Notes sur la traduction et l’interprétation musicale

Si nous avions des interprétations de Liszt de sa propre sonate, nous trouverions cela excessif, inaudible, à la limite du gâchis. Le premier grand virtuose compositeur dont nous ayons des enregistrements est sans doute Rachmaninov : le tempo n’est pas respecté, les notes sont parfois « mangées »… et c’est difficile à supporter lorsqu’on a l’habitude de versions plus modernes. J’ai le souvenir d’une interprétation en concert de l’Appassionata de Beethoven par Vlado Perlmutter (qui jeune pianiste avait connu Ravel et c’était sa vraie spécialité ; la Sonatine demeure un événement discographique étonnant… ) ; à l’époque il y avait une pause durant le concert et pendant cet entracte nous avions engagé une discussion sur la vision proposée par le grand pianiste. C’était au tout début des années 80, Vlado Perlmutter avait passé les soixante dix ans… et pourtant tout le monde (sauf moi, pauvre de moi) était offusqué par cette interprétation trop violente aux tympans de nos contemporains. J’avais pour ma part à l’oreille la version Schnabel et je ne risquais pas de tomber dans le travers du « c’est trop fort, c’est trop vite, c’est excessif, les écarts de nuances sont trop énormes… », enfin toutes ces choses que nos tympans ne supportent plus. L’admirable Vlado Perlmutter m’est resté comme un souvenir de l’ancien temps, celui où l’interprète donnait tout au concert, se ruait sur les notes avec une relative indifférence envers le respect scrupuleux du texte. Consulter une biographie de Beethoven est très instructif : au concert il était ahurissant. Pas seulement à cause de la nouveauté qu’il représentait pour ses contemporains ; si l’on en croit les témoignages, il pouvait changer un allegro en presto, il pouvait jouer un andante à 120 à la noire. Comme Liszt plus tard, il sacrifiait tout à l’impression. Lorsqu’on lit les commentaires de Proust sur Sarah Bernhard (c’est contre ma vision de La Recherche car la Berma n’est pas seulement SB!!) on est surpris par l’affectation – pour reprendre le mot kleistien – de l’actrice demeurée dans les mémoires. Écouter Apollinaire réciter « Le Pont Mirabeau » nous semble une dérision : le rythme des vers n’est pas respecté et les accents sont inutilement pompeux!

Nous sommes aujourd’hui très scrupuleux. Dans les années 30 encore, on pouvait proposer en français une version du « Procès » de Kafka très humour noir ; Vialatte nous l’a donnée alors qu’il était au fond relativement peu germaniste et surtout tirait Kafka à soi… et ce n’est pas si mal . Ainsi les Français ont-ils cru que Kafka était un auteur d’humour noir ; mais ce fut intenable trente ou quarante ans plus tard, lorsqu’on dut constater que le communisme et le fascisme avaient donné de tragiques confirmations à ses textes.

Songeant à notre « scrupule », à notre besoin de précision absolue, il me vient que cette petite pierre est en réalité un énorme rocher technologique… je suggérerais le fameux monolithe de 2001 Odyssée de l’espace. Cela nous a modélisés pour mille ans. Nous sommes dedans, nous n’y étions pas encore tout à fait dans l’entre deux guerres. Nous y sommes passés depuis et la tendance au scrupule s’accentue ; nous voulons être précis, nous avons en tête les modèles mathématiques et le système informatique : 0,1,0,1… Si bien que nous sommes entrés dans l’ère de la précision absolue. Et nous voulons la précision pour Beethoven, et nous voulons la précision pour la traduction de Kafka ou de Kleist… en ces matières pareille exigence n’a pas de sens.

Quand on songe que le métronome a été inventé à l’époque de la septième et de la huitième symphonie de Beethoven, on se dit que les compositeurs n’en avaient pas besoin auparavant ; du point de vue mécanique l’invention est dérisoire, donc c’est qu’il n’y avait aucune nécessité du respect parfait de la vitesse voulue à l’intérieur de la musique. On mettait « andante » et cela pouvait aller de 60 à 90 à la noire… Bach, Mozart, Haydn, tous ces inventeurs de musiques splendides n’avaient cure d’une allure précise. Ce n’est pas que le métronome n’avait pas encore été inventé… il ne l’avait pas été parce que les musiciens n’en n’avaient pas besoin !

Je décris le temps précis d’aujourd’hui, propre, calculable, régulier, avec ses normes toutes empruntées au calcul sérieux… J’ai l’impression pénible que notre temps nous dit que c’est un crime de vivre et qu’il faut se justifier à chaque fois que l’on respire un peu librement… en improvisant par exemple. Jugé à cette aune, Mozart eût été considéré comme un paltoquet.

Ce qui manque c’est le désaccord des instruments. Les voix et les instruments du pur point de vue technique jouent parfaitement. Le succès-redécouverte de la musique baroque vient jouer les trouble fête – il y a beau temps pourtant que les considérations mystico religieuses de cette musique sont lettre morte – . La chance est que cette musique n’est pas réglable mathématiquement… elle échappe à une vitesse précise, sans compter que la basse de viole doit être accordée tous les quarts d’heure. C’est l’image de notre liberté que nous aimons à travers elle. La critique de Boulez contre cette musique (« on n’en connaît même pas le tempo… ce qu’ils font là c’est du Viollet-le-Duc »), est à la fois «  juste » (sans tempo que faire de la musique écrite… les spécialistes nous disent que l’on peut à peu près le déterminer pourtant) et « fausse » parce qu’il n’a pas compris que l’en dehors de la musique manque à notre désir. Nous sommes avides d’à peu près comme nous voulons l’amour fou, le coup de foudre, parce que cela seul donne la sensation de vivre à plein une existence tout compte fait relativement courte ; nous ne voulons pas demeurer raisonnables ; nous voulons en bref rester libres ; il serait criminel de ne pas se jeter au monde avec toutes ses forces comme le faisaient Beethoven et Liszt lorsqu’ils jouaient en public ; une ardeur demande son droit à brûler, c’est la nôtre, et elle n’est guère différente de celle des gens qui vivaient à l’époque de nos grands anciens ; sauf qu’eux vivaient bien moins longtemps et c’est la raison pour laquelle ils se jetaient encore davantage au présent … (autrefois le présent était plus court…).

Une remarque troublante de Giono (il disait à peu près : qu’ils étaient heureux les contemporains de Mozart, sans même connaître la musique de Mozart !) nous avertit de demeurer prudents. L’époque est une atmosphère générale ; il est évident par exemple que ceux qui sont nés après la Shoah – c’est mon cas – ont moins d’insouciance au cœur que les générations précédentes (pour les suivantes je renvoie à ce que je décris ici sur notre temps).

Pour la traduction, on relève que Baudelaire traduisant Poe parle d’adaptation, c’est un trait d’époque. Nous aujourd’hui prétendons traduire vraiment. Pure illusion. Comme les interprétations musicales devront être reprises dans cinquante ans pour correspondre au goût du temps, il faudra retraduire ; c’est cette friabilité de la traduction qui fait son obscur scintillement. Interprétation musicale et traduction sont des artisanats exposés au temps, comme nos visages et nos lois.

Nous parlons une langue différente à chaque génération et le texte de Shakespeare va donc varier suivant les époques alors que le texte de base est bien celui de la langue de la fin du XVIème et du début du XVIIème. En définitive par rapport aux anglophones, nous sommes avantagés, puisqu’à chaque génération ou presque, nous avons un retour dans notre langue beaucoup plus lisible que pour les Anglais qui demeurent coincés dans le corset de la rude langue lointaine… Ainsi la traduction est-elle parfois un avantage. Montaigne est plus lisible à l’étranger que chez nous (Les tentatives récentes pour traduire Montaigne en français moderne sont très émouvantes… il faudrait étudier ce curieux phénomène de traduction dans la même langue… et qui n’est pourtant pas la même!).

On ne peut pas dire ce qu’est une bonne traduction. Il n’y a pas de recette ; s’il y en avait une nous l’appliquerions de manière scientifique et le problème serait résolu. Il n’existe aucune solution toute faite. C’est en chantournant qu’on devient ébéniste et c’est en traduisant qu’on devient traducteur. Chacun fait comme il peut. La traduction échappe à toute définition. C’est son charme agaçant, c’est sa misère si l’on veut, mais on peut aussi bien dire que c’est sa gloire, puisqu’enfin quelque chose résiste qui est de l’ordre de la langue et de la vie de l’esprit, contre la technologie qui nous prend de partout (ah notre propreté, ah la mathématisation de l’universel humain ; tant d’érudits stériles, tant de spécialistes vaniteux !). L’impossibilité de traduire, quelle chance ! L’esprit souffle dans le no man’s land qui sépare deux langues !

Petit problème particulier : les traducteurs amateurs sont des spécialistes de la langue étrangère et négligent la maternelle. Ils ont appris l’autre langue, en ont fait leur horizon, et tout soudain ils doivent rabattre la langue travaillée avec acharnement sur la leur propre qu’ils connaissent en définitive moins bien que la langue étrangère ; ils croient la connaître parce qu’elle leur est naturelle, mais l’erreur est dans cette foi d’enfance, la langue de maman qu’ils n’ont pas travaillée avec le même acharnement que la langue étrangère.

