la carte sous les nuages, tandis qu’elle décline vers la mer, sa vie est garantie par d’autres lits qui la croiseront dans l’affolement des pentes.

            Elle se lance alors vers le nord avec une fougue qui laisse à penser que tout est possible. Tant qu’elle n’a pas atteint son havre, tant qu’elle n’est pas à la fin de sa vie, il semble difficile de dire si on va la nommer « rivière » ou « fleuve ». Certaines langues plus sages ou plus naïves, ne tiennent pas compte de cette opposition et utilisent le même mot pour désigner un fleuve ou une rivière; elles veulent sans doute préserver jusqu’au bout la chance d’une grande destinée. L’Aisne peut par exemple se couler entre l’Escaut et la Meuse, il lui suffit de rêver. Elle va être le grand fleuve du nord qui caressera les glaces. Du côté de Sainte-Menehould, elle se sent capable de faire lever des villes grasses et des ports élégants. Elle va porter les vins de Bourgogne au plus près des banquises scandinaves, troquer la chanson des blés contre la symphonique présence des eaux, relier les langues latines et germaniques, déjouer les frontières et dire l’évidence : tous les hommes sont embarqués sur le même fleuve du temps, il faut suivre sa pente en suscitant des prairies et en éveillant les oiseaux, saluer les hommes blonds, adoucir les sagas, pour enfin relier la terre noire de France à la mer tendue des fjords.

            Or l’Aisne ne rêve pas longtemps : la terre est contre elle. La volonté ne suffit pas et puisque le calcaire accroche l’eau, l’agrippe, l’attire vers le bas, elle va devoir se résigner. En lutte contre la craie, l’eau ne peut jeter toutes ses forces dans le frayement du flot. Que faire si la glèbe colle, si le sol brûle l’aval, si la loi du pas empiète sur l’envol ? Ainsi, à peine sortie de l’enfance, le cours d’eau s’épuise sur la Champagne pouilleuse et dès les premiers méandres, l’Aisne devine que son sort va être commun, que jamais elle n’aura le destin fabuleux des fleuves qui anoblissent les plaines.

            Il y a Valmy, c’est vrai : le moulin et les hurlements, la liberté et les Prussiens dans la boue, le nouveau contre l’ancien. C’est un départ dans l’enthousiasme et l’Aisne sera plus qu’un ruisseau, c’est sûr, mais la gloire d’être plus qu’une eau sans nom, d’être déjà une cicatrice sur la carte va se payer à coups de désastres. Ce n’est pas du flot que la célébrité va lui venir mais des morts qu’elle charrie : l’Aisne devient une vallée cent fois franchie par les hommes du froid, cent fois reprise par le gaulois du cru et où les tueries répètent au monde le nom de la rivière féroce. Ce qui devait relier, ce qui allait devenir un mythe fécond, devient une frontière, un trait d’amertume qui perce notre mémoire. Au lieu d’être l’eau qui maintient vivace l’illusion des jours, l’Aisne est submergée par le choc des corps et le grondement des canons, le ciel qui tremble avec la terre et les mots des morts que le brouillard étouffe dans le petit matin des batailles.

            Elle connaît pourtant de superbes répits : en Argonne par exemple la forêt rend à l’Aisne une vigueur médiévale sortie tout droit des chansons de geste. L’Aire, sa sœur jumelle, son affluent majeur, se mêle à la rivière encore jeune et elles s’ébattent ensemble avec une insouciance où tout est confusion, apprentissage : c’est vers Grandpré un unique allegretto où les branches alourdies de pluies et d’oiseaux s’inclinent vers les berges sauvages. C’est alors une seule rivière aux mille bras qui frissonne parmi les troncs, longe les églises aux toits bleus et s’enroule autour des monts couchés derrière des maisons blanches.

            En pleine joie, la rivière va subir le plus rude coup de sa petite existence. Tout se joue à Vouziers : elle éprouve au sortir de la forêt une fatigue terrible. Il y a encore des saules et des peupliers mais plus loin, à Roche, on entend soudain un enfant qui étouffe des malédictions le long de la rivière. Rimbaud et l’Aisne : à cet instant tous deux cessent de rêver. La présence des arbres amis n’y fait rien, la rivière est adulte, le poète aussi, il faut quitter l’étoile, accepter la réalité, et de même que l’Aisne bifurque brutalement vers l’ouest pour rejoindre dieu sait quoi de plus fort qu’elle, de même Rimbaud écrit son dernier texte ici, las de creuser l’esprit et de rêver le sens. Il est tard, l’occident est là qui tire les hommes avec leurs marchandises et leurs profits, et les voilà qui s’inclinent vers le couchant.

