l’Ailette

plus personne n’a peur de mourir

en traversant l’Ailette

cette cicatrice

cette meurtrissure d’il y a cent ans 

elle avait continué à fendre le vallon 

cascadant là

et la voici depuis peu arrêtée des rocs

c’est un apaisement sans fin 

où il fait bon voguer

lac de plaisance étrave blanche

sourire élégant qui dure tout l’été 

miroir de nos vies

des forêts solides en protègent les rives

aux paupières massives 

y palpitent grèbes et foulques

croisant les canards enroués

qui vont en ligne droite

vol lourd de scarabées empruntés

qui font peur puis font rire

et qu’on garde en mémoire

à cause de l’émeraude au col

et du carré bleu perdu dans le brun des plumes nettes

espérance cachée

espérance têtue

c’est le calme allé avec la vie qui cancane

une rareté

mouvant immobile du grave lac

où l’on comprend soudain

que la guerre fut là 

le feu

le feu qui couve encore un peu sous les quelques vaguelettes

et la lumière étale des aubes d’avril 

miroitement infini du jeu des eaux

avril de vivre

respire et avance

il ne se passe rien 

d’autre que la vie bleue blanche 

son présent froid pour corps chaud 

provisoirement 

on vit entre deux dates

le pire est au glacé

après l’avant (naissance)

après l’après  

le mieux est au don 

à l’écrit au chant

on sifflote puis une voix un choeur

bonjour la chaleur 

les mains pour applaudir

enclore le visage

mains gorgées de mémoire

joies intérieures solides

dis-moi

homme au rire démodé

ris-tu encore souvent

dis-moi

et ta vie sur le fil

et tes filles et ton fils

et la joie de vivre

dis-moi

roses d’avril

les roses donnèrent l’alerte

elles s’ouvrirent en une nuit

grâces et corolles

c’était le printemps 

ma peine s’ouvrit avec elles

je me souviens du jardin

visité de pétales

de mon pas prudent 

mesurant la chanson 

sur la Picardie et les roses

chers amis chers amis 

que sont vos vies devenues

je vois bien vos noms au monument

mais vos existences

vos gestes votre belle envie 

de vivre

je devine ce qui vous a été volé

le café aux vantardises du samedi

où la tête vous tourne

la main qu’on frôle

aux flonflons du quatorze juillet

et le long frémissement qui suit 

jusqu’à l’aube où son image trouble flotte encore

dans la tasse de café

de tout cela la mort vous aura dispensé 

et au lieu du retour des hirondelles

vous n’avez eu du printemps que l’affreux avril de Nivelle

voilà ce que les roses me rappellent et les roses s’ouvrent partout

et je ne sais pourquoi partout en cet avril la rosée me gèle

la joie                                                

Je vous la présente                                     

voici la joie

jolie poudrée sans autre fard

elle bat nuit et jour

et ne se rend qu’à la mort

le vrai grand sourire

de la joie

perdure aux champs aux saisons

on l’attend au détour des chemins

de l’arctique à l’antarctique

la joie secoue ses longs cheveux

dans la nuit

et s’endort dans mes poings

serrés sur des rêves de toi

que mes paumes retiennent

la joie renforce mes battements

accélérés

et mes nuits vont et viennent

dans l’oreiller précieux

qui est mémoire des yeux

la peine elle-même ajoute

à la joie

car la joie fait des nuages ses alliés

et console et bouscule et refait

à neuf le tranchant de nos rires

34 petits textes écrits à l’occasion de la parution du livre “Le Chemin” aux éditions Lumpen

EDITIONS LUMPEN

179 Rue de l abbé georges hénin

02860 COLLIGIS CRANDELAIN

I l s’agit d’un recueil de 18 poèmes écrits par Raymond Prunier

illustrés par Elisabeth Detton

traduits en allemand par Helmut Schulze

25euros en vente chez l’éditeur ou à la caverne du dragon

[Ces 34 petits textes sont une vision en noir et blanc des 18 poèmes du recueil. Ils reprennent de façon directe et familière ce qui fut chanté dans le recueil; ils en sont une manière de complément non indispensable mais ils complètent la vision du sacrifice inutile, telle qu’elle fut peut-être vécue par les jeunes gens de ce temps. Ce faisant je ne lâche que rarement notre temps d’aujourd’hui, mettant en relation ce qui leur arriva et l’époque présente. ]

1 Il serait absurde de croire que ces poèmes sont seulement des poèmes sur 14-18. Notre temps flotte constamment là devant, c’est nous maintenant par rapport à l’évènement qui s’est produit entre 14 et 18. Notre temps est au centre. Les vers ne sont pas rimés ni ponctués, les vers racontent, non, ils chantent, non, ils échangent des plaintes, car être vivant en 2022 peut sembler très proches des misères de ce temps effroyable. Se promener au Chemin dit des Dames c’est s’enchanter s’enrouler s’emballer de la tragédie, y puiser un nouveau chant qui ressemble à notre condition présente de vivants, car les vivants ont pour tâche première de témoigner. S’ils ne le font pas qui témoignera des jeunes gens assassinés?

2 C’est un appel à aimer le Chemin, à aller sur le Chemin des Dames pour écouter ce que racontent les arbres et les herbes et nos pas de vivants qui résonnent au vallon. Je n’ai pas mis de rimes ni de ponctuation car je veux que le lecteur s’y retrouve seul sans béquille face à la tragédie humaine, face aux cœurs battants qui soudain ne battirent plus, et le lecteur aura alors l’impression d’être nu, à nu au milieu de l’océan des blés. Chaque coquelicot sera une goutte de sang, son aura durera alors ce qu’auraient dû durer ces vies cassées, brisées, mordues par la mitraille.

3 Je voulais chanter avec les jeunes gens assassinés la vie avec eux, chanter la joie de vivre contre la tragédie de mourir, c’est donc aujourd’hui que l’on chante, ici, dans ce recueil, pour leur donner au-delà de l’absurde perte de leur présence une manière de se réjouir, je dirai la distance d’être en empathie avec eux, je dirai qu’ils sont proches de moi, je chante en eux la peur de mourir, la peur de vivre, le temps présent dangereux et finalement aussi dérisoire que le leur, aussi important aussi puisque c’est celui où ils vécurent, semblable au temps où nous vivons présentement.

4 Il faudra bien que l’on s’habitue à écouter chanter les vers sans rime ni ponctuation, car une musique nous habite, nous devons la greffer sur ce recueil pour que l’on puisse en effet reprendre les témoignages de ce temps que nous ne vécûmes pas et qu’ils vécurent à peine. Nous vivants nous réinsufflerons de notre haleine douce de vivants attentifs, ce chant presque tranquille, récitant des vers de ce recueil pour faire rechanter ceux qui chantèrent si peu. Nous irons au bois, eux n’irons plus, donc chantons pour eux aujourd’hui maintenant.

