Petite pause

 

J’éprouve la délicieuse sensation d’un automne qui n’en finit pas. On aperçoit à travers le doré découpé des bouleaux des trouées où l’on découvre enfin la forêt… ainsi les feuilles tombent réellement, c’est indéniable et les allées bordées de troncs sont des tapis de haute lisse longuement ouvragés par la chute des feuilles et les foucades du vent, l’ouest, le fabuleux, celui qui respire avec nous, ses poumons étant à l’inverse de la rotation de la terre. Ainsi donc à travers les feuilles persistantes on aperçoit la vérité des forêts; l’ombre n’était au fond qu’une fraîcheur douce qui nous rendit dupes du bonheur.  Hic et nunc, c’est bien mieux qu’en juin; c’est un mélange de terre et de lumière, brun et ocre mêlés, la nuit et le jour, la mort et la vie, en équilibre parfait. Mon pas sur le tapis des feuilles mouillées rend un son minimum et l’on perçoit avec une verdeur souriante, les appels affolés des merles du soir.

Je crois que ce temps est le mien. Je suis comme le bouleau, dépouillé et parfois défait, mais quelque chose persiste que la lumière de l’esprit réchauffe. Les allées qui vont vers la nuit sur une moquette épaisse et humide de feuilles pas tout à fait mortes donnent une idée du chemin qu’il me reste à parcourir. C’est une énorme chance. Pause bien heureuse avant l’avalanche.

Monologue du célibataire ( 3 )

Retrouvez les précédents monologues ici.

Pour l’amour, c’est comme au ‘Banco’,

Faudrait avoir une chance au grattage,

Enfin, je veux dire, une chance aux caresses,

Aux baisers, à la tendresse,

Donner du temps au temps, comme dit l’autre,

Pour voir si ça marche,

Mais là regarde, c’est comme à la loterie,

Tu tombes par hasard sur la plus belle fille du monde,

Et tu es amoureux à l’instant,

C’est ça qui ne va pas,

J’en veux beaucoup au coup de foudre,

Une vraie plaie, tu te crois gagnant,

Tu t’installes avec elle,

Et le temps te déchire tout ça en quelques années…

Ou alors il faudrait avoir plusieurs vies,

Une à l’essai et une autre où tu te méfierais de la loterie du coup de foudre

Et où tu aurais une vraie chance d’aimer parce que tu saurais…

Ça doit être pour ça que les curés ont inventé le paradis après la mort

C’est pour embêter la loterie

C’est un paratonnerre contre le coup de foudre…

Enfin, tout ça c’est du bricolage… Je n’y crois pas…

En amour, c’est bizarre, on n’a pas le temps de rigoler…

Oui, oui, on est content, sur le coup, c’est vrai…

On rigole un peu… oui, c’est vrai, j’exagère…

Oui, oh, ça va, on a bien le droit d’en rajouter nom de dieu

J’en rajoute parce que je suis tout seul, voilà !

Oui, je sais qu’il y en a qui vivent heureux ensemble, à deux,

Toute leur vie…

Je les envie

Je ne sais pas comment ils font

Ils ne doivent pas jouer au ‘Banco’

Ils vivent doucement,

Ou quand ils jouent, ils perdent, forcément,

Heureux en ménage, malheureux au grattage,

Je crois que leur truc c’est pas comme moi,

Oui je veux dire, moi, je parle, je parle,

Eux, les heureux, ils ne parlent pas,

Ils savent, ils devinent,

Un mouvement de paupières, une main qui effleure l’épaule,

Là, en pleine journée,

Sans rien dire…

Comme un adagio infini,

Pour elle et lui,

Piano et violon, doux, tu vois, très doux…

Moi, par contre, j’étale toutes mes loteries ratées,

Je donne des détails, j’invente, je tempête, je hurle,

Eux, les heureux, ils ne disent rien,

Ils n’en ont pas besoin,

Au fait, c’est peut-être ça la recette du bonheur à deux,

Ne rien dire… enfin, pas un mot de trop…

Faudrait que je me taise,

D’ailleurs, tiens, je vais le faire tout de suite,

Ah, oui, mais je n’ai pas la chance d’être à deux,

Oui, oh, ça ne fait rien,

Pour le bonheur il n’est jamais trop tard pour commencer,

Tiens, je commence tout de suite,

Allez, au revoir, je me tais, je me tais…

Au revoir dans le bonheur,

Au revoir…

Montaigne par FG Maugarlone.

Ce passage de l’ouvrage de FG Maugarlone est aux pages 219 et 220 de Présentation de la France à ses enfants paru cet automne chez Grasset.  Je n’en publie qu’un extrait pour donner envie de lire le chapitre XIX consacré à Montaigne et peut-être davantage…

 

Il y a chez Montaigne une notion fondamentale, assez normalement, qui est l’assiette. Elle ressortit premièrement à l’art équestre: un bon cavalier a une bonne assiette. Et quant à lui, c’est, il y insiste, l’assiette où il se trouve le mieux, d’où il s’autorise à railler d’un docteur en théologie la “plaisante assiette” sur sa mule. D’une manière générale, il faut prendre l’homme “en sa plus haute assiette”, mais le stoïcisme est excessif, il suffit de tenir l’âme en “assiette bien réglée et disposée à la vertu”, à l’exemple de Socrate. Toutefois, il est tant de vicissitudes, d’aléas, d’inévitables revirements, que chacun doit convenir qu’elle ne peut jamais être parfaitement assurée, son assiette, mais le courage implique précisément de la maintenir en équilibre nonobstant les assauts de la fortune. Et lui-même, malgré ses douleurs, entend pérenniser son âme en une “raisonnable assiette”, même s’il ne saurait prétendre rivaliser avec les planètes qui ont, elles, des assiettes définitives. La notion d’assiette commande jusqu’à sa position sur la religion; il se tient, dit-il , en l’assiette où Dieu l’a mis. Cependant, il ne convient pas d’oublier l’humilité de notre nature, laquelle se rappelle à tout un chacun, chacune, en une circonstance décisive, de sorte qu’il mérite d’être tenu pour un “affronteur”, le sage trop apparemment sage qu’on imagine dans cette assiette peu éluctable. Par rapport à cette situation de principe, il est secondaire de choisir ou non l’assiette la “plus effectuelle”.[…]

