La voix de Gould ( 2 / 3 )

 

J’essaie d’imaginer les lieux, non pas les étendues miroitantes où toutes les teintes convergent vers la neige, c’est trop connu, grâce flottante d’un Canada classé : alors qu’on les voit naïvement glacées, les plaines sont une seule affaire de solitude chaude. Pour Glenn s’ouvre une vaste marge, seuil qui apaise face à cet inaudible chaos de sons, le reste du monde.

Glenn est assis là, heureux, au centre du studio d’enregistrement, machines tendues à craquer d’obéissance, esclaves qu’aucune pitié ne vient mouiller.

Il se lève. Le plaisant du pays alentour : il en épouse le silence horizontal, traversé d’éclairs animaux très vifs et patauds à la fois – ours blancs ? – ( la vie toujours, partout, au pire du monde… mais pour Glenn c’est le comble du froid qui le ravit, c’est tellement lui) et par la grande baie, il guette le fruit du moment à venir, le tempo du frappé que son esprit construit par avance, partition pendant contre son corps, au bout des doigts. Il n’est pas pressé.

S’il a quitté les salles de concert, c’était à cause de la honte, du rituel trop humain où la présence est pure absence. Tu avances sur les planches, tu dois saluer, tu dois t’asseoir, tu dois devenir l’autre et charmer, oui, charmer, quel scandale, enfoncer dans l’horreur de l’oubli tous ces tympans tendus qui sont venus là pour ne pas savoir, pour ne pas entendre, torture, contradiction entre mes doigts qui cherchent l’absolu de la note écrite, alors que justement ils ne veulent pas la voir, encore moins l’entendre. Et comment chanter si le silence est habité des gorges et des semelles qu’on racle sans vergogne, murmure obscène des cités cadavres allumées de désirs hélas suscités ? Je devine l’affiche catastrophe : « Glenn Gould, Bach, Variations Goldberg ». Oh, l’admiration, l’insupportable regard des passions carrément avouées, pupilles d’enfants des métropoles achetantes, adultes oui, mais ici, à Carnegie Hall ou ailleurs, tellement dépendants, alors qu’il aurait voulu dire, alors qu’il disait du fond de sa chaire d’enfant que la liberté commence avec la fin de la fascination. S’ils avaient pu au moins ne pas applaudir, ne pas le fixer… Savez-vous que c’est en fermant les yeux que vous verrez le mieux ? Vous qui entrez ici, abandonnez toute dépendance. Comment dire des choses pareilles, puisqu’ils sont venus pour s’accrocher à ses phalanges gantées de montreur de sonates ? Non, décidément, ce n’était pas la musique n’est-ce pas, ils y voyaient une méchante acrobatie : « Mesdames, Messieurs, le clown Gould va vous donner du Cantor revu et corrigé » ; braves enfants émerveillés, vous êtes bien gentils, c’est inouï, très inouï, et vous irez ensuite contant par les avenues mouillées que Glenn est fantastique, et fantasque, et fou, bien sûr, très fou.

            Glenn n’a pas quitté la baie ; il tire sur son foulard élimé, il serre sa gorge pour ne pas monologuer ; il sourit du pas qui l’a fait venir du piano à la vitre, ce fut un pas entier, posé sur la moquette en notes tendres, totale présence verticale de l’animal humain, sujet, frappe douce du talon, puis la plante totale presque ronde et les orteils enfin, tous éprouvés, danse sans chorégraphie, avance minimale, esquisse suffisante de soi qui dit oui à la vie, qui justifie sa vie. Les humeurs sont en place, la détente fait de lui une glace, un vernis blanc où tout vient comme il veut, la puissance du choc des marteaux est déjà là, il suffit de revenir vers le clavier, de s’asseoir et d’enregistrer. Il se dit que ce sera peut-être fastidieux, long, il craint l’ennui ; mais il espère tout à coup se surprendre, oui, sûrement, ses doigts vont un moment donner des pincements imprévus, on ne sait pas tant qu’on n’a pas commencé.

