Qui est l’ange?

 

Presque tous les poèmes publiés ici évoquent la figure de l’ange. C’est une fiction. Bien sûr il y en a aux cathédrales, aux églises, et la peinture passée déborde de ces personnages dont les ailes comme celles de L’Albatros semblent parfois encombrantes sur le pont où nous tanguons, le temps de notre vie. Heureusement que les personnages des tableaux ne se meuvent pas, car les objets soigneusement peints autour d’eux seraient renversés par les ailes, cet ensemble double soyeux qui fleure bon l’oiseau. Ils sont imperturbablement heureux, et lorsqu’ils sont sérieux ils sont sereins.

À quoi bon s’obséder de ces vieillottes présences auxquelles les anciens croyaient parfois, s’interrogeant le plus gravement du monde sur leur sexe ou leur langue?

C’est parce que ces interrogations nous semblent irrationnelles, que je les reprends comme elles nous ont été transmises par la tradition religieuse, même si pour moi les anges ne sont en aucune manière liés au dogme du crucifié.

Au contraire: que vient faire cette douleur atroce (Jésus crucifié) pour justifier le surgissement de ces êtres qui n’en sont pas, et qui volant entre le ciel et la terre, sans foi ni loi précises, sont à l’image de nos rêves les plus candides?

Ah nous y voilà: l’ange souriant ou sérieux est une allégorie banale, sulpicienne, idiote etc. Mais non. Contrairement aux oiseaux qui partent de la terre et s’élèvent vers le ciel (mais la terre est leur vrai lieu, loi de la gravité oblige), les anges viennent du ciel et descendent vers nous: or, ce qui nous vient du ciel, ce n’est pas dieu, diable non, c’est le soleil la neige ou la pluie, en bref nos saisons. Et nos saisons sont ce que nous avons de plus précieux pour saisir par l’œil ou le tympan, les parfums et le toucher les merveilles du monde où notre existence se déploie. L’ange dit cette chose simplissime: nous sommes emportés par le temps, il convient de goûter à grandes lampées ce passage bref qui est la vie présente. C’est pourquoi il est le plus souvent souriant.

S’il est le beau, cela suffit. Rêver l’ange c’est projeter ce que nos pensées murmurent à l’intérieur de notre crâne, lorsque nous sommes seuls, c’est-à-dire le plus souvent. L’ange ordonne dans sa naïveté tout ce que nous ne pouvons pas dire à l’autre. C’est l’être de la conversation intérieure que nous promenons par les rues et les bois, rythmes et mélodies mêlées, et à supposer (affreuse perspective) que l’ange n’existe pas, alors le chaos des imaginations les plus débridées s’installe en nous, perdus et errants soudain. Il fixe ainsi dans le langage cette autre langue que nous taisons et qui n’apparaît que dans le cours du chant que nous tordons et tissons à loisir pour que le rêve s’incarne enfin noir sur blanc, en vérité. Mon dialogue avec lui n’en est pas un, c’est un remuement par devers moi, une façon de vivre avec les mots dans l’espérance qu’un chant naîtra. Et si le chant surgit, alors l’artisan sourit, empruntant à l’ange son amour de la vie, cette dynamique souple que nous oublions constamment, trop pressés que nous sommes de donner un sens à ce qui n’en a pas: histoire, politique, morale… toutes choses où le langage demeure désespérément au dehors du monde que nous vivons vraiment. L’ange est le moteur du langage, mais d’un emploi très spécifique des mots, celui que nous ne pratiquons jamais, et qui est justement celui de la vie même. Il y a chez l’ange une proximité telle entre ce que je vis, pense, aime et les mots que j’emploie pour l’exprimer, que sa présence est le contraire d’une fantasmagorie, en bref il est la vérité de mon discours intérieur tout entière dirigée vers le beau.