les bleus

pour entrer dans la foule

il va falloir franchir bien des obstacles

car poser le pied dans ce monde

nécessite d’avoir quelque égard

envers la terre la mer et les étoiles

ce que personne ne fait plus

depuis bien longtemps

sauf peut-être certain passant

qui

en retrait un peu

s’interroge sur

le meuble de la terre

l ‘ivresse du ressac

le mutisme du ciel

mais ahuri par le bruit des boulevards

– ermite dans la presse-

il finit toujours par renoncer

puis se bouchant les oreilles

se fait bousculer

plus tard 

une fois devant son miroir

il lira le reflet

de ses bleus à l’âme

sur sa peau

souffle 5 et 6

trop entendus ils se sentent mal compris

elle ne chante plus annonce-t-il mélancolique

il repousse alors les quémandeurs du plat des mains

en pleine poitrine

amis laissez-nous respirer

et les villages le soir subissent le vide des réverbères

les rues déversent le bleu imagé qui mime la paix des ménages

l’ immobile des langues dans les palais

que chantait Magdala en forme de protestation

revient inexorable

la carriole grince Dactyle à trois pas souffle

ils oublient ils oublient ils oublient

leurs corps prisonniers s’ouvrent au vent du soir

les violettes de mars préparent leurs effluves

Souffle 6

vers le printemps des vertiges s’organisent

le pays où fleurit l’oranger se pomponne

la mer sans marée chuchote à peine

il sent obscurément que l’avance est trop fluide

le silence menace de revenir

ses mains tremblent de n’avoir que les rênes à tenir

ou la bâche à tendre en manière de toit

notre vie peut s’effilocher Magdala risque-t-il un jour

le paradis s’offre dans le bain salé les fruits le pain

et la longue sieste de l’idylle rejouée

angoissés ils regardent l’horizon verre en main

les voiles vont disparaissant

l’ombre de la dune dialogue avec les vagues

c’est sombre tout à coup un éclair et puis l’orage

souffle 3 et 4

la pensée d’une automobile

leur fait horreur

ils dénichent une carriole bleue chez les gitans

l’achètent il la rebricole elle panse le cheval

elle lui parle évoque son pas et les vagues

le régulier des syllabes plaît à la bête qu’elle nomme Dactyle

c’est un rythme qu’elle lui donne il fait oui

Dactyle calque son pas sur les chants qu’elle murmure

les lavandes bordent leur avance

la mer se blottit contre les rocs

où ils campent à l’écoute du premier temps

ils vont par les villages aux fontaines de pierre

boivent rêvent serrent les pauvres gens dans leurs bras

bourrent de pain les poches des petits

Souffle 4

ivres de vent ils s’endorment sous les platanes

refusent en souriant les lits de hasard

la carriole est si douce disent-ils

pensant à la peau de l’aimé

la belle étoile habille nos rêves dit-il

c’est ma liberté arrachée à la nuit du temps dit-elle

sous la tramontane ils se serrent sous la bâche voile

ce sont des enfants étonnés d’être vivants encore

habillés de hâte et de sourire

ils se réjouissent d’être célèbres certes

mais rêvent qu’on oublie leurs chansons

pour respirer sans passé

elle songe que les pauvres gens feraient mieux d’emprunter

le chemin mouillé de l’estran où l’on renaît au présent

Souffle 1 et 2

la montagne les cerne

elle s’arrime au bras du musicien

l’étoffe grince

je suis épuisée mon amour 

il serre sa main chargée de bagues pour lui dire qu’il la suit

ils nous oublieront dit-il ne pleure pas 

ton cœur musette a trop chanté

toi et moi où étions-nous passés

arrêtons tout mon amie 

je mesure nos peines dit-elle 

en poussant la neige du bout du pied 

il nous faudrait autre chose à chanter

ces montagnes sont l’enfance aux abîmes

allons à la mer pour avoir un horizon

Souffle 2

ils apprennent à remarcher côte à côte

esquissant de minuscules étapes

 ils se perdent en janvier dans les criques du pays bleu

où le soleil les console des courtes nuits d’antan

les je t’aime refleurissent 

dans les mimosas où ils s’enfouissent