            Une fois le cap franchi, on est pour soi seul, on est mortel, c’est-à-dire que, vaille que vaille, il faut tenter de vivre. L’appel du grand idéal est abandonné au profit de la patience dans le désert. Pour le poète le sable du Harrar, pour l’Aisne la craie à Rethel. C’est en bas, l’existence pas à pas, dans l’entresol presque vain des gestes de tous les jours. L’Aisne va border soigneusement son lit, oublieuse du torrent et des halliers qui palpitent derrière elle.

            L’eau à Rethel est blanche comme le ciel, c’est un silence qui progresse et désormais à défaut de forêt, d’arbres à charrier, poussant vers l’ouest quelques brindilles glanées le long de la Promenade des Isles, elle ronge la craie sans fin.

            Au bord du Porcien elle envisage un moment de rallier l’acropole gothique de Laon. Mais le défi est trop grand, elle préfère glisser doucement vers Soissons et saluer au passage la coupole baroque d’Asfeld, souvenir en pleine brume d’une Italie de rêve.

            Le passage d’un département à l’autre est spectaculaire. La terre, brutalement, vire au noir, les routes secondaires se défont de la boue blanche et retrouvent le bleu originel du goudron frais. En échange de son nom, l’Aisne reçoit du nouveau département des affluents à profusion. Très vite, elle devient parmi les rus, les filets d’eau et les ruisseaux inconnus, la seule référence, celle pour qui tout le monde murmure, celle vers qui se tournent tous les cours d’eau. On aperçoit la cathédrale de Soissons et comme pour consoler la rivière de sa brève existence, une seconde façade lui fait des mines : Saint-Jean-des-Vignes, si atrocement veuve de nef, si effrayante dans sa vacuité, devient alors une porte superbe, un pont gothique posé en l’air, dans les vignes qui surplombent la rivière. L’Aisne est enfin grande, large et riche, tranquille.

            Alors commence la vie douce à Soissons dans les feuilles et les bois volubiles. L’eau est évidence, l’existence coule pour tous au rythme normal du temps humain, loin des crimes et des gares qui enflamment les ciels de nuit, là-bas, vers le sud, Paris, terrifiante capitale tout en soubresauts. L’Aisne ne verra jamais la Seine. La province a cette sauvagerie : elle évite la gueule du loup, préfère la vie apaisée avec les femmes et les fleurs à celle des gens qui croient savoir et s’agitent sur les avenues haussemaniennes. Elle s’est résignée à devenir navigable, mais c’est qu’elle se moque désormais de ce qui peut lui advenir, elle prend son plaisir où elle est, et voilà tout. Chaque instant, chaque méandre compte et jusqu’à Compiègne l’impériale, tout est doux, tout est beau, lierre sur pierre, ciel bleu contre nuage blanc, et les noms enguirlandent la terre : Ambleny, Fontenoy, Sainte-Claire, la Treille, Choisy.

            Enfin il faut mourir. Annoncée par Rethel la sèche, la clairière de l’armistice à Rethondes est sa ponctuation. C’est ici que l’ennemi signa avant d’emporter plus tard le wagon de notre gloire qu’on ne revit jamais. Rethondes, pays des paraphes, signe la fin, c’est-à-dire la paix pour cette cicatrice béante qui vit tomber les jeunes gens par milliers. On a l’impression que les existences s’achèvent toujours dans le calme des confluents où les arbres frissonnent pour presque rien. Ainsi notre noire clairière, guettant le flot et pareille au passeur des enfers, va guider doucement la rivière vers la nuit. Ici finit notre histoire.

            Notre destinée avait pourtant de quoi plaire avec ses maisons en pierre de taille, ses arbres immenses et ses plaines arrosées. Mais voilà, l’Aisne se jette à l’eau, à moins que ce ne soit l’Oise qui se jette dans l’Aisne tant notre rivière en cet instant est énorme, attentive aux regrets qu’elle fait naître chez les promeneurs égarés au confluent. Peut-être ne meurt-elle pas vraiment. Son nom seulement s’efface lentement dans le cours de l’autre ; mais à ce moment un nom ce n’est plus rien, seule importe l’eau, la vie prolongée jusqu’à la mer, source de toutes choses.