A cheval, point de métaphysique, il ne se demande pas d’où il vient, ni où il va, il vient de chez lui et il y retourne, dans cette libraire qui est la métaphore concrète de son intériorité. Le cheval, c’est sans doute un peu dépassé, mais reste l’assiette, même pour d’écologiques piétons. Montaigne s’oppose à Sartre, qui ne veut être que pur mouvement, simple tourbillon, fût-ce celui de la poussière de la route. Sartre n’écoute pas Montaigne qui lui conseille; au lieu de courir vers on ne sait quel paradis futur, ou vers le mirage du soi, vous feriez mieux de vous remettre dans le présent et vous contenter de penser que vous y êtes, de vous rasseoir au bon.

N’empêche qu’au départ des Essais il y a une perte d’assiette. Une chute de cheval qui l’a révélé à lui-même comme mortel, non pas abstraitement, “par effect” – il y a une telle différence entre savoir et réaliser… Du coup, il s’est apprivoisé à la mort, il s’en est avoisiné, il se prétend un mortel averti, et il nous dit, reprenant Socrate, que philosopher c’est apprendre à mourir. Or, il sait aussi bien qu’on n’apprend pas à mourir, car de la mort il n’y a pas de répétition, et quand nous y venons nous sommes tous “apprentifs”.

Ce passage est non seulement intéressant pour notre auteur, mais il met en valeur un événement : la chute de cheval, qui est non seulement décisif pour Montaigne mais également pour Claude Simon, qui en fait au XXème siècle (!) l’événement clef de tous ses récits. J’y reviendrai à propos de Claude Simon dans un article à venir.

Le mur

 

Au début de 1871, alors que la Commune couvait et que les troupes de Thiers se regroupaient autour de notre capitale, Hugo nota cet alexandrin:

“Le mur murant Paris rend Paris murmurant”

 

Lorsqu’en été 1961 les Russes et les Prussiens (dire Soviétiques et Allemands de l’est serait entrer dans leur mythologie) édifièrent un vrai mur de parpaings, l’ombre de la honte s’étendit au monde entier et l’on quitta les murmures pour les pleurs, l’accablement et l’amertume. Car les Russes – à la différence des nazis par exemple – avaient bâti un système qui prétendait vouloir le bien de l’humanité ; le marxisme aspirait au bonheur concret ici et maintenant… et au nom de ce bonheur, Lénine et Staline avaient assassiné des millions d’êtres humains. Et voilà que des affolés de la dernière heure remettaient une couche de ciment, balisaient des terrains vagues parcourus par des bergers allemands hurlants et protégés par des mitrailleuses à déclenchement automatique.

Il est faux de dire que les années 60 furent des années rose ou peintes de je ne sais quelle jolie couleur. Ce furent des années de peur, crise des missiles à Cuba, guerre du Viêt-Nam et surtout en arrière-fond toujours ce glacis réfrigérant du bonheur communiste, cette horreur, ce mensonge atroce qui donnait mauvaise conscience à ceux qui s’y opposaient.

Lorsqu’en 1970 j’ai franchi en visiteur le mur entre Berlin-Ouest et Berlin-Est, la première chose que j’ai vue était un immense panneau: “Qui reconnaît l’Allemagne de l’Est, travaille pour la paix.” Car non contents de garder entre les murs de leurs prisons une moyenne de 3000 prisonniers d’opinion,  ils aspiraient en plus à être reconnus ! Errer dans les rues était effrayant: des jeunes gens s’approchaient de moi, touchant presque mon jean, ils exigeaient que je le leur vende. Je donnai un parapluie à une femme qui voulait me l’acheter. Les avenues n’étaient nullement avenantes, murs gris, quelques voitures pétaradantes, aucune lumière et de dérisoires statues de Lénine de vingt mètres de haut ou des représentations de clowns tristes et barbus, Marx et Engels, partout plantées, comme si l’histoire était une vérité de granit. Les conversations chuchotées ici ou là dans des gargotes laissaient percer des silences où l’émotion et la lassitude disaient à peu près: “Vous qui êtes là avec nous, au milieu de nous, laissez-nous dans notre murmure ronronnant de propagande viciée, je vous en prie, passez votre chemin, cessez de nous faire envie, partez, vous êtes obscènes, ne revenez pas, chaque geste que vous faites, chaque sourire est une insulte à notre condition d’habitant d’un pays communiste”. J’ai compris à ma grande honte que j’étais dans cet enfer gris pour mesurer mon bonheur, le bonheur d’être libre.

En avril 1989, quand les Hongrois ont coupé leurs barbelés, j’ai su qu’il y aurait des larmes et de la joie. J’avais touché leurs murs, j’avais effleuré leur tristesse, je savais que la liberté ne s’éprouve qu’entre des murs et qu’elle allait tout faire sauter.