Hölderlin, maître dans l’art de traduire, disait à peu près que l’étranger nous est plus proche que le natif : sa parole paraît mystérieuse car elle touche à d’autres domaines que celui de la traduction (c’est la question plus générale du poétique), mais je vais provisoirement me contenter de ce constat… tant de choses encore à dire à la suite de ces propos parfaitement discutables !!

Chanter juin

Parmi les poèmes de Hölderlin dits de la folie (à partir de 1806), un quatrain est demeuré célèbre :
« L’agréable de ce monde je l’ai goûté tout entier,
Les heures de la jeunesse ont fui depuis longtemps, si longtemps,
Avril et mai et juillet sont très loin,
Je ne suis plus rien, je n’aime plus cette vie. »
On remarque aussitôt que « juin » n’est pas cité et des commentateurs avisés de suggérer que ce contournement du mois de juin est dû à la disparition de Suzette Gontard, morte en ce mois maudit pour le poète (Suzette Gontard a été la grande passion du poète : il fut le précepteur de ses enfants). Il se pourrait aussi que plus trivialement le poète ait voulu éviter la répétition de sons proches dans le troisième vers :
« April und Mai und Julius sind ferne »; glisser „Juni“ avant „Julius“ eût été assez fâcheux…
 Peu importe ici la vraie raison de cet évitement du beau mois de juin, le plus rayonnant bien sûr, lui dont la première lumière totale domine l’année et auquel, on vient de le voir, juillet fait pourtant une ombre indiscutable… Chanter juin est ainsi une nécessité.

sur sa crête de lumière
l’ange explose de tendresse
la main tendue puis serrée
peu de paroles des frôlements
murmures cependant
le sacré des ailes accompagne
mon pas toujours en juin
(je suis des nuits d’hiver)
ta bouche tiède emplit le mois
de fruits qui de leur incarnat
rehaussent le bleu des seigles

et de tes frêles coquelicots
tu montres au blé le mûr
l’espoir de la teinte fluide
que les éoliennes salueront
ange mon amour de juin
puis de juillet et des moissons
donne toute ta parole
chante-nous des plaisirs
dans l’attente de tes pas
aube de peau adorable
où rosit le lendemain fou

Autour de la Marquise d’O. Dialogue. (3)

Ce texte est le troisième sur le même sujet; voir 1 et 2 en cliquant sur les chiffres.

« a » pour auteur  et « c » pour critique.

c : Quelque chose ne va pas.

a : Et quoi donc cher ami ?

c : Je ne suis pas votre ami.

a : Et qui êtes-vous donc ?

c : Le tout autre.

a : Rien que ça ? Ben dites-donc !

c : Ne jouez pas les malins. Vous dites que Rohmer abandonne le marivaudage lorsqu’il met Kleist en scène.

a : Ah, j’ai dit ça ? J’avais oublié.

c : Perdu entre vos poèmes, récits et considérations diverses, évidemment.

a : Et mes rêveries, vous oubliez mes rêveries !

c : Parlons-en de vos rêveries…

a : Dites voir, ça m’intéresse.

c : Non, pas maintenant, revenons à Kleist.

a : Comme vous voudrez. Oui, la Marquise d’O.

c : Vous dites qu’il abandonne le marivaudage. Nous entendons marivaudage en un sens positif évidemment. Inutile de donner des définitions, on comprend.

a : Oui, oui, bien sûr. Enfin, cette affaire de marivaudage… hem… Il faudrait tout reprendre.

c : Permettez-moi de résumer d’abord le récit, on y verra plus clair. Une forteresse italienne est prise d’assaut par des soldats russes. La Marquise d’O, fille du commandant de la place forte, va être violée par les soldats. Un officier russe s’interpose et sauve la Marquise du viol. Elle est évanouie. Il la viole. Elle tombe enceinte. Le soldat russe est envoyé en mission, revient, apprend que la Marquise a été chassée de chez ses parents. La Marquise fait paraître une annonce dans la presse pour retrouver le père de l’enfant. L’officier russe se présente. Ils se marient. Puis, elle lui interdit de l’approcher. Il faudra bien du temps pour qu’elle lui pardonne. C’est ça ?

a : Vous n’avez pas oublié grand-chose en effet.

c : Qu’ai-je oublié d’important ?

a : Elle est veuve, a déjà deux enfants au moment de l’horrible forfait.

c : Ce qui place l’acte au comble de l’atrocité. Son honneur ne lui appartient pas à elle seule, ses enfants et la mémoire de son défunt mari sont également touchés… et quoi encore ?

a : Ah, ça me revient. Nous n’avons pas évoqué l’ironie.

c : De l’ironie ? Une femme violée… étrange…

a : J’évoque ici une très haute forme d’ironie… disons pour faire bref, l’ironie de la vie.

c : Très grossièrement alors.

a : Tiens, puisque nous parlons de grossièreté, je vais l’être jusqu’au bout.

c : Ça promet d’être intéressant.

a : C’est bon, c’est bon… Tenez : supposons qu’un homme et une femme se rencontrent, que font-ils ?

c : L’amour.

a : Mais non, voyez comme vous êtes vous-même très grossier !

c : Je vous remercie !

a : Attendez : un homme et une femme se rencontrent : ils parlent, ils échangent des mots, ils ne disent pas ce qu’ils veulent, ils se servent du langage pour tourner autour du lit. Ils s’embrassent, enfin vous voyez, quoi…

c : Je vois très bien. De nos jours, ça s’appelle flirter. Ils ne se jettent pas tout de suite l’un sur l’autre. C’est même peut-être là le meilleur moment de l’amour.

a : Je vous laisse la responsablité d’une semblable assertion ! Disons qu’ils usent de codes, surtout dans ces milieux sophistiqués, une marquise, un officier… Vous vous rendez compte à cette époque, avec ces rôles sociaux, on est au maximum de la complexité.

c : Ça marivaude, quoi.

a : Oui, et dans notre histoire au contraire, rien. Il la sauve à la manière romantique du feu et de la soldatesque – jusque là rien de plus cliché – puis il la viole… et là le romantisme qui est attente et mélancolie s’en trouve tout inversé.

c : Il profite de son évanouissement pour la violer.

a : Oui, sur ce point précis il faudrait peut-être… comment dire…

c : Être plus précis. Je décris : Il la tient dans ses bras, elle est évanouie, il la touche, il est bouillonnant de colère contre ses soldats, sans doute la robe de la Marquise a-t-elle bougé, enfin quantité de petits détails qui ne sont pas dits mais qu’on devine et qui… comment dire ?

a : Excusent le viol ?

c : Non, pas cela… mais réveillent l’animal qui sommeille en chacun de nous, les hommes. La bête mâle.

a : D’autant qu’ils n’échangent pas un mot. Elle est évanouie. Si la Marquise avait pu parler, sa voix lui aurait servi de rempart.

c : Oui, la voix de la Marquise aurait éveillé l’humanité en lui. Il aurait entendu les interdits civilisationnels qui permettent une relation sexuelle consentie par les deux protagonistes, car seul l’officier obéissant à sa libido assouvit son plaisir. Un viol c’est ça. Mais revenons à votre ironie…

a : Ce n’est pas la mienne. Je reprends : un homme et une femme se rencontrent ; ils parlent, ils échangent, et là tout compte : on échange des regards, les goûts et les couleurs, on estime le grain de la peau, les gestes et le timbre de la voix. Je pourrais évoquer les parfums, les froissements de tissu pendant la marche, les effleurements légers, enfin je veux dire…

c : Oui, que voulez-vous dire ?

a : Je veux dire que ce petit théâtre du non-dit est la vie du monde. C’est la civilisation. Et dans notre récit, ironie suprême, ils couchent d’abord (elle contre son gré) et marivaudent ensuite, bien plus tard. Ce qui est l’aboutissement naturel, est ici au début. On commence par la relation sexuelle violente. C’est cette inversion que j’appelle ironie. La prise de la place forte est en outre une image limpide de l’acte.

c : Oui, oui…Au fait, il est passé où, notre Kleist ?

a : Et Rohmer ?

c : Oh, ce sera pour une autre fois. Ce récit est inépuisable. À bientôt !

a : À bientôt !

Maurice Leblanc: Alcor et La Comtesse de Cagliostro

Sans dévoiler le mystère de ce roman exceptionnel, je reviendrai sur un passage étonnant où la recherche d’un trésor est liée aux étoiles de la Grande Ourse : celles-ci projetées sur la terre du Pays de Caux reproduisent l’emplacement des abbayes et l’on apprend que le trésor se trouve auprès de l’une d’elles. Arsène Lupin devine qu’un mot est la clef du lieu où repose le précieux objet ; ce mot est caché dans une phrase latine : Ad Lapidem Currebat Olim Regina (la reine courait autrefois vers la pierre). On voit que chaque lettre initiale de la phrase latine forme le mot Alcor. Le héros s’aperçoit que ce mot désigne lui-même une étoile qui ne fait pas partie à proprement parler des étoiles de la Grande Ourse, mais qu’elle se trouve juste à côté de l’une de celles-ci qui est tellement brillante qu’elle cache Alcor. Ce mot d’origine arabe signifie épreuve. Il suffit pour la voir de fixer l’étoile brillante (il s’agit de Mizar) et de laisser aller son regard pour percevoir sur les bords de la rétine la fameuse Alcor. C’est une « épreuve » que les anciens utilisaient pour tester l’acuité des yeux. Projetée sur la terre, le lieu qu’occuperait Alcor va donner l’emplacement exact du trésor.