Le dit de la rivière (1 / 4)

La dame aux livres

 

            À l’automne je m’étais rendu chez une dame qui vivait à l’orée des forêts de Lorraine. J’avais passé plusieurs jours dans la chambre aux livres, sorte de salon bibliothèque où les tranches dressées des ouvrages brodaient une tapisserie serrée de noms et de titres telle que je n’en avais jamais vue. Comme il pleuvait, j’avais dans mon désœuvrement hanté d’adolescent ouvert pour la première fois un vrai livre, puis j’en avais lu deux, et peu à peu les coutures du monde avaient cédé, laissant couler un flot d’idées et de sensations que je n’aurais pu imaginer auparavant et qui allaient me marquer à jamais. L’aval des rêves avait enfin un lit et je savais qu’il y aurait désormais deux périodes dans ma vie : l’enfance sèche sans les livres et la vie maintenant, toute la vie s’écoulant avec eux.

            Les jours, les repas, les rêves, les nuits, tout s’était mêlé dans la pluie brûlante des mots et des heures. Puis, un matin, grâce rare, l’automne avait bien voulu écarter ses nuages. À mon grand désarroi il m’avait fallu troquer brusquement l’odeur de moisi et de branches calcinées du feu à l’âtre contre le grand air des champs et des bois. Bien que la vieille dame soit morte aujourd’hui, j’entends encore sa voix, disant avec ses « r » roulés et ses « a » sombres : « Allons, sors de là, mon gars ! Faudrait y aller ! »

            La simple pensée d’un retour au présent m’épouvantait. Seul le sourire énigmatique de la vieille dame avait pu me décider. Et puis, les livres m’avaient rendu curieux ; je voyais bien qu’elle me réservait quelque surprise, et songeant aux œuvres qu’elle m’avait fait découvrir, je surmontai ma peur. Elle était ma Sybille, après tout elle savait mieux que moi, elle allait me guider.

            Après avoir chaussé des bottes brutales aux pieds mais efficaces, j’avais pris un panier pour les champignons et nous avions longtemps marché par les prés froids. Le vent d’est me forçait à baisser la tête, si bien qu’au début je négligeai le paysage. Les yeux rivés sur les fondrières, je me laissai bercer par mes pas tandis que mon esprit flottait encore dans les romans du siècle passé que je venais de quitter. Soudain, la voix de la vieille dame s’éleva : elle coulait par intermittences comme une eau de vie travaillée sur place, passée au filtre des générations. Elle ne semblait pas affectée par le vent et s’exprimait avec le même naturel que si nous étions demeurés au salon. Elle me parla de ma mère qu’elle avait bien connue : à travers ses remarques, ma mère se défaisait de son masque rude pour devenir une petite femme infiniment exposée. Elle savait ce qu’elle avait été pour moi et s’ingéniait à la peindre en jeune fille fragile. Elle usait d’affirmations clairsemées qu’elle entrecoupait de longs silences, si bien qu’il me fallait lever les yeux pour vérifier qu’elle était allée au bout de son idée. Ce fut ainsi que je découvris le paysage qui nous entourait. La bise prenait ses mots en relais, portait sa voix jusqu’au fond du vallon et quand les échos s’étaient apaisés elle prolongeait tranquillement ses pensées : c’était une suite de sensations et de sons qui sur la plaine déserte miroitaient pour moi seul.

            Nous arrivâmes à proximité de la forêt. Je notai simplement que, m’ayant vu un instant en difficulté contre le vent glacé qui me fouettait, elle m’avait devancé pour s’interposer.

            Puis vinrent la forêt et les champignons que j’espérais. Le vent là-haut, ne donnait plus qu’en sourdine. Très vite, je repérai dans l’ombre les trompettes de la mort : au pied des souches et sous les branches éclatées, elles hissaient leurs têtes hors de la nappe des feuilles, traçant des cercles troublants que je suivais soigneusement. Une à une je les cueillais comme on ramasse des pièces d’or ; j’en bourrais mon panier, feuilles et brindilles mêlées.

            Je me voyais déjà cassant les œufs dans le fond du saladier tandis que sur le feu la poêle accueillait les champignons. D’un coup j’allais faire basculer le liquide clair au cœur des pousses obscures qui sautaient dans l’acier : cette simple pensée me fit cesser toute recherche. Je m’attardai en fermant les yeux sur le plaisir de mêler la nuit et le jour, mais un bruit, mille bruits me tirèrent de ma rêverie. J’ouvris les yeux et ce que je n’avais pas voulu voir dans ma quête passionnée des trompettes de la mort, m’apparut subitement comme une évidence stupéfiante : je pataugeais depuis un bon moment dans ce qu’il me fallait bien appeler un ruisseau.