Dans une vie humaine, il y a peu d’événements politiques qui rendent heureux jusqu’à l’euphorie. La chute du mur fut de ceux-là; suivie de près, elle ne fut dans toutes ses conséquences qu’une série de surprises délicieuses. On insiste sur les grincements qui ont suivis, on a tort. Aucun bien n’est supérieur à la liberté d’expression et la chute du mur est le début d’une époque de parole libre à laquelle avaient aspiré tous les grands esprits du passé.

 On s’étonne parfois que les régions de l’Allemagne dite de l’est aient tant de mal à s’adapter. La liberté est une rude école et, tout bien considéré, les habitants de ces territoires n’ont connu – sauf entre 1919 et 1932 – que l’arbitraire impérial et les terreurs nazies puis communistes. Ce sont des générations d’humiliés qui découvrent le droit d’être des humains à part entière. Leur convalescence va durer encore un peu, soyons patients. Guten Tag, Angela !

 

Ah, bon anniversaire à Neil qui, il y a trois ans, a eu la bonne idée de naître en ce jour de liberté !

Monologue d’une femme face à son miroir

Ce monologue est très demandé par des actrices. Je le propose en accès libre, sans droits. Je demande simplement que mon nom soit cité lors des représentations. Merci.

Cette scène est extraite de la pièce sur les violences conjugales qui figure dans ce blog (“Des Illusions, Desillusions”).Il m’a semblé intéressant de le proposer ici pour montrer que les violences faites aux femmes ne sont pas seulement le fait des hommes, mais aussi du temps qui passe, la pire des injures faites aux femmes (les hommes semblent moins exposés à cette fatalité, le vieillissement n’étant pas aussi grave pour eux que pour elles).

 

(L’actrice est debout, . On peut utiliser deux actrices qui se relaient. On peut également envisager toutes sortes de dispositifs scéniques qui restituent le caractère de monologue intérieur du personnage. )

Quand je passe devant un miroir, je pense : t’es pas belle, ma belle, le miroir fait oui de la tête, je m’approche et sans le vouloir je compte.

Je compte les rides, il y en a tellement que je me perds dans les calculs, dans mes années, là au coin de yeux il y a du monde, ça fourmille; tiens, elles sont apparues après six mois de mariage, la déception déjà. Après l’amour, la peine, après les étoiles dans les yeux, les étoiles gravées près des paupières et lentement, les décennies, années banales, font des spirales, la peau se creuse sous les coups, elle se gonfle ailleurs, on dirait un édredon pas drôle ; la souple peau s’est raidie au milieu des appels nerveux du quotidien, sans doute, chaque jour un peu plus sèche, peut-être ; on dirait une terre craquelée, c’est le puissant éclat des voix brutes qui s’adressèrent à moi, tout ce temps, et les accouchements (sans douleur, tu parles), et les enfants à nourrir et les enfants la nuit. Tiens, regarde la courbe du nez, un effondrement de falaise après un raz de marée, mais le pire c’est la bouche, elle est mauvaise, pleine d’ombre, les lèvres appellent l’amour mais d’avoir embrassé pour rien, pour presque rien, les voici désabusées, tombantes, presque froides, froides… c’est affreux des lèvres froides. Restent les yeux, l’intérieur des yeux, la pupille toujours claire, belle, mais personne ne le sait, il n’y a que moi qui la devine encore, pourtant ces pupilles, elles n’ont pas bougé, c’est moi, c’était moi.

Oh, mon miroir, pourquoi me murmures-tu encore ma mémoire, oui, tu me rappelles le temps où j’étais belle, ce temps d’avant, naïf, exalté. Tu te souviens, miroir, j’étais si pure, il suffisait que je sourie à mon reflet pour que les battements de mon cœur s’accélèrent, c’était moi, j’étais fière d’être moi, d’être toujours jolie, j’avais même au regard autre chose de plus, quelque chose qui forçait le respect, un éclat de vie, du vrai diamant, indestructible, je pouvais tout vivre, tout affronter, je mettais du rouge à mes lèvres, du rimmel à mes cils, pas pour faire la coquette, mais pour confirmer que je me savais belle et c’est cette confiance qui m’a valu de croiser le premier imbécile venu, on se marie, on se débat, on se bat, les joues se creusent, et les coups répétés du temps, de l’homme, des habitudes, font du visage une bouille, une bouille, oui, une bouillie… j’en suis venue à ne plus pouvoir me voir.

Écoute, miroir, toi et moi on se sépare, je crois que c’est mieux comme ça, on va s’éviter,

va fasciner d’autres alouettes, moi, je vais continuer à l’aveuglette,

miroir, passe ton chemin, va refléter plus loin…

je ne m’aime plus .

Le pas de Hölderlin ( 3 / 3 )

Je ne suis pas certain que ces aimables bavards aient dit l’essentiel. « Le sacré soit ma parole », dit le poète. Je pense qu’il s’agit de « l’espace pur entre les dieux et les hommes » dont nos amis se sont avidement entretenus, mais qui aujourd’hui semble s’être dissous dans l’air, dans les commentaires, dans les affaires publiques et privées qui tendent à se confondre. Trop de mots, vanité, presque rien.

Un seul regard sur un saule me convainc du contraire, le vent bouscule ses feuilles en découvrant des gris dans ce qui fut vert, la belle aventure des cheveux de l’arbre, proie de mes yeux que je n’oublierai jamais. Ma mémoire me dicte des beautés que la main serrée de l’ami vient renforcer. Tu as raison, dit-il, regarde les pupilles vivantes qui te fixent, et cette paume tout à l’heure vide que nous échangeons maintenant a valeur de poème, puisqu’il se peut que nos mains soient sincères. Elles le sont. Des valeurs s’éveillent sous le derme, nos bonjours ne sont pas vains, les paroles même banales, oui surtout les paroles banales, disent le temps qu’il fait, autre manière de conter celui qui prestement passe, le beau temps des vies qui vont.