Je n’insiste pas sur la suite que l’on pourra lire ou relire, mais il me semble que cette technique proposée ici a une valeur inestimable pour la recherche de la vérité quelle qu’elle soit. Cette technique est simple : laissons-nous fasciner par notre objet, mais n’en quittons pas moins tout le champ alentour pour y voir clair. La lumière jaillit de l’errance du regard autour de l’objet qui nous occupe. Une leçon est ainsi donnée : lorsqu’on se heurte à un problème, il convient d’en observer attentivement tout ce qui l’entoure pour trouver la solution. Le trésor n’est pas dans la luminosité de Mizar mais derrière celle-ci, au-delà ou en-deçà. Que l’on s’éloigne du centre qui nous attire et nous aurons la solution. François Jacob raconte qu’il découvre ce qui lui valut le Prix Nobel en s’installant épuisé dans une salle de cinéma après une journée vaine où il a fixé son objet toute la journée sans trouver de solution. Il nous est arrivé souvent de voir surgir une intuition au moment où nous étions en dehors de toute réflexion. C’est lorsque l’on oublie ce que l’on cherche que l’on trouve ce que l’on ne cherchait plus. Les poètes ne fonctionnent pas autrement.

Si l’on revient à l’histoire contée, on ne peut qu’admirer la virtuosité de Maurice Leblanc, accumulation d’inventions stupéfiantes qui fait tout le charme élégant de ses récits : la citation latine, les initiales, l’étoile cachée et pourtant présente etc… ces détails mis bout à bout donnent une impression de tournis où jamais cependant le lecteur ne perd pied. Une telle allure confond et l’on se demande pourquoi l’œuvre de cet auteur d’exception ne figure pas parmi les grands du XXème siècle. Il y a cependant un avantage à cette relative méconnaissance (due à la vanité qui hante notre vision bien française de la littérature officielle) : ces textes sont peu étudiés à l’école et on n’en dégoûte pas les adolescents, ce qui permet de les découvrir seul, dans toute leur pureté.

On pourrait s’arrêter sur cet étonnement face à une œuvre aussi ingénieuse que puissante, mais quelque chose nous dit que le fin mot d’Alcor n’est peut-être pas le dernier. Le fond de l’histoire nous y invite : Alcor cache un autre trésor. On se souvient alors que Maurice Leblanc était un fin lecteur d’Edgar Poe et qui ne voit dans l’affaire évoquée ici brièvement une sorte de reprise de La lettre volée, où Dupin (Maurice Leblanc lui emprunte presque le nom du héros) découvre ce qui était caché en décalant le regard ? Pour conclure je me permets de citer le même Edgar Poe, père fondateur du roman policier ; cet extrait se passe de tout commentaire, mais on peut être sûr que Maurice Leblanc le connaissait parfaitement et qu’il lui a permis de stimuler son imagination pour écrire l’ébouriffante histoire de La Comtesse de Cagliostro . Ce passage est extrait de Double assassinat dans la Rue Morgue. Après une critique des méthodes Vidocq : « Il diminuait la force de sa vision en regardant l’objet de trop près », Edgar Poe ajoute un peu plus loin :

« On trouve dans la contemplation des corps célestes des exemples et des échantillons excellents de ce genre d’erreur. Jetez sur une étoile un rapide coup d’œil, regardez-la obliquement, en tournant vers elle la partie latérale de la rétine (beaucoup plus sensible à une lumière faible que la partie centrale), et vous verrez l’étoile distinctement ; vous aurez l’appréciation la plus juste de son éclat, éclat qui s’obscurcit à proportion que vous dirigez  votre point de vue en plein sur elle. »

J’ai fait paraître :  Deux Nouvelles de Maurice Leblanc chez Libretti (vol.19304 de Le livre de Poche), où la relation Maurice Leblanc-Edgar Poe est explorée plus avant, puisqu’une des deux nouvelles est une imitation avouée de Double Assassinat Dans La Rue Morgue.

André Dhôtel ou la révolte du naturel (3/3)

L’œuvre

            La révolte couve en creux.

            Les plaies et les bosses des héros sont vécues comme les conséquences normales de leur refus. Ils n’y peuvent rien, ils sont comme ça, définitivement à côté, en marge. Leur révolte est tellement naturelle, si peu consciente, qu’elle éveille chez le lecteur un sourire de compassion qui entre en harmonie avec l’ironie tranquille de l’auteur. La sagesse est à mille lieues de la résignation, elle franchit le ruisseau fangeux du temps de la révolte sociale pour s’étendre à toute notre condition.

            Ses personnages attendent. ‘Il va se passer quelque chose’ : mille fois cette phrase revient, comme un leit-motiv qui mesure le récit. Cette candeur, cette simplicité dénuée d’ambitions est une forme de scandale, car le temps est à l’histoire, à la croyance illusoire en un progrès humain ; à l’instant où les pays se transforment en vastes friches industrielles, Dhôtel marque sa distance. Il ne cède pas pour autant à l’accablant : « C’était mieux avant ». Il se garde bien d’aller vers l’arrière, la plainte n’est pas son fait. Il dépose simplement ses héros dans nos sociétés et toute son affaire consiste à attendre. C’est Godot revisité par le village, car on ne peut rien attendre évidemment des grandes villes, rien ne sortira de nos précipitations, énervements, divertissements, ambitions mondaines ahurissantes d’oubli de soi.

            Le décor du village bouge cependant : dans  Le village pathétique[1] Odile s’engage dans la construction d’un système d’alimentation en eau du village de Vaucelles. Elle est architecte et rien n’est plus naturel que d’aider à concevoir les plans. Mais dès qu’il est question pour elle d’occuper un poste officiel, elle refuse. Et le lecteur, habitué à dire ‘oui’ dès qu’il est question de le mettre en valeur socialement, ne manque pas de s’étonner d’une telle ‘inconséquence’, alors que du point de vue de la nature ouverte et libre – l’histoire commence par la séparation du couple – Odile est au plus près de sa vérité, qui est en fait la vérité dhôtellienne, celle qui exige indépendance et patience. Cette Manon des Sources des pays du nord profite même de sa beauté naturelle pour être plus libre encore. ‘Libre’ ne signifie pas qu’elle couche avec tout le monde – contrairement au mythe désolant d’une pseudo-libération – c’est même l’inverse, elle ne veut rien, d’aucun homme, d’aucune femme, elle attend. Certes, elle s’active, mais elle est là, seule, cherche sa voie, son être pur et qui pour le temps du récit est errance, comme le vent, comme les fleurs. Presque rien.

            Dans le même roman, Julien, le mari dont Odile s’est séparé, est réparateur de bicyclettes. Or, Odile le chasse parce qu’il ne veut pas devenir poète. Julien est alors la même figure : il est utile au village, mais il attend. La coïncidence des destinées de Julien et du Léopold de Des Trottoirs et des Fleurs doit nous alerter. Le refus d’être poète dans des romans qui sont si poétiques, si déconcertants, ne peut laisser le lecteur indifférent. On nous offre en toute ironie un texte qui raconte l’histoire d’hommes qui ne veulent pas écrire et qui attendent. Mais qu’attendent-ils ?

            En fait, la main qui écrit le texte ne quitte jamais le moment où elle écrit. L’attente est celle-là même de l’écrivain qui a lancé ses personnages dans un monde conventionnel pour les voir se déployer comme des fleurs. Car à la fin de chaque aventure, quelque roman que l’on lise, l’émerveillement se fait, le miracle qu’on attendait surgit inexorablement dans les dernières pages. Que se passe-t-il alors du côté de l’écrivain ? L’œuvre s’achève, tout simplement. Nous avons erré avec les héros, avec l’auteur, et nous voilà récompensés de notre attente. Un des plus beaux exemples est sans doute le chant de Lydie qui clôt Vaux Étranges[2] ; car le matériau est alors poésie pure dans le village définitivement oublié. Le prénom fait allusion au mode lydien bien connu des musiciens, mais la pureté de la voix qui chante pour presque rien est si proche du conteur qu’on se dit que c’est là ce qu’il cherche, et qu’il le trouve avec nous dans un instant étonnant où l’on a l’impression que l’on est avec lui en train d’écrire la fin du texte. Les parhélies qui surgissent dans la dernière page de Des Trottoirs et des Fleurs sont l’équivalent visuel de cette même découverte commune.

            Chaque histoire contée est alors à elle-même le récit de sa lecture et de son écriture ainsi qu’on le voit( !) bien dans la nouvelle intitulée Pierre Marceau[3] où le héros devient aveugle et découvre le monde. On nous permettra d’évoquer cette scène étonnante où Pierre Marceau reconnaît son pays au toucher des plantes, du bout des doigts, du fond de sa nuit. Quelques années plus tard, André Dhôtel reprend la même scène dans Les Chemins du long voyage[4] : « Il (Colligant) reconnut au toucher les petites masses globuleuses des sanguisorbes. […] Il crut, pendant un instant, malgré les ténèbres, voir avec netteté le rouge des sanguisorbes, plus obscur encore que la nuit. » La nuit, la cécité sont ici à l’image de notre propre aveuglement, lorsque nous tenons le livre et que le monde a disparu. C’est alors, pour le lecteur du livre comme pour l’auteur du texte, que l’on voit le mieux les choses de l’univers.