5 Nous allons recommencer à rêver, nous rêverons pour eux, avec eux, dans ces textes hallucinés que l’on peut appeller des poèmes si l’on veut, mais ce sont des histoires, des scènes où on les voit vivants, où ils content leurs misères et leurs joies, leurs petites joies minuscules hantées de la terreur imminente. Je me demande si leur condition est si différente de la nôtre présente… oui la leur est éphémère, donc parlons racontons, chantons, nous, les vivants, leur affaire brève, leur épouvante monstrueuse. Nous leur devons bien ça, au moins ça, ce filet de voix doubles qu’est ce recueil bilingue.

6 Si un poète allemand est venu me rejoindre c’est qu’il sait bien que nous sommes des hommes, lui et moi, en d’autres temps soldats potentiels, nous eussions pu être ennemis, il sait que notre appartenance locale nationale est un pauvre vernis qui n’empêche ni la mémoire ni la vie de se déployer et que le vide des vieilles querelles peut être empli de nos chants qui résonnent de leurs étranges langues d’autant plus qu’ils sont d’aujourd’hui, ouverts, habités de l’inquiétante étrangeté qui est la vie même avec son coeur noisette et ses jours inspirés. Ce recueil dit donc le terrible événement mais tout autant le chant de secours qui nous vient quand on n’en peut plus de trop se souvenir.

7 Ce n’était pas des héros, ils avaient comme moi peur de mourir, mais eux ce fut fatal très vite sans qu’ils y songent et leurs amours qui s’en souvient, visages entrevus au village, cette frimousse qu’ils emportèrent sous la mitraille pour se donner du coeur. Je chante l’aujourd’hui pour nouer un lien avec eux, ils n’étaient pas de notre temps, libres à leur manière, ils s’enchantaient des saisons, même en ce lieu qui leur fit perdre la raison, et nous, en 2019, au Chemin, si nous chantons, c’est que la raison nous manque aussi en longeant les cimetières, en évaluant à travers leurs dates, l’épouvante de leur jeunesse noyée dans la vague noire qui les emporta. Ce trait d’union entre leurs deux dates, c’était quoi? Dites.

8 Il faut y aller doucement par simple respect, d’où ces vers, ces deux langues si longtemps ennemies et ces gouaches conciliatrices qui disent le gâchis des espérances, passion fatale de ces enfants perdus qui crurent à leur mission. Ils avaient aux poumons le souffle des nations, l’autre nom de l’appartenance au groupe, ils donnèrent tout à ce qui aujourd’hui n’est plus qu’à peine un nom, Allemagne-France, quelque chose qu’on aime c’est vrai, aussi indispensable que la haie qui nous sépare du voisin. Les chants de ce recueil à deux voix s’entendent par-delà la frontière. Le Rhin devient ainsi un poème aux deux rives germaines.

9 Les gouaches s’essaient à réunir les deux langues; elles sont pour partie abstraites par respect, pour laisser respirer ces jeunes adultes à cent ans de distance et les poèmes dans les deux langues exigent la même chose: ce ton doux qui porte la paix n’a que faire des médailles, des éclats de vives couleurs, mourir à l’intérieur du corps c’est avoir partie déliée avec la vie, c’est brun et bleu, c’est allemand français, la terre et le ciel, c’est eux et nous, nos jeunes futurs grands-pères qui n’eurent pas le temps de le devenir, tant la faucheuse impitoyable déploya contre eux ses miasmes méphitiques, contre eux: les enfants de ce temps.

10 Il convenait d’être simple, attentif et doux sur Le Chemin, où la mitraille et les explosions s’entendent encore. Il suffit d’un nuage, d’un orage, pour percevoir la folie prenante de ces actes lourds. Songeant à notre présence, corps entier, sur le chemin debout, il nous prend l’envie d’ouvrir le livre à la page du poème bien aimé que l’on profère alors devant la vallée immense, là-bas, comme pour toucher un bout du monde, comme pour fabriquer un écho favorable, ressuscitant un moment les jeunes corps enfouis sous nos pas. Comme un je t’aime, comme un je vous comprends, comme un j’ai bien entendu vos plaintes; je vous les restitue, excusez-moi, je vous dérange peut-être, mais c’est le moins que je puisse faire pour être au plus proche de vous.

11 Ouvrir le recueil c’est peut-être rouvrir la plaie, la fente qui court entre les deux langues, entre les deux pages côte à côte, elle dit le fossé qui nous sépara mon ennemi et moi en 14-18, mon ami allemand d’aujourd’hui et moi le français de 2022, encore vivants tous deux. Nous chantons parce que nous avons eu la chance de vivre jusque là; nous aimons ce Chemin dont le parcours ne nous rebute jamais, car le souvenir de lui, la nuit, vient nous effleurer comme une caresse disant: c’est fini, c’était il y a cent ans, n’aie plus peur, la joie doit primer; et cela n’est possible que si tu n’oublies pas. Le Chemin est notre lieu, notre lien. Lire est alors davantage que ce prosaïsme du jardin où l’on lit le journal, lire devient une méditation modeste dans le temple du souvenir, mémoire sacrée au bord d’un sommeil très intime.

12 Il y a près d’un demi-siècle, avec le retour des hirondelles, je marchai au Chemin, premiers pas; la pluie qui ravina mon visage aurait pu couler sur vos joues; je vous ai vus alors, éperdus et courant, fusil à la main: votre cauchemar un autre demi-siècle avant me visitait, ouragan d’un temps à jamais passé. Depuis, le Chemin s’est habillé de syllabes, français et allemands fraternisent au-delà de la tranche du livre, tranchée sensible cette fois où les mots se murmurent à l’intérieur des têtes de lecteurs muets. Le recueil bilingue prend en charge l’atmosphère crue et chante dans la nuit pour appeler vos fantômes à venir nous rejoindre. Vous entendez les hirondelles qui vous saluent sous la pluie?

13 Les vivants s’avancent mains tendues, c’est cela le vrai sens du recueil; le Chemin est le lieu hanté qui chante ce qu’il a sur le coeur; cette part de nous, généreuse et souple en langage, se propose de répercuter la tragédie qui eut lieu au-dedans du Chemin des Dames, avec son cortège de feu, de fer et de sang qui attire la poudre. Je recommande le silence sinon comment percevoir leurs appels, car ils nous appellent, leurs noms en font foi, leurs prénoms surtout, ce nom d’amour qui les faisait rougir lorsqu’une voix flûtée les interpellait, du temps de leur jeunesse… du temps de leur jeunesse…

14 Si je reste au Chemin le trop plein submerge ma présence et je crois bien que comme un flot de musique je suis emporté, bouchon qui cahote, volonté qui se dissout. Pour les chanter, je m’éloigne et dans le vide suscité j’entends résonner leurs voix, je perçois les gémissements de ceux dont les lèvres envahies de terre, de poudre, de sang, pensèrent une ultime fois à telle carte postale, formulant le regret de n’avoir pas dit à l’aimée qu’il l’aimait plus que tout au monde et que le vingtième siècle serait leur temps bien à eux, au chaud, leur siècle, dans ses bras, promis. Il aurait dû le dire plus clairement. La faute en revient à la brume des tranchées et à la trop vague raison d’être là, fusil à la main.