            Il retarde encore, avant de tracer l’indélébile du son finalement accepté, il doit encore laisser monter au bout de ses deux mains la puissance qui rôde en ordre dispersé à l’intérieur du corps, même si l’épine dorsale commence à collecter les morceaux épars de sa force en gésine.

            Et voilà que les concerts reviennent. Il a trop tardé. Tout se délie. C’est malheureux, il aurait dû profiter de cette minute, de cette goutte de Gould, entièrement soi. Non, peut-être faut-il en passer par-là ? Le pur son doit passer dans la boue du passé, du temps où il fut célébré, mordu.

            C’est à lui-même qu’il en veut. Comment ai-je pu me prêter à ce jeu, oui, me prêter tout court ? Tel jour tu joues le quatrième de Beethoven, tel jour tu enregistres le Brahms, et même (Glenn sourit) Mozart ! Et pourquoi pas Chopin ? Ah, la pédale, le lié, le chant trop chant pour être chant ! Il sent que s’ils avaient insisté, à l’époque, il aurait fait le Chopin. D’ailleurs, il l’a fait, mais il ne sait plus pourquoi. Glenn ne comprend pas, il ne veut même pas savoir. Il sourit du piano à pédales, il est ailleurs. Mais pourquoi la douleur tout à coup d’avoir été cela, cet homme qui court, s’exhibe, pose ses fesses sur son prie-dieu, malheur ; tu as vu, ils veulent te voir, t’entendre, pour se débarrasser de toi, dire : « J’ai vu Glenn Gould », comme on a vu les temples d’Angkor. Objet de tourisme, rarement sujet.

            Rarement. Ah, j’ai une excuse, j’étais jeune. J’ai aimé ces messes dont j’étais l’évêque, le fou du joueur d’échecs. Car c’était une suite d’échecs, le Sisyphe de l’ivoire, le prolétaire répétitif des touches claquées. « N’oublie pas de saluer ! », hélas oui, je n’oublie pas ! C’était beau sans doute, nécessaire pourquoi pas, il fallait être nul, absent ; mon corps avait besoin de vous, voleurs !

            Et maintenant, face à la baie, il laisse glisser la partition entre ses doigts. On dirait que le papier sur la moquette est une neige nue parsemée de pattes d’oiseaux, sur des lignes penchées, ombres des fils télégraphiques groupés par cinq qui filent là-bas vers le couchant.

            Ce qu’elles portent n’importe plus, puisque la mémoire de Glenn les a assurées et relues et renfermées derrière son front, au bout de ses doigts : mémoire des mains, mémoire du crâne ! Il se voit en miroir dans la baie…

            Il va falloir aller là-bas, derrière, loin de la lumière du crépuscule, et dire en appuyant sur la touche des magnétophones que l’on y va. L’ascension des Goldberg n’est pas technique, quel doigt ira là, puis là, mon dieu mais ce n’est pas le Golgotha, ce n’est rien. Glenn pourrait jouer n’importe quoi, il sait, pas besoin de technique, jamais une gamme de ma vie.

            Avant d’y aller, avant de s’asseoir sur sa chaise d’enfant, seul, il effleure la vitre du bout des lèvres, baiser au crépuscule, on ne saura jamais que ce fut le lien qui le tenait à la terre. En fait, il a attendu que le soleil touche la neige. Désormais, c’est possible, l’embrasement peut commencer, il pousse du pied la partition qui encombre son passage, le chant de Glenn va commencer, déferlement bientôt contre la nuit.

La voix de Gould ( 1 / 3 )

 

gouldDans les enregistrements de Gould, on entend sa voix.

            Mais ce n’est pas sa voix. Ce chant parasite est la part intérieure du langage, remuement mélodique qui se manifeste sous les mots et qu’on n’entend habituellement qu’à peine, pris par le sens, empressés à se défendre du désert d’être soi. Ce gâchis chanté s’éveille aux confins des cordes vocales, là où les harmoniques s’essaient à la présence de Glenn. Au beau milieu de Bach, sa ritournelle risque son petit glas contre le trop plein de clarté du Cantor, si clair qu’il en est transparent, et la voix devient un peu de brume, ce peu de gorge qui fait défaillir le parfait, comme la vitre appelle le souffle pour affirmer qu’elle est là.