            L’aveuglement, l’attente, la recherche du pays, ce sont autant de noms différents qui désignent le romancier-poète contemporain dans un monde défait du transcendant et où le poète est à lui-même sa norme. Comme Léopold ou Gaspard, l’écrivain ne sait pas où est son lieu, son métier, son œuvre ; il est hors monde, puisque tant que l’œuvre n’est pas faite, il n’a aucun statut, et une fois faite, l’œuvre emporte plus loin ses émerveillements et l’auteur se doit de recommencer la même histoire de celui qui ne sait pas, attend, avance aveuglément, pour que son identité se réaffirme. C’est l’attente de l’œuvre qui est ainsi régulièrement mise en scène.

            Le Pays où l’on n’arrive jamais[5] a pour solution un livre d’enfant dans lequel des feuilles d’arbre séchées, cueillies soigneusement par la mère dans chaque pays traversé, figurent tous les pays, c’est-à-dire n’importe où, ou plutôt partout, en tous lieux. Il apparaît alors que le récit d’André Dhôtel est un récit sur l’écriture du récit, un livre sur le livre qui creuse des abîmes d’interrogations essentielles. La ruse consiste à présenter le tout comme une histoire d’enfants, ce que notre France vaniteuse interprète immédiatement comme un récit pour les enfants, alors qu’on voit bien que c’est toute l’attitude du poète conteur qui est mise en perspective. Le livre aux feuilles est l’arbre de vie, l’œuvre d’existence dont les poètes rêvent : ce non-lieu de tous les lieux est celui de poésie, l’endroit précis où les feuilles du livre caressent les feuilles des arbres, et qui nous rappelle notre première sensation, lorsque nous l’avons lu dans la prairie et que nous n’avons pu faire de différence entre le livre et la nature qui nous entourait.

            Le récit des aventures de Gaspard et d’Hélène, la recherche du pays, c’est un peu l’attente d’Orphée, le long détour insouciant et soucieux de l’œuvre qui se cherche et se trouve, puis est abandonnée, – il faut bien finir – pour être reprise dans d’autres récits. Maurice Blanchot affirme[6] ainsi que « l’on ne peut faire œuvre que si l’expérience démesurée de la profondeur… n’est pas poursuivie pour elle-même. La profondeur ne se livre pas en face, elle ne se révèle qu’en se dissimulant dans l’œuvre. » L’insouciance anxieuse de Gaspard est la plume d’André Dhôtel explorant les possibilités de son récit.

            Les abrutis, les rêveurs, les maladroits sont dans leur attente hors du monde comme l’écrivain qui, hanté par son récit, se voit bousculé dans la rue ou célébré à distance. Il n’est pas d’ici. Mais le ton dhôtellien n’a pas ce sérieux que nous lui prêtons et l’auteur se garde bien d’attirer l’attention sur ce secret étrange de l’écrivain au travail. À l’inverse de la plupart de ses contemporains, il n’appuie jamais sur ces étais trop voyants qui auraient pu le classer parmi les très grands écrivains ‘critiques’ de son temps. Il est ainsi bien plus élégant, s’ingéniant à présenter des héros incultes, idiots, gaffeurs ou qui refusent de devenir poètes.

            Ironie légère, fausse candeur, allegro mozartien pour chanter l’insouciance qui suit l’impatience de vivre, et la dépasse, formant une heureuse transparence qui berne le lecteur trop pressé. À la profondeur grecque très éprouvée, André Dhôtel mêle une malice ardennaise si l’on veut, paysanne peut-être, ruse en bref, qui est d’emblée consciente, avant même d’avoir commencé à conter, que nature et culture c’est tout un.

                                                                                  Raymond Prunier.

 


[1] André Dhôtel : Le Village Pathétique, Gallimard, 1943.  Éditions ‘Folio’ N° 582, 1974.

[2] André Dhôtel : Vaux Étranges, Gallimard, 1983.

[3] André Dhôtel : Pierre Marceau, revue Mesures 1940, 6ème année, N° 2, pp. 25-39. Ce court récit a été réédité en 1993 aux Éditions ‘Mont Analogue’.  

[4] André Dhôtel : Les chemins du long Voyage, Gallimard 1949. Éditions ‘Folio’ N° 1540, 1984. C’est à cette dernière édition que nous empruntons notre citation, pp. 122-123.

[5] André Dhôtel : Le Pays où l’on n’arrive jamais, Pierre Horay éd., 1955. Éditions ‘J’ai lu’, 1959.

[6] Maurice Blanchot :  L’espace littéraire : « Le regard d’Orphée », Idées, Gallimard, 1955, p. 228.

André Dhôtel ou la révolte du naturel (2/3)

Cancan

La grande école officielle bannit le trivial. Il faut admirer les hommes, les écrivains et oublier les mégères et les orties. A. Dhôtel n’est pas de cet avis. Il le dit haut et clair : rien de plus intéressant que le cancan, ce « hors littérature . » Et ce ‘hors littérature’ ne s’explique que par la vision déformée des valeurs d’une école, d’une culture qui entretient une vénération à vrai dire ridicule pour ce qu’elle nomme des ‘auteurs’, des ‘œuvres’, qui vont nous délivrer la vérité, oubliant le plaisir simple de lire, l’attente, l’écoute du monde, en bref ce qui fait l’essentiel des préoccupations du poète. « On traite les écrivains comme des gens qui sont des maîtres à penser, qui ont des idées. Moi, je n’en ai pas d’idées . »
 Les romans d’André Dhôtel sont autant de chemins. « Les cancans sont très proches de la poésie  », ils ornent notre route, ils rôdent au fond du langage, ils sont la vraie langue du monde. Issus de la rencontre de l’imaginaire et d’un réel forcément frustrant, ils donnent du grain à moudre au silence intérieur. Ce feuilleton déferlant de mots touche au vif de notre expérience. C’est une langue nue, déshabillée des raisons et attifée de tout ce qui tombe sous la main. Cette invention du langage est très proche du roman où, de Cervantès à Kafka , le récit fabuleux vient hanter nos rêves d’une autre vie. Et puisque nous citons Kafka, on voudra bien considérer que Le Château  n’est rien d’autre qu’un récit presque entièrement constitué de ragots. Non que nous ayons besoin de Kafka pour justifier l’excellence du projet dhôtellien, mais pour rappeler cette évidence que le grand roman emprunte toujours au colportage des bruits qui façonnent l’imaginaire et s’installent ainsi au plus profond de ce qui fait nos goûts, nos couleurs et la joie d’exister.
 La haine, la jalousie, l’amour, la mort, la joie maligne s’y disputent la place mais il nous faut revenir à cette autre évidence : ce fut notre première langue. Et c’est pour cette raison qu’André Dhôtel la nomme poésie, la laisse déferler dans ses romans ; puisqu’un récit n’est après tout qu’une affaire de langage, autant aller à l’origine. De plus le cancan est un peu à la mesure de ce que Levi-Strauss dit du bricolage religieux  : on prend ce qui vient, ce qui est là, on brode, on invente, on fabule. Par ailleurs, c’est la définition même du romancier… et c’est à cet endroit qu’André Dhôtel une fois de plus ironise tranquillement, suggérant une sorte de modeste : « Oh, moi, vous savez… »
 Mais il faut refaire l’histoire. C’est une réflexion de bistrot telle que Dhôtel eût aimé qu’on l’évoque. Disons en bref qu’au XXème siècle  l’homme décolle vraiment de la nature, opération dont le romantisme avait signé la lente mais sûre disparition dans un soleil forcément couchant, nostalgique. En rivant ses personnages à la prose des jours, en les poussant au cœur du cancan, il fait resurgir des affaires que le siècle technique, scientifique, précis (il y a même des sciences ‘humaines’) s’efforce artificiellement d’étouffer : nous sommes dans la nature, nous ne sommes que ce petit pays perdu dans le poudroiement des galaxies, et par ailleurs, quoi de plus respectable qu’un buisson de genévriers ? Alors, quelle sera notre langue ? Le cancan apparaît comme l’endroit langagier où deux mondes se touchent : le quotidien et le rêve. Rien de plus riche, en effet, pour qui sait que la poésie est précisément le lieu, ce non-lieu bien plutôt, où la vie et l’imaginaire se font des mines.
 Le cancan est la première strate du langage, langue maternelle qui fait grandir les tout-petits et les amène à la découverte du monde. Son caractère répétitif permet à l’esprit en développement d’assurer ses prises sur la réalité. Et parler du temps qu’il fait, des histoires familiales, reprendre les préjugés, c’est entrer officieusement, par la petite porte, dans la grande affaire du monde qui plus tard s’efforcera d’émonder, de rationaliser, d’élargir, pour déboucher un jour peut-être sur la philosophie ou la politique. L’anti humaniste et philosophe Dhôtel semble ici nous rappeler que c’est au village que le langage fait ses gammes (on voudra bien considérer que le village n’est qu’une métaphore du petit monde qui entoura nos rêves d’enfant), et il met le doigt sur les bases de la pensée, sans juger, avec même une forme d’admiration que notre siècle critique a cru bon de dénigrer. Cette critique est une grande sottise, évidemment, car il est très absurde de s’obséder des idées qui font le monde, alors que l’on voit bien qu’elles sont nées au village, dans les passions oubliées de l’enfance et s’abîment en massacres à force de ne pouvoir s’incarner. Et là nos cancanières sont autrement plus fines que les penseurs qui firent les beaux soirs qui devaient amener les lendemains qui chantent, car elles racontaient la même histoire, simplement elles n’y croyaient pas tout à fait et en restaient au niveau innocent du langage murmuré dans le frissonnement des villages perdus, au lieu de la (l’histoire) crier comme le firent tant d’hommes sur la place publique jusqu’à ce que mort s’ensuive. Trouble bruit des rêves qui demanderait plutôt à être protégé que proclamé. Dhôtel garde précieusement dans le creux de ses mains la flamme primitive du cancan, comme si elle devait resservir un jour. Étranges histoires.