15 Je pense aux couleurs d’aujourd’hui, courbes tendres des aimables horizons. Le coeur qui s’affole tout à coup, pourquoi sous la chemise ce roulement de folie jusqu’à la racine des cheveux? C’est le Chemin qui vient tailler son deuil au beau travers du présent, modeste dans son empire joyeux. Cent ans s’y côtoient. Toi, cet habitant de la tranchée, ç’eût pu être moi, ce souriant au souvenir attaché. Toi, mourant, moi, vivant; c’est la raison pour laquelle il me faut remonter mes manches après m’être penché sur le souffle éphémère de leur temps et chanter le nôtre presque aussi évanescent.

16 J’entends – comment s’en prémunir – les obus dans les camions qui passent sur la nationale et vos cris à travers les appels du soir où l’on fait revenir les bêtes et ramener les vivants à la soupe du soir. La paix, ce scandale insolent et qui dure. Les gars nés vers 1890, pourquoi cette malchance?…Ou, comment ne pas se perdre en conjectures, contemplant leurs jeunes frimousses à jamais dévorées des terres où pousse notre blé du jour. Nos tartines du matin se devinent derrière le sépia maladroit de vos portraits impénétrables aux moustaches compliquées. Le mortifère de vos vies et les bonnes affaires des nôtres. Obsédante, cette injustice défrise de persister. Le Chemin est l’autre nom du destin.

17 Je voudrais parler d’eux comme on parle d’amis, de parents encore vivants ou qui nous ont quitté depuis peu. On pourrait échanger à leur sujet, décrire leurs traits, souligner leur tempérament. Mais pour ce faire, il eût fallu qu’ils vivent, chantent, boivent, aiment, dorment encore au soleil levé, caressent le visage de l’aimée, emplissent le corridor de leur baryton bien tempéré. Oui, je crois que leur parole manque, même aujourd’hui, même cent ans après, la vibration de leurs cordes vocales ne passe pas à travers les photos; énoncer leur nom ne suffit pas. Allemand, Français, ils manquent à notre écho, et c’est ainsi qu’ils sont chantés et reflétés dans ces poèmes bilingues.

18 Je m’interroge sur l’aube en joie. A quoi ressemble une aurore depuis le fond d’une tranchée? Ce qui suscite la joie de vivre – le printemps et l’aube – était pour eux un risque fabuleux, tel qu’il en est peu d’aussi grand dans une brève existence. Risquer un regard, c’était risquer sa vie. L’aube était guetteur, ferraille; je songe soudain au pouce qu’on passe sur la photo de la fiancée avant de partir à l’assaut; je crois que c’est la peur de l’aube qui fut leur quotidien. C’est sur ces moments-là que se déploient les poèmes, pour retracer l’angoisse du jour telle qu’elle fut vécue, telle qu’elle est encore palpable au creux du Chemin.

19 Les cent ans qui nous séparent, devraient nous permettre, du fond de notre confort, de revoir la jeunesse trouble de ces enfants perdus. Il leur est arrivé de rire, de sourire, puis de pleurer et de rire encore. Passions fortes visitées par le métal meurtrier qui crève la peau, ouvre grand les veines, appesantit subitement le corps, le pauvre corps. Je devrai m’en souvenir lorsque, cravaté, j’irai célébrer au monument un onze novembre mouillé, songeant que j’aurais pu mettre un vêtement plus chaud. Je cognerai du talon le goudron du Chemin pour me réchauffer et j’entendrai en écho des éclats et des coups, rythmés comme un poème, puis une voix dans la brume, une voix, mille voix, celles du Chemin, français et allemands mêlés.

20 Sur les photos ces enfants du matin (si jeunes) portent l’habillage fané des terres labourées. La couleur est livide; leur portrait, d’un brun cafouilleux, fait peur, les décennies brouillent les repères. On dirait que, vivants, ils étaient déjà voués aux tranchées, ensevelis dans des trous, glacés d’avance. Souriants pourtant, les voilà souvenirs. Cent ans se sont écoulés, il a fallu à la gouache, à la langue, aux deux langues, déblayer ce fatras, leur rendre un tremblé qui chante, semblable à celui qui nous saisit lorsqu’on devient conscient qu’on est vivant (j’aurais dû emporter un parapluie, ne pas brunir les oignons à l’excès etc). L’aventure d’aimer, de vivre, qu’ils connurent si peu, est ressaisie pour eux à nos côtés, au long de ce Chemin.

21 Ils aimèrent la soupe aux choux et le pain frotté d’ail après avoir murmuré le benedicite. Ils eussent pu vivre ainsi à travers les chicanes des décennies, colères et voluptés mêlées. Ils se sont heurtés au Chemin ou plutôt le Chemin est venu barrer leur destinée et une balle a suffit pour rendre à la nuit cette vie neuve, spontanée, avide. Ils n’eurent pas le temps d’avoir peur; ils ont mordu la terre dans un râle de regret. Des casques ont roulé sous la pluie; ces tintements du métal contre la pierre du Chemin, tant de chocs mouillés, je dis que c’est folie.

22 Je t’imagine au désert du Chemin verglacé, vent d’est de fin novembre. Tu es de garde, haut risque, à deux heures du matin. Tu as beau tenir le fusil avec les mitaines de maman, le froid vient cogner contre ta colonne vertébrale. Rien n’est sûr. Tu t’interroges même sur ce que tu fais là. Ton esprit dérive vers la ferme que tu quittas, tu rêves, ami, prends garde sentinelle. Tu revois l’âtre là-bas, tu rêves du pas doux du chien sur le pavé rouge usé de la salle à manger. Réveille-toi, tiens je vais chanter une chanson de paix pour te tenir éveillé à cent ans de distance. Pardonne-moi fiston, je suis un grand-père qui rêve. Tiens je prends ta place: dors tranquille, je prends ton poste, je surveille un moment. Au Chemin, plus aucun risque.

23 Ils ne détestent pas l’annonce des nouvelles rations de vin, de nourriture, mais ils savent, Maurice, Henri, Roland et les autres. Ils savent, c’est- à- dire qu’ils se doutent, que tant d’égards au Chemin, au beau milieu du Chemin, ont quelque chose de faisandé. On les requinque pour mieux user de leurs vies. Ils se souviennent des rudes moissons où le vin était servi à pleins bols dans l’obsession joyeuse des épis. Au Chemin, en ce moment on s’obsède de casques, culasses, obus et balles; on n’a plus souci des récoltes et des joies de l’août triomphant où l’on fait passer les sous du cal des mains au bois de la table. Tant de richesses. Ici soudain tant d’humaine misère où la gueuse va les dévorer tout crus.

24 La colère le plus souvent mord la gorge. Je pense à la victoire, ici, au Chemin, on a emporté la crête. La victoire normalement ce sont des filles, des fleurs, des alcools forts (l’eau de vie si mal nommée). Je me retourne: je vois des vareuses et des doigts, des bottes et des bras, des molletières et des cuisses arrachées. Tout est là derrière moi. La victoire c’est donc ceci: ci-gît un désastre hanté de casques troués que la pluie curieusement ardente fouette méchante et rude. Sans doute pour nous punir d’avoir été des brutes, pire que des bêtes, car il faut de l’esprit (stratégie, fusils, techniques) pour assassiner légalement le cousin germain. Aucun animal n’eût été aussi glorieusement pervers pour inventer ce massacre de masse au Chemin et autres lieux.