la poudre rajeunit leurs cheveux

essaime sur leur peau ce sont deux étoiles vives

elle sourit de leurs affaires passées 

avoue que chanter n’était pas son destin 

ni se vendre

il laisse filer le silence

 frémit dans février en fleur

 il espère dans les routes qui mènent loin

froissements

quand le froid est arrivé

au plus noir de l’an passé

j’ai vu les tours les toits

malgré la lumière rasante

se détacher comme tracés à la main

sur un fond de ciel pâle 

la peau de mes mains dégantées a ces nuances

quand elle n’ose plus effleurer l’autre main

de peur que mes doigts 

de ce double froid

ne se fassent glaçons

or à cet instant où grince l’axe de la terre

se produit un miracle presque rien 

dans les fourrés

montant des brindilles croisées

froissement ténu

bijou de sons secs

je crois que c’est un frisson dans mon dos

ou un chuchotis de souris mal rencognée

mais non

le pépiement est court c’est un appel

qui amorce ses aigus verticaux 

promesses d’un oiseau qui naît

au milieu du gelé de janvier proche

et recroquevillé depuis son gris 

il ose sa présence 

alors que rien ne souffle

que rien ne bouge

à l’inverse de la fatigue de l’année

cette espérance infime 

bientôt s’en ira crescendo

portant gorge pleine 

au beau milieu des remuements

confus assourdissants

sa délivrance folle

des chants de mai

La main de Borges ( 3 )

« J’interviens car vous vous approchez peu à peu de moi, et je ne voudrais pas que vous alliez à l’encontre des principes que vous exposez si justement à propos de la bonne distance, de ma recherche en creux de ce que vous nommez le tact, le respect. Merci de ne pas me toucher, car ce serait comme si vous effleuriez mon corps dans son état présent : je tomberais en poussière.

N’allez donc pas plus loin, restez où vous êtes, faites silence et essayez, dans le calme revenu de vos voix qui s’échangèrent, de percevoir cet instant où la dernière vibration de vos cordes vocales a résonné dans les murs du temple écrit où vous conversiez. Vous vous êtes saoulé de réciprocité, j’ai même cru un moment que vous alliez sur mon nom vous jeter dans les bras l’un de l’autre – vous pardonnerez au mort que je suis cette légère ironie – , mais vous n’avez pas su vous taire vraiment, sinon vous auriez retrouvé au fond de votre mémoire un fait très simple que j’ai mentionné ailleurs et que votre hâte de parler vous a fait négliger : en réalité je n’étais pas vraiment aveugle et j’ai vu la pyramide.

Enfin, disons que ma cécité n’était pas totale et j’ai entrevu la pyramide dans un brouillard semblable à la distance qui sépare ce que j’ai écrit de la réalité telle que vous la vivez.

Je suis désormais au-delà de l’oméga du temps fini ; or, ce que j’ai vu, fut l’alpha posé au désert, la pyramide figurant à travers ma pupille brumeuse le A qui affirme que l’écriture demeure. C’est le A silencieux, posé là, étoile polaire d’un ciel terrestre, qui dort à l’avant de toute parole et qui préside à toutes nos écritures. Il a toujours été le point fixe à partir duquel mon petit univers a pu dériver. Ma visite aux pyramides fut un voyage d’enfance, un déjà vu que j’ai revu, monument tacite.

Avant de mourir, je devais sentir de la main l’évidence réelle de la lettre que la pyramide présente. Mon aveuglement, à la fois faux et vrai, dit mieux que tout essai sur l’écriture, les échanges fabuleux qui s’élaborent entre le monde et le texte écrit. Il n’y a là aucune mystique, seulement l’espérance, vérifiée par le voyage que je fis, que l’écrit est durable s’il sait être chant sur le désert de la page. Le A (Aleph) m’a guidé ; il fut, comme pour tout le monde mon premier cri, et je suis allé avant de partir le saluer sur le sable, debout, et si je ne l’ai pas touché, c’est qu’entre mes yeux et ma main qui tenait le livre, j’ai gardé toute ma vie cette même distance qui seule rend la lecture possible.