André Dhôtel ou la révolte du naturel (1/3)

           Réfractaire à l’histoire de son temps, André Dhôtel apparaît comme un romancier fantastique, simplement parce que ses personnages n’épousent pas les modes de vie communs et s’attachent à guetter un miracle. À l’inverse de ses contemporains, l’auteur échappe aux rêves historiques du XXème siècle et déploie ses récits sur les marges, dans des villages probables où des êtres inadaptés demeurent au plus près de la condition naturelle des hommes. Le miracle est alors l’équivalent du bonheur où l’homme ne devient homme que parce qu’il renonce à l’humanisme pour le profit d’une appartenance plus fondamentale à la nature. Chemin faisant, les histoires s’épanouissent sous la dictée d’une imagination qui cherche l’œuvre et produit le miracle attendu.
 L’abondante suite des romans d’André Dhôtel fait ainsi la part belle à des fictions, qui sont certes des œuvres de langage, mais qui s’efforcent de se fondre mystérieusement dans la production d’une nature inépuisable.

Description
 Contrairement à la plupart des romanciers, André Dhôtel place la description au centre de l’action. La lecture d’un de ses romans en pleine prairie, au creux des bois, nous amène le plus souvent à n’établir aucune différence entre ce qui nous est conté et l’environnement immédiat dans lequel nous le lisons. On dirait que les marges de ses textes sont mordues par la touffe d’herbe qui vient frôler les bords du livre et voici que de proche en proche, texte et bois, lignes et sillons, se retrouvent en harmonie spontanée, et le ciel même qui nous éclaire à l’instant vient se refléter au creux des mains qui tiennent le livre. L’expérience est étrange, mais on sent que l’on est à cet instant sur l’épicentre de ses tremblements écrits. C’est alors que rien n’arrête plus mon esprit, je le perds, je le livre, je le donne à Léopold, à Gaspard, à Clémence, à Julien, à Lydie, à toute cette constellation de prénoms qui s’enfoncent dans ma généalogie rêvée, semblent un moment m’ôter le ciel pour me le rendre plus frais, plus pur.
 Un extrait de Des Trottoirs et des Fleurs  peut nous aider à comprendre ce phénomène ; Léopold et Cyrille visitent ‘les Pleux’ pour la première fois : « Les bois et les taillis buissonneux avaient ce soir-là, au-dessus de la plaine, une nouvelle splendeur. Les deux amis y étaient entrés vers le haut de la route et découvrirent d’abord une friche de genévriers. C’était gris et bleu sous le soleil. De hautes graminées desséchées, d’invraisemblables fleurs de loin en loin, fragiles comme des paroles perdues. Quelques oiseaux s’envolèrent dans un grand silence. Les oiseaux et le silence c’est vraiment une affaire importante à remarquer. »
 Rien n’est arbitraire. Comme tous les personnages de Dhôtel, les deux amis sont en difficulté d’intégration, et la description de ce lieu qui va jouer par la suite un rôle clef, évoque à merveille la situation réelle de leur esprit. Le paysage est un état d’âme. Les sept phrases peuvent se lire ainsi : ils admirent, ils marchent, ils s’enchantent, ils sont déséquilibrés, ils acceptent, ils se donnent raison. Et tout le récit oscille autour de ce silence qui leur donne raison : oui, ils ont raison de ne pas vouloir être artistes, d’être des ‘abrutis’ (le mot revient plusieurs fois), d’être hors du monde, c’est-à-dire aux yeux du romancier révoltés dans la vraie vie, celle qui dit ‘non’ au social préconstruit et tente d’ouvrir la porte à la liberté et au plaisir d’exister.
 On peut s’attarder sur la présence des genévriers (il aurait pu citer n’importe quel nom d’arbuste), qui ont été choisis pour leur son, syllabes roulantes qui évoquent avec les sept autres ‘r’ de la même phrase, l’avancée frissonnante des héros au cœur de la nature. Mais, curieusement, comme un parfum, on en perçoit soudain la mélancolique incertitude, appuyée plus loin par le « gris et bleu », et reprise encore par les « fleurs de loin en loin » qui dessinent des espérances dont l’auteur nous prévient dans la même phrase qu’elles sont « fragiles comme des paroles perdues. » Très étrange description, où les buissons, les fleurs, les oiseaux ne quittent jamais le lieu du silence, alors que pour nous lecteurs, il n’est question tout compte fait que de langage. On aime alors ces ‘abrutis’ qui savent mieux que quiconque sentir le souffle de la nature et surtout son silence. On sent par ailleurs que Dhôtel abandonne volontairement toute précision sur la personne qui ‘voit’ ces choses, ‘entend’ ce silence, en bref l’auteur brouille les points de vue : la description est-elle vue par les héros ou par le narrateur ? Peu importe. Cette confusion permet à la nature de prendre toute la place, informant dans le même temps sur l’état d’esprit des visiteurs, tandis que l’auteur dessine en sous-main la destinée incertaine des héros pour piquer la curiosité du lecteur.
 La description (qui n’est habituellement qu’un creux du récit où l’auteur fait des effets dans le vide pour le seul profit d’une pause – on ne peut avancer toujours dans le fil de l’histoire -) élargit le propos d’André Dhôtel, elle l’ancre profondément dans l’évidence d’une vie liée à la nature, désignant indirectement l’appartenance à l’humanité comme un cas particulier de notre présence dans l’univers. Le romancier déteste l’humanisme de son temps, de même qu’il évite le dialogue romantique avec la nature, où les rochers et les fleurs ne sont là que pour mettre en valeur la solitude de l’homme. En un recul fabuleux, sorte de zoom arrière, il replace l’homme à sa juste place de membre d’un monde qui le dépasse largement, le déborde de tous côtés, rejoignant une vision panthéiste antique qu’il agrémente à la mode toute fugitive de notre temps. La ruse du conteur éclate dans la dernière phrase de notre extrait : « Les oiseaux et le silence c’est vraiment une affaire importante à remarquer. » Si le style n’était pas familier, cette notation pourrait avoir des allures de sentence. Mais André Dhôtel aplatit la forme pour la faire rouler dans le flot des phrases comme pour nous dire : « Vous savez, la pensée humaine, mon dieu, mais ce n’est pas plus important que la ‘friche de genévriers’. Regardons les choses telles qu’elles se présentent. Un point c’est tout. »
 Cette contestation radicale de l’humanité se fait en douceur, en fausse candeur, et commente le bien fondé des agissements ou plutôt du refus des deux protagonistes. Une attente se crée comme dans toute description, mais c’est l’attente justement qui est l’existence même, la raison d’être des héros. Attendre, par ailleurs, ce n’est pas ne rien faire, et les personnages de Dhôtel agissent, simplement ils n’entrent pas dans la vie toute faite, ils grandissent, ils vieillissent comme le font les fleurs, là où ils sont, attendant le moment où la révélation de leur être se fera, naturellement.
 On mesure la distance qui sépare un tel point de vue de ses contemporains tout brûlants de se perdre dans les actions et les idées du temps au cœur des cités populeuses. L’ambition est retournée comme un doigt de gant, elle désigne la nature comme l’élément premier, silencieux et mouvant, en bref : « les oiseaux et le silence. »