            C’était une eau bouillonnante, formidable, joyeuse et terrible. Curieusement, le ruisseau s’ouvrait à mi-pente : il se formait là, sous mes pieds. Plus haut, il n’y avait que l’inclinaison du massif, et derrière moi le ruban infini que j’avais ignoré et qui d’un coup, parce que je le voyais, murmurait au miracle entre les feuilles rouillées et les branches mortes qui soudain s’animaient, bougeaient de partout, vibraient, chantaient. Le soleil parvenait à percer la voûte et mêlait à la fête obscure la quantité d’éclats nécessaires pour que l’harmonie s’installe comme il faut.

            La vieille dame, au loin, assise sur une souche, souriait avec cet air entendu que je lui connaissais bien. Je sortis du lit du ruisseau et je m’avançai vers elle. Elle était plus vieille à cet instant, immobile dans l’obscurité des premiers arbres du chemin ; l’orée l’éclairait à contre-jour. Il me sembla qu’elle me faisait signe de ne pas m’approcher trop vite comme si ce qu’elle avait à me dire ne reviendrait qu’une fois ; et je restai longtemps au bord du cours d’eau en formation, comme si de ce ruisseau allait jaillir sans fin la nostalgie, comme si sa naissance était déjà regret, comme si sa présence mouillait de passé tous ceux qui l’approchaient. La vieille dame détendit enfin franchement son sourire et lorsque je fus à deux pas elle me dit :

            – Tu te demandes, hein ?

            – Oui.

            – Es-tu à ce point ignorant, mon gars ?

            – Je crois bien. C’est quoi ?

            – Bêta ! Mais c’est la source de l’Aisne…

Puissance de la poésie

“Voici l’histoire de Robert Saint-Rose, surnommé Zétwal. Nous sommes en 1974 et la Martinique va mal. Les affrontements politiques se durcissent avec, en première ligne, le Parti Progressiste Martiniquais d’Aimé Césaire, sévèrement réprimé par les autorités. Pour prouver à la face du monde la fierté de son peuple, Robert Saint-Rose a une idée simple: être le premier Antillais à marcher sur la lune. Aidé par sa famille et ses amis, il entreprend de construire une fusée. L’énergie nécessaire au décollage sera puisée dans la puissance poétique des textes d’Aimé Césaire, déclamés au moment du compte à rebours. Quelques jours après les premiers essais, Zétwal et sa fusée disparaissent mystérieusement. Personne ne les reverra plus.” (Télérama N°3104)

Cette histoire “vraie” peut faire sourire.  Il est plus intéressant de la prendre au sérieux; quantité de mythes beaucoup plus invraisemblables ont alimenté la fondation de civilisations ou de religions; aujourd’hui quatorze juillet nous savons bien que la prise de la Bastille ne fut en réalité qu’une petite révolte dérisoire où le chef de la prison du roi perdit seul la vie: or, c’est notre événement fondateur; c’est LA date clef de notre pays.

La révolte poétique de Zétwal pourrait bien un jour, après une période de latence classique dans l’assise de tous les mythes, devenir la légende fondatrice d’une nouvelle Martinique.

Né en 1947

 

 Il est réveillé à quatre heures du matin, milieu décembre; les gémissements ne laissent aucun doute sur l’événement qui a commencé. Il se précipite sur ses habits – il ne prend pas le temps de la rassurer – enfile son pantalon luisant d’usure, son pull tricoté main, et une manière de veste kaki sensée le protéger de l’hiver. L’appartement qu’ils occupent – deux pièces sans chauffage – est envahi par le froid qui le glace même habillé; son souffle forme une buée, il trébuche, cogne son coude au dossier de la chaise, enfile sa veste à l’envers, s’énerve à la remettre à l’endroit. Les plaintes ont repris. Une fois dehors, il a l’impression qu’il fait moins froid, il marche vite, peut-être court-il à petits pas en approchant du monument aux morts.

