matin d’hiver

enfoui dans le flot du trottoir

 au chaud du loden 

  • col rabattu de phalanges gantées –

il sifflote un chant mineur polonais 

qui justement parce qu’il n’a rien de commun 

avec l’effroi des boîtes de tôle motorisées 

lui sonne au crâne comme un sourire 

alors que c’est la mélancolie même 

effets joyeux d’un pianiste lointain 

qui aide à vivre au goudron d’hiver 

ça module finement contre le temps de marbre

vie intérieure sans lien aucun 

avec ces marcheurs du boulevard

 qui fuient à toutes jambes

  • que fuient-ils donc –

 je crois que c’est la lente évidence

de l’ombre qui nous salua 

au premier jour de la vie 

nous quittera  au dernier 

et fait de nous des 

solitaires embarqués 

précis et brouillons 

zébrés d’une fêlure glacée

ogives

je rêve d’ogives

j’envie la permanence de leur vivacité 

elles s’inclinent serrées sur leurs siècles

-les pierres toutes à la fois – 

elles ne cessent de rebondir contre les piliers

construisant un espace qui croise 

et brode là haut des clefs de voûte

dont je fais mon miel

j’appelle alors mon nom

ce qui fait retour n’est plus ma voix 

je l’ai bien en tête pourtant elle chante baryton 

il me semble qu’elle revient aggravée

comme une question 

c’est moi en écho je crois

c’est moi qui roule là-haut cet orage 

enfant au filet suraigu

j’ignorais qu’un jour le presque même corps

s’autoriserait ce volcan

parmi les pierres calées savantes 

ce grondement de tempête

vibrations élaborées 

où un homme parle seul 

le ciel se couvre

cascades d’ogives si bienvenues 

il était temps que le corps retombe 

prenne toute la place

à l’intérieur de la chambre d’écho

qu’est la chapelle cathédrale

chevet où les sons se mêlent

mimant les bruits du ciel et de la terre

Lecture et écriture de “départ”

Christiane :

 Pour entrer dans ce texte, je me place face à lui et je le regarde longuement cherchant à le comprendre comme je le fais face à une toile, un arbre, un oiseau.
Je reste immobile, endormant mes défenses, mon expérience de lectrice pour ne pas me perdre, pour ne pas déranger. Je le laisse « gambader », frémir, se taire, résister, s’ouvrir. Peu à peu, c’est lui qui vient à moi et me parle. Alors, j’apprends, j’écoute; je pourrais ne pas écrire ce que je comprends alors et qui peut être un soliloque, un reflet mais j’aime dialoguer avec vous. Vos réactions disent ce « métier de vivre » (Pavese) et d’écrire, disent aussi l’homme que vous êtes face à ce siècle qui ne peut me laisser indifférente, sa difficulté de vivre. J’ai besoin de votre révolte, de votre mémoire, de votre générosité.
Quant à la technique, aux rimes, aux mots choisis, au mouvement du texte, à ces vides qui entourent les mots, ce sont les habits de votre écriture… je ne retiens le cri dans le silence et la solitude d’un cœur battant. Ainsi, vous passez de vous à nous, vos lecteurs, témoignant de ce monde, de votre vie.
Alors, je marche lentement, m’éloignant du poème, le laissant à ses murmures, à sa liberté d’être. Adagio…

Raymond :