Les appels des chats

– Vous disiez ?
– Je disais : les appels des chats…
– Oui, les appels…
– Vous les entendez ?
– Oui, oui… et alors ?
– On dirait…
– Oui, on dirait…
– Des bébés..
– Oui, je sais, des bébés qui pleurent.
– Et alors ?
– Eh bien, comment dire… euh, en plein hiver, c’est troublant.
– Ah, et qu’est-ce qui est troublant ?
– Eh bien que ça vienne comme ça…
– Soyez plus précis, c’est agaçant à la fin !
– Six semaines après le début de l’hiver, vous ne trouvez pas ça étrange ?
– Non !
– Ah bon. Moi, si. On est en plein hiver et des signes d’une autre saison se manifestent là…
– C’est la chandeleur !
– Mais vous n’entendez pas l’espoir ?
– Euh, si, bien sûr !
– Ah bon. Donc juste après la glace, la neige, tout à coup, les chats !
– Et qu’ont-ils donc de si étonnant ?
– Ils sont l’espoir, le chant, non, pardon, l’espérance du chant. Pas encore le chant.
– Et alors ?
– Eh bien l’espérance du chant est plus belle que le chant.
– Expliquez-vous !
– Après, nous allons avoir un tel raffut, un tel tohu-bohu, que l’espérance de la vie est plus belle que la vie.
– Comme un bébé !
– Oui, après ils vont être adultes, mais là, à l’instant, quelle magnifique espérance !
– Enfin pour les parents, c’est une inquiétude.
– Non, pas pour les vrais parents. Ceux qui croient à la vie.
– Je les vois plutôt agacés d’entendre pleurer leurs enfants…
– Vous vous trompez ! Ils espèrent. C’est le meilleur moment.
– Revenons à l’hiver. Il se peut qu’il neige encore. Rien n’est joué.
– Nous aurons la glace en effet, mais quelque chose s’anime, on entend entre les roucoulements des tourterelles, comme un silence neuf. C’est le meilleur moment, vous dis-je.
– Le meilleur moment ?
– Oui, ce chant dit une attente si belle que jamais dans l’année nous n’aurons pareille fête.
– Vous voulez rire ! Mai et juillet, quelle joie !
– Pas du tout. Ce tintamarre de la belle saison est aveuglement.
– Surdité plutôt…
– Si vous voulez. Mais nous sommes avant. Tout l’espoir est ramassé dans ce temps heureux où les silences sont gros de notre vitalité.
– Vous préférez ce temps ?
– Oui. Rien de plus enivrant que cette absence de bruit constant. C’est comme une prière.
– Vous me faites sourire.
– Un futur non encore devenu, tout entier ramassé dans ces appels, puis le silence qui suit.
– Qu’a-t-il ce silence ?
– Il est pur. Ses harmoniques blanches résonnent en nous. La neige récente nous invite à rêver davantage. C’est un creusement fragile et doux.
– Je préfère le printemps et ses matins clairs.
– Vous ne comprenez rien à l’hiver. Cette page blanche.
– Vous aimez le paradoxe.
– Non, j’aime l’espoir. Pendant le réveil de la nature nous allons être absents à nous-mêmes. Là, dans le glacé encore probable, ces appels nous conduisent au plein cœur de notre vie.
– Parce que la vie est attente ?
– Oui. Les appels des chats sont nôtres. Le corps nous le dit. Attendons.
– Attendons, si vous voulez.

N’écoutez pas !

Je reconnais volontiers qu’il est curieux d’aimer la solitude et le silence. Tout nous pousse au contraire : la rue, les bavardages et vacations qui tout compte fait nous répètent les considérations oiseuses entendues au présent ici ou là à la radio ou à la télé. Je pense aussi  à ces musiques rythmées absurdement toujours de la même manière (systole diastole) et qui envahissent l’intérieur des crânes de nos contemporains qui, seuls, dans le bus ou dans le train, s’exaspèrent à reprendre mille fois des enfantillages qui demain auront vécu moins que les roses. J’entends de loin le grincement rythmé, le grésillement syncopé de ces petites musiques qui ne mangent pas de pain, je m’étonne que l’on s’abandonne ainsi en ces instants qui peuvent durer une vie entière à une massive conception de l’obéissance (ouïr et obéir sont un même verbe) alors que ces personnes interrogées séparément diraient à peu près : « J’écoute ce que je veux ! » Ils n’imaginent même pas vivre sans écouter constamment ces mièvreries formatées. Je souligne à gros traits ce qui m’apparaît comme une étrangeté, mais grand bien leur fasse s’ils y trouvent leur bonheur. De même que je serais bien mal venu de dire à celui qui va prier que dieu n’existe pas. De même qu’il ne viendrait à l’idée de personne de reprocher à toutes ces jambes ( !) de porter le même type de pantalon bleuâtre ou gris ; ils nous le feraient également à la liberté : « Je porte ce que je veux ! »
Je reviens au silence ; il est condition de mon bien-être, sans lui je ne saurais écrire un mot. Page blanche de mon temps, il sort de lui quantité de mots auxquels je n’aurais pas songé si je ne m’étais mis en état de réceptivité ouverte. La difficulté est qu’une telle écoute du blanc fragilise; on se donne à l’ouvert sans savoir ce qui viendra. Le résultat est provisoirement réconfortant : c’était ce que j’avais à l’esprit sauf que je n’avais justement rien à l’esprit. C’est même ce silence, cette absence qui ont fait monter ce que je lis plus tard avec stupéfaction et rétrospectivement je me dis que cela ressemble en effet à mes petites lucidités furtives qui rôdent au bord de ma conscience. Il reste que l’art de se fragiliser est en contradiction totale avec notre temps qui veut que nous soyons toujours en forme énergiques et dynamiques : pourquoi ces mots me font-ils sourire ? Quel jugement négatif se cache là derrière ?
Rien, aucun, n’écoutez pas.

Autour de la Marquise d’O (2)

J’ai évoqué un texte de Montaigne à propos de la Marquise d’O de Kleist et je constate après coup que l’excellente édition de poche (GF) du même texte de Kleist le cite également. Antonia Fonyi signale d’autres récits du même ordre qui parurent du vivant de Kleist. Je ne regrette cependant pas mon article car mes brèves remarques portaient sur la parenté de style des deux auteurs.
Il reste que l’on est en droit de s’interroger sur le fond. Une jeune veuve tombe enceinte sans savoir qui est le géniteur de l’enfant attendu. Une violence (un viol) a été perpétrée contre une femme, la pire offense qui soit. Le désir brutal de l’homme – aussi civilisé soit-il – est le vrai sujet ; toute la civilisation ramassée dans des concepts aussi évidents que la civilité, le respect et l’amour mutuel, tout le temps lent et subtil de l’approche tendre qui se termine au lit, mais constitue l’essentiel de nos œuvres occidentales, en bref, la séduction, est gommée par la bête qui dort en l’homme et s’éveille au désir sans précaution aucune. Le langage (outil du récit) est oublié, nié, comme lorsqu’on renonce à la diplomatie pour déclarer la guerre. On ira jusqu’à suggérer que le viol est plus insupportable même que l’agression armée, la jeune veuve étant violée dans son intimité comme on le dit si justement. Le rapprochement est suggéré par le texte de Kleist lui-même puisque le viol a lieu après l’agression d’une forteresse dont le père de la Marquise est le commandant.
En terme de culpabilité religieuse il se passe ceci : elle est innocente, n’a pas commis « le péché de chair » et cependant elle est enceinte. Voir les choses sous cet angle nous amène à poser la question malicieuse qui couve derrière le récit : mais n’est-ce pas là justement ce qui est arrivé à Marie, mère de dieu ? Et comme pour Marie (Joseph reste avec elle) les récits de la Marquise d’O ou de la paysanne chez Montaigne, trouvent à cette tragédie une issue heureuse.
Kleist et Montaigne, chacun à leur manière, insistent pour nous affirmer que ces histoires sont vraies. Elles sont cependant l’écho caricatural d’histoires fort banales où la future mère confesse naïvement : « Je ne sais pas comment je suis tombée enceinte ».
Je voudrais pour le plaisir mentionner les constats d’ethnologues qui nous racontent que dans certaines sociétés primitives, les hommes ne font pas le rapport – c’est le cas de le dire – entre l’acte sexuel et la grossesse qui s’ensuit. On peut douter de cette ignorance : les hommes en réalité font simplement un déni de paternité, comme il existe un déni de maternité. L’homme courageux dans la guerre, est considéré souvent d’une grande lâcheté pour ce qui est de l’intimité. Tout le monde a entendu ces hommes qui refusent d’admettre qu’ils sont les pères des enfants qu’ils ont engendrés. Ils jouent même parfois sur le pater incertus (père incertain) pour se défaire du fardeau de la responsabilité !
Le récit de Kleist demeure d’une actualité troublante. Les jeunes veuves aujourd’hui se font heureusement plus rares dans nos contrées, mais l’acte sexuel mâle sans consentement et en toute inconscience du côté de la femme retrouve toute son actualité avec le GHB (je dois cette remarque à la finesse d’esprit de « le nep » et je l’en remercie)… Il est curieux par ailleurs d’observer que cette histoire crue, parfaitement extraordinaire et invraisemblable, recoupe en réalité un mythe religieux des plus fameux (Marie) et deux constats au fond terriblement banals : la libido effrénée de l’homme et l’étonnement de la femme confrontée à une grossesse non désirée.
Sauf le cas criminel du GHB, je me permets cependant d’émettre sur la pointe des pieds ( !) quelques doutes sur la prétendue inconscience de ces femmes… tant de cas montrent que ce sont sans doute des récits refaits a posteriori. Éric Rohmer lui-même, sentant bien l’ambigüité de la version que donne Kleist de ce récit lorsque la Marquise d’O s’évanouit, rajoute – ce qui ne figure pas dans la nouvelle de Kleist alors que Rohmer est par ailleurs si scrupuleux sur tout le reste – rajoute donc que la Marquise d’O choquée par l’agression des soldats contre la forteresse et la menace de viol par la soldatesque, prend un narcotique, ce qui rend le viol bien plus vraisemblable.
Il semble que Kleist en évoquant simplement un évanouissement passager que l’acte sexuel ne réveille pas, joue sur une forme d’esprit que nous considérons de nos jours comme une vision macho : il se peut que la Marquise ait fait l’amour en vrai et en rêve, mais n’ait pas voulu en convenir et qu’elle l’ait refoulé inconsciemment. On voit que Rohmer a refusé cette arrière-pensée… pudeur typique de ce cinéaste plus à l’aise dans le marivaudage que dans le romantisme extrême qui le fascinait pourtant (on peut même dire que la Marquise d’O est le contraire exact de ce que nous nommons marivaudage). Il est vrai aussi que les heureux progrès du féminisme ont rendu insupportable la vision de Kleist et que l’argument selon lequel la Marquise l’aurait voulu inconsciemment est à juste titre un scandale mille fois dénoncé.