Et c’est ainsi que le pire malheur qui soit – vivre aveugle – m’a rendu heureux à jamais. »

la main de Borges (2)

Tout à coup, autre chose me vient, qui relance la rêverie : si je vois, je voile ce reste que je ne vois pas. Il faut bien dire alors que l’avancée du bras de Borges ne touche pas seulement cette pierre précise ; ce serait du tourisme, c’est-à-dire, enfin, rien…

– Je comprends. Vous voulez dire que le tourisme c’est des kilomètres… pour aller loin, fuir, revenir, fabriquer des souvenirs.

– Oh, on fait ce qu’on peut ! Loin de moi l’idée… mon dieu, le tourisme, pourquoi pas ?…  Non, son bras tendu reconstruit la pyramide avec les milliers de mains de quatre mille ans d’âge – mains devenues poussières, c’est vrai, il ne faut pas se raconter d’histoires – ; curieusement, dans le geste de Borges c’est comme un vaste mouvement qui se produit par dessus notre culture et qui rebâtit au présent la pyramide à travers son seul bras d’homme… et cela n’est possible que parce qu’il est aveugle. Mais je vois bien que je me répète. Je cherche quelque chose d’autre.

– Permettez-moi de vous aider. On pourrait peut-être voir les instants qui ont précédé ce geste ?

– Vous pensez que… une enquête ?

– Oui, une histoire imaginaire. Enfin, toutes les histoires le sont, surtout lorsqu’elles sont vraies.

– Une histoire, si vous voulez : en fait, s’il rebâtit aussi simplement, c’est parce qu’il est venu de l’autre continent parallèle, d’un coup d’aile, par l’Atlantique sud, billet en main.

– Je pense au désert, à la chaleur écrasante, aux pas mal assurés.

– Oh, je crois qu’il faut être plus patient, remonter plus avant. Le plus difficile ne fut pas le désert, je veux dire les derniers pas ; cela n’était pas grand chose, c’était l’évidente solitude qu’il n’a cessé de fréquenter, le sable qui crisse, le soleil qui enfiévra son esprit toujours.

– Alors quel fut le véritable obstacle ?

– La difficulté réelle fut à l’aéroport, aux fracas chargés d’électricité statique ; il a fallu attendre et surtout entendre la voix qui enjôle les absents en partance.

–  Quelle voix ?

–  L’inverse du chant. L’hôtesse qui s’amabilise au micro, vous entendez, n’est-ce pas, ce n’est pas humain, la voix de notre temps, douce, invitante, trop présente pour être honnête, enfin, c’est le mensonge habituel des hommes depuis qu’ils vivent ensemble, mon dieu ce n’est pas une critique… Ne vous méprenez pas…

– Je ne pensais pas cela…

– Je vous remercie de me faire confiance… Je veux dire que cette voix est le mensonge du rêve demeuré sans nuit, avec la fameuse petite musique vide de trois notes qui précède ; là vraiment, je crois Borges tremble.

– Mais de quoi a-t-il peur ?

– De l’inhumanité de toute voix qui refuse le chant. Le prosaïsme qui suscite la pitié, parce que la voix est fière d’être au présent, et qu’elle n’est qu’absence dans une perfection très neutre.

– Mais la pitié est belle !

– Oui, mais pas ici. Il sait qu’il va avoir besoin de la pitié pour les pyramides, pour reconstruire, et celle qu’il porte à la voix de l’hôtesse use ses menues forces. Il y a tant d’obstacles à vaincre.

– Vous le présentez comme un homme tombé de la dernière pluie. Mais il a le sourire, il s’amuse d’être là. Dans l’attente, l’imagination est au chaud, elle écrit.

– Non, elle chante, enfin d’une certaine manière, vous avez raison, et ce n’est peut-être pas aussi grave que je le dis. L’attente après tout, ce n’est pas l’impatience. Mais j’entends les bruits et cela m’inquiète.

– Je crois que vous avez tort de vous en faire. Il n’est pas seul, assurément.

– Oui, il s’appuie sur une femme, je crois, épaule nue qu’il touche à peine, préparant dans une méditation tranquille l’autre toucher qui sera au désert.