Qu’est-ce que je fais là? Je pourrais partir, ne jamais revenir. Autour de lui le vide des rues, la bise traverse ses vêtements, il se voit somnambule: je rêve, je crois que je rêve, je vais me réveiller, quelqu’un va m’aider… je vais attraper la mort, non, la mort j’en viens, c’est bon, j’ai déjà donné. Salut les gars, songe-t-il en contournant le monument. Il remonte le col, serre les revers de la veste contre la base du cou, s’engonce, protection, ami de soi, mais qu’est-ce que j’ai fait au bon dieu. Il se revoit les bras levés, le jour où il est arrêté; le bras gauche blessé faisait un angle impossible; sales boches…

Il ralentit, puis cesse d’avancer. Il ne devrait pas; il ne peut pas s’en empêcher. Il essaie de déchiffrer les noms sur la neutre suite des morts, obscure présence, ils sont là, à deux doigts, je pourrais les toucher, j’aimerais bien faire comme l’autre magicien des quatre évangiles, juste les toucher pour qu’ils reviennent, qu’ils ressuscitent,  La Fouille, Galouzeau, Marcel… il était juif, mais on s’entendait bien quand même, il ne s’appelait pas Marcel, je n’ai jamais su son vrai nom, ceux des autres copains non plus, tous ceux de quarante, sales boches… le lieutenant dégringole contre le remblai, jamais de casque, on le lui avait dit pourtant, l’idiot, ce n’est pas la balle qui le tue, il cogne son crâne contre une souche, j’ai vérifié, il avait un seul trou à l’épaule, il souffle “Germaine” et les pupilles basculent vers le ciel, je le secoue, on ne peut pas continuer sans lui, si, si, il le faut, je lâche le revers de sa veste, il recogne contre la souche, c’est moi qui l’ai tué, non, ce n’est pas moi, il était déjà mort, la Fouille lui arrache sa plaque, la fourre dans sa poche, s’allonge sur le remblai, caresse son FM, très calme, passe son index sur la moustache, me dit, c’est toi le gradé maintenant, caporal tu parles je lui réponds, pluie d’obus de mortiers, c’était ses dernières paroles à la Fouille, en plein jour sous le soleil, et c’est la mort encore qui flotte dans la fumée, je dis aux deux ou trois encore vivants: “on se barre d’ici”, la première fois que je donne un ordre et en repartant à toute jambes vers le bosquet je prends un petit coup sec sur le bras gauche, la balle a percé le biceps, s’est fichée dans l’avant-bras, je ne lâche pas le fusil. Aucun souvenir de la douleur. C’est seulement après, des jours durant.

Tu n’as rien à faire ici, au milieu des morts… c’est fini les gars, c’est fini, vous avez fait le plus dur, eh, les gars, faut que je vous dise, les gars, mais je n’ose pas, allez, je me lance, les gars, maintenant tu vas voir, avec les boches on se rabiboche, je te le dis comme ça dans la nuit, mais j’ai honte, non, non, ça n’a servi à rien, on le savait en partant, oui, oui, je sais, mais quand même, ah tiens, je me demande si ce n’est pas vous qui avez la meilleure part, au moins vous, vous êtes restés avec la haine, non, non, je n’ai pas dit ça, excusez-moi, je ne l’ai pas dit, je l’ai pensé un peu comme ça les gars, faut pas m’en vouloir, salut les gars, salut. Excusez-moi, la vie est là, quelle vie, je dormirais bien un peu à côté de vous les gars, non, non, je dois y aller… eh oui, c’est mon deuxième… déjà qu’avec le premier, bon sang… sales boches.

On entend au loin tousser un moteur qui creuse le silence; une enveloppe de glace le harcèle de partout, la buée qui lui monte de la bouche fonce sur les yeux, s’épaissit, il ne voit rien. Cette fois il court en direction de la gare, il va tomber, retrouve l’équilibre, une douleur le pince à la cheville, il saute sur un pied, reprend sa course. Il a un devoir à accomplir, lequel? Oui, oui, bien sûr, je suis bête, 26 rue Jean Jaurès. Il s’approche de la porte en tremblant, sonne longuement, l’index pousse sur le bouton métallique dont le froid le pénètre jusqu’au creux de l’estomac. Que dire? Il sonne encore et soudain la porte cède en raclant sur le sol, une femme en chemise de nuit, un châle sur les épaules, lui dit en hésitant qu’il peut entrer. “Je sais qui vous êtes… il s’habille”. Malgré l’absence de bonjour ou de bonsoir, il pense que le monde est bien fait. Il attend dans le vestibule. Il est saisi par la chaleur et se surprend à prier, à invoquer la mère de dieu, bénie entre toutes les femmes, songe au fruit de ses entrailles, ne s’interroge pas, bloque sur “entrailles”, répète la formule, mais sa mémoire ne consent pas à aller plus loin, il murmure “entrailles, entrailles”, puis “excusez-moi”, il parle à la vierge, et soudain dans le même temps, il se sent si doux dans la chaleur de cette entrée cossue qu’il voit remonter des images inverses :”sales boches, fumiers de boches…” Sainte Marie, mère de Dieu, mère de Dieu, ah là là, et qui était le père, je ne sais plus, la sainte trinité, le père la mère le Jésus, voilà tout, il se demande ce que le saint esprit vient faire dans l’aventure… un truc bizarre, dieu, tout ça, le Jésus, ah tiens c’est bientôt qu’on va fêter sa naissance à lui aussi, ça va être sa fête, ah oui après les jours vont rallonger, tant mieux. Voilà, il est ragaillardi, il n’a même plus peur, il devine.

