Le mur

 

Au début de 1871, alors que la Commune couvait et que les troupes de Thiers se regroupaient autour de notre capitale, Hugo nota cet alexandrin:

“Le mur murant Paris rend Paris murmurant”

 

Lorsqu’en été 1961 les Russes et les Prussiens (dire Soviétiques et Allemands de l’est serait entrer dans leur mythologie) édifièrent un vrai mur de parpaings, l’ombre de la honte s’étendit au monde entier et l’on quitta les murmures pour les pleurs, l’accablement et l’amertume. Car les Russes – à la différence des nazis par exemple – avaient bâti un système qui prétendait vouloir le bien de l’humanité ; le marxisme aspirait au bonheur concret ici et maintenant… et au nom de ce bonheur, Lénine et Staline avaient assassiné des millions d’êtres humains. Et voilà que des affolés de la dernière heure remettaient une couche de ciment, balisaient des terrains vagues parcourus par des bergers allemands hurlants et protégés par des mitrailleuses à déclenchement automatique.

Il est faux de dire que les années 60 furent des années rose ou peintes de je ne sais quelle jolie couleur. Ce furent des années de peur, crise des missiles à Cuba, guerre du Viêt-Nam et surtout en arrière-fond toujours ce glacis réfrigérant du bonheur communiste, cette horreur, ce mensonge atroce qui donnait mauvaise conscience à ceux qui s’y opposaient.

Lorsqu’en 1970 j’ai franchi en visiteur le mur entre Berlin-Ouest et Berlin-Est, la première chose que j’ai vue était un immense panneau: “Qui reconnaît l’Allemagne de l’Est, travaille pour la paix.” Car non contents de garder entre les murs de leurs prisons une moyenne de 3000 prisonniers d’opinion,  ils aspiraient en plus à être reconnus ! Errer dans les rues était effrayant: des jeunes gens s’approchaient de moi, touchant presque mon jean, ils exigeaient que je le leur vende. Je donnai un parapluie à une femme qui voulait me l’acheter. Les avenues n’étaient nullement avenantes, murs gris, quelques voitures pétaradantes, aucune lumière et de dérisoires statues de Lénine de vingt mètres de haut ou des représentations de clowns tristes et barbus, Marx et Engels, partout plantées, comme si l’histoire était une vérité de granit. Les conversations chuchotées ici ou là dans des gargotes laissaient percer des silences où l’émotion et la lassitude disaient à peu près: “Vous qui êtes là avec nous, au milieu de nous, laissez-nous dans notre murmure ronronnant de propagande viciée, je vous en prie, passez votre chemin, cessez de nous faire envie, partez, vous êtes obscènes, ne revenez pas, chaque geste que vous faites, chaque sourire est une insulte à notre condition d’habitant d’un pays communiste”. J’ai compris à ma grande honte que j’étais dans cet enfer gris pour mesurer mon bonheur, le bonheur d’être libre.

En avril 1989, quand les Hongrois ont coupé leurs barbelés, j’ai su qu’il y aurait des larmes et de la joie. J’avais touché leurs murs, j’avais effleuré leur tristesse, je savais que la liberté ne s’éprouve qu’entre des murs et qu’elle allait tout faire sauter.

Dans une vie humaine, il y a peu d’événements politiques qui rendent heureux jusqu’à l’euphorie. La chute du mur fut de ceux-là; suivie de près, elle ne fut dans toutes ses conséquences qu’une série de surprises délicieuses. On insiste sur les grincements qui ont suivis, on a tort. Aucun bien n’est supérieur à la liberté d’expression et la chute du mur est le début d’une époque de parole libre à laquelle avaient aspiré tous les grands esprits du passé.

 On s’étonne parfois que les régions de l’Allemagne dite de l’est aient tant de mal à s’adapter. La liberté est une rude école et, tout bien considéré, les habitants de ces territoires n’ont connu – sauf entre 1919 et 1932 – que l’arbitraire impérial et les terreurs nazies puis communistes. Ce sont des générations d’humiliés qui découvrent le droit d’être des humains à part entière. Leur convalescence va durer encore un peu, soyons patients. Guten Tag, Angela !

 

Ah, bon anniversaire à Neil qui, il y a trois ans, a eu la bonne idée de naître en ce jour de liberté !