– Ah, vous voyez, son esprit s’accroche à travers l’épaule de la jeune femme à la sensation à venir. Je suggérerais que l’épaule nue lui sert de canne blanche.

– Merci. C’est ça. Je vois mieux maintenant ce qui s’est passé dans la file d’attente.

– Il parle ?

– Je n’en suis pas sûr. « Séréna, pense-t-il, chante-moi quelque chose, que je n’entende plus cet enfer de valises qu’on roule, tant de pas perdus, d’appels obsédés par la perte d’un billet qu’un homme tient à la main… Séréna, chante-moi quelque chose » ; il le pense très fort, et cela monte vers son palais, mais les mots ne franchissent pas la barrière de ses dents. Le larynx lié au souffle refuse de vibrer. Il murmure simplement : « Je ne suis plus un enfant », et Séréna n’entend pas, elle dit : « Comment ? » « Non, rien, Séréna, rien ». Il sait qu’elle sourit.

– Il s’appuie sur elle disiez-vous…

– Non, justement, dans mon esprit sa main reste à distance.

– C’est curieux, je le voyais plutôt empressé à lui serrer l’épaule. Un aveugle… enfin…

– Ce serait dommage. Reconnaissez-le, ce serait dommage.

– Vous voulez me faire sentir l’infime distance qui sépare la peau de sa main de celle de l’épaule de sa compagne, de son amie, cette épaule fraîche, qui lui tient lieu de… comment dire ?

– Qui lui tient lieu de lieu…

– Ou de lien ?

– De lien, oui, mais voyez comme nos mots sont pauvres pour dire le tact, la bonne distance.

– Il n’y a pas de mot pour dire ce contact qui n’en est pas un.

– C’est normal, aujourd’hui nous sommes aux antipodes de tout cela, les peaux ont tellement hâte de s’interpénétrer.

– C’est naturel, non ?

– Aujourd’hui, peut-être, mais on peut rêver d’autre chose… À cause du vide qui suit. On peut, me semble-t-il, si l’on veut se réserver une chance pour la vie, rêver d’autre chose… Borges sait cela. Et je vais vous faire une suggestion, mais j’espère que vous ne vous moquerez pas…

– Me moquer ? Mais de quoi ? Nous n’avons cessé de parler de tact…

– Merci de m’encourager : je crois qu’au dernier moment et, contrairement à ce qu’il dit, Borges n’a pas touché la pyramide.

– À cause du tact ?

– Oui, le tact, enfin, le non-toucher qui est le vrai nom du respect et qui seul a quelque chance de faire monter le chant dans la distance où la voix humaine résonne.

La main de Borges

Au détour d’une conversation, Borges raconte qu’un jour, aveugle, il a décidé d’aller voir les pyramides. Il les a touchées de la main et il affirme qu’il les a vues.

La même main avait tenu la plume pendant des années ; elle avait caressé des milliers d’ouvrages et il faut s’attarder sur ce moment où l’érudit aveugle, près du but ultime de son corps, touche la pierre posée depuis 4000 ans. C’est un hommage à la peine des hommes qui dressèrent les tombeaux. À l’inverse de Sisyphe qui avait roulé sa pierre pour presque rien, les hommes ont fondé ce qui demeure. Voilà ce qui vient d’abord.

Mais à l’instant où sa peau entre en contact avec le rêve dressé contre la mort, je sens surtout que la pyramide revit, qu’elle revient, on dirait que Borges, fragile, la tient dans sa main. Autant de livres, autant de pierres ; vivant, le petit homme assume. Borges prononce un ‘oui’ discret ; c’est un murmure admiratif où monument et présent se contemplent ; la civilisation est toujours debout puisque Borges aveugle la voit des doigts : on s’admire, on se touche, on finit par se voir, c’est amour.