La distance, le tact, la politesse peut-être, creuse un vide superbe où se déploie l’antique saveur du sacré. L’imagination de nos amis un peu bavards est à cueillir au caniveau, entre deux rues sillonnées de véhicules neutres. À chaque fois que ma mâchoire consent à s’ouvrir, si je le veux, si je franchis l’enfer confortable du moi, à chaque fois l’aube se remet à promettre, car je prends des risques bien sûr, il le faut, si je veux que le sacré soit ma parole ; il faut parler, non pas que tout ce que je dis ait une valeur universelle, mais l’ami capte au fond de ma voix une faveur d’être, une ferveur à la hauteur des verres qui se heurtent à l’instant où nous échangeons nos souhaits de bonheur. J’essaie en trinquant de faire en sorte que nos doigts ne se touchent pas. Le tact est sacré.

Nous avons la bonne distance, à défaut de la mesure qui sépare le ciel de la terre, les dieux des hommes, nous, sur le plat de la table où le pain nous sépare, derrière les baies fripées par la vapeur d’hiver, nous avons des mots humains, paroles profondes et nous disons le sacré devenu horizontal.

J’en viens aux boulevards, à toutes ces asphaltes bleues qui veinent nos avenues, notre présence qui racle à fleur de terre. Il n’est pas vrai que nous deviendrons marchandises. Tant de pas disent le contraire, et nous aussi, jusqu’au cliquetis unique de nos verres à pied.

Au-delà de l’ironie princière, nos paupières s’humectent à la moindre paume, à la plus petite parole prononcée au bon moment et c’est aux tympans que nous avons nos plus grandes joies. Le silence qui nous prenait dans le couloir de fin d’automne, quand il fallait allumer tout le jour pour exister, le silence tout soudain devient l’évidence gaillarde de vivre. La vacuité des chambres s’orne d’un souffle, le mien, je ne pense plus qu’à l’espérance de février, quand résonnent les appels des chats. Alors, vivement, une voix s’élève pour chanter en pleine nuit, je le sais, jusqu’à l’aube patiente, le souvenir des mots vécus.

Le pas de Hölderlin ( 2 / 3 )

–  La mesure, on peut dire avec lui que c’est « maintenir l’espace pur entre les hommes et les dieux », non ?

–  Si vous voulez. Mais n’oubliez pas qu’il se détourne des dieux. C’est le vrai but du voyage.

– C’est curieux cette main qui s’interpose entre sa paume et le ciel…

– Notez que c’est celle d’un paysan.

– J’ai remarqué, en effet… je sais lire.

– Loin de moi l’idée de disputer avec vous, ne le prenez pas mal… mais nous n’en sommes plus là.

– Vous voulez dire que nous ne sommes pas au niveau de la controverse, de l’interprétation.

– Oui, c’est exactement ça.

– Où sommes-nous, alors ?

– Je ne sais pas. Il ne le sait pas lui-même. C’est un hors lieu que nous cherchons avec lui.

– Une montagne ? Une aube ? Un horizon ?

– C’est évidemment tout cela à la fois.

– Je reviens à la main du paysan qu’Hölderlin serre dans sa paume levée. Ça me semble assuré.

– Oui, c’est un début. Soyons concrets.

– Vous m’ôtez le mot de la bouche : concret. C’est un poète très concret. Le seul peut-être qui le soit autant.

– Par le détour du rêve, quand même, du langage, de l’écriture.

– Permettez-moi d’ajouter : du silence, du souvenir.

– Restons-en au rêve si vous le voulez bien.

– Non, je n’aime pas trop ce mot, car alors on confond avec le rêve qu’il fait dans son sommeil, pour prendre ce seul exemple.

– Je reconnais que ce n’est pas simple. Que proposez-vous ?

– L’imagination.

– Essayons. Tous les mots se valent à ce niveau.

– D’autant que le concret vient s’y nicher…

– Oui, l’imagination est le seul hors lieu possible et c’est pour cela que le concret est nécessaire. L’intérieur du crâne doit cogner contre les choses pour produire du langage qui vaille.

– Pour faire pendant à la folie.

– Sans doute. Je veux dire : sans aucun doute. L’imagination ce serait cet endroit, disons…

– À partir duquel se déploient nos goûts et nos couleurs, je veux dire nos amours et les meurtres…

– Oui, mais c’est aussi l’endroit que j’occupe quand j’écris, non, pardon, c’est le lieu que je contrôle en écrivant.

– Mais les dieux alors ?

– Oh, les dieux sont un mot emprunté, une réalité d’antan sans doute, têtue, première, mais nous savons ce qu’il en est…

– Ou plutôt ce qu’il n’en est pas.

– Votre sourire est un signe. Nous ne regrettons rien, n’est-ce pas ?

– Non, rien du tout. Mais sort-on jamais de l’enfance ?

– Certainement. L’ouvert absolu auquel Hölderlin est confronté au cours du voyage est un vrai pas d’homme. D’ailleurs, le soleil revient, il ose dire « je ».

– Il dit plus tard qu’il a été « frappé par les traits d’Apollon. »

– C’était trop. À son époque, c’était un pas monstrueux. L’imagination ne pouvait contenir toute la terre. Tant qu’il y avait le ciel habité par les dieux, je ne sais pas, c’était plus facile.

– Il y avait un espace pour projeter ce qu’aujourd’hui nous ne pouvons préserver.