25 Première visite du Chemin il y a cinquante ans. La brume n’aide pas. A l’instant où je rêve d’eux, les yeux au ciel pour deviner quelque toit, je trébuche au ravin qui borde le Chemin. Je laisse faire la chute, peut-être faudra-t-il m’ajouter, longtemps après, au nombre des victimes. A ce moment, je sens un morceau de métal qui se glisse entre mes doigts, je tâtonne alentour, d’autres pièces métalliques, partout. Jonchant la terre, des milliers éclaboussent le Chemin, les voies, les sentes. Un ancien du Chemin me confiera plus tard: vous en trouverez partout, à défaut des corps, le métal cuirasse la terre du Chemin, il grince et rouille en souvenir d’eux. Ca gémit sous les pas. Cueillez ces fleurs brunes dans l’automne finissant, ces éclats ferraillant méritent largement votre piété.

26 Oui, dès que je marche au Chemin j’ai peur pour eux. Je reconnais que cette angoisse n’a aucun sens. La route goudronnée est apaisée, elle sillonne heureusement contre les vallons jolis, vaporeux, élégants. De temps à autre un cimetière, le nom d’un village englouti pendant, puis resurgi après, me pince là, à gauche, sinistre présence des morts dans mon corps. Je marche donc je vis. Pour qu’ils puissent marcher à mes côtés, je rêve au Chemin d’un trottoir bien large, mais ils ne sont plus. Mon esprit insiste sur l’idée du trottoir; il serait vide, c’est vrai, mais il dirait mieux qu’une plainte leur absence aux cités populeuses, l’absence de leurs corps, jeunes, puis pères, puis grands pères, qui, canne à la main, frapperaient l’asphalte en murmurant: esprit es-tu là? non, il n’est pas là, non.

27 La neige, le froid, dans l’immobile du trou, ce glacé qui ressemble si fort au destin définitif, la froidure féroce, ne me semblent pas aussi inconfortable que l’odieuse canicule de l’été. Le vin, le casque, le fusil, la lourde vareuse, tout est atrocement ardent; brûlant aussi le feu métallique qui tue, blesse, paralyse à jamais. La guerre est brûlis de cervelles, volcan d’obus, éruption hors du corps, couleur sang chaud. La paix c’est le feu domestiqué, c’est le cri, l’annonce qui soulage infiniment : cessez-le-feu. La paix c’est une tout autre chaleur, celle de l’échange et les embrassades folles, où la peau (ce plus profond) et le tempéré du corps se font exubérants. La tiédeur des poitrines tient lieu d’enfance éternelle, c’est le rêve secret du soldat, cette étreinte donnée, rendue et qui dure doucement.

28 Il n’est pas de dernier moment, de dernier jour. Il ne sait pas. Jamais il ne le saura. Cela tombe du ciel, un ancien confie qu’au fond la guerre c’est quand le paysage te tire dessus. On comprend alors ceci: mon pays, le pays que j’aime et que je défends, m’est soudain hostile, et mon temps, le temps large qui s’ouvre vers la vie (le futur des jeunes gens est une éternité) peut être fermé à l’instant. La guerre c’est ainsi quand le temps et l’espace se dissolvent sans motif, comme ça, la faute au hasard. L’enfant que tu es encore joue de malchance. Tu pars en vrille; ce destin dévoré qui explose comme la grenade à ton côté. Tu vois l’intérieur de ton corps avant même d’éprouver quoi que ce soit. Incrédule, tu penses que ce n’est pas toi. La douleur survient, puis tu meurs. Tout était contre toi.

29 Je songe aux très longs sanglots de novembre dix-huit qui durèrent bien au-delà de la saison. C’était un air désaccordé qui tarabusta l’intérieur du crâne des mères sans mari et défaites des fils. ça crissait noir sous les fichus. J’entends encore les sabots qui frottèrent aux pavés du parvis. Après le retour de la messe, elles touchaient du doigt les feuilles mortes des lettres qu’ils avaient envoyées du front. Elles finirent par oser les chuchotis maudits pour faire lever cette nuit en plein jour. Les voix d’hommes manquaient partout: sur les seuils, dans les cages d’escalier et hélas dans les lits, la vie durant, toute la vie. On peut être sûr que les draps étaient glacés, les rêves entravés de partout. Elles durent se résoudre à faire semblant de dormir.

30 Pendant des années, il la croisa au village. Il reconnut adolescent que cela s’appelait l’amour, il n’osa pas. Ils surent vite tous deux que l’autre savait, mais pas un mot. Ils se débrouillèrent pour se croiser tous les jours; sans le train, il aurait fini sans doute par lui parler, il aimait tant ses taches de rousseur, ses petits pas, sa voix quand elle demandait un pain chez le boulanger. Mais il y eut le train; celui qui déchire le pays jusqu’au front; cet entassement de valises; lui n’avait presque rien, il était venu seul à la gare, à pied, la famille était aux champs, la moisson allait démarrer. Sur le quai, c’est elle, à deux pas dans la vapeur, elle se jette à son cou, Jean tu m’écriras, ils pressent leurs lèvres, n’ont pas le temps de dire je t’aime, ils se l’écriront sur des pages et des pages : les grains de sable qui parsèment tes joues, tes cheveux de feu, ta main dans la mienne. Puis un jour de novembre plus une lettre. Elle comprend. Quatre ans plus tard elle ne reconnaîtra pas l’armistice.

31 Perdu dans ses rêveries de paix, il se tassait à l’écart, évitant les conversations convenues. Le courrier étant censuré, il écrivit un journal en lettres minuscules pour l’avoir toujours sur lui et demeurer libre, éveillé. Il avait sa vie intérieure, ses mots, c’était sa tranchée à lui pour se protéger du gâchis avec ceux qu’il commandait, qu’il aurait voulu sauver, mais dont la proximité le gênait pour être lui-même. Ses rêveries tournaient autour de la paix, jamais aucune mention des combats. Pourquoi pas la paix, en effet. Il ne voulait pas convaincre, il voulait vaincre par l’écriture l’envie de tuer qui s’empare du corps au moment de l’attaque. Il réfutait dieu et les hommes, songeant dans le soir fauve que les foules roulaient à terre pour presque rien. Avant de porter le sifflet à ses lèvres pour donner le signal de l’attaque, il touchait son livre de paix pour se donner du coeur.