Dans le ciel de sa tête se dresse l’idée d’une pyramide et c’est elle que caresse la main terrestre. On assiste aux épousailles de l’azur et du vieux fiancé solitaire, songe visité par une peau vivante, roc en forme d’idée ranimée par le feu doux d’un mortel cultivé. Le moment est murmure, on remonte le fleuve, on se décide pour une source – pourquoi pas celle-ci ? – et on la touche. Il fallait une vie pour voir, Borges a attendu cette heure, il se doutait qu’il ne mourrait pas avant d’avoir vu la mort en pierres posées, la mort pyramidale et chaude de la plaine devenue désert ; aucune révélation, simple confirmation.

On se tait. Comme à travers un tremblé de chaleur sur les chaumes, il voit ; dans le trouble de la cécité, il voit mieux que nous les cent villes repues qui croissaient là, à trois pas du Nil, pierres plus jamais perdues, s’attardant sérieusement sur l’occident.

Il faut imaginer Borges heureux. Il sait que les hommes qui les ont faites savaient, qu’ils avaient conscience de créer, tout était force. Au fait, a-t-il envie d’entrer dans la fraîcheur du tombeau ? Je vois le petit homme timide faire ‘non’ de la tête. Il se dit que la nature y pourvoira bien assez tôt. Il se contente de l’extérieur, et puis, le labyrinthe intérieur, c’est sa figure, son paysage sans cesse arpenté. L’explorer des mains serait un long ennui mortel puisqu’il n’a fait que cela toute sa vie, il en est même le grand spécialiste. Lorsqu’on est la mémoire du monde, on n’a cure d’entrer au déjà vu. Seule compte décidément la figure entière coupée d’ombre et qui, humée de près, est ramenée d’un effleurement à tout ce qui est venu de sa fondation jusqu’à nous.

Il entend l’arête noire qui croît vers le ciel. J’essaie de percevoir la conversation qu’il eut avec les morts. On la connaît, il l’a écrite mille fois. Je me dis que l’espoir aux deux pieds sur la terre qu’il présente est tenté par le dialogue ; des mots viendraient volontiers, mais je suis sûr tout à coup qu’il ne dit rien. Il n’est plus temps de témoigner ; il fut un temps où c’était son jeu de dés, son lot, son labyrinthe. C’est fini.

L’apaisement qui le prend est une ferveur immanente, une reconnaissance laïque du mystère par la paume, et le grain, et mille saisons. Il ne fut jamais oisif, il a toujours été à l’énigme, au plein cœur, et il salue la confrérie de ceux qui surent, de ceux qui peuvent et de ceux qui, après lui, verront la même chose à la fin de leur errance. Le râpeux de la pierre dit les milliards de grains compacts ; ce sont des hommes bien sûr, clos sur eux mais agglomérés en société, désormais immobiles et froids : ils se passent le grand message qui rôde autour du savoir, non pas le ceci ou le cela de la raison, mais le grand ‘pourquoi’ qui s’entoure de ‘parce que’, et qui s’élargit encore et demeure pourtant et n’est rien d’autre que l’énigme claire de vivre.

« Mais ce n’est pas une énigme, dit Borges, vous voyez, je vois. Je dis : ‘je vois’ ; en réalité ce sont toutes les sensations ramenées à un mot qui désigne justement ce que je ne peux pas faire. Voilà ce que l’on apprend à force de vivre en tâtonnant : l’énigme n’est pas au fond, mais à la forme que l’on devine, et la forme imaginée est à elle seule le fond du monde. La pyramide exposée est le cœur du mystère, son apparence suffit, non, même pas, puisque je ne la vois pas : ce qui compte c’est l’idée seule alliée à la présence réelle du toucher, la forme et le doigt, l’image simple et le rugueux, la conception la plus lumineuse liée à la pierre caressée dans le noir. La peau pourrait s’y écorcher, et pourtant la pyramide est la forme la plus haute que l’esprit puisse concevoir. Tout se joue entre ma paume vivante et l’idéal posé en plein désert. L’entre-deux est la vie, sourires et larmes s’y font des politesses ; c’est un temps que l’on croit mystérieux alors qu’il existe une proximité étonnante entre les pores de ma peau et les intervalles de chaque grain, de chaque pierre ; tout compte fait, je peux dormir tranquille. »

La forme, je crois, n’est pas seulement ce que dit la parole prêtée à Borges. Peut-être y a-t-il au départ une erreur de vision, petite erreur fatale. Je veux parler de la naïveté de la lumière, de la raison, là où le langage, fiérot lunaire, oublie qu’entre les mots et le monde coule un vaste fleuve que cachent ces illusions écrites que les Lumières ont fait se déployer pour notre grand bonheur ; or, ces mots ne font pas pour autant – et il s’en faut de beaucoup – le monde.