            Et l’on voit bien que ce n’est pas la voix de Gould, mais celle de Glenn, le fils. Aucun lié chez lui, il n’est plus question de plaire, à quoi bon ; aucune pédale pour faire durer, non, c’est jouer qui importe, se souvenir et rejouer encore. Hommage, révérence chantée, rappelez-vous : l’aria c’était ça. Le détaché dit les siècles d’écart, frappe son respect envers la voix du père sur l’évidence du chant sans lui ; la mélodie est défaite par la succession des blancs silences au bord des notes noires de la partition, petits arrêts muets qui offrent une image visuelle du clavier et donnent à Bach son pointillé, son vrai lointain. Tu fus, je suis.

            Père mort, fils fidèle, le plus fidèle puisqu’il mêle à la note d’antan, au fil d’autrefois, l’absence que nous avons de Lui, figurée ici par le silence qui pointe entre chaque attaque de doigt. Alors la voix de Glenn prend le silence entre ses dents, abouche son murmure à ces éclats : c’est une colle de marqueterie, un plomb de vitrail, un ciment frais de mosaïque.

            Tapotant contre l’épaule du père endormi, Glenn dit les manques, les failles que la raison et ses techniques ont fait craquer depuis aux murs des nefs. Le plâtre gras de la gloire a séché, il est à vif, et si le côtoiement de l’azur fut un jour beau chant massif de Bach, le pianiste, un rien bancal, s’en vient aujourd’hui bousculer les ogives. Chantant, il s’excuse. Il tutoie le texte, le tourne, et l’on se souvient tout à coup que le motif des variations est celui d’un insomniaque qui passe ses nuits à froisser ses draps ; les ornements, les décalages de mains qui, à la fin de l’aria vont se retrouver – il faut bien dormir -, sont autant de retournements du corps meurtri par la nuit qui vient et le sommeil qui ne vient pas.

            Mais on idéalise toujours le passé du père ; à défaut de Dieu, qui était un beau mensonge sans poussière, pur comme le ciel et la conscience vierge, il nous reste cet appui de jadis, et songeant follement, on se dit que l’aria devait sonner l’aube du chant, disons plutôt le soir qui ouvre enfin au dormeur la grande pâture du rêve. Et si l’on continue de trafiquer avec la folle du logis, on entend les plectres du clavecin qui mordent la corde ; plumes d’oiseau, elles accrochent de leurs crans les grandes filles tendues, leur font rendre son, et c’est ainsi que le futur dormeur devait se réconcilier avec le bruit des pièces d’or que ses mains tout le jour avaient soulevées comme on le fait des montagnes (le claveciniste était « Goldberg »), et c’était naturel, croit-on, et l’homme s’endormait auprès de son profit.

            Je me dis encore, drogué de nostalgie, que les nuits en étaient vite obscures et douces ; je sais que c’est folie, mais je crois que la prière aux ruelles endormait les patients de Dieu, et si je m’entends dire cela, forcément, je vois qu’aujourd’hui est moins bien, que les cordes ne sont plus traversées, mais simplement cognées par les marteaux qui sortent tout droit des manufactures modernes. Oui, la corde n’est plus franchement accrochée comme le fut celle du clavecin, à l’imitation de la flèche de l’arc, elle est seulement vite frappée, sonne seule et sans joie et c’est pourquoi le piano est souvent la grande mélancolie ruisselante, tandis que le clavecin est chant d’oiseaux, nature pure, mythe avenant de cet âge où l’or courait sous les doigts du Cantor.

            Et si le pianiste chante, c’est pour enrouer la vieille aria et dire à cru la foi éraillée. L’enfant qui adorait se retrouve seul. Il appelle.