Hiver, brumes, chaos, chemins

Ah oui, aujourd’hui, il a fait une telle buée dehors que je suis resté à bricoler dedans. Chaque goutte d’eau se serrait contre l’autre comme pour se réchauffer. Un vrai miroir de gouttes en suspension. Et puis, vers le soir sur le chemin des courses usuelles, miracle derrière les gouttes, j’ai cru apercevoir une lueur. Je me suis arrêté sur le bas côté et j’ai senti l’ouest ; c’était orangé de gris, je suis certain de ne pas m’être trompé.
J’ai songé au “temps retrouvé” dont j’avais relu pour la centième fois la veille au soir les premières pages. Et je me suis aperçu tout à coup que je n’avais pas encore parlé avec l’ange. Je ne savais pas où il était passé. “Mais là, dit-il, la lueur c’était moi”. Je souris et évoquai avec mon ange la scène où le narrateur à l’écoute de Gilberte, doit bien constater que Guermantes et Méséglise (c’est-à-dire Swann) sont un même chemin. Je confiai à l’ange que je trouvais ce passage le plus beau de la Recherche, mais je n’eus droit qu’à un sourire ironique, réellement moqueur. Je réfléchis, sans l’interroger. Et il me revint qu’en fait, contrairement à l’habitude je n’avais pas seulement lu le début du Temps Retrouvé, mais que j’avais lu auparavant les dernières pages de La Fugitive, où le narrateur se lance dans des considérations sexuelles complexes, d’où il ressort que Saint Loup est homosexuel, bien qu’il ait épousé Gilberte. “C’est ainsi, par ce mariage, me dit alors l’ange,  que les deux côtés se rejoignent bien avant que Gilberte en parle au narrateur au début du Temps retrouvé… le mariage de Saint Loup Guermantes avec Gilberte Swann est déjà l’image des deux chemins qui se retrouvent, même si précisément, Gilberte et Saint Loup ne se trouveront pas; vraie tragédie”.
Tu vois dis-je à l’ange, je n’étais pas sûr de te voir aujourd’hui tant j’étais pris par mes activités de bricolage, mais j’ai pris le bon chemin pour te voir. Celui-ci m’a mené quelque part. Et l’ange en riant me dit alors: “Pour le narrateur, ce fut un choc; c’était le même chemin, lui qui croyait aux deux côtés”. Oui, le noble et le bourgeois… pas seulement, pensai-je aussi , pas seulement les chemins, tout se confond. Ce mélange des chemins, des voies de la paix et de la guerre, des sexes, et surtout des classes sociales… “Cette confusion correspond à un brouillard dont on ne sort plus guère une fois adulte”, dit alors l’ange en forme de conclusion. Peut-être pensai-je, mais l’hiver n’arrange pas les choses, moi qui croyais que c’était la saison du limpide, du dépouillement total. L’ange entre temps s’était enfui, visiblement contrarié par ce constat banal. Dommage, j’aurais tant aimé poursuivre la conversation avec lui sur le chaos qui hante le Temps Retrouvé.

Autour de la Marquise d’O (1)

La disparition d’Eric Rohmer m’a remis en mémoire son film “La marquise d’O”, tiré de la nouvelle de Kleist et dont j’avais apprécié la fidélité rare. J’en reparlerai dans une autre occasion. Mais la mémoire étant capricieuse, après une relecture de la nouvelle, il m’est apparu comme une impression de déjà vu. Avais-je rêvé? Malgré les charmes fabuleux du texte de Kleist, où une très haute forme d’humour se  mêle à la grâce et à la tragédie, je sentais que ce récit n’avait pas entièrement surgi du cerveau bouillonnant de ce maître de la nouvelle. J’avais lu une histoire semblable et pourtant différente. Rien de mieux qu’une telle incertitude pour que l’esprit vagabonde et s’en aille rêver sur les boulevards très peuplés de la littérature mondiale. Comme on a un mot sur le bout de la langue, je savais que ce récit était là au bord de ma mémoire et qu’un seul regard de biais me permettrait de dégager de sa gangue d’oubli provisoire ce récit perdu. Je savais qu’il était court et qu’on le devait à un maître ancien. C’est seulement ce matin, en ouvrant ce blog (“Je peins le passage”) que j’ai enfin trouvé où ce récit figurait déjà bien avant Kleist. On jugera de mon sourire lorsque je découvris qu’il se trouvait dans les “Essais” de Montaigne, Livre second, chapitre II, intitulé: “De l’ivrognerie” ! Voici l’histoire:

“Et ce que m’apprit une dame que j’honore et prise singulièrement, que près de Bordeaux, vers Castres où est sa maison, une femme de village, veuve, de chaste réputation, sentant les premiers ombrages de grossesse, disait à ses voisines qu’elle penserait être enceinte si elle avait un mari. Mais, du jour à la journée croissant l’occasion de ce soupçon et enfin jusques à l’évidence, elle en vint là de faire déclarer au prône de son église que, qui serait consent de ce fait, en l’avouant, elle promettait de le lui pardonner, et, s’il le trouvait bon, de l’épouser. Un sien jeune valet de labourage, enhardi de cette proclamation, déclara l’avoir trouvée, un jour de fête, ayant bien largement pris de son vin, si profondément endormie près de son foyer, et si indécemment, qu’il s’en était pu servir sans l’éveiller. Ils vivent encore mariés ensemble.”

On gagera de cette découverte, non seulement que Kleist y a largement puisé, mais surtout qu’il y a entre Montaigne et Kleist une parenté de style aussi étrange qu’inattendue: même souci de la concision, même accumulation de propos rapportés, en bref une ressemblance formelle infiniment troublante… et qui avait ainsi pu largement troubler ma mémoire. Reste que la nouvelle de Kleist occupe quarante pages quand le récit de Montaigne est exécuté en dix lignes. Ce qui ne préjuge pas de la valeur de l’un ou de l’autre récit, tant le texte de Kleist comporte d’autres qualités, celui de Montaigne étant dans sa briéveté même un chef-d’oeuvre absolu. (La dame que Montaigne “honore et prise singulièrement” est la femme de Joseph Aimar, président au  parlement de Bordeaux en 1575. Cette mention qui figure au début du récit, permet à son rapporteur d’en appuyer la véracité, tant l’histoire paraît invraisemblable. On retrouvera le même souci chez Kleist.)

Cet article est le deux-centième de ce blog !

Dans l’atelier de l’artisan (2)

Il est bon de voir les couleurs et de ne pas s’abandonner bêtement au cliché: un corbeau, c’est noir! En regardant bien un corbeau on peut voir qu’il est bleu, ou azur, ou myosotis (voir la remarque d’Iris de Lange à propos du poème sur les corbeaux).
 Paul Gauguin ne faisait pas autrement: si le cheval par la lumière apparaît rose il faut le peindre en rose. Mais la poésie traditionnelle joue aussi son rôle perturbateur: le texte très connu du “Corbeau” d’Edgar Poe ramasse sciemment tous les clichés et en fait un poème que son auteur commente lui-même. Brassens estimait que ce poème commenté était pour lui très important. Il était auteur de chansons et savait bien que la mathématique est au coeur de ce genre particulier, c’est du temps compté selon un rythme régulier et il y a des techniques précises pour susciter des émotions. La mécanique de l’écriture poétique est ainsi démontée par Poe. Je crois que Brassens avait besoin de se rassurer sur sa propre pratique. Il n’en reste pas moins que le “Corbeau” d’Edgar Poe est une erreur. Ce démontage laisse croire que la poésie est concertée par la conscience et uniquement par elle (il a fait la même chose avec le récit policier et là c’est plus convaincant).
La meilleure poésie est cependant tout le contraire. Il y entre certes de la mathématique et du calcul, Pythagore guette, mais cependant l’inconscient frappe plus sûrement que la raison, non pas d’ailleurs l’inconscient au sens freudien orthodoxe, mais une sorte de rêve flottant que l’on guide par la pensée presque sans le vouloir.
Je parle de mon côté d’un artisanat: je le fais parce que je dois assimiler progressivement, presque chaque jour, une technique d’écriture que je n’ai jamais pratiquée avant l’année dernière. Et c’est justement la partie rationnelle, calculée que je dois assimiler, et non la partie rêvante: cette dernière est là sous mon crâne, il suffit d’enclencher la machine à rêver, ça roule tout seul. Non, le plus dur est de faire un texte bien agencé selon un rythme que la thématique impose. Le texte d’avant-hier est un bon exemple pour illustrer ces propos. La disposition des vers et des strophes correspond aux étapes de la journée, non comme les décrirait un diariste, mais selon l’ordre qui découle des rêveries successives dans une journée. La forme rapide est la seule possible dans un texte qui veut rendre compte de la vie intérieure dans l’espace de notre vie vécue durant un jour entier.

Hölderlin affirme en un propos mystérieux que ce qui nous est proche est ce qui nous est le plus difficile d’accès. Traduisons son propos ainsi: une presbytie nous empêche de saisir la rationalité qui est notre marque occidentale. Au contraire, le rêve fuyant et difficilement saisissable nous est plus accessible, comme ce qui est loin de notre corps est plus facile à saisir que ce qui nous touche presque le bras.