– De nos jours, le sacré s’appelle culture, ce n’est pas plus mal. C’est plutôt tranquille, c’est joli, mais délié, enfin, c’est un peu poussiéreux. Mais je préfère cela à ces rêves riches d’une divine tricherie. Nous ne regrettons rien avons-nous dit ; ajoutons que c’est notre présent. Jouons-le donc !

– Il me semble pourtant qu’entre temps nous l’avons rejoint. Sa folie est la nôtre.

– Oui, je ne le nie pas, l’éclatement de son cerveau est notre risque.

– Nos anciens l’ont payé très cher : La Marne, Verdun, Auschwitz.

– Lieux effroyables qui visaient tous à remplir le non lieu, le hors lieu déserté des dieux.

– Le sens perdu?

– Si vous voulez, mais avec « sens » on s’éloigne un peu. Je préfèrerais à tout prendre en rester aux dieux, c’est plus naïf, plus vrai, on entend « papa ».

– La haute stature du père qui manqua tant à Hölderlin.

– Et qui nous fait défaut, et qui nous aide… souvenez-vous !

– Ah, oui : « Jusqu’à ce que le défaut de dieu nous vienne en aide. »

– Ce vers a été écrit après le voyage de Bordeaux.

– Oui, il suffit de le lire.

– De l’apprendre par cœur.

– Mémoire, colonne vertébrale, celle que les hérésies de notre temps (musique, télé) détruisent.

– Bof, il en fut toujours ainsi, du catéchisme au CD, du chantre de dieu au chanteur de charme, amour, dieu, midinette, marie…

– C’est bête.

– Ah, non, nous avions dit que nous étions hors controverse.

– C’est vrai, mais la folie me guette… je me défends.

– Mais pensez au défaut de dieu qui nous aide ! C’est évident !

– Comment, évident ?

– Au fait, vous vous plaignez de quoi ? Vous avez froid ? Faim ? Ne sommes-nous pas gras et riches en paix ? Vous voudriez être immortel ? Enfin, vous avez envie de croire que vous serez un ange un jour ? Vous n’en avez pas assez de ces rêveries ?

– Non, mais je n’ai pas de mesure, c’est tout, pas de mesure.

– À vous de l’inventer !

– Ce serait cela, l’aide issue du défaut de dieu ?

– Évidemment. C’est notre luxe. C’est un beau combat.

– Comment contrôler la mesure que j’inventerai ?

– Rester concret, ouvert.

– Écrire ?

– Écrire, oui, pourquoi pas… Mais je dirais plus volontiers, qu’il convient de donner sa chance au langage, au chant. Faire chanter les mots. Il en sortira bien quelque chose…

Le pas de Hölderlin ( 1 / 3 )

C’est une aube très pincée, rasante, acier issu de nuit qui dessine d’un coup de ses contours nets les ombres des collines encore un peu poudrées de neige.

Friedrich a passé Strasbourg, Lyon et la tempête effroyable d’Auvergne, volcans de glace, cratères de froid, lave de gel : terreur, pistolet, loups, bandits… c’était janvier.

Il a tout un trajet dans sa tête fragile, et c’est son pas qu’il entend au levant, d’une douceur à peine perceptible, trébuchant sur les cailloux du Limousin. Il sait où il est, il ne sait même que cela. Les noms des villes tournent seuls dans sa mémoire ; il vise Bordeaux mais à l’instant ce sont les agrafes du manteau qui lui causent du souci. À chaque pas une agrafe saute, un pan blanc de noroît s’engouffre, il le domine en resserrant le tissu de ses phalanges pour sauver sa peau, ce peu qui lui reste.

Au-dessus du pont léger où la Vézère et la Corrèze se rejoignent, il a repris sa route. Avant l’aube – il a somnolé dans une grange effondrée – il s’est éveillé les cheveux couronnés de paille, et sans davantage prendre soin de soi, sans se pencher sur l’eau, il a franchi le pont des eaux violentes, préférant s’écarter de Brive, des maisons de pierre rouge, des toits gris, de la langue inconnue dont il ne veut rien savoir. Quand a-t-il parlé pour la dernière fois ?

Cette nuit sans doute, au milieu des appels des chats, des meuglements des vaches, il a revu les amis de sa Souabe merveilleusement fraîche, humide comme il sied. Il entend sa voix d’il y a plus de dix ans qui annonce triomphante que la vie est possible, qu’avec la révolution française l’amour descend enfin sur la terre. Il tient en main, en rêve, une coupe froide débordant d’un vin de Moselle, on entend des hourras, il n’est plus lui-même. Il se sent en harmonie avec les temps si nouveaux qui annoncent en France la survenue d’une Grèce présente. Pindare lui vient aux lèvres, rencontre le vin qui glisse dans sa gorge, et le visage de Diotima flotte au devant.

Au réveil le songe est mort ; il avance parmi les châtaigniers sans feuilles, mord le revers du manteau pour protéger son cou. Un jour la langue lui reviendra peut-être. Davantage que son sac un peu lesté de pain glané aux portes ouvertes un court instant, ce ‘peut-être’ lui est un viatique, il lui donne un petit allant cérémonieux, rythme circonspect, infiniment lent. Mais il n’est pas pressé. Qui l’attend ?