            À ce moment, le conte devient à peu près celui-ci : il était deux fois la même aria, encadrant trente variations, pour rêver, et les oiseaux s’envolaient sous le regard de Dieu, sous les mains du maître. L’homme s’endormait après avoir vibré dans la sphère close du monde varié, transposé, et tout était bien. Puis la grande guitare horizontale a été remplacée par la machine outil aux cent percussions : c’était il y a longtemps. On a épuisé au piano les liés, les sons étirés, épanchements gras dans des salons allemands. Et voici que depuis peu, le clavecin est revenu, fragile ; l’éden des croyants, où le passé se tasse en enchantements successifs, jabots de dentelle et foi chevillée au chant, a fait retour vers nos tympans, plein d’hésitations mortelles, de plaintes murmurées ; alors la mélancolie qui était toute de velours bourgeois, s’est déplacée plus loin vers l’arrière, Monsieur de Blancrocher a trébuché et Louis Couperin a déroulé ses douleurs dans les châteaux d’Ile de France, aussi mélancoliques que nos divans confortables.

Et le petit récit fictif se termine ainsi : Gould aux détachés bleus apparaît comme le grand annonciateur du retour des oiseaux. Grâce à lui, le marteau s’est abstrait, s’est extrait des effusions, réintroduisant le sec pépiement des clavecinistes insatisfaits : ceux-ci voyaient bien le son venir, mais ne pouvant contenir le volatil, ils brisaient en ornements la note mal tenue ; Glenn a glissé à leur suite, d’une patte vigoureuse, au-dessus des romantiques. Il a été l’intermédiaire.

Mais cette construction est le hameau rêvé de l’historien pataud. Coupé du vaste espace futur – c’est la vieille ruse qui chasse l’angoisse du lendemain – je bâtis sur le présent un grand manoir rétrospectif, impeccablement balayé, classé monument historique, pour que mes jours de vivant aient une valeur unique, puisque mon existence, à tout prendre, est la seule qui ait quelque valeur pour moi. C’est émouvant, mais c’est un rêve d’enfant, une vaste gaucherie. L’histoire est trop belle et j’ai beau ravauder, le mouillé du chant de Glenn casse la grêle superstition que j’invente à l’instant.

Il faut tout reprendre : j’ai beaucoup parlé du passé, précieusement évoqué le présent, mais si l’on veut entendre la voix de Gould, il va falloir aller de l’avant, ne pas hésiter à côtoyer la mort, c’est-à-dire être au présent le plus possible pour que le futur éclose ; je vais apprendre à être père, tranquillement, calmement. J’ai oublié dans ma fiction que Gould travaillait en studio, sur des machines sophistiquées et que sa voix, son murmure, n’est pas une négligence, mais la ferme volonté de dire l’aria de notre temps.

Et ce fond de gorge d’avant le langage, dénonce d’abord l’impiété machinale des contemporains, ces clochards de luxe qui, chassés du village pour hanter les métropoles, ont inventé, à force de langage, des retours en arrière fabuleux vers le bourg d’origine : les crimes par millions ont aussi tué les mots, le chant et l’ensemble qui le portait. Déliés désormais, entourés d’un halo de silence que manifestent jusqu’au délire le bavardage et la musique torrentielles, nous allons aux boulevards comme les notes de Gould, secs et muets.

Le murmure est alors contre la machine que figure le piano, la présence du chant qui reste. Trace d’aria, elle laisse pourtant monter, contre l’autrefois décomposé de son jeu, contre le cliquetis qui mime le passé, une forme d’espérance hautement audacieuse, comme un nouveau plain-chant à peine éclos, et qui s’essaie masqué par Bach ; l’a capella n’existe que s’il y a une chapelle, mais ici, c’est le physique de l’homme mis à nu, seul, même plus des mots, des syllabes, ni encore moins du sens, non, c’est, après l’usure de l’éloquence foudroyée, le retour de la voix de tête, voix d’enfant sans doute, qui se mêle au passé somptueux de celui qui voyait Dieu, pour fonder, malgré les errements effroyables du temps, un petit endroit minuscule où l’on se dit par-devers soi, en secret (mais un peu en public), que l’aria reviendra.

le marteau de Gould

glenn gould au piano Les photos et vidéos nous rappellent l’étrange manière catastrophique qu’il avait d’être au piano : assis sur une chaise très basse qu’il traînait toujours avec lui, presque entièrement coupé en deux, il jouait. Il se peut que nous n’ayons jamais compris cette attitude disgracieuse à partir de laquelle il déployait ses cataractes sonores. Ramassé comme une source, nous n’avons pas vu que son corps était sans doute imitation du marteau qui n’attend que l’appui de la touche pour se jeter aux cordes.