L’autre flandrin arrive avec son sac à la main, le salue d’un signe de tête, le pousse dans le dos comme on le ferait d’un enfant, ouvre la porte d’un geste négligent, passe devant, garde la main sur la poignée de la porte, si bien qu’il doit se glisser sous son bras et l’autre claque la porte dans un grincement; derrière, on entend la clef qui tourne aussitôt. Ils marchent d’un bon pas côte à côte. L’autre a un manteau dont les pans frottent contre le pantalon, bruissement souple qu’il entend comme une moquerie de ses fripes minces. Il reprend sa prière et cette fois les “entrailles” ont une suite, il récite dix fois, vingt fois la petite comptine pour adultes en mal de mère, il y croit, il y croit vraiment, il voit Marie dans une sorte de brume qui lui fait des signes, elle a l’air douce mais je subodore que c’est une peau de vache qui trompe son Joseph avec Dieu, avec je ne sais qui… et l’autre, dix pas devant, se retourne, lui lance :”C’est un deuxième, en général ils viennent plus vite que le premier, grouillez-vous!” Arrête de me donner des ordres, t’es pas un boche!

Il répugne à marcher à ses côtés et préfère le devancer; après tout c’est lui qui a la clef. Il le double en mordant sur le monument aux morts, s’excuse auprès d’eux, les gisants là, ah mais non que je suis bête le monument est vide, plein de noms, mais vide de corps ; il ne se retourne pas. Un coup de vent fait craquer l’enseigne du papetier, s’y mêle le grincement des girouettes, croassements noirs par-dessus des toits. Il hésite sur la clef à la porte du bas. Sa main tremble, les doigts sont gourds, le porte clef cliquète pour rien; le flandrin le toise, marmonne des obscénités, oh il se les permet sûrement parce qu’on est seuls dans la nuit, lui arrache le trousseau et résolument fait grincer le pêne, il le pousse devant lui comme s’il avait toujours vécu là, monte les marches quatre à quatre et lui le suit, essoufflé, tendu… ce sera quoi? Un gars, une fille? La peur le prend. L’autre a de l’avance il est déjà entré dans les deux pièces de l’étage, défait son manteau, interroge la mère qui gémit plus fort, presque un cri prolongé; oui, oui, le travail a commencé.  « Dites-donc, vous avez de l’alcool à brûler? » Il fait oui de la tête. « Il va mourir de froid ! Fichez-moi de l’alcool dans toutes les assiettes que vous pourrez trouver et mettez y le feu, tout de suite!! ». L’alcool, ça va, près du réchaud, c’est bon, mais les assiettes, il faut qu’il se concentre, oui, oui, au dessous du lavabo. Le flandrin est en train de s’y laver les mains. Pas de chance, il s’immobilise. “Vous attendez le dégel?” Il frissonne. Il ne dit rien, n’a même pas ôté sa veste kaki, fait non de la tête, le flandrin s’écarte pour ouvrir son sac, et il a déjà le stéthoscope aux oreilles quand il sort les assiettes, commence à les poser n’importe où, par terre, puis les remplit d’alcool qu’il enflamme aussitôt en se brûlant le bout des doigts. Il se plante au milieu de la pièce qui gagne dix degrés en quelques minutes. Il prend le temps de se défaire de sa veste, mais à peine s’approche-t-il du porte manteau que la grosse voix joyeuse du flandrin l’apostrophe: “Il est déjà presque sorti. ” C’est un garçon. Il aurait préféré une fille, mais bon. Je vous salue Marie, que votre volonté soit faite, sales boches, la vie est là, sales boches, le baptême dans une semaine, le patron devra lui donner un congé, mais le Jacquot a beau être chrétien, ce n’est pas certain, des embrouilles en perspective, pas sûr qu’on ait les sous pour payer les dragées, sales boches. Ah tiens, il crie drôlement fort, je ne me souvenais pas de ça pour le premier; quel cri ! Le flandrin a coupé le cordon, je ne l’ai même pas vu, tant pis. Ah oui, le sang partout, c’est vrai. J’avais oublié ça aussi, sales boches. Il risque un œil vers la mère, elle lui fait signe d’approcher et lui dit: « Préviens papa et maman; s’il le faut réveille-les, tu sais comment ils sont… réveille-les! » Elle ne lui demande pas s’il est content; pas le temps, pas l’envie peut-être. De son côté, il devrait rayonner… Il est éteint, étoile morte.

