Le pas de Hölderlin ( 2 / 3 )

–  La mesure, on peut dire avec lui que c’est « maintenir l’espace pur entre les hommes et les dieux », non ?

–  Si vous voulez. Mais n’oubliez pas qu’il se détourne des dieux. C’est le vrai but du voyage.

– C’est curieux cette main qui s’interpose entre sa paume et le ciel…

– Notez que c’est celle d’un paysan.

– J’ai remarqué, en effet… je sais lire.

– Loin de moi l’idée de disputer avec vous, ne le prenez pas mal… mais nous n’en sommes plus là.

– Vous voulez dire que nous ne sommes pas au niveau de la controverse, de l’interprétation.

– Oui, c’est exactement ça.

– Où sommes-nous, alors ?

– Je ne sais pas. Il ne le sait pas lui-même. C’est un hors lieu que nous cherchons avec lui.

– Une montagne ? Une aube ? Un horizon ?

– C’est évidemment tout cela à la fois.

– Je reviens à la main du paysan qu’Hölderlin serre dans sa paume levée. Ça me semble assuré.

– Oui, c’est un début. Soyons concrets.

– Vous m’ôtez le mot de la bouche : concret. C’est un poète très concret. Le seul peut-être qui le soit autant.

– Par le détour du rêve, quand même, du langage, de l’écriture.

– Permettez-moi d’ajouter : du silence, du souvenir.

– Restons-en au rêve si vous le voulez bien.

– Non, je n’aime pas trop ce mot, car alors on confond avec le rêve qu’il fait dans son sommeil, pour prendre ce seul exemple.

– Je reconnais que ce n’est pas simple. Que proposez-vous ?

– L’imagination.

– Essayons. Tous les mots se valent à ce niveau.

– D’autant que le concret vient s’y nicher…

– Oui, l’imagination est le seul hors lieu possible et c’est pour cela que le concret est nécessaire. L’intérieur du crâne doit cogner contre les choses pour produire du langage qui vaille.

– Pour faire pendant à la folie.

– Sans doute. Je veux dire : sans aucun doute. L’imagination ce serait cet endroit, disons…

– À partir duquel se déploient nos goûts et nos couleurs, je veux dire nos amours et les meurtres…

– Oui, mais c’est aussi l’endroit que j’occupe quand j’écris, non, pardon, c’est le lieu que je contrôle en écrivant.

– Mais les dieux alors ?

– Oh, les dieux sont un mot emprunté, une réalité d’antan sans doute, têtue, première, mais nous savons ce qu’il en est…

– Ou plutôt ce qu’il n’en est pas.

– Votre sourire est un signe. Nous ne regrettons rien, n’est-ce pas ?

– Non, rien du tout. Mais sort-on jamais de l’enfance ?

– Certainement. L’ouvert absolu auquel Hölderlin est confronté au cours du voyage est un vrai pas d’homme. D’ailleurs, le soleil revient, il ose dire « je ».

– Il dit plus tard qu’il a été « frappé par les traits d’Apollon. »

– C’était trop. À son époque, c’était un pas monstrueux. L’imagination ne pouvait contenir toute la terre. Tant qu’il y avait le ciel habité par les dieux, je ne sais pas, c’était plus facile.

– Il y avait un espace pour projeter ce qu’aujourd’hui nous ne pouvons préserver.

– De nos jours, le sacré s’appelle culture, ce n’est pas plus mal. C’est plutôt tranquille, c’est joli, mais délié, enfin, c’est un peu poussiéreux. Mais je préfère cela à ces rêves riches d’une divine tricherie. Nous ne regrettons rien avons-nous dit ; ajoutons que c’est notre présent. Jouons-le donc !

– Il me semble pourtant qu’entre temps nous l’avons rejoint. Sa folie est la nôtre.

– Oui, je ne le nie pas, l’éclatement de son cerveau est notre risque.

– Nos anciens l’ont payé très cher : La Marne, Verdun, Auschwitz.

– Lieux effroyables qui visaient tous à remplir le non lieu, le hors lieu déserté des dieux.

– Le sens perdu?

– Si vous voulez, mais avec « sens » on s’éloigne un peu. Je préfèrerais à tout prendre en rester aux dieux, c’est plus naïf, plus vrai, on entend « papa ».

– La haute stature du père qui manqua tant à Hölderlin.

– Et qui nous fait défaut, et qui nous aide… souvenez-vous !

– Ah, oui : « Jusqu’à ce que le défaut de dieu nous vienne en aide. »

– Ce vers a été écrit après le voyage de Bordeaux.

– Oui, il suffit de le lire.

– De l’apprendre par cœur.

– Mémoire, colonne vertébrale, celle que les hérésies de notre temps (musique, télé) détruisent.

– Bof, il en fut toujours ainsi, du catéchisme au CD, du chantre de dieu au chanteur de charme, amour, dieu, midinette, marie…

– C’est bête.

– Ah, non, nous avions dit que nous étions hors controverse.

– C’est vrai, mais la folie me guette… je me défends.

– Mais pensez au défaut de dieu qui nous aide ! C’est évident !

– Comment, évident ?

– Au fait, vous vous plaignez de quoi ? Vous avez froid ? Faim ? Ne sommes-nous pas gras et riches en paix ? Vous voudriez être immortel ? Enfin, vous avez envie de croire que vous serez un ange un jour ? Vous n’en avez pas assez de ces rêveries ?

– Non, mais je n’ai pas de mesure, c’est tout, pas de mesure.

– À vous de l’inventer !

– Ce serait cela, l’aide issue du défaut de dieu ?

– Évidemment. C’est notre luxe. C’est un beau combat.

– Comment contrôler la mesure que j’inventerai ?

– Rester concret, ouvert.

– Écrire ?

– Écrire, oui, pourquoi pas… Mais je dirais plus volontiers, qu’il convient de donner sa chance au langage, au chant. Faire chanter les mots. Il en sortira bien quelque chose…