Jamais aucun homme ne fut seul à ce point. Il l’a voulu, bien sûr, mais les odes et les hymnes lui coulaient aussi trop aisément, il se voyait chaman, intermédiaire entre les hommes et les dieux. Il fallait partir pour ne pas trébucher sur le mentir ; un jour le recueil de poèmes aurait miroité sous ses yeux, il aurait subi la reconnaissance accablante des amis satisfaits. Il sait, il sent que d’autres temps le pressent et c’est ainsi qu’il se retrouve lent, épuisé, abandonné aux frimas d’une nature en vérité très lointaine parce qu’effroyablement proche, glaçante. La pluie s’y met, il relève sa capuche mais la rejette aussitôt à cause du clapotis sourd sur les branches endormies. Il faut percevoir ce chant, entendre aussi par avance la mer qui s’ébroue dans les cimes chahutées, le noroît encore, décidément ce vent lui va. Les gouttes en grappes d’effondrent par brassées sur ses cheveux cette fois défaits des brins de paille et qui se serrent follement le long du crâne.

La lumière si pure de l’aube a volé en éclats, diluée dans les nuages, il espère une accalmie, il perd pied, désespère, repart. Il voudrait le silence pour percevoir plus finement encore ce que l’aurore lui offrit avant le déluge du jour, il ne lâche pas cette mince lame tranquille qui lançait des éclairs domptés ; or voici qu’il sursaute au grincement des troncs, qu’il frissonne au moindre souffle et qu’il pleure sur chaque pas heurté. La faute en est au rêve qui l’a pris, l’a repris bien plutôt, toujours le même, la coupe, les cris de joie, les amis, l’esquisse d’un sourire trop vite éteint, Diotima. Il se dit qu’en marchant, en épuisant son corps, l’écriture, la mesure qu’il cherche dans ce Limousin désert, va pouvoir revenir, à la hauteur du monde éclaté dans lequel il a consenti à s’enfoncer.

Le silence n’est pas l’absence de sons, il rêve au contraire d’un rythme régulier, bien terrestre, lieu donc, où il pourra étreindre la terre et reprendre la mélodie brisée qui lui avait fait quitter le pays. Peut-être – toujours ce peut-être – faut-il mordre au désastre pour casser tout à fait l’écriture belle, le poème trop bien chantourné qui le maintint longtemps dans une lumière vraie, mais fragile, revers du grand silence brouillé qui l’assaille à l’instant sous la pluie de février ?

Il s’accroche aux noms, aux lieux… Les rares fois où il a parlé ces derniers jours, c’était pour demander sans fixer le passant du moment : où suis-je ? Il écoutait la réponse en tendant sa mémoire vers la voix qui proposait un flot très humain de langage inconnu. C’était un chant si étrange qu’il avait l’impression d’errer sur les vastes sommets d’une Inde enneigée. Les volcans lui rappelaient l’évidence du feu français et la glace le brûlait longtemps après que le passant eût disparu. Regret de ne pas savoir, de ne pas pouvoir.

Il trébuche vraiment cette fois, il a glissé au moment où il lui semblait que l’aube pouvait être reprise dans une mesure bien à lui. Il chute, roule sur la pente, ne crie pas, cherche à saisir un genêt dépouillé, tandis qu’à l’intérieur une cadence se forme dans sa mémoire enfin. Un grès lui bloque le corps brutalement à mi-pente, il ferme les yeux et sans éprouver aucune douleur, il entend monter l’immense souvenir de tout.

Au sortir de l’évanouissement, il est ailleurs. On dirait un autre lieu. Le soleil fait monter des vapeurs sur les pentes, ça piaille, le sol sur lequel il s’est arrêté semble trembler sur toute sa surface, c’est doux, série de minuscules remuements dorés qui lui caressent la peau. Le voile humide a filé dans l’éther, il aperçoit dans le bleu adorable un toit gris qui blanchit à chaque seconde. Il prend une résolution, aller là-bas, parler, demander, il y aura bien une charrette, on ne peut pas toujours vouloir être le Christ, je trouverai bien un rythme, même si sur terre il n’est aucune mesure, je sens que ma mémoire s’emplit des moulins qui tournent sur les hauteurs, là où les chênes et les trembles s’épousent. Il est dommage que Diotima ne soit pas avec moi, sur l’herbe du chemin qui mène vers l’Isle, puis la Dordogne et porte ainsi son salut vers la belle Garonne, je suis des yeux la douce démarche de soie de cette femme brune qui est rentrée dans la ferme après m’avoir aperçu et me montre maintenant du doigt à un homme aux cheveux de jais qui tient à la main un gobelet de terre cuite. La lumière les fixe dans mon souvenir plus sûrement qu’une gravure, les moulins les saluent dans leurs dos, ils sont déjà installés dans les mots qui me viendront après mon retour, naturellement, comme on respire, ils sont debout à jamais, c’est un peu moi, je crois.

À deux pas, l’homme grec – c’est ainsi que je le vois – me tend le vin en partie consommé, j’entends son bonjour, je goûte le vin tandis que son autre main me tend une tranche de pain chaud. J’accepte tout, des merci me viennent, des bonjour à foison, mon larynx consent à s’ouvrir, je ne reconnais pas ma voix, l’homme me fait asseoir au seuil sur un banc de granit, la femme s’éloigne, il examine ma plaie au front, me palpe le dos, sourit, le pas doux de la femme revient et elle me verse un liquide sur la blessure du visage. Je grimace, ils rient. L’air en est saturé. Je me lève sans essuyer mes joues et je leur serre les mains, souriant, mes paumes tournées vers le ciel. 