Tout est toujours à reprendre : ‘tout’ est ici la pyramide et ‘reprendre’ c’est toucher de ses phalanges vives la forme qui dit la mesure. L’ombre de Thalès y rôde depuis l’origine ; elle dit la proportion, le jeu d’ombre et de lumière et la langue de raison vient avec, mais elle n’est qu’un aspect limité d’un univers plus large, plus fort, disons la vie pour être tout à fait clair, et que l’on retrouve à condition que l’humilité de la modeste petite main tremblante s’en mêle ; c’est elle qui fait tout, je veux dire, c’est elle qui fait la poésie.

La main écoute. La forme vient, Borges voit, et ce ‘voir’ est au battement du cœur qui palpite au creux de son poignet. L’affaire est si simple, dit Borges, il suffit de prêter l’oreille, puis de chanter par-devers soi la forme entendue dans la mesure de son corps.

Il perçoit alors, en s’effaçant, en se ramassant sur sa seule main, la vérité du chant qu’il a cherchée toute sa vie. Il entend un murmure souriant. La pyramide parle : « Oui, le chant est à mon image ; j’assume la mort et je la dépasse au-dessus du désert. Je confirme ton geste, je t’attendais, tu es mon hôte, je te fais mien. Ta parole est vérité parce qu’elle chante en ironisant sur les raisons errantes et posées. À l’instant où tu me touches, j’affirme que tu as chanté juste. »

C’est pourquoi on peut dire que ce jour-là Jorge Luis Borges a fait le plus beau des voyages. 

Sur les livres anciens

Mes pas se comptent aujourd’hui par milliers et ne seront jamais aussi nombreux qu’ils furent; je dois me contenter de cette part de terre que j’ai enfoncée du poids de mon corps, il n’en reste guère; je ne pèserai bientôt plus, amis, c’est normal, après l’avoir pressée, la terre réclame son dû, je le lui abandonnerai en temps voulu, lorsque mes membres, mon cœur etc… en attendant, j’avoue que je pense à autre chose.
Oui, la politique, les arrangements sociaux devraient me préoccuper puisqu’après tout, au temps de rupture, rien n’est plus passionnant que d’observer comment les sédiments se sont déposés et les hommes reposés sur la répétition presque animale de l’accumulation des choses, des êtres… puis d’un coup se mettent à basculer à vive allure, époque stupéfiante… mais non, je suis cela de loin, emprunte des voies de crête et mesure ce peu que je sais.
Je vais échangeant des métaphores avec moi-même: petit inconfort lorsqu’il faut commencer, mais une fois l’écriture lancée, je me retrouve en pays de connaissance avec mes obsessions sur les couleurs du temps, la parole vive du théâtre, enfin, bien sûr, l’observation attentive des livres d’autrefois, de Borges à Homère, et retour via Kafka.
Les auteurs d’aujourd’hui? Ah non, je suis paresseux, il faudrait que je lise tant de livres, sachant que presque tout (oh, les heureuses exceptions !) mérite au plus une lecture, rarement deux, plus souvent le pilon.
Je suis paresseux (bis) et lire les auteurs anciens me fait gagner un temps précieux puisqu’il y a en gros la même chose que dans les ouvrages du présent, mais qu’évidemment le tri du temps n’a laissé émerger que les meilleurs ou à peu près. Décidément le temps est mon allié.
Car les livres des morts  portent autant que la terre.

Un poème le confirme:

Retiré dans la paix de ces doctes retraites,
Avec un rare choix de bons livres anciens,
Les morts ont avec moi d’infinis entretiens,
Et j’écoute des yeux leurs paroles muettes.