Son assise m’émeut.

Les deux mains à l’horizontale presque chahutent le double échappement, mais dans son recroquevillement Glenn veut accorder aux marteaux son propre corps, c’est pourquoi il place son visage à la hauteur dirait-on de ce lieu vacant et nécessaire qui sépare les marteaux gisants de l’ample harpe des cordes d’or.

Gould est presque comme une chose, il aspire à rejoindre les harmoniques de la terre, il est tellement virtuose qu’il se veut le plus largement tellurique possible, et la boue et le roc, et le feu intérieur, et le froid du choc du marteau à la corde et retour, sous l’effet conjugué de sa volonté et de la gravitation.

Je vois un autre jeu imaginaire, mais je me demande s’il est dicible. Imaginons un instant que frapper de haut en bas – qui est en réalité, du côté des marteaux, un choc de bas en haut – ne soit pas le plus important. Gould tire alors les touches comme un montreur ses fils, et en appuyant il pense surtout à porter le piano, il l’ôte à la gravitation…. et c’est ce qui se passe puisque le marteau monte lorsqu’il descend le doigt. Le moment gouldien n’est pas à l’instant où il appuie, mais lorsque la phalange brûlée du son remonte, car la note est mortelle sans doute, sa perte est assurée dès le choc, alors il faut ôter les doigts, tirer et retirer ses extrémités manuelles et donner sa chance également, à parts égales, au silence qui s’est levé dès que le marteau est retombé, silence qui, lui, est notre vérité pure, la seule que la musique sache si bien enrober de raisons calculées et de rêves fugaces.

Comme les autres de leur instrument tirent des sons, il en tire ses silences : autant d’absences, autant de notes. C’est ainsi sans doute qu’est venu naturellement le détaché, volonté de marquer le charme de son entêtement sur le taire – l’inverse absolu du bel canto – l’aigre doux des doigts, le sucré chanté passé au sel vif du non-dit, l’avancée en continu (sous le roulement de ce qui aurait pu être blabla) de l’imposante rhétorique d’occident sur fond immaculé.

Enfin quelque chose de trouble s’installe aux tympans : Gould fait entendre les notes tellement détachées qu’on peut penser qu’il a pour objectif la vision des notes sur la partition. Le regard par l’oreille. Car si je considère le texte de Bach je vois des taches séparées sur le papier blanc, ce sont elles qui, passant par l’écoute de Gould, vont se faire visuelles. On part de l’écriture de Bach, on écoute Gould, et on revient pendant ce détour auditif à l’écriture de Bach.

Le marteau de Gould est très proche de l’impression des notes sur le papier et pour tout dire de l’instant où Bach a posé les notes sur les portées blanches. Le poignet de Gould est celui-là même de Bach. Écrire ou jouer deviennent alors équivalents. La distance entre le compositeur et l’interprète est pratiquement effacée.

Ce que l’on dit de lui se ramène invariablement au blanc, toutes les couleurs tues mais convoquées à la fois, car l’immaculé est l’éblouissement des plaines du Canada où il vivait, verglas jamais rayé sur lequel se placent en bon ordre notes et mélodies, nous donc, vivant au danger comme musique au silence, dans le temps.

