la voix grave 

Tout en arpentant le labour entre le mont rêvé et la route violente, je songe, pour me distraire du bruit des véhicules qui me frôlent, aux sons divins que dû percevoir Ulysse attaché à son mât. 

La tricherie d’Ulysse consiste à ne pas s’en laisser conter, à ne pas se laisser avoir par les on dits (les Sirènes nous emmèneraient vers le fond) et à pratiquer les “on-écoute”. Ce qu’il entendit alors fut sans doute le silence; non seulement le “sans bruit”, mais le silence intérieur qui préside à toute création. 

Créant, il se passe ceci: ce qui monte a des allures de battements de coeur, ce fin tambour du corps, la pulsation originelle; mais je m’avance déjà, je crois que ce qu’il entendit est AVANT la pulsation originelle, or ‘avant’ cela veut dire le grave je crois, le grave de toute existence finie, le grave égaré dans la suite des temps et l’infini de l’espace. Il existe en effet une contrebasse qui rôde en raclant, c’est la terre à l’incessante rotation. 

Ce qui trompe c’est que l’on croit que les Sirènes avaient un chant aigu, or la terre ne peut pas chanter l’aigu, n’importe quel marcheur vous le dira.

Dans ma rêverie hantée du très rusé je m’aperçois que j’ai attaqué la première pente du mont.  Me revient alors, en secouant ma semelle boueuse, la formule de Reverdy: “la vie est grave, il faut gravir”; elle cache derrière son sourire, le tragique de notre condition.  

J’insiste sur “grave” parce que c’est ce qui manque le plus aujourd’hui. Ce n’est pas que nous soyons sourds à notre condition, au contraire, nous y sommes plus que jamais exposés, les croyances ayant sombré dans la mer où guettaient les Sirènes; nous voici  implorant quelque dieu qui ne connut la terre que de loin et qui, mistral fou, a soufflé dans les consciences durant des millénaires . 

Or, la situation présente nous amène à négliger le rêve et les dieux. 

Et si nous rêvions pourtant malgré l’évidence. C’est ici que le mont entre en scène. Il est tout habillé de rêves. Je sais qu’il a un nom, c’est vrai, mais la voix grave ne le dit pas. Son élévation est si douce.