Mal compris quelquefois, mais jamais oubliés,
Ils donnent à mes soins le blâme ou l’espérance,
Et dans des contrepoints d’harmonieux silence
Au songe de la vie ils parlent éveillés.

La docte Imprimerie, ô grand Joseph, délivre
Les grandes âmes que la mort tient dans la nuit,
Et du temps outrageux les venge par le Livre.

Et si l’heure de l’homme, invincible, s’enfuit,
Celle qu’un bon calcul persuade et conduit
Par l’étude et par la leçon nous fait mieux vivre.

Francisco de QUEVEDO (1648) (Trad. J.P. Bernès)

rois

en cet incertain janvier

je songe au retour des rois

ils ont vu le plus beau

le nouveau né en pleine nuit 

moi ou toi face aux rois 

souviens toi nous étions vagissants

je les vois s’éloigner lentement 

l’un chante au désert

la douceur de la peau 

l’autre dit les yeux éperdus

qui cherchent à s’aimanter

le troisième a  ôté sa couronne

et la donne aux enfants

qui aiment la frangipane

les jours s’avancent

épiphanies de lumière croissante

au désert des cités

c’est ainsi qu’on grandit 

souriant à l’étoile 

lorsqu’une main nous fait signe 

de venir l’embrasser

ce chaud corsage

qui nous fit faire le pas

les jours d’amour

souvenirs cachés dans les fèves

des lèvres s’avancent encore

depuis ce soir où vint la belle étoile

où nous avons dormi ensemble 

engendrant des nouveaux nés

dont nous fûmes les rois 

rêvant en mages avertis 

l’avenir des enfants 

nous leur avons montré l’étoile

qui fascine toujours les bergers 

oui oui oui c’était nous

Le blanc

(Ecrire des poèmes c’est forcément penser au blanc qui termine la ligne commencée en noirs caractères… que dire de ce blanc?)

Le renvoi interruption de la ligne, c’est quand je m’enfuis d’avoir osé.

Le blanc est menace; sa présence accélère, force mon propos.

C’est un silence qui vient à contre sens cogner contre la parole écrite.

Il se fait un sacré bruit, un bruit sacré, quand la parole rencontre le blanc.

Les mots sont des fruits suspendus au-dessus d’un lac de silence ( “Moitié de la vie” Hölderlin).

Le passage à la ligne est une danse qui s’invite à l’intérieur de la parole. Mais elle menace de tout saccager à cause du court laps de temps où je n’écris pas.

Mon rêve est que la parole ne cesse jamais: que le blanc surgisse et c’est la défaite; c’est pourquoi il faut un autre vers puis un autre.

Pour les petits poèmes je suis sur une mer de glace; les vers se réchauffent et se protègent mutuellement.

Le blanc c’est toutes les couleurs, donc il faut contre ce brouillage multicolore, gribouillis, inventer un monde stable, clair, le plus clair possible.

Le blanc est une avance dans la neige; chaque parole est une trace de pas qui affirme ma présence.

Je pense ici à la neige qui déborde partout et tout le temps dans le château de K. Il s’essouffle(tuberculose). On ne connaît pas la fin. Ou plutôt on la connaît trop bien.

Le blanc c’est l’évanouissement après avoir été présent. On voit de quoi il est question.

Le blanc c’est le “tu ne chanteras pas” que l’on trouve à la fin de tous les Asterix; bâillonné, ficelé; je n’ai jamais souri de voir le barde rendu muet.

Son contraire est le “bon génie” qui enchante la maisonnée toute blanche; le musicien.

Ce qui fait l’espérance du blanc non écrit c’est l’envol du cygne, le futur, où dans un instant le pur présent éphémère va faire lever l’écriture.(Mallarmé)

Le blanc, c’est le ciel de chez nous, où l’esprit souffle pour en masquer la pâleur. 

En hiver, le septentrion pèse de tous ses blancs.

La voix blanche, ce sont des mots proférés hors sol, le sens sans la musique. 

Les draps blancs sont dans la nuit autant de je t’aime potentiels où se murmurent des promesses parfois tenues. 

Je me rappelle l’école où la craie faisait frissonner de toute sa blancheur dès qu’on la touchait: le seul souvenir du contact me parcourt encore le dos. Son crissement dessinait au tableau les crises futures.

