Dans l’atelier de l’artisan

A l’instant où vient de paraître le cinquantième article, je ressens le besoin de dresser un bilan de ces publications.

Je pars d’un aphorisme récemment publié: “entre deux mots il faut choisir le timbre”, qui n’est qu’un démarquage pas très subtil de: “entre deux maux il faut choisir le moindre”, mais désigne une des techniques que j’ai adoptées pour écrire aussi bien les poèmes que les textes en prose. Le timbre est ici le son, la sonorité, la musique, le système d’échos, lorsque je me trouve confronté – ce qui arrive presque à chaque pas – à la profusion de mots possibles pour exprimer une idée ou un sentiment. La musique guide mes avances.

Je ne prendrai qu’un exemple emprunté à un poème paru le 11 juillet, intitulé secret: le titre à lui seul permet d’exposer justement son contraire, à savoir une mise en forme voulue et lisible  de ce qui me guide. Les cinq strophes de ce poème tentent (il y a une exception pour la dernière) de produire un système d’échos concertés. La première strophe donne le modèle de toutes les autres. La voici:

soulevant mes cheveux

il chuchote de sa voix de vitrail

mystères et lois

que je dois celer.

 

Les trois strophes qui suivent reprennent presque exactement le rythme de chacun de ces vers et cherchent le plus possible de sons communs. Les strophes sont numérotées 1, 2, 3, 4.

 

Voici le vers 1 des quatre strophes:  1. soulevant mes cheveux / 2. ses syllabes bleues/ 3. s’il met l’aube à mes yeux/ 4. son beau secret très vieux [“s” et “eux”  se retrouvent; des sons “b” et “o” se mettent en place]

Voici le vers 2 des quatre strophes:  1. il chuchote de sa voix de vitrail/ 2. apportent à mon noir travail / 3. je porte ma joie au réveil / 4. m’escorte au ras des feuilles [ les sons communs : “ote, orte”, “oi” pour les trois premières strophes, et la rime en “ail” ou “eil” ou “euilles”]

Voici le vers 3 des quatre strophes : 1. mystères et lois / 2. critères et droits / 3. fier de moi / 4. pierres et pas [ les sons communs sont évidents: “ère”, “oi” reliés sauf dans un cas par “et”]

Voici le vers 4 des quatre strophes: 1. que je dois celer / 2. impossibles à évoquer / 3. mais comment en parler / 4. et je ne peux le confier [ l’unique son commun est en “er”, mais cette pauvreté relative des reprises de sons est compensée par le fait que ce son est à la rime et que ce sont quatre verbes du premier groupe à l’infinitif; le sens ici a également son rôle: il parle en négatif dans les quatre cas, ce qui permet d’insister sur le sujet annoncé par le titre: secret]

Pour écrire un poème il n’existe aucune loi depuis plus de cent ans que l’on a abandonné les syllabes comptées et les rimes, l’alexandrin étant la forme clef de ce système traditionnel. Cette “liberté” est en fait – comme l’abandon de la réalité en peinture, ou de la tonalité en musique – une difficulté supplémentaire pour celui qui veut chanter en poésie. L’artisan du poème doit alors se forger ses propres codes, sons et rythmes qu’il va varier à l’infini, mais ne cessera de recomposer pour chacun des textes. Le sujet choisi déterminera les sons et les rythmes nécessaires à la fabrication. L’exemple que je viens de décomposer, un jeu de sons et de rythmes qui passent d’une strophe à l’autre n’est donc qu’une technique particulière pour un poème spécifique et ne peut être étendu à toute poésie. L’exposer ici revient à dire ceci: attention en composant un poème -ou en le lisant – à bien souligner les sons et les rythmes, sachant qu’aucun poème ne ressemblera, pour le système provisoire inventé ici, à une autre composition.  Pour qu’il y ait chant, il convient qu’une harmonie s’établisse forçant le langage à venir se placer en sons et en rythmes réguliers ou irréguliers, mais cependant en accord avec le propos tenu par le texte.  Pour le cas qui nous occupe, on verra dans la dernière strophe le système inventé pour les quatre premières voler en éclats: en effet, ce poème intitulé secret ne délivre pas de secret pour la vie, mais désigne le vrai secret de la poésie telle que je la conçois en artisan, à savoir: un secret de fabrication que je viens de démonter. Il est alors normal de voir la cinquième et dernière strophe faire quelques petits pas de côté pour annoncer que la construction est finie.  C’est que tout texte, poétique ou non, consciemment ou non de la part de l’artisan, est en effet l’histoire souvent invisible ou non dite d’une vie: naissance, âge adulte et mort.

Pour ce qui est du moment de l’écriture lui-même (la fameuse inspiration !) je commence par deux ou trois mots qui me viennent par hasard, puis je développe ce que ma voix intérieure me dit pour la suite : je barre souvent pour repartir avec davantage d’énergie, pensant cependant toujours au principe du “timbre” tel que l’aphorisme l’a énoncé. Viennent alors très vite les relevé des sons que je note en marge et qui vont me servir à stimuler mon inspiration(?) selon le sujet choisi. La recherche des sons et des rythmes est stimulée par la contrainte que je m’impose. Se créent alors des harmonies verticales ainsi qu’on l’a vu dans secret de façon évidente; le plus difficile est de clore le jeu soit par une pirouette, soit par un propos détaché. L’obsession qui me taraude est que chaque poème ou texte doit être à lui-même la description de sa propre production, de son écriture telle qu’elle s’est déroulée.