11 réflexions sur « petits poèmes d’été 10 »

  1. Proust écrit : “Quand nous avons dépassé un certain âge, l’âme de l’enfant que nous fûmes et l’âme des morts dont nous sommes sortis viennent jeter à poignée leurs richesses et leurs mauvais sorts, demandant à coopérer aux nouveaux sentiments que nous éprouvons et dans lesquels, effaçant leur ancienne effigie, nous les refondons en une création originale.”
    Pour vous ajoutons les morts anonymes du Chemin des Dames.
    Époque lointaine, intime. L’enfant ne se laisse pas oublier… avec ses peurs, sa cruauté, sa solitude. Fragments lumineux qui accompagnent l’homme dans un récit flotté.

    1. La citation est précieuse comme d’habitude mais je ne m’en lasse pas: que c’est beau ! Ce Proust là est irremplaçable. C’est ça la littérature, je ne veux rien savoir d’autre! Dire les choses comme vous les répercutez, c’est ça la littérature. Lorsque vous parlez de “récit flotté” c’est ça la littérature. Cela n’a rien à voir avec le roman, le récit, la subjectivité dépressive; non, c’est la vie, c’est la vie, c’est la vie, où l’on parle des morts comme de vivants, où l’on se sent vivant, heureux de respirer encore, même si l’on sait, et on le sait bien sûr, que la finitude est là qui nous guette, mais en attendant mon dieu que c’est beau cet usage de notre langue si sinueuse (comparée à l’anglais ou l’allemand), cette langue qui nous donne des frissons élégants où l’enfance et la vieillesse ont à égalité droit de cité; les autres langues le peuvent aussi bien sûr mais la nôtre est si allusive, si légère… on ne s’en rend plus compte… elle mord dans le sous entendu, elle flotte, hirondelle, au ras du sol puis au plus haut en un seul mouvement. Le concret ne lui fait pas peur mais il est si vite métaphore!!

  2. Oui, Raymond, de la littérature. tout le livre de La Prisonnière est une merveille. Mon préféré dans La Recherche. Proust y écrit son obsession pour Albertine avec tant de précision, d’intuition, de vérité. Et là, au milieu de son chemin d’amoureux transi, lui revient son enfance intacte. Il est seul avec l’enfant qu’il a été.
    Ce passage est extraordinaire, ce chapitre aussi.
    J’ai hésité avec un passage d’une nouvelle de Cesare Pavese. Elle fait partie de Vacance d’août (1945) (traduite parP. Laroche et G. de Van pour le Quarto Gallimard regroupant ses œuvres). Trois sections dont La mer.
    Justement, cela se passe “une nuit d’août, une de ces nuits agitées par un vent tiède”. Il marche avec une femme, Clara. Soudain, il s’isole.
    “Il y a dans mes souvenirs d’enfance quelque chose qui ne tolère pas la tendresse charnelle d’une femme – même de Clara. Dans ces étés qui ont désormais dans mon souvenir une couleur unique, somnolent des instants qu’une sensation ou un mot réveillent soudain, et aussitôt commence le désarroi de l’éloignement, l’incrédulité de retrouver tant de joie dans un temps disparu et presque aboli. Un enfant – était-ce moi ? – s’arrêtait la nuit au bord de la mer et humait le vent – non pas le vent habituel de la mer, mais une bouffée soudaine de fleurs brûlées par le soleil, exotiques et palpables. Cet enfant pourrait exister sans moi ; en fait, il a existé sans moi et il ne savait pas que sa joie renaîtrait, incroyable, après bien des années, chez un autre, chez un homme. (…) l’homme et l’enfant s’ignorent et se cherchent, ils vivent ensemble et ne le savent pas, et quand ils se retrouvent, ils ont besoin d’être seuls.”

    C’est ce que j’ai ressenti en découvrant cette nouvelle section de votre poème, ce retour enchanté à votre enfance. Cette écriture flottée…

    1. Décidément vous êtes une mine. Pourquoi ce texte de Pavese entre-t-il en écho avec le mien, mon modeste mien. Y’a-t-il une relation entre l’enfant que nous fûmes et l’adulte vieillissant que nous sommes devenus; il n’y a semble-t-il jamais eu de rupture; ce sont ceux qui veulent y voir clair qui le disent. Les fleurs brûlées par le soleil n’ont jamais cessé d’exister. Vivants, nous sommes embarqués, inutile d’imaginer faire retour. les fleurs brûlées reviennent bien sûr, mais nous le voulons tel. Et nous avons raison. je le dis souvent (avoir raison)parce que notre siècle est si raisonnable qu’il en devient fou. Alors que laisser aller, laisser flotter, est le seul moyen de nous y retrouver, dans le fameux temps perdu qui prétendument ne se retrouve jamais (la belle parole, cette évidence).
      Fromanger, le peintre, raconte qu’il était allé sur la côte d’azur pour voir Picassso. Picasso était là bras croisés avec Prévert et ils contemplaient sans dire un mot la mer qui s’étalait devant eux. Picassso à Prévert: “ça te dit quelque chose?” et Prévert :”Non”. Picasso: “Non, moi non plus”.
      L’un et l’autre auraient pu dire: c’est pour cette raison que j’exerce mon art. Ils ne l’ont pas dit, c’était évident. Aucun philosophe ou penseur n’aurait pu les aider. Les sensations seules sont notre appui. Ainsi votre “écriture flottée” est-elle la clef.