La nuit blanche semble marquée des rides du malheur. 

La neige, gomme insaisissable,  efface le monde puis elle l’éblouit sous le premier soleil.

S’habiller de blanc c’est chanter à pleine voix. 

Joie du jardin enneigé, pur de tout pas. 

Miracle du printemps: blanches sont les fleurs du paradis. 

Les mouettes empruntent à l’écume. 

J’ai connu des pays de craie où c’était l’hiver tous les jours.

Cet emballement quand la page et son blanc disparaissent, ne laissant que mes noirs caractères.

Au téléphone, les blancs sont emplis de murmures indistincts.

Le lait fut mon premier coup de blanc. 

(à suivre)

départ

quand je pousse de toutes mes forces

-le tronc à l’horizontale-

de la rame contre la berge

l’esquif menace de basculer c’est vrai

mais c’est le meilleur moment 

je risque ma vie car le fleuve

bouillonnant est sans pitié

pourtant la joie qui surgit 

est tellement ouverte aux frissons

que ce petit choc de rien du tout

qui engage vers le cours fabuleux 

résonne comme un tutti de cuivres

tenu d’un roulement de tambours

la foule des vagues enfle le flot

au long du voyage le coeur battant 

je traîne la nostalgie du choc premier

ils disent que c’est cela vivre

ils n’ont sans doute pas tort

alors porté par les bienveillantes paroles

je laisse filer l’esquif

je me retourne par instants

humeurs chagrines qui fuient 

avec le défilement des peupliers

emplis d’oiseaux multicolores

berge et regrets sont loin

le roulis est si doux

caressant les piles des ponts

je me plais à chanter une chanson

qui parle d’un voyage que l’on fera

jusqu’à la mer immense

où les soleils se couchent longtemps

sylvestre

je t’attendais

je sais bien que tu tournes comme tu peux 

mais là fin décembre

je me demandais 

avec mes 75 ans sur les bras

si tu cesserais enfin de te dérober

à mes yeux à ma peau

et voilà que soudain

triomphant 

tu arroses mes pas donc mes pensées

comme si le printemps déjà avançait son nez rouge

la peur ancestrale vaincue

je tapotais sur la vitre croisée

appelant les oiseaux  à t’enchanter

pour te décrocher de ce lieu du ciel 

où tu t’oblitérais

bon vieux soleil

mon ami d’écriture 

te voilà avec des théories d’ombres douces

tenancier du bar des nuances où l’on rêve

les décombres de l’automne enfin mort

jonchent le sol où tout froisse

nous n’irons plus au déclin

scruter les rougeoiements entre les troncs 

– nos vitraux naturels –

l’oppression lente a cessé de peser

de descendre en décembre

naissant comme à Nazareth

le savoir va s’ouvrir tout neuf

la peine versifiée ne va plus régresser 

le pire sera emporté par avril proche

mélancolie comme brume 

vont lever enfin sous ton éclat 

leur paresse facile

et nos poumons vont exploser de rires

interminables

brins d’hiver

branches nues

la peau du gel leur pèse

sève coincée au pied des troncs 

elles éprouvent les effets de l’an

se souviennent amères

des batailles là-haut entre brindilles

quand la joie les chantait sous le vent

applaudissements bourrasques lointaines

et les voici gourdes

dans la prison du froid

encloses au désamour des feuilles perdues

où est passée la verticale fierté

et ses fouillis sonores

ce ne sont que squelettes qui chuchotent 

patience patience

bientôt reviendra la jeune chair

pincées de lumières flûtées 

retours des boutons 

une douce magie engendrera des pointes rouges 

dès le sylvestre mystère

et allumera prestement les bosquets

Helmut Schulze

Très aimablement Helmut Schulze propose ici une version en allemand de mon poème “nuit”.

Helmut est également le traducteur de tous les poèmes du recueil “Le Chemin 14-18”.

Son travail admirable mérite d’être salué.

Virtuose en langues étrangères il publie présentement des poèmes stupéfiants en quatre langues dont je donnerai des exemples très bientôt.