32 Il aimait ses vaches, en parlait volontiers, mais il s’efforçait surtout de les comprendre et de les protéger. On se moquait de sa passion à les bichonner, pourtant tout le monde lui enviait ses bovins. Les bouchers le harcelaient, il finissait par céder à regret. A quoi bon élever des vaches si on le les mène pas à l’abattoir? De la si bonne viande! L’argument était imparable et il fallait bien vivre. Quand il se fâchait contre sa femme, il dormait à l’étable. L’odeur, la tièdeur, la paix placide des ruminants, les frémissements, les appels meuglés formaient un paradis et lorsqu’il dut rejoindre son détachement, il fit mille recommandations aux femmes, leur apprenant tout sur les habitudes de telle ou telle, nommant chacune soigneusement. Il survécut quatre ans à l’enfer. Au retour, jugeant que les hommes ne les méritaient pas, ne pourraient jamais entendre leur massive paix intérieure, il vendit les vaches restantes et fit des betteraves sans plus jamais les évoquer. C’était sa jeunesse, c’était loin, il ne s’était rien passé.

33 Sur le Chemin je pense à vous. Je ne devrais pas, je devrais penser à vivre au présent. L’un n’empêche pas l’autre c’est vrai. Vous vous interposez un peu entre la splendeur de l’automne qui brunit le paysage et mon esprit vagabond qui vous revoit mourir sous l’oblique grinçant et si doux du soleil d’octobre. Vous entendez comme c’est joli: octobre? Des pommes fraîches tombent et roulent sur la peau des terres fertiles puis se brisent au Chemin. Le vent afflue contre les feuilles qui rouillent lentement au feu de la saison. D’innocentes noisettes grêlent sur vos sépultures. J’arpente vos champs de croix qui barrent fleurs et fruits, tandis qu’au bout du Chemin, debout, je m’arrête, tout à votre écoute. On dirait que je vous attends.

34 J’aimerais les rapprocher de nous mais c’est le grand écart, les enfants de 1900, belle époque(!), sont embarqués dans le naufrage. Les grands mots: Patrie, Marseillaise (cette rhétorique en majuscules) pour nous sonnent grêles, graciles, vieilles filles empoussiérées auxquelles ils ont dû croire. C’était il y a cent ans. Ainsi l’histoire devient-elle légende. Nos images, nos autoroutes, nos avions ont évidé l’espace; frontières, idées, tout a fui. L’agricole s’est perdu dans les métropoles populeuses. Les villages dévorent les chemins, le Chemin, les moteurs craquent le silence, la nuit non dormie est devenue la règle et nous voici demain. Pourtant, la lumière oblique projetée sur notre temps par leurs massacres va bien avec notre automne, oui, c’est un peu nous finalement, nous et nos tragédies au quotidien.

EDITIONS LUMPEN

179 Rue de l abbé georges hénin

02860 COLLIGIS CRANDELAIN

I l s’agit d’un recueil de 18 poèmes écrits par Raymond Prunier

illustrés par Elisabeth Detton

traduits en allemand par Helmut Schulze

25euros en vente chez l’éditeur ou à la caverne du dragon

ainsi que dans les bonnes librairies.

Sur le Chemin du poète

dans le cadre du printemps des poètes

RENCONTRE LECTURE : LE CHEMIN DER WEG

à la caverne du dragon – chemin des dames

Dimanche 26 mars à 14H

VENEZ nombreux!

Raymond Prunier lira ses textes du CHEMIN et Helmut Schulze ses traductions des mêmes poèmes.

Ce sera à la fois solennel et familier, dans l’esprit du recueil bilingue illustré par Elisabeth Detton.

Toutes les réactions :

1Anne Deplace

Petits textes échappés à la suite de la parution du livre

 Brassens ou Le Désaccord Parfait

Raymond Prunier

Brassens ou le désaccord parfait

Ed. Mille sources 2022

Pour toute commande: gilbert.beaubatie@gmail.com

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1

Il va à la dérobée. Grondant.

 Il cache sa voix à l’intérieur de sa boîte crânienne. Qui s’y intéresse à part quelques amis ?

Marchant dans Paris, ses savates traînent au pavement. Un peu désolé à trente ans de n’être pas comme tout le monde : pressé, courant à des activités salariées. On l’interroge sur son métier : « Moi, je ne fous rien ». Autre chose le cherche plutôt qu’il ne cherche sa voie.

J’ai l’impression qu’il vit là ses meilleures années ; angoissé certes, mais qui ne le serait pas? Flottant, lisant, marchant, chantant. Sans le sou.

Il est heureux du printemps qui lui ressemble, il arrive sans bruit, sans but, avec pour seul modèle le soleil qui arrose les balcons ; la lumière fait rire les femmes; il lève les yeux, elles lui sourient, il sourit en retour.

C’est le début d’une chanson.

2

On le devine dans son arrière-cour. La tête pleine de mots, baignée de mélodies, elles flottent là, au bout des lèvres, tabac, paroles et notes. Je le vois assis près de Jeanne. C’est l’impasse qu’il faut chanter. Florimont est un début ; l’impasse c’est encore lui : une voie sans issue. Un petit lieu. Un petit texte. Une chanson.

Il se rend compte tout à coup que ce lieu, chambre où il dort, est une chambre d’écho. Il s’y ébroue comme l’oiseau dans sa flaque.

Une photo le montre faisant ses ablutions ; il a l’air ailleurs, imaginant une claire fontaine et les mots pleuvent comme l’eau glacée. Il va la réchauffer de musique.

C’est le début d’une chanson.

3

Après avoir cogné contre l’armoire pour éprouver son rythme, il tapote maintenant du bout des doigts. Un perroquet (celui de Jeanne) vient lui piquer les phalanges.  Ils dialoguent.

 Tu viens me parler ? La bête pivote sur ses plumes jolies. Tu aimes mes caresses, tu as raison. Tu vois les doigts qui aèrent tes puces sont les mêmes qui font lever les notes. Aide-moi tiens, donne du piquant à mes rêves !

Or, le perroquet normalement ne répète que les phrases entendues. Mais dans la cabane de l’impasse les mots sont tout sauf banals. Les paroles qui surgissent riment. Drôles de paroles qui riment joliment. Elles ondoient sur le temps, se gravant dans l’espace inoubliable de la vie qui vole. Le perroquet approuve d’un battement d’aile qui effraie la pauvre cane. La voilà morte. 

C’est le début d’une chanson claudicante. 