Il se rend à l’étage, chez ses beaux-parents: « C’est un garçon! – Vous l’appelez comment? – Je ne sais pas… » Le prénom flotte … La belle -mère: « Vous n’avez pas l’air content… – Si, si… c’est bon ! – Elle va bien? –  Elle va bien – Et le bébé? – Il va bien aussi » Il n’en sait rien. Il fait confiance à l’autre flandrin; il a raison, il n’a rien le bébé; rien de spécial, rien de remarquable.

Poésie

 

Il importe de redonner à nos contemporains l’envie de lire de la poésie. À cette fin, mon prochain recueil s’intitulera La vérité sur le salaire des cadres.

Eric Chevillard

Petit conte du musée (2)

 

Il a besoin de chair ; je suis au tableau sa raison d’être. Sans moi il ne serait rien et tout regard posé sur lui redonne vigueur à ses évidences éternellement peintes.

Je me demande si les tableaux n’ont pas davantage besoin de moi que moi d’eux. Quand je m’attarde avec ma vision oblique et mes bottes champêtres, je ne me rends pas compte qu’ils me prennent ma vie pour raviver leurs couleurs ; et ils le savent les bougres. Ce vampirisme leur vient de leur envie de vivre comme nous, ce qui est impossible, certes, mais tellement touchant, si bien que je me présente face à eux, ouvert, candide, frais, et surtout je reste très longtemps. 

Je leur donne ce que je peux, mais bon, entre eux ils sont si jaloux et avec ça tellement susceptibles. Mes choix ne sont pas tranchés, pour tout dire c’est un peu arbitraire, et le soir, quand j’ai vu mes Vermeer et mon Matisse, je regrette d’avoir laissé dans mon oubli les Van Eyck et les Titien. Je projette sur mon musée intérieur les tableaux que je n’ai pas vus, oh oui, vraiment la chevelure de la vierge me manque, je me languis de la courbe de Vénus.

Je leur explique en rêve qu’évidemment je ne peux pas les chérir tous à la fois, que ce jour-là j’étais en pleine lumière de printemps et que le peintre hollandais et notre heureux Matisse m’étaient alors indispensables pour éclairer mes sensations venues de la rue. Protestation des Rubens, haros des Picasso et autres Tiepolo ; certes, certes, mais je ne peux tout de même pas vous donner ma vie, toute ma vie, rien que ma vie. Si, si répondent-ils en chœur, et d’un ton autoritaire un Picasso ajoute enfin : qui es-tu toi que voilà à côté de nous, absolus chefs d’œuvres ?

Moi, je suis vivant, et vous êtes envieux : vos auteurs ont tout fait pour vous donner la vie, mais il vous manque la joie de manger, de chanter, de marcher et de boire… alors forcément vous en rajoutez dans le beau. Cessez de troubler ma vie nocturne ! Allez vous faire voir ailleurs ! Et je me retourne dans mon sommeil en soupirant contre ces vampires qui si nous n’y prenions garde, nous dévoreraient tout cru.

Scène isolée d’une pièce en attente de sujet

 

Le régisseur entre en scène d’un air menaçant avec le brigadier à la main.