Un poème d’Alban Nikolai Herbst ( 2 )

Sanft vergeht der Nachmittag.

das Wasser ist grün wie ein Ruf,
und so schnell wie er fließt es hin

doch verschwindet nicht, scheint es
sondern schillert in Zeit

hinterm Stein
in dem Licht
über dem Grund

wisperts von dem, was ich bin

 

(der engel ordnungen: dielmann Verlag, Frankfurt a.M., 2008)                                     

Doux glissements d’après-midi

l’eau est verte comme un appel,
et comme lui vite elle fuit

ne disparaît pas pourtant, semble-t-il
mais miroite dans le temps

derrière la pierre
en pleine lumière
au-dessus de l’abîme

ça chuchote sur ce que je suis.

 

(hiérarchies des anges: dielmann éditeur, Francfort, 2008) trad. R. Prunier

L’accordéon ( 1 / 2 )

 

Un lent haussement s’écrase discrètement dans la nuit. On a beau dire que c’est la lune, je préfère ne pas comprendre, aller seulement sur la grève et glaner sous l’écume (souffle au cœur de l’eau) les éclats mouillés qui s’abattent avec une régularité glacée. Vaguement éclairées par les réverbères de la jetée, les lames se froissent sans moi, onomatopée des eaux qui ressemble à nos habitudes et nous toise d’en bas comme si nous étions moins encore que les galets roulés du flot.

            Mais si, en artisan patient, on prête l’oreille au glissement en marche vers nos pieds, si on laisse s’effacer sans regret les traces de notre présence sous le roulis des eaux émoussées, on perçoit comme un discret applaudissement, un oui à la vie, un non à l’effondrement et ce que l’on prenait pour un froissement de tissu d’ondes qui se contrarient, devient musique, enfin prélude à la musique, ou plus précisément prise de souffle, aspiration, inspiration, recul ultime de notre vie.

            Vieille histoire : nous sommes nés de la mer. Poséidon nous dépose sur la terre, forçant le poisson à devenir mammifère, puis homme. Mais on dirait à tout prendre, que nous n’avons rien oublié. Notre respiration est souvenir de ces fragiles branchies, fruits des eaux que l’on voit clignoter sous la lune attirante des plages de nuit. Nous respirons au ressac ; nous inspirons à la marée montante et nous expirons au retrait des eaux.

            La vie est inspiration ; l’expiration viendra bien d’elle-même, naturellement.

            Au beau milieu de mon avance, j’entends là-bas une fête coupée du monde. Je ne m’approche pas trop. C’est peut-être un mirage. Comment à notre époque de rythmes sourds, électroniques, où les basses imitent partout les battements du cœur, comment peut-on encore se livrer au flot aigu des notes enfilées comme des perles ? J’entends des chapelets païens dégringoler vers les corps embrassés, aimant de notes culbutées. Il y a du fringant dans l’air, et le fringant est l’élégance du pauvre ; l’accordéon lance gratuitement ses richesses à l’imitation des flots. Il existe donc encore, ce triomphe du samedi soir qui s’offre des clairières en fusion, populaires et bousculées ? Serait-ce le retour des visages disloqués par l’œuvre machinale des jours qui se réparent un moment sous la douche clamante de l’accordéon dense ? Mais non, enfin, me dis-je, sois raisonnable, ces gens sont en vacances : le jour ils se soûlent de vagues bleues, le soir ils s’enivrent de paso-dobles gorgés de bémols orangés. C’est tout.

            Au plein de la nuit, il m’apparaît que le temps est aboli, que l’homme accordéon dont Brassens chanta la disparition (« Le Vieux Léon »), est revenu faire un tour, juste une fois ; comme ça, pour sourire ; j’ai bien de la chance. De là où je suis, j’entends encore la mer, mais l’instrument vient y mêler son souffle ; je vois l’homme ravi sous les lampions artisanaux, balançant sa poitrine double… car l’accordéon est un prolongement des poumons, il est notre alerte présence, notre respiration multipliée et l’homme oscille très nettement du haut de la scène, déplie et replie l’instrument, il rit. Je songe que nous n’avons pas été suffisamment bercés (personne ne le fut jamais assez), et l’accordéon dorlote nos manques, car le geste du musicien est le même que celui de maman. Sa berceuse invite à respirer ; il remonte de la Libération, projetant dans cette nuit taillée de guirlandes d’ampoules – ersatz d’étoiles – ses dièses salés et ses bémols banals. Un majeur franc marque les pas. On dirait la mer. Je rêve. Je doute que je rêve. Peut-être suis-je endormi ?