Monologue d’un vieil homme: Solange et les oiseaux

 

(Un vieil homme s’avance en vêtements usagés. Il émiette du pain et jette les morceaux devant lui.)

venez, venez, les oiseaux, vous me reconnaissez, n’est-ce pas, vous voyez j’ai les mains pleines, n’ayez pas peur, je suis seul sur cette place déserte… ah tiens, une voiture ! mais non, n’ayez pas peur mes petits pigeons, moineaux et surtout vous mésanges charbonnières au masque noir, vous si parfaites, ne craignez rien, ce n’est qu’une portière qui claque, non, non, revenez, revenez…

ah, Solange, si tu savais, ce pain, ce pain que nous avons partagé ensemble tant et tant d’années, cela se compte en décennies, non ? – eh, vous ! les pigeons ! laissez’ en aux mésanges et arrêtez de donner des coups de bec ! – en décennies donc, où nous avons rompu le pain ensemble sur la toile cirée rouge ornée de roses noires, tu sais, elle est en loques maintenant, coupée de partout par le couteau denté qui gisait entre nous deux, Solange, entre nous deux…

oiseaux, je vous prie, allez lui dire lorsque vous repartirez là-haut, sous le soleil ou la pluie, combien elle me manque, folie, fuite fatale aux fins fonds de son exil humain, trop humain, quel accident, ma mie a été trop creusée et où est ton visage, ton front, ta tête où je multipliais les baisers contre tes cheveux, autant de baisers que de cheveux, non peut-être pas, je t’ai si peu embrassée, je n’ai pas eu le temps, pas eu le temps…

allons oiseaux, allons, cessez de piailler, tout de même vous ne manquez de rien vous, alors que moi je manque de tout, enfin d’elle surtout, vos ailes virevoltent brunes, bleues et noires, dites, où irez-vous lorsque tout à l’heure je vous aurai donné ce pain sollicité à la boulangerie auprès de l’homme en blanc qui se lève si tôt…

oui, oh, c’est vrai, je ne dors plus depuis que tu es partie, Solange, rejoindre seule les anges dont les oiseaux que je nourris sont les émissaires joyeux, vifs et querelleurs…

les querelles, parlons-en, Solange, en avons-nous eues, sans doute, mais ma mémoire en a perdu le souvenir, je me rappelle seulement que par peur de te perdre, je mordais la baguette à l’endroit précis où tu avais posé tes mains pour en arracher un quignon, la croûte me restait entre les dents, longue présence de mes lèvres sur ta paume, la joie, la joie… c’était autrefois…c’était quand…

oiseaux, je m’en vais, arrêtez de mendier, vous voyez bien que la place se remplit à cette heure de midi, je n’ai plus rien à faire ici, puisque Solange n’est pas là et qu’il y a du monde, Solange, je te cherche par la ville, vous voyez, mésanges, je repars sur mon vélo vers d’autres endroits isolés où d’autres oiseaux m’attendent, je reviendrai, oui, oui, je reviendrai les mains chargées de pain, allez, allez, fuyez maintenant, fuyez, attention aux chats, et n’oubliez pas le message pour Solange… parlez lui de François, c’est moi, c’est moi, de François et Solange… François… Solange… vous vous souviendrez , vous vous souviendrez?

La jeune fille au portable (monologue théâtre)

 

 

…alors il me fait comme ça… il me fait que je suis vachement mignonne… t’imagines ? Ouais ça va te marre pas ! Moi, j’ui dis genre, fichez-moi la paix ! Eh, j’me laisse pas faire, tu sais, le mec, bien la quarantaine quoi… si, si, j’te jure… alors j’ui fais comme ça, genre bien en face : « C’est presque insultant de se faire draguer par un vieux ! » que j’ui dis, si, si, j’ui dis ça comme ça…t’aurais vu l’effet : une vraie douche froide… Genre silence, oui, oui. Le mec complètement scié dis donc !… Tout bête qu’il était là !…Oui, ça va, te marre pas, oui, ça me fait marrer aussi, mais attends, j’ai pas fini… Ben oui, qu’est-ce que tu veux c’était interminable j’te dis, le bus arrivait pas, je sais pas, il venait pas le bus, on était là tous les deux… non ! … Hein ? Quoi ? La grève ? Non, non, je sais pas… oui peut-être, oui, ces cons-là toujours en grève, je sais bien…enfin bref… Lui, après le silence, il se redégonfle pas, il se la joue genre, il me fait comme ça avec un air par en-dessous : « Je vous drague pas… j’ai bien le droit de vous trouver mignonne et de vous le dire ! » Une voix grave, comment dire ? Une belle voix grave quoi…Moi, je savais plus quoi…non, mais je t’assure Jessica… je te jure… comment ? Si je lui en ai retourné une ? Ah ben non…non, non !… Ah toi, tu l’aurais fait, m’étonne pas de toi, Jessica…Oui, ben râle pas, tout le monde est pas comme toi ! Et puis tu sais y’avait un vent de ouf, je devais tenir ma jupe… ah oui, t’as raison, ça c’est vrai, quelle idée aussi…ben oui, j’avais le jean qui séchait dans la cuisine, alors j’avais mis une jupe… ben oui, je sais… ah oui, la jupe c’est pas drôle, te marre pas… Oui, donc, oui, tu l’as déjà dit, tu lui en aurais retourné une, ben oui, je sais… ah non, moi je suis pas comme toi, j’te dis… non, moi, tu sais bien, quelqu’un qui me trouve, quelqu’un qui me trouve euh…oui, comme tu dis… oui, c’est vrai je suis comme ça… ben non, pas comme toi… non, non…tu sais, je sais pas, non là, non, non, j’ai… oui, oui, je sais bien tu me connais bien… oui, j’ai craqué dis donc… non, non, pas du tout, tu rigoles… non euh j’ai pas pu…  non, j’ai pas pu résister… comment ? Si je lui en ai retourné une ?… (Elle hurle) Non, mais tu m’écoutes pas ou quoi ? T’entends pas c’que j’te dis ? Mais écoute-moi bon sang… mais puisque je te dis… mais non, pas du tout… Oui, ben ça va Jessica hurle pas comme ça, je sais bien que toi tu lui en aurais retourné une, je sais bien… mais moi, non. Non, non, pas du tout j’te dis…euh… oui, enfin, ben oui… C’était quand ? … attends, je compte… euh c’était quand, attends…Ben, ben, ben y’a trois jours…Oui, trois jours et… euh… trois nuits… oui, trois nuits, trois nuits oui… ben oui, si j’te le dis ! Je suis restée, oui, scotchée… non, quarante ans pas plus, tout mignon… je m’en fous, je m’en fous, je m’en fous… hurle pas… hurle pas j’te dis… chuis prise !… ben oui, je l’aime, oui, oui, mignon les yeux bleus et tout… ben oui, ben oui, ben… (Silence) Merde elle a raccroché !