Poèmes : l’ange, l’artisan et moi

L’ange est le survivant des métaphores passées de la littérature, elles sont ramassées dans cette figure omniprésente au coeur de notre culture. Il fallait un mythe fragile et flou pour dialoguer seul avec soi.
C’est un ange gardien du genre Wim Wenders/ Peter Handke (Les Ailes du désir: der Himmel über Berlin). Ils rêvent de redevenir humains. Ils collent à l’humain alors qu’ils sont parfaits et rêvent évidemment de notre imperfection. Je devrais en parler au singulier, car c’est presque toujours l’ange. Ce personnage contradictoire porte les espérances du beau: le plaisir, le merveilleux, l’étonnant tout ce qui rend la vie vivable; c’est une protection contre les faiblesses de notre nature. Il parle et sourit constamment. Son langage est parfois ironique, je n’ai pas assez souvent utilisé cette particularité. Cette direction ne demande qu’à être suivie.

L’ange délivre la joie; c’est le sourire. L’appétit de vivre. L’envie de vivre. La libido, l’énergie. Mais dans le même temps l’ange est fugitif, fragile. Car la force est sujette à des revirements, affaiblissements, pertes de contrôle. L’ange s’inscrit également dans le projet général d’un PASSAGE. Il va et il vient; il est malicieux et inattendu; il se cache et ne cesse d’apparaître et disparaître, il est notre temps, le temps que nous vivons, mais également considéré du point de vue de la technique, il est évanescent, fictif, hésitant, même s’il est porteur de l’énergie vitale. J’aime beaucoup le mentionner avec ses ailes, car ce sont des organes démodés, terriblement datés même, et je veux que l’on entende concrètement ses battements d’ailes; ironie bien sûr.

L’ange est blanc comme une toile, il est silencieux souvent, attentif au moindres modulations de celui qui écrit et dont je ne peux dire qu’il s’agit complètement de moi. L’artisan- on pourrait dire: l’Autre – est lui aussi une figure; bien sûr je lui prête mes peurs et mes joies (comment faire autrement ?) mais il n’en demeure pas moins en dehors de moi. Même quand l’ange n’apparaît pas, l’artisan parle d’un point de vue légèrement décalé par rapport à moi-même. Celui qui dit “je”, ou qui s’adresse à un autre fictif en lui disant “tu sais”, ce sont là des figures qui me permettent de composer ces oeuvrettes en tenant à distance les propos tenus. Car je suis à l’intérieur de l’écriture elle-même. Je ne peux pas à la fois me montrer totalement comme dans une autobiographie (cela existe-t-il vraiment? Je demande à voir!) et composer des vers qui se veulent mélodieux et rythmés (pour qualifier l’objectif que je me suis fixé, ce n’est pas tout à fait ça, mais c’est une approche; disons rapidement que la mélodie n’est pas classique forcément, et que le rythme est lié aux propos tenus).

L’artisan n’est pas un autre moi-même. MOI est par contre tout entier dans l’ange et l’artisan additionnés. Ce sont les deux qui écrivent à la fois. Cette conjonction est une tierce personne qui existe réellement, moi-même. S’il fallait établir une hiérarchie, puisque le mot ange m’y conduit (!), je dirais que MOI est évidemment premier, puis viennent l’artisan et enfin l’ange qui est le plus loin de moi, ce qui ne veut pas dire que parfois l’ange ne suggère pas des choses à l’artisan pour qu’il aille au bout de son travail (inspiration? On peut en sourire). L’artisan de son côté est une mise en vers du MOI au travail; je le nomme l’artisan car les textes sont des mises en scène de l’écriture elle-même… oh, pas tous évidemment, il y en a qui échappent à ce côté écriture dans l’écriture (au fait, sont-ce les meilleurs? Je n’en sais rien), mais la plupart du temps le début suggère un commencement d’écriture et la fin une interruption conclusive.

Ces considérations sont personnelles. Peut-être y’a-t-il cependant un certain intérêt à les lire. Je soulève la question mais je ne tiens pas à m’y attarder plus avant.

Me tiennent en haleine pour continuer d’écrire sur le même ton, la fragilité extrême du projet. C’est elle qui est la pierre angulaire de ces textes. J’admets qu’il est étrange de prendre pour socle un concept qui désigne l’absence de forces, le friable, le léger, l’évanescent. C’est pourtant cette idée simple, empruntée à la fois à ma psyché et à mon époque, qui dirige l’ensemble. On pourra penser que c’est une tricherie; un mensonge que je me fais à moi-même, puisqu’on estime communément que pour écrire il faut être fort. Il n’en est rien. Je songe constamment qu’il faut s’absenter de soi pour écrire. Je pense toujours: veille à n’être rien et les mots viendront à toi. C’est ainsi que souvent je m’installe avec trois ou quatre mots, puis les sons et les rythmes s’imposent à moi en un dialogue constant où je dirige de loin ce que l’artisan inscrit. Ce n’est pas difficile, il y faut seulement le silence et l’ouverture maximum. L’ange, dans ce cadre fragile, vient faire des siennes pour apporter la joie et le sourire, car les poèmes penchent trop souvent par tradition vers la plainte et je contre ce mouvement fatal par la présence d’un personnage à la hauteur de notre joie de vivre.

Je renvoie pour un élargissement de cette thématique à deux autres articles déjà parus dans la catégorie: “poétique”.
“Dans l’atelier de l’artisan” du 25 juillet 2009 et
“Qui est l’ange?” du 31 juillet 2009.

Qui est l’ange?

 

Presque tous les poèmes publiés ici évoquent la figure de l’ange. C’est une fiction. Bien sûr il y en a aux cathédrales, aux églises, et la peinture passée déborde de ces personnages dont les ailes comme celles de L’Albatros semblent parfois encombrantes sur le pont où nous tanguons, le temps de notre vie. Heureusement que les personnages des tableaux ne se meuvent pas, car les objets soigneusement peints autour d’eux seraient renversés par les ailes, cet ensemble double soyeux qui fleure bon l’oiseau. Ils sont imperturbablement heureux, et lorsqu’ils sont sérieux ils sont sereins.

À quoi bon s’obséder de ces vieillottes présences auxquelles les anciens croyaient parfois, s’interrogeant le plus gravement du monde sur leur sexe ou leur langue?

C’est parce que ces interrogations nous semblent irrationnelles, que je les reprends comme elles nous ont été transmises par la tradition religieuse, même si pour moi les anges ne sont en aucune manière liés au dogme du crucifié.

Au contraire: que vient faire cette douleur atroce (Jésus crucifié) pour justifier le surgissement de ces êtres qui n’en sont pas, et qui volant entre le ciel et la terre, sans foi ni loi précises, sont à l’image de nos rêves les plus candides?

Ah nous y voilà: l’ange souriant ou sérieux est une allégorie banale, sulpicienne, idiote etc. Mais non. Contrairement aux oiseaux qui partent de la terre et s’élèvent vers le ciel (mais la terre est leur vrai lieu, loi de la gravité oblige), les anges viennent du ciel et descendent vers nous: or, ce qui nous vient du ciel, ce n’est pas dieu, diable non, c’est le soleil la neige ou la pluie, en bref nos saisons. Et nos saisons sont ce que nous avons de plus précieux pour saisir par l’œil ou le tympan, les parfums et le toucher les merveilles du monde où notre existence se déploie. L’ange dit cette chose simplissime: nous sommes emportés par le temps, il convient de goûter à grandes lampées ce passage bref qui est la vie présente. C’est pourquoi il est le plus souvent souriant.

S’il est le beau, cela suffit. Rêver l’ange c’est projeter ce que nos pensées murmurent à l’intérieur de notre crâne, lorsque nous sommes seuls, c’est-à-dire le plus souvent. L’ange ordonne dans sa naïveté tout ce que nous ne pouvons pas dire à l’autre. C’est l’être de la conversation intérieure que nous promenons par les rues et les bois, rythmes et mélodies mêlées, et à supposer (affreuse perspective) que l’ange n’existe pas, alors le chaos des imaginations les plus débridées s’installe en nous, perdus et errants soudain. Il fixe ainsi dans le langage cette autre langue que nous taisons et qui n’apparaît que dans le cours du chant que nous tordons et tissons à loisir pour que le rêve s’incarne enfin noir sur blanc, en vérité. Mon dialogue avec lui n’en est pas un, c’est un remuement par devers moi, une façon de vivre avec les mots dans l’espérance qu’un chant naîtra. Et si le chant surgit, alors l’artisan sourit, empruntant à l’ange son amour de la vie, cette dynamique souple que nous oublions constamment, trop pressés que nous sommes de donner un sens à ce qui n’en a pas: histoire, politique, morale… toutes choses où le langage demeure désespérément au dehors du monde que nous vivons vraiment. L’ange est le moteur du langage, mais d’un emploi très spécifique des mots, celui que nous ne pratiquons jamais, et qui est justement celui de la vie même. Il y a chez l’ange une proximité telle entre ce que je vis, pense, aime et les mots que j’emploie pour l’exprimer, que sa présence est le contraire d’une fantasmagorie, en bref il est la vérité de mon discours intérieur tout entière dirigée vers le beau.