Oui, je vois très bien comment vous faites. Votre passivité première est une manière d’hommage qui vous amène à avancer et à vous rapprocher du contenu, du chant; j’aime beaucoup ce que vous dites des « habits » et de la solitude évidemment. Je dis « je » pensant bien que chaque lecteur viendra à la musique et que ce « je » deviendra un autre « je ». Donc un « nous ».
Les habits parfois bloquent, ils refusent de venir, pourtant je les suscite, mais parfois, comme ces jours-ci le silence n’est pas suffisant pour laisser monter ce qui assez souvent vient très vite. le silence doit être total. J’attends, parfois des jours (c’est plutôt rare, mais régulier; moment que je redoute). Souvent quand même, il s’agit d’un seul mot, d’une seule notion et viennent autour s’agréger une foule de mots qui bientôt jouent le trop plein; ça dérape. Il faut refuser ou noter ailleurs les autres aspects.
J’aime à égalité votre éloignement sur la pointe des pieds; le bébé doit continuer de vivre sa vie. Respirer lentement, avec un cœur en cascade qui bat vite. ma main presse sans écraser, juste ce qu’il faut. faire vivre en un tiède qui ressemble à la température du corps, sans étouffer. Les abstractions sont à éviter autant que faire se peut. Les abstractions et autres généralités sont mes ennemis; les contournant elles m’aident; m’obligeant à les éviter, elles m’offrent souvent de beaux aboutissements très réels même si réel ici ne veut pas dire réel comme cette table, mais je suis sûr que vous comprenez ce que j’entends par réel.
Avec une certaine Schadenfreude, je fais confiance au prosaïsme du temps pour m’emmener au pays d’ailleurs, dans l’éther(mot antique et hölderlinien) là où l’esprit nage en harmonie sous la lourdeur, au bord de l’inconscient…. mais surtout pas dedans, non, sur les rives du rêve là où ça s’organise; il y faut une certaine dose d’ »animalité », mais là je ne sais pas ce que cela veut dire. Sans doute sans langage, au bord des lèvres, là où ça balbutie. Les rives du rêve, allitération facile, et pourtant réelle. Non pas réelle, enfin si pour moi cela a une certaine dose de réalité, le bord des lèvres, balbutiement source. La musique guide là devant, elle a sa logique selon la cellule rythmique choisie et le sujet élu.
Sans vos interventions je ne suis pas sûr que j’aurais mis à jour cela, n’en étant pas tout à fait conscient. Ce n’est pas goût du secret, non non, c’est refus d’encombrement des mots par d’autres mots. « Grise est toute théorie » dit Goethe… « et vert l’arbre de la vie ».

départ

quand je pèse de toutes mes forces

le tronc à l’horizontale

de la rame contre la berge

l’esquif menace de basculer c’est vrai

mais c’est le meilleur moment 

je risque ma vie car le fleuve

bouillonnant est sans pitié

pourtant la joie qui surgit 

est tellement ouverte aux frissons

que ce petit choc de rien du tout

qui engage vers le cours fabuleux 

résonne comme un tutti de cuivres

tenu d’un roulement de tambours

la foule des vagues enfle le flot

au long du voyage le coeur battant 

je traîne la nostalgie du choc premier

ils disent que c’est cela vivre

ils n’ont sans doute pas tort

alors porté par les bienveillantes paroles

je laisse filer l’esquif

je me retourne par instants

humeurs chagrines qui fuient 

avec le défilement des peupliers

emplis d’oiseaux multicolores

berge et regrets sont loin

le roulis est si doux

caressant les piles des ponts

je me plais à chanter une chanson

qui parle d’un voyage que l’on fera

jusqu’à la mer immense

où les soleils se couchent longtemps

Un poème de Trakl: Ein Winterabend (Un soir d’hiver)

À l’automne 1913, Georg Trakl avait glissé ce poème dans une lettre à Karl Kraus, journaliste et écrivain célèbre en son temps. Georg Trakl devait mourir l’année suivante (il avait 27 ans) des suites d’une overdose de cocaïne après avoir servi au front comme infirmier. Son dernier poème rappelle qu’il servit ainsi comme infirmier à la bataille de Grodek (c’est le titre de l’œuvre ultime) en 1914, où il eut à soigner près d’une centaine de blessés graves dont plusieurs se suicidèrent sous ses yeux. On citera pour rappel ce vers effroyable qui figure dans Grodek et marque longtemps le lecteur de son émotion tendue :

« Toutes les routes mènent à la noire décomposition ».

Il reste qu’il est par excellence le poète de la mélancolie. C’est le chantre de l’automne, non plus tout à fait comme Verlaine, car il pousse le symbolisme dans ses retranchements et, organisant ses brefs poèmes à partir d’un lexique spécifique volontairement restreint, il chante le total désenchantement, hanté par les idées de déclin et de perte vaine ; l’automne est sa saison cent fois chantée. J’ai pourtant choisi ce poème sur l’hiver pour sa simplicité, d’une richesse rarement égalée. Il me hante depuis longtemps et le traduire m’apparaît comme une forme de reconnaissance. En outre, ce chant bref me semble exemplaire de son art.

Malgré son œuvre qui tient en un modeste volume, Georg Trakl est un des poètes majeurs de langue allemande.

Ein Winterabend

Wenn der Schnee ans Fenster fällt

Lang die Abendglocke läutet,

Vielen ist der Tisch bereitet

Und das Haus ist wohlbestellt.

Mancher auf der Wanderschaft

Kommt ans Tor auf dunklen Pfaden.

Golden blüht der Baum der Gnaden

Aus der Erde kühlem Saft.

Wanderer tritt still herein;

Schmerz versteinerte die Schwelle.

Da erglänzt in seiner Helle

Auf dem Tische Brot und Wein.