les bleus

pour entrer dans la foule

il va falloir franchir bien des obstacles

car poser le pied dans ce monde

nécessite d’avoir quelque égard

envers la terre la mer et les étoiles

ce que personne ne fait plus

depuis bien longtemps

sauf peut-être certain passant

qui

en retrait un peu

s’interroge sur

le meuble de la terre

l ‘ivresse du ressac

le mutisme du ciel

mais ahuri par le bruit des boulevards

– ermite dans la presse-

il finit toujours par renoncer

puis se bouchant les oreilles

se fait bousculer

plus tard 

une fois devant son miroir

il lira le reflet

de ses bleus à l’âme

sur sa peau

souffle 5 et 6

trop entendus ils se sentent mal compris

elle ne chante plus annonce-t-il mélancolique

il repousse alors les quémandeurs du plat des mains

en pleine poitrine

amis laissez-nous respirer

et les villages le soir subissent le vide des réverbères

les rues déversent le bleu imagé qui mime la paix des ménages

l’ immobile des langues dans les palais

que chantait Magdala en forme de protestation

revient inexorable

la carriole grince Dactyle à trois pas souffle

ils oublient ils oublient ils oublient

leurs corps prisonniers s’ouvrent au vent du soir

les violettes de mars préparent leurs effluves

Souffle 6

vers le printemps des vertiges s’organisent

le pays où fleurit l’oranger se pomponne

la mer sans marée chuchote à peine

il sent obscurément que l’avance est trop fluide

le silence menace de revenir

ses mains tremblent de n’avoir que les rênes à tenir

ou la bâche à tendre en manière de toit

notre vie peut s’effilocher Magdala risque-t-il un jour

le paradis s’offre dans le bain salé les fruits le pain

et la longue sieste de l’idylle rejouée

angoissés ils regardent l’horizon verre en main

les voiles vont disparaissant

l’ombre de la dune dialogue avec les vagues

c’est sombre tout à coup un éclair et puis l’orage

souffle 3 et 4

la pensée d’une automobile

leur fait horreur

ils dénichent une carriole bleue chez les gitans

l’achètent il la rebricole elle panse le cheval

elle lui parle évoque son pas et les vagues

le régulier des syllabes plaît à la bête qu’elle nomme Dactyle

c’est un rythme qu’elle lui donne il fait oui

Dactyle calque son pas sur les chants qu’elle murmure

les lavandes bordent leur avance

la mer se blottit contre les rocs

où ils campent à l’écoute du premier temps

ils vont par les villages aux fontaines de pierre

boivent rêvent serrent les pauvres gens dans leurs bras

bourrent de pain les poches des petits

Souffle 4

ivres de vent ils s’endorment sous les platanes

refusent en souriant les lits de hasard

la carriole est si douce disent-ils

pensant à la peau de l’aimé

la belle étoile habille nos rêves dit-il

c’est ma liberté arrachée à la nuit du temps dit-elle

sous la tramontane ils se serrent sous la bâche voile

ce sont des enfants étonnés d’être vivants encore

habillés de hâte et de sourire

ils se réjouissent d’être célèbres certes

mais rêvent qu’on oublie leurs chansons

pour respirer sans passé

elle songe que les pauvres gens feraient mieux d’emprunter

le chemin mouillé de l’estran où l’on renaît au présent

Souffle 1 et 2

la montagne les cerne

elle s’arrime au bras du musicien

l’étoffe grince

je suis épuisée mon amour 

il serre sa main chargée de bagues pour lui dire qu’il la suit

ils nous oublieront dit-il ne pleure pas 

ton cœur musette a trop chanté

toi et moi où étions-nous passés

arrêtons tout mon amie 

je mesure nos peines dit-elle 

en poussant la neige du bout du pied 

il nous faudrait autre chose à chanter

ces montagnes sont l’enfance aux abîmes

allons à la mer pour avoir un horizon

Souffle 2

ils apprennent à remarcher côte à côte

esquissant de minuscules étapes

 ils se perdent en janvier dans les criques du pays bleu

où le soleil les console des courtes nuits d’antan

les je t’aime refleurissent 

dans les mimosas où ils s’enfouissent

la poudre rajeunit leurs cheveux

essaime sur leur peau ce sont deux étoiles vives

elle sourit de leurs affaires passées 

avoue que chanter n’était pas son destin 

ni se vendre

il laisse filer le silence

 frémit dans février en fleur

 il espère dans les routes qui mènent loin

froissements

quand le froid est arrivé

au plus noir de l’an passé

j’ai vu les tours les toits

malgré la lumière rasante

se détacher comme tracés à la main

sur un fond de ciel pâle 

la peau de mes mains dégantées a ces nuances

quand elle n’ose plus effleurer l’autre main

de peur que mes doigts 

de ce double froid

ne se fassent glaçons

or à cet instant où grince l’axe de la terre

se produit un miracle presque rien 

dans les fourrés

montant des brindilles croisées

froissement ténu

bijou de sons secs

je crois que c’est un frisson dans mon dos

ou un chuchotis de souris mal rencognée

mais non

le pépiement est court c’est un appel

qui amorce ses aigus verticaux 

promesses d’un oiseau qui naît

au milieu du gelé de janvier proche

et recroquevillé depuis son gris 

il ose sa présence 

alors que rien ne souffle

que rien ne bouge

à l’inverse de la fatigue de l’année

cette espérance infime 

bientôt s’en ira crescendo

portant gorge pleine 

au beau milieu des remuements

confus assourdissants

sa délivrance folle

des chants de mai

La main de Borges ( 3 )

« J’interviens car vous vous approchez peu à peu de moi, et je ne voudrais pas que vous alliez à l’encontre des principes que vous exposez si justement à propos de la bonne distance, de ma recherche en creux de ce que vous nommez le tact, le respect. Merci de ne pas me toucher, car ce serait comme si vous effleuriez mon corps dans son état présent : je tomberais en poussière.

N’allez donc pas plus loin, restez où vous êtes, faites silence et essayez, dans le calme revenu de vos voix qui s’échangèrent, de percevoir cet instant où la dernière vibration de vos cordes vocales a résonné dans les murs du temple écrit où vous conversiez. Vous vous êtes saoulé de réciprocité, j’ai même cru un moment que vous alliez sur mon nom vous jeter dans les bras l’un de l’autre – vous pardonnerez au mort que je suis cette légère ironie – , mais vous n’avez pas su vous taire vraiment, sinon vous auriez retrouvé au fond de votre mémoire un fait très simple que j’ai mentionné ailleurs et que votre hâte de parler vous a fait négliger : en réalité je n’étais pas vraiment aveugle et j’ai vu la pyramide.

Enfin, disons que ma cécité n’était pas totale et j’ai entrevu la pyramide dans un brouillard semblable à la distance qui sépare ce que j’ai écrit de la réalité telle que vous la vivez.

Je suis désormais au-delà de l’oméga du temps fini ; or, ce que j’ai vu, fut l’alpha posé au désert, la pyramide figurant à travers ma pupille brumeuse le A qui affirme que l’écriture demeure. C’est le A silencieux, posé là, étoile polaire d’un ciel terrestre, qui dort à l’avant de toute parole et qui préside à toutes nos écritures. Il a toujours été le point fixe à partir duquel mon petit univers a pu dériver. Ma visite aux pyramides fut un voyage d’enfance, un déjà vu que j’ai revu, monument tacite.

Avant de mourir, je devais sentir de la main l’évidence réelle de la lettre que la pyramide présente. Mon aveuglement, à la fois faux et vrai, dit mieux que tout essai sur l’écriture, les échanges fabuleux qui s’élaborent entre le monde et le texte écrit. Il n’y a là aucune mystique, seulement l’espérance, vérifiée par le voyage que je fis, que l’écrit est durable s’il sait être chant sur le désert de la page. Le A (Aleph) m’a guidé ; il fut, comme pour tout le monde mon premier cri, et je suis allé avant de partir le saluer sur le sable, debout, et si je ne l’ai pas touché, c’est qu’entre mes yeux et ma main qui tenait le livre, j’ai gardé toute ma vie cette même distance qui seule rend la lecture possible.