 

Moi quand je suis spectateur et que je vois un acteur entrer en scène, je me demande toujours s’il ne va pas balancer une grenade dans le public… Ne vous marrez pas, c’est possible, si si… ça ne s’est jamais vu, mais supposez un acteur muet… oui, oui, c’est peu probable, mais bon j’ai dit: supposez, supposez… bon, ben, balancer une grenade pour un acteur muet ce serait pour lui la meilleure manière de s’exprimer. Oui, ben oui, quand il veut agir l’acteur muet, qu’est-ce qu’il peut faire d’autre? …

J’y pense, moi à votre place j’aurais la trouille, regardez ce machin (Il montre le brigadier), imaginez que je le balance… trois morts, facile ! Assommés ! … mais non, n’ayez crainte, le régisseur… oui, c’est moi le régisseur… eh bien je n’ai aucun intérêt à balancer ce truc là dans le public… il est malin le public, un coup pareil et il ne revient plus, c’est pas dans l’intérêt du régisseur, j’y perdrais mon métier, mon aura, mon salaire, ma belle-mère… et mes enfants qui attendent à la maison que je ramène les sous pour payer les casseroles, la vidange, le chauffage, les fronces des rideaux, la papinette  pour faire la vinaigrette et les petits beurres qui sentent si bon quand on les met dans le grille-pain, qu’est-ce qu’ils diraient les enfants, hein, je vous le demande, qu’est-ce qu’ils diraient ?

Non, non, n’ayez crainte, je ne le lancerai pas sur vous, quoique… c’est pas l’envie qui m’en manque. Vous n’avez jamais vécu ça vous, un jour ? Je veux dire, assommer d’un coup trois quatre de nos congénères… si, si, non, non, pas en vrai, mais dans la tête, c’est dans la tête qu’on vit les meilleurs moments et quoi de plus délicieux que d’assommer des gens dans son crâne, non…(oui ? y’a mieux…? Ah peut-être…) mais un bon coup de bâton de temps en temps au hasard, ça fait envie, moi je le dis, ça fait envie, on le sent là, au creux du foie, non, au creux de l’intestin grêle, près du pancréas, ça gratouille frivole, ça hésite là, ça bouge jusque dans la cabèche, sous le front dégarni, sous les vertèbres du crâne, partout. Partout ! Jusqu’aux orteils, ces extrémités les plus extrêmes qui touchent le sol et font de vous un homme… euh, une femme aussi… Et puis un éléphant… (un éléphant? Euh non, pas un éléphant !)

Oui, mais après je rentre du théâtre et à ma femme qui me demande: alors chéri, ça s’est bien passé cette soirée ? moi je lui réponds: pas mal, j’ai tué trois quatre spectateurs ; imaginez, ça lui ferait un choc à ma femme, hurlements, tremblements, trépignements et les petits se mettraient aussitôt à piauler, du genre: et qui c’est qui va payer les impôts, suppôt de Satan, qu’ils me diraient les petits, voilà papa qui est un assassin, pa-pa a-ssa-ssin ! Ils me montreraient du doigt dans la rue à leurs copains, pas peu fiers les mioches, j’aurais une aura de raté, la honte! La grosse honte d’enfer, ouh là là, j’ai eu chaud, si je l’avais fait!… Du calme, du calme !

Au fait j’y pense, ce truc là (Il montre le brigadier) ça s’appelle un cocon… euh non, que je suis bête, attendez, euh, c’est un bruit d’acier… non un bris d’acier, non (ah pauvre mémoire !)… un brigadier, oui, voilà, un brigadier, un brigadier… Un sacré truc le brigadier; toute la tradition du théâtre, les trois coups, oui, quand ça commence la pièce, on frappe trois coups, c’est comme un cœur qui bat… En fait je raconte n’importe quoi, c’est une erreur, les acteurs parlent toujours des trois coups, mais c’est qu’ils ne savent pas compter. Ce sont des littéraires, le comptage ils n’y connaissent rien. Avant que les trois coups retentissent y’a toute une suite de coups avant, comme avant que le boxeur soit KO, oui, y’a plein de coups avant, c’est beau comme des points de suspension, oui, c’est, je sais pas moi, pff… une dizaine de coups, oui, des fois que les spectateurs n’auraient pas compris que ça allait démarrer, ils sont tellement stupides les spectateurs, avant que ça commence ils s’amusent, ils oublient qu’ils sont au théâtre, ils jouent au poker, ils mangent du piment frais, ils se grattent la tête, ils pleurent, ils se mouchent dans de grands mouchoirs à carreaux rouges, ils rient, n’importe quoi les spectateurs, n’importe quoi. Heureusement qu’on est là pour relever le niveau, moi, le brigadier, les planches, les projecteurs, les acteurs, les parleurs, les haut parleurs, les radiateurs, l’auteur, les rideaux, les décors, la scène, la purge, le dramaturge, le thaumaturge, la saucisse, les coulisses, la catharsis, ça ça a de l’allure! C’est ça le théâtre ! Allez on commence !

(Il file en coulisses, frappe les coups, mais au troisième on entend un hurlement ).