Un soir d’hiver

Quand la neige tombe contre la fenêtre

Que la cloche du soir sonne longtemps,

La plupart trouve la table mise

Et la maison ordonnée avec soin.

Quelques-uns dans leur voyage

Viennent à la porte par d’obscurs chemins.

Fleuri d’or, l’arbre de la Grâce

Monte du suc frais de la terre.

Le voyageur entre en silence ;

La douleur a pétrifié le seuil.

Étincellent alors dans leur pure clarté,

Sur la table, le pain et le vin.

la barque

avant d’être emporté

j’évoquerai mes amours

ce me sera une vaste digue contre le froid des eaux

je me rappellerai tes yeux tes mains

l’écho de mon prénom froissé contre mon cou

mes rêves difficiles 

le souffle de la mer

mes pas secs de soleil

mes larmes du jadis en crise 

cette folie de parler

mais on m’appelle

la barque cogne contre le quai

rythme inégal et sourd de bois mouillé

on n’attend plus que moi

clapotis du Styx

mon ombre se reflète déjà sur la planche usée des morts

où je vais prendre place

fameux voyage

le pilote approuve quand je vais poser le pied

tout à coup la révolte me saisit

je ramène ma jambe

bouscule mes suivants déjà blêmes

m’enfuis vers le soleil

qui allume les tours gothiques de chez moi

(jeunes femmes complices

huit cents ans d’élégance)

depuis j’attends son rappel de pied ferme

âtre

quand le feu manque nos intérieurs sont vides

il se peut que les bûches qu’on charrie ne prennent pas

puis comme un couchant d’hiver

soudain éclate en secousses trop fortes

la lumière qui poudroyait lentes braises

la voici ravissant tenture et tapis glacés

une curieuse tiédeur brûlante

vient se glisser au diapason des peaux

le froid est oublié le coeur rebat

les accoudoirs acquiescent à la flamme

c’est toute la maison qui chante l’âtre

les cendres déprimaient au bout des doigts 

et voici un hôte neuf qui s’élève en chantant 

l’intouchable flamme se fait image d’un monde

pratique et drôle elle se met à danser

comme si le feu ainsi discipliné

devenait l’orange horizon du dehors

comme si ce feu couchant domestiqué

rechantait dans ses craquements ma vie présente

cette joie qui dit non aux nues fragiles

le couchant grave déroule ainsi ses glissés de couleurs

mais l’âtre lui ne demande que ma main

le hêtre et l’orme s’entassent sur les flammes

le bois du feu fut notre ombre d’été le voilà lumière d’hiver

et je m’étonne que cet impalpable féroce

s’en vienne chauffer sans trêve le souffle de ma vie

(h)êtres

on voudra bien laisser aux arbres 

la chance de se serrer

le fruit merveille tombé à deux pas 

devient un nouvel hêtre 

et plus les branches sont vastes

plus l’aventure de vivre à plusieurs 

est au réchauffement mutuel des brindilles 

au frémissement collectif des halliers 

pour peu qu’ils aient été choisis 

pas le hasard pour orner un vallon 

ces quelques fûts font une forêt

ils s’engendrent à la verticale du soleil 

s’emplissent des mille et un chants

cachés bleus sous les feuilles

c’est fou cette histoire 

on dirait nous sans la plainte

on dirait nous sans le bruit

nos petites maisons champignons sont si belles pourtant 

monotones c’est vrai

un toit pour quatre

il y fait doux 

entends-tu le déclic joli qui file vers le printemps

au rythme de nos pas

le bonheur est dans l’entrée

bleu mésange rouge gorge par la croisée 

au fait

de quoi te plains-tu

Retour sur le COVID

 Au tout début de deux mille vingt, la terre poursuivait sa bonne femme de rotation et le soleil secouait ses premiers blés sur le crâne labouré des terres d’ici: on était bien. L’an était lancé dans sa saison, rien à dire. Je me souviens des premiers parfums, hors boue un peu, hors pluie parfois, vapeurs jolies aux tempes qui s’éveillent en faisant ce petit craquement de terre qui augurait l’éveil civil; janvier, février, tout fut calme. Je crus un moment que le silence allait revenir, celui qui précède la musique et sur lequel le poète installe ses violons miracles et son refus des battements qui fuient. On allait même vivre un printemps défait des oripeaux habituels, giboulées, noirs réveils d’automne. Les querelles songé-je allaient aller diminuant, la paix intérieure était prête, là, à deux pas, elle se dansait sur les vélos multipliés, sur un mars sans guerre, sur un petit avril aux oiseaux revenus. Le fil des jours certes constamment ténu, tissait sa toile et l’on espérait bien vivre un temps sinon toujours un peu boiteux, au moins gentiment claudiquant. Depuis janvier les nuits avaient l’élégance de s’effacer lentement, sans bruit, un peu lasses, il faut bien dire, de l’hiver barbotant. 