Et c’est ainsi que le pire malheur qui soit – vivre aveugle – m’a rendu heureux à jamais. »

la main de Borges (2)

Tout à coup, autre chose me vient, qui relance la rêverie : si je vois, je voile ce reste que je ne vois pas. Il faut bien dire alors que l’avancée du bras de Borges ne touche pas seulement cette pierre précise ; ce serait du tourisme, c’est-à-dire, enfin, rien…

– Je comprends. Vous voulez dire que le tourisme c’est des kilomètres… pour aller loin, fuir, revenir, fabriquer des souvenirs.

– Oh, on fait ce qu’on peut ! Loin de moi l’idée… mon dieu, le tourisme, pourquoi pas ?…  Non, son bras tendu reconstruit la pyramide avec les milliers de mains de quatre mille ans d’âge – mains devenues poussières, c’est vrai, il ne faut pas se raconter d’histoires – ; curieusement, dans le geste de Borges c’est comme un vaste mouvement qui se produit par dessus notre culture et qui rebâtit au présent la pyramide à travers son seul bras d’homme… et cela n’est possible que parce qu’il est aveugle. Mais je vois bien que je me répète. Je cherche quelque chose d’autre.

– Permettez-moi de vous aider. On pourrait peut-être voir les instants qui ont précédé ce geste ?

– Vous pensez que… une enquête ?

– Oui, une histoire imaginaire. Enfin, toutes les histoires le sont, surtout lorsqu’elles sont vraies.

– Une histoire, si vous voulez : en fait, s’il rebâtit aussi simplement, c’est parce qu’il est venu de l’autre continent parallèle, d’un coup d’aile, par l’Atlantique sud, billet en main.

– Je pense au désert, à la chaleur écrasante, aux pas mal assurés.

– Oh, je crois qu’il faut être plus patient, remonter plus avant. Le plus difficile ne fut pas le désert, je veux dire les derniers pas ; cela n’était pas grand chose, c’était l’évidente solitude qu’il n’a cessé de fréquenter, le sable qui crisse, le soleil qui enfiévra son esprit toujours.

– Alors quel fut le véritable obstacle ?

– La difficulté réelle fut à l’aéroport, aux fracas chargés d’électricité statique ; il a fallu attendre et surtout entendre la voix qui enjôle les absents en partance.

–  Quelle voix ?

–  L’inverse du chant. L’hôtesse qui s’amabilise au micro, vous entendez, n’est-ce pas, ce n’est pas humain, la voix de notre temps, douce, invitante, trop présente pour être honnête, enfin, c’est le mensonge habituel des hommes depuis qu’ils vivent ensemble, mon dieu ce n’est pas une critique… Ne vous méprenez pas…

– Je ne pensais pas cela…

– Je vous remercie de me faire confiance… Je veux dire que cette voix est le mensonge du rêve demeuré sans nuit, avec la fameuse petite musique vide de trois notes qui précède ; là vraiment, je crois Borges tremble.

– Mais de quoi a-t-il peur ?

– De l’inhumanité de toute voix qui refuse le chant. Le prosaïsme qui suscite la pitié, parce que la voix est fière d’être au présent, et qu’elle n’est qu’absence dans une perfection très neutre.

– Mais la pitié est belle !

– Oui, mais pas ici. Il sait qu’il va avoir besoin de la pitié pour les pyramides, pour reconstruire, et celle qu’il porte à la voix de l’hôtesse use ses menues forces. Il y a tant d’obstacles à vaincre.

– Vous le présentez comme un homme tombé de la dernière pluie. Mais il a le sourire, il s’amuse d’être là. Dans l’attente, l’imagination est au chaud, elle écrit.

– Non, elle chante, enfin d’une certaine manière, vous avez raison, et ce n’est peut-être pas aussi grave que je le dis. L’attente après tout, ce n’est pas l’impatience. Mais j’entends les bruits et cela m’inquiète.

– Je crois que vous avez tort de vous en faire. Il n’est pas seul, assurément.

– Oui, il s’appuie sur une femme, je crois, épaule nue qu’il touche à peine, préparant dans une méditation tranquille l’autre toucher qui sera au désert.

– Ah, vous voyez, son esprit s’accroche à travers l’épaule de la jeune femme à la sensation à venir. Je suggérerais que l’épaule nue lui sert de canne blanche.

– Merci. C’est ça. Je vois mieux maintenant ce qui s’est passé dans la file d’attente.

– Il parle ?

– Je n’en suis pas sûr. « Séréna, pense-t-il, chante-moi quelque chose, que je n’entende plus cet enfer de valises qu’on roule, tant de pas perdus, d’appels obsédés par la perte d’un billet qu’un homme tient à la main… Séréna, chante-moi quelque chose » ; il le pense très fort, et cela monte vers son palais, mais les mots ne franchissent pas la barrière de ses dents. Le larynx lié au souffle refuse de vibrer. Il murmure simplement : « Je ne suis plus un enfant », et Séréna n’entend pas, elle dit : « Comment ? » « Non, rien, Séréna, rien ». Il sait qu’elle sourit.

– Il s’appuie sur elle disiez-vous…

– Non, justement, dans mon esprit sa main reste à distance.

– C’est curieux, je le voyais plutôt empressé à lui serrer l’épaule. Un aveugle… enfin…

– Ce serait dommage. Reconnaissez-le, ce serait dommage.

– Vous voulez me faire sentir l’infime distance qui sépare la peau de sa main de celle de l’épaule de sa compagne, de son amie, cette épaule fraîche, qui lui tient lieu de… comment dire ?

– Qui lui tient lieu de lieu…

– Ou de lien ?

– De lien, oui, mais voyez comme nos mots sont pauvres pour dire le tact, la bonne distance.

– Il n’y a pas de mot pour dire ce contact qui n’en est pas un.

– C’est normal, aujourd’hui nous sommes aux antipodes de tout cela, les peaux ont tellement hâte de s’interpénétrer.

– C’est naturel, non ?

– Aujourd’hui, peut-être, mais on peut rêver d’autre chose… À cause du vide qui suit. On peut, me semble-t-il, si l’on veut se réserver une chance pour la vie, rêver d’autre chose… Borges sait cela. Et je vais vous faire une suggestion, mais j’espère que vous ne vous moquerez pas…

– Me moquer ? Mais de quoi ? Nous n’avons cessé de parler de tact…

– Merci de m’encourager : je crois qu’au dernier moment et, contrairement à ce qu’il dit, Borges n’a pas touché la pyramide.

– À cause du tact ?

– Oui, le tact, enfin, le non-toucher qui est le vrai nom du respect et qui seul a quelque chance de faire monter le chant dans la distance où la voix humaine résonne.

La main de Borges

Au détour d’une conversation, Borges raconte qu’un jour, aveugle, il a décidé d’aller voir les pyramides. Il les a touchées de la main et il affirme qu’il les a vues.