Des Illusions, Désillusions

Cette pièce évoque les violences conjugales ; elle a été jouée pour la première à Laon le 23 novembre 2007. Elle a connu à ce jour 18 représentations et une dizaine est encore prévue dans la région du Nord et de la Picardie.

C’est une suite d’éclats de voix, comme on le dit du verre brisé. C’est une mosaïque où les actrices interviennent en évoquant leur difficulté à dissimuler les brutalités qui leur sont faites ou qui leur ont été faites.

Parfois elles l’évoquent dès le début, essayant de se construire un rempart contre ce qui est ou ce qui fut. Des Illusions Désillusions est alors un constat qui suit plusieurs années de violences, souvent durant de longues décennies. Elles nous expliquent comment et pourquoi elles ont eu la force de subir de pareils désastres intimes. À aucun moment le spectateur n’assiste à la scène classique de dispute qui dégénère : le spectateur doit réfléchir en même temps que les actrices et il n’est pas question de l’aspirer dans la tempête d’un voyeurisme satisfait ; il doit comprendre comment de pareils drames ont pu exploser et se développer pendant des années.

Ce spectacle n’est pas une série de réponses toutes faites ; chacune des six femmes a son passé, ses difficultés, mais à l’intérieur des scènes les enfants reviennent comme un fil rouge, sorte de fil d’Ariane auquel les malheureuses se raccrochent ; ils sont l’espérance, et trônent contre leur gré au centre du piège conjugal qui explose.

La pièce n’est pas le produit de l’imagination de son auteur, mais la mise en forme fictive d’expériences réelles, vécues par ces femmes qui furent autrefois actrices de ces violences et s’en font aujourd’hui l’écho distancié.

Davantage encore qu’une dénonciation, cette mosaïque tente de donner la parole à celles qui pour leur malheur se sont tues si longtemps. Le drame est replacé dans la perspective d’une vie entière où creux et bosses peuvent être avoués dans l’espérance d’être surmontés.

La pièce nécessite la participation de sept actrices. La première a eu lieu à Laon le 23 novembre 2007 et a été jouée par des actrices amateurs, victimes pour quelques-unes, de violences conjugales. Leur témoignage fut très précieux ; qu’elles en soient remerciées ici très vivement. Commandée par le CCAS d’Hirson, la pièce a été mise en scène par Philippe Péroux. Les actrices qui ont assuré les représentations sont : Rosemonde Bricout, Viviane Broquin, Christelle Lefèvre, Monique Lerche, Christine Scellier, Monique Sommé et Stéphanie Menu. La scénographie a été assurée par Sophie Divry et les photos par Damien Carré.

Une musique originale (déposée à la SACEM) a été composée par mr.Potier (Alexandre Benoît).

Téléchargez « Des Illusions, Désillusions » au format PDF – Cette pièce est déposée à la SACD. Tous droits réservés.

F-G Maugarlone et la France

Ce livre qui vient de paraître est une petite merveille d’invention et d’érudition, où histoire, géographie, littérature et philosophie viennent ensemble soutenir une pensée originale et subtile à la fois. Rien n’est comparable à cet ouvrage où la profondeur s’anime constamment d’aperçus humoristiques heureusement choisis. Voici le bref extrait d’un chapitre qui traite de la poésie (Chapitre VIII: Sur les murs j’écris ton nom)
F-G. Maugarlone: Présentation de la France à ses enfants. Pages 109-110 (Grasset. Sept.2009)

“La poésie est une économie de la mélancolie, s’agît-il même de l’ébénisterie des parnassiens. Pas d’amour heureux, point de génie qui ne sombre en un désastre obscur ni de coup de dés qui abolisse le hasard, la rose perd son teint nacré ou s’envole dans la mer… Schopenhauer compare le bonheur esthétique à l’aumône jetée à un mendiant. La poésie est l’écluse des larmes. La poésie renaît dans la plus grande détresse, elle est l’ultime résistance, ainsi des poèmes écrits dans les camps de concentration, ces “comptines gravées sur l’éventail de la mort”, comme a dit François Vernet, disparu à Dachau. A ceux qui n’ont plus rien le langage offre son refuge. Les mots servent de planche de salut, c’est un fait, et donc pouvons-nous penser aussi à ceux qui par on ne sait quelle malédiction vivent aussi dans un enfer. On voit parfois dans nos villes un brin d’herbe poussant entre deux pavés; la poésie est la foi du brin d’herbe.
De Jésus lui-même citons cette réussite:
“Je serai avec vous jusqu’à la fin du monde”.
Le poète questionne: “Mais quand refleuriront les roses de septembre?”, en septembre, très probablement. Pour une fois, facile, la réponse. ”