Je traversai étourdiment les premières semaines; les cœurs s’épanchaient, c’en était presque à passer les après-midis au lit à refaire, lisottant, écrivaillant, le monde et le solstice d’hiver tout à la fois. J’entends encore les griffes des merles contre la gouttière, comme un gage d’affairement fort utile avant la survenue de la saison aux œufs, aux petits, aux allers nourritures et aux retours précipités. Quelque chose rôdait pourtant. Le vent d’ouest m’avait prévenu, répétant que ce n’était pas si simple. J’avais tort de me fier à ses retours inlassables. Les tempêtes de mars sont pourtant claires, maugréait-il. J’étais négligent, pratiquant jusqu’à l’imbécillité un optimisme qui n’a rien de commun avec la vraie vie. Tu es debout vivant, prends garde, disait l’ouest en me voyant gambader sur les berges de la rivière proche. Le courant et les tourbillons sont des nids de traîtrises. Je songeais: le temps et ses dangers, je sais tout par coeur, ce n’est pas un printemps de plus qui va me bousculer tout cru, j’en ai vu d’autres. 

On n’est pas sérieux quand on a soixante treize ans.  Rien ne pouvait survenir. Et puis un jour d’avril, une méchante brume mondiale menaça de se glisser à l’intérieur de nos corps. Depuis, nous voilà bien empêtrés dans cette affaire qui largement nous dépasse et qui en 2022 nous visite toujours.   

lit

jadis nos regards sautant le ruisseau

se croisèrent sur les remous du cours vagabond

j’admirai bientôt ta rivière qui appelait les affluents

notre rencontre eut lieu à l’auberge de l’an neuf

là où les rives du fleuve se serrent au même lit

Le soleil du 21 décembre et nos penchants criminels

Très fier, le soleil, ce matin du 21;  je pense à ces grottes néolithiques visitées en Irlande(Newgrange); on allait jusqu’au bout, jusqu’au fond, il y avait là une manière d’arrondi qui avait été taillé par les hommes du temps (comme une chapelle) et c’était ici que les hommes se rassemblaient, tout au fond, pour attendre la survenue du rayon du soleil le 21 décembre; sinon les autres jours de l’année le soleil ne pénétrait pas droit dedans, voire pas du tout et on m’avait affirmé que des Irlandais pratiquaient toujours ce rituel du 21 décembre, en hommage aux êtres humains qui l’avaient inventé. Le retour de la lumière se célébrait ainsi, dans une grotte “meurtrie par l’ombre” (aurait dit Borgès), un seul jour dans l’année la grotte s’illuminait dès le lever, ce devait être une grande joie. Et puis un jour, par hasard, j’ai appris que ce 21 décembre était un jour de sacrifice; on sacrifiait à la lumière; rituel des hommes pour les hommes, pour se concilier la lumière, le soleil et la joie de vivre. Des actes abominables s’y commettaient, sacrifices humains, trop humains. 

Il ne s’agit pas d’avoir le regret de ces cérémonies criminelles(pudiquement nommées: sacrifices), mais de constater que la grotte de Newgrange est une forme primitive de l’église telle que nous l’avons connue depuis des milliers d’années; et voici qu’elle se vident sous nos yeux. Au fait, que se passait-il? On ne sacrifiait plus rituellement, le Christ avait remplacé ces actes abominables à nos yeux  et c’est pourquoi on a eu durant deux mille ans un supplicié comme superstition émouvante. Il faut croire pourtant que Jésus n’y a pas suffit puisque nous avons continué ces rituels barbares à travers ce que nous avons appelé les guerres: elles n’ont jamais cessé. 

Je me demande ce qui va remplacer ce modeste moyen (l’église positive, les guerres négatives) d’apaiser notre agressivité masculine naturelle. Peut-être les femmes; elles s’y emploient en tout cas. Tout ça pour le Chromosome Y ! Si la guerre se démode relativement, “Y” demeure. Que faire de cette lettre qui cogne à la porte des hommes de manière insistante? 

Freud qui avait parfaitement analysé le “Malaise”, propose la sublimation; il s’agit de créer pour remplacer ce crime qui rôde du côté des hommes. La création contre le crime, c’est bien, mais ça ne semble pas suffisant. 