La même main avait tenu la plume pendant des années ; elle avait caressé des milliers d’ouvrages et il faut s’attarder sur ce moment où l’érudit aveugle, près du but ultime de son corps, touche la pierre posée depuis 4000 ans. C’est un hommage à la peine des hommes qui dressèrent les tombeaux. À l’inverse de Sisyphe qui avait roulé sa pierre pour presque rien, les hommes ont fondé ce qui demeure. Voilà ce qui vient d’abord.

Mais à l’instant où sa peau entre en contact avec le rêve dressé contre la mort, je sens surtout que la pyramide revit, qu’elle revient, on dirait que Borges, fragile, la tient dans sa main. Autant de livres, autant de pierres ; vivant, le petit homme assume. Borges prononce un ‘oui’ discret ; c’est un murmure admiratif où monument et présent se contemplent ; la civilisation est toujours debout puisque Borges aveugle la voit des doigts : on s’admire, on se touche, on finit par se voir, c’est amour.

Dans le ciel de sa tête se dresse l’idée d’une pyramide et c’est elle que caresse la main terrestre. On assiste aux épousailles de l’azur et du vieux fiancé solitaire, songe visité par une peau vivante, roc en forme d’idée ranimée par le feu doux d’un mortel cultivé. Le moment est murmure, on remonte le fleuve, on se décide pour une source – pourquoi pas celle-ci ? – et on la touche. Il fallait une vie pour voir, Borges a attendu cette heure, il se doutait qu’il ne mourrait pas avant d’avoir vu la mort en pierres posées, la mort pyramidale et chaude de la plaine devenue désert ; aucune révélation, simple confirmation.

On se tait. Comme à travers un tremblé de chaleur sur les chaumes, il voit ; dans le trouble de la cécité, il voit mieux que nous les cent villes repues qui croissaient là, à trois pas du Nil, pierres plus jamais perdues, s’attardant sérieusement sur l’occident.

Il faut imaginer Borges heureux. Il sait que les hommes qui les ont faites savaient, qu’ils avaient conscience de créer, tout était force. Au fait, a-t-il envie d’entrer dans la fraîcheur du tombeau ? Je vois le petit homme timide faire ‘non’ de la tête. Il se dit que la nature y pourvoira bien assez tôt. Il se contente de l’extérieur, et puis, le labyrinthe intérieur, c’est sa figure, son paysage sans cesse arpenté. L’explorer des mains serait un long ennui mortel puisqu’il n’a fait que cela toute sa vie, il en est même le grand spécialiste. Lorsqu’on est la mémoire du monde, on n’a cure d’entrer au déjà vu. Seule compte décidément la figure entière coupée d’ombre et qui, humée de près, est ramenée d’un effleurement à tout ce qui est venu de sa fondation jusqu’à nous.

Il entend l’arête noire qui croît vers le ciel. J’essaie de percevoir la conversation qu’il eut avec les morts. On la connaît, il l’a écrite mille fois. Je me dis que l’espoir aux deux pieds sur la terre qu’il présente est tenté par le dialogue ; des mots viendraient volontiers, mais je suis sûr tout à coup qu’il ne dit rien. Il n’est plus temps de témoigner ; il fut un temps où c’était son jeu de dés, son lot, son labyrinthe. C’est fini.

L’apaisement qui le prend est une ferveur immanente, une reconnaissance laïque du mystère par la paume, et le grain, et mille saisons. Il ne fut jamais oisif, il a toujours été à l’énigme, au plein cœur, et il salue la confrérie de ceux qui surent, de ceux qui peuvent et de ceux qui, après lui, verront la même chose à la fin de leur errance. Le râpeux de la pierre dit les milliards de grains compacts ; ce sont des hommes bien sûr, clos sur eux mais agglomérés en société, désormais immobiles et froids : ils se passent le grand message qui rôde autour du savoir, non pas le ceci ou le cela de la raison, mais le grand ‘pourquoi’ qui s’entoure de ‘parce que’, et qui s’élargit encore et demeure pourtant et n’est rien d’autre que l’énigme claire de vivre.

« Mais ce n’est pas une énigme, dit Borges, vous voyez, je vois. Je dis : ‘je vois’ ; en réalité ce sont toutes les sensations ramenées à un mot qui désigne justement ce que je ne peux pas faire. Voilà ce que l’on apprend à force de vivre en tâtonnant : l’énigme n’est pas au fond, mais à la forme que l’on devine, et la forme imaginée est à elle seule le fond du monde. La pyramide exposée est le cœur du mystère, son apparence suffit, non, même pas, puisque je ne la vois pas : ce qui compte c’est l’idée seule alliée à la présence réelle du toucher, la forme et le doigt, l’image simple et le rugueux, la conception la plus lumineuse liée à la pierre caressée dans le noir. La peau pourrait s’y écorcher, et pourtant la pyramide est la forme la plus haute que l’esprit puisse concevoir. Tout se joue entre ma paume vivante et l’idéal posé en plein désert. L’entre-deux est la vie, sourires et larmes s’y font des politesses ; c’est un temps que l’on croit mystérieux alors qu’il existe une proximité étonnante entre les pores de ma peau et les intervalles de chaque grain, de chaque pierre ; tout compte fait, je peux dormir tranquille. »

La forme, je crois, n’est pas seulement ce que dit la parole prêtée à Borges. Peut-être y a-t-il au départ une erreur de vision, petite erreur fatale. Je veux parler de la naïveté de la lumière, de la raison, là où le langage, fiérot lunaire, oublie qu’entre les mots et le monde coule un vaste fleuve que cachent ces illusions écrites que les Lumières ont fait se déployer pour notre grand bonheur ; or, ces mots ne font pas pour autant – et il s’en faut de beaucoup – le monde.

Tout est toujours à reprendre : ‘tout’ est ici la pyramide et ‘reprendre’ c’est toucher de ses phalanges vives la forme qui dit la mesure. L’ombre de Thalès y rôde depuis l’origine ; elle dit la proportion, le jeu d’ombre et de lumière et la langue de raison vient avec, mais elle n’est qu’un aspect limité d’un univers plus large, plus fort, disons la vie pour être tout à fait clair, et que l’on retrouve à condition que l’humilité de la modeste petite main tremblante s’en mêle ; c’est elle qui fait tout, je veux dire, c’est elle qui fait la poésie.

La main écoute. La forme vient, Borges voit, et ce ‘voir’ est au battement du cœur qui palpite au creux de son poignet. L’affaire est si simple, dit Borges, il suffit de prêter l’oreille, puis de chanter par-devers soi la forme entendue dans la mesure de son corps.

Il perçoit alors, en s’effaçant, en se ramassant sur sa seule main, la vérité du chant qu’il a cherchée toute sa vie. Il entend un murmure souriant. La pyramide parle : « Oui, le chant est à mon image ; j’assume la mort et je la dépasse au-dessus du désert. Je confirme ton geste, je t’attendais, tu es mon hôte, je te fais mien. Ta parole est vérité parce qu’elle chante en ironisant sur les raisons errantes et posées. À l’instant où tu me touches, j’affirme que tu as chanté juste. »

C’est pourquoi on peut dire que ce jour-là Jorge Luis Borges a fait le plus beau des voyages.