  3. Raymond, toujours aussi passionnant de penser en dialoguant avec vousde l’enfant que nous étions, je dirais vontiers : incertitude . Par instant fugitif il apparaît, n’insiste pas, est silencieux. Puis il disparaît. Hasard… Une odeur, un objet, un paysage, une musique et on croit à une coïncidence. Éclosions fragiles… Etait-ce nous ou un enfant que nous n’étions pas ? Petit fantôme clandestin que l’écriture ou la lecture fait revenir .
    Il y a des hontes diffuses, des cruautés, des peurs, des paniques, des humiliations, des solitudes . C’est secret et ça résiste. C’est parfois sombre et douloureux. Le passé a parfois été un massacre.
    Il nous faut vivre avec l’oubli, ce qui est perdu.
    Nous étions seuls avec nos désarrois. L’adulte que nous sommes devenu n’était pas là pour consoler, rassurer.
    Bachelard écrit que nous n’atteindront jamais notre enfance. Souvenirs inauthentiques d’un passé recomposé…
    L’enfance nue enclose dans un mystérieux lointain…
    Dans Citizen Kane, quand Kane meurt, l’enfant est là… Dans la boule de neige… Rosebud…

    1. Oui, Rosebud, puis la boule dérisoire glisse à terre; il meurt.
      J’aime votre formule: “L’adulte que nous sommes devenus n’était pas là pour consoler, rassurer.”
      Il y a là pourtant quelque chose qui ne cesse de me troubler: enfant mal traité, je me disais: “quand je serai grand”… etc… eh bien cela s’est réalisé. L’adulte est venu consoler, rassurer; eh bien oui, rétrospectivement. ça existe les consolations rétrospectives. Le bon docteur Cyrulnik en a fait son fond de commerce et ce n’est pas si mal.

      A 8 ans je me disais que je compenserais ou quelque chose d’approchant. Je me donne raison !!
      Bachelard, inauthentique, recomposé, c’est vrai. C’est une excellente description de la Recherche.

  4. Cher Raymond, vous faites les questions et les réponses, non pour consoler l’enfant qui lui était inconsolable mais pour consoler l’adulte que vous êtes devenu. Des tristesses et des manques remontent de l’enfance. Ce qui se joue ne me paraît pas être de soi à soi mais de soi à ceux qui ont failli. Et là c’est très difficile. Tout le mystère du pardon parfois impossible, si bien analysé par Jankélévitch.
    Il reste à s’aimer. A s’aimer. Fin d’un roman du grand Bernanos.
    Car si on ne s’aime pas on ne peut pas aimer.
    Vous débordez d’amour pour les vôtres, faisant de vos enfants et petits-enfants des chanceux.
    Le reste n’a plus d’importance. Cela a été. Cela n’est plus.

    1. On n’est jamais sûr de cette histoire de chanceux. Imaginez que cet enfant soit ukrainien et qu’il ait 18 ans… Mais j’aggrave inutilement.
      Cent pour cent raison pour tout ce que vous dites.
      L’autre affaire concerne les adultes qui ont failli. Les pauvres, non seulement ils ont souffert au moins autant que nous (ils étaient enfants qui ont traversé la deuxième guerre), mais avant 1950 on ne s’intéressait pas ou peu aux enfants et ils nous ont renvoyé tout compte fait ce qu’ils avaient subi, et ainsi depuis Adam et Eve.
      La chance est au printemps, à ceux qui viennent. Ils auront les défis que l’on devine. Ils y arriveront.
      J’aime Bernanos et “il faut s’aimer”, lui qui vitupérait le monde!
      Tout ce que vous dites est très fin. Reste à admettre la finitude. Ben oui, là encore mille fois raison.

  5. Ce que vous écrivez là est magnifique : “L’autre affaire concerne les adultes qui ont failli. Les pauvres, non seulement ils ont souffert au moins autant que nous (ils étaient enfants qui ont traversé la deuxième guerre), mais avant 1950 on ne s’intéressait pas ou peu aux enfants et ils nous ont renvoyé tout compte fait ce qu’ils avaient subi, et ainsi depuis Adam et Eve.”

    C’est cela la vraie résilience, quand on laisse les morts en paix avec ce regard lucide et non rancunier.
    De là à remonter à Adam et Ève, vous y allez fort !
    Alors eux, pour peu que l’ont croit à cette légende pour enfants, alors eux, pas de père, pas de mère, donc pas de nombril. A qui pouvaient-ils donc s’en prendre quand il y avait du tirage ? Et leurs enfants tous incestueux. A choisir, je préfère Darwin !
    Les enfants d’Ukraine, oui,… ceux des pays d’Afrique subsaharienne où guerres et sécheresses rendent l’envie de vivre bien périlleuse, aussi. Et tant d’autres…
    Des jeunes couples aujourd’hui hésitent à procréer.
    Mais quand j’écoute mes grands petits-enfants, mes enfants, la vie, ils l’aiment avec passion.
    Nous, c’est autre chose, nous sommes trop inquiets, trop pessimistes. Je comprends que vous regardiez l’eau du ru jouer sur les galets. Il n’y a que ces instants de beauté tranquille pour oublier les échardes de la mémoire.

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