C’est ce qui explique la ruée sur les fictions criminelles. Cette étrange invention qui remonte à Edgar Poe (c’était hier!) – peut-être “L’auberge rouge” de Balzac – ouvre au chromosome Y un champ très vaste, infini, de rêveries criminelles qui apaisent nos psychés. Les séries TV, les romans noirs si bien nommés(Marcel Duhamel), voilà qui pourrait bien mettre un peu de paix féminine dans nos esprits gravement atteints par le manque de substituts criminels. 

Je crains que ce ne soit pas suffisant. Et si l’on inventait un vaccin? Un ARN messager (des dieux) qui prémunirait contre la pulsion criminelle… Qui sait? 

Christiane Parrat à propos d’Anselm Kiefer

(merci à Christiane pour cet envoi)

C’est un créateur hors norme dont les œuvres, sculptures ou toiles géantes choquent, dérangent. Je l’avais découvert en 2007 au Grand Palais, à Paris. Tout cet espace immense pour lui. : Monumenta ! Des amas de béton partout, des barbelés enchevêtrés ,une atmosphère de désolation. Des tentes disséminées où découvrir son œuvre. Partout des phrases extraites des poèmes de Paul Celan.
Toiles emplies de paysages brulés formant murs de matière, impénétrables. Neige ensanglantée. Terre sillonnée et désolée. C’est une matière brute, violente, primitive. Strates recouvrant des strates.Avions détruits en plomb. Livres en verre brisé. Tournesols calcinés. Cendres et paille. La terre allemande en souffrance, ravagée par la guerre. Kiefer met en scène la catastrophe , lamutilation par le génocide. Mémoire du nazisme. Effondrement des valeurs humaines.
La série « Magarete et Sulamite » m’a bouleversée. Cheveux et cendres pour l’une, paille dorée pour l’autre.
Quelques vers de Celan (Pavot et mémoire):
« Un rien
Nous étions, nous sommes, nous resterons en fleur
La rose de rien
de personne. »
Puis le ciel etoilé « Sternenfall / La chute des étoiles » (entre chute et lumière). Ciel de plomb qui écrase l’espérance.
Comme l’écrit votre cher poète, Hölderlin : « Ce qui demeure, les poètes le fondent. »
Todesfuge / Fugue de mort.
La pensée juive comme un antidote contre cette catastrophe de l’Histoire du XXe siècle. Absurdité des guerres, des massacres.
Deux hommes qui travaillent la matière de mémoire, l’un avec des mots, l’autre avec de la glaise sombre.
Et pour Kiefer, comment être un artiste allemand après l’exploitation de l’art par le national-socialisme ?
Question que vous avez subtilement posée dans votre recueil bilingue avec Helmut Schulze « Le Chemin / Der Weg » même s’il s’agissait de la guerre de 14/18..
Cette question traverse le travail de Kiefer.
Cette nouvelle exposition au Grand Palais, annoncée par Paul Edel, illustrée par JJJ, semble esquisser un désir d’ascension spirituelle. Le songe de Jacob ? L’art peut-il prendre son envol ?
Une œuvre qui interroge la souffrance d’un passé proche et lointain.
Comme l’écrit Margotte, « c’est glaçant ». Un artiste qui m’entraîne dans un labyrinthe. Est-il Dédale, Thésée ou le minotaure ?

un rêve l’hiver

valide j’allais vers les troncs amis 

l’aventure de vivre coulait joyeuse 

malice et rires sous les pas 

décembre usé renonçant à me suivre 

je tournai le dos à ses soirées maussades 

appelai de tous mes voeux l’an neuf

cueillis du gui escaladant le saule aux graves appuis

et l’enfance revenant au creux des biceps 

je ris de glisser sur l’écorce du sapin proche

je me dis que l’amidon des décennies 

n’avait pas trop déçu mon compagnon fidèle 

le rêve ce rêve d’aller loin toujours plus loin 

tuiles arêtes vertiges et folies des ardoises 

il me sembla que rien contre ma poigne

ne s’opposait à mon envie de survoler les cimes

lâchant la branche au dernier moment

alors que mes pieds touchaient la terre  

je vis s’éclipser dans un sifflement amusé

du rameau les mille hardiesses que je formais

la lune vite arrivée furieuse présence 

s’empara de l’horizon en un seul surgissement

je sentis monter dans sa ronde cruelle

le chant fourbu que j’étais devenu 

lunaisons infinies des jours des nuits

j’étais fou d’espérer une souple existence

le gel des os est la loi des ans

et c’est désormais le glacé du mois 

qui demeure mon seul temps