            Ecoutant la mer, je vois l’accordéon. C’est une vision, rien d’autre. Le doute s’insinue pourtant ; « Perles de cristal » dévale maintenant vers moi et tout revient d’un coup. C’est que, sur cette seule pièce qui me fascina enfant, l’accordéoniste se fait athlète ; tant de notes pour les pauvres que nous étions, familles riches d’enfants pour compenser, et les boutons de nacre figurant la fortune rêvée ; le magicien d’alors les touchait avec une telle dextérité qu’il en semblait le maître absolu. L’homme le plus riche du monde, l’accordéoniste… j’ai l’impression que je crois encore à ce merveilleux de petit d’homme qui levait son visage béat vers le musicien souriant à ses sons inouïs. 

 

Alter ego

 

Sources de paroles, publié hier, se voulait le début d’une suite de rêveries. Alter ego en est la conclusion : c’est l’écriture dans son geste concret et décrite au plus près dans sa joie prospective.

 

À force d’être avec les autres, il arrive un moment où l’on se retrouve seul. C’est la maturité, le silence. Alors commence le dialogue. On n’avait jamais vu ni la table, ni le bouleau qui frémit au jardin, ni la lumière de l’aube, ni soi. On avait suivi son énergie qui barbotait au monde où l’on croyait vivre. J’avais vécu, c’est vrai, mais le monde avait pris toute la place ; par chance la solitude est venue avec les années, blanchiment progressif, puisque les tempes sont filles du temps. C’est à ce moment que je me suis mis à écrire sur la nuit.

            J’écris : je vois bien une aube minime, enclose là-bas, mais d’ici à là-bas je tâtonne, mains en avant. C’est bon. Plaisir d’écrire, mais surtout joie du dialogue qui s’enclenche depuis la clef du moi. C’est un autre que je cherche, que je vois se déployer à côté de moi ; il a les accents inattendus de la question que je ne cherchais pas, dont je ne savais pas que je la cherchais. Bizarrement, la réponse vient de moi.

            Cet autre en moi est soufflé du fond de tous les autres, visages aimés ou disparus, je les retrouve là, autour de la lampe, conclave laïc de fantômes. C’est cela écrire. Tous les arbres vus et tous les ruisseaux qui bondirent dans mes années, accourent à l’appel pour border mon cocon.

            Je ne vois pas par avance ce qui va être offert. Je suis au gras des mots, risquant chaque pas. Je suis la solitude. Non pas la triste mine qui accable les traits, mais l’énergie qui monte aux tiges de l’ivraie et celle qui lance seule les épices des troènes aux derniers jours de juin. L’avancée vers l’autre à l’intérieur de moi, de celui dont je ne sais pas encore ce qu’il sera, est un peut-être qui palpite.

            Car enfin, se laisser trouer par les mots coupe forcément du monde. Mais c’est, curieusement, pour le retrouver plus vaste et plus droit. Il revient après le dialogue, lorsque l’autre s’est découvert sur la feuille.

            Une fois posées, les phrases ne sont plus miennes. C’est ainsi que l’on pourrait expliquer la tentation du pseudonyme. Je n’y cède pas, car je ne veux pas que l’autre prenne toute la place. Je veux que le dialogue puisse reprendre ailleurs, dans une solitude différente où je renouerai les fils du dialogue avec lui. Car lui seul ne pourra naître que si je suis moi-même ouvert et seul.

            Le quant à soi tient la pointe qui écrit. L’autre surgit vite dans son habit d’ombre, au bout du mot, au cœur du terme qui est à la fois ma voix et la fin de ma voix… mais je demeure. J’habite au langage qui marche à pas feutrés, dans le bruit d’écrire qui mime le pas discret de l’autre, déjà, dès les premiers effleurements. Voici ce qui me reste : c’est ce frottement et son souvenir qui font que j’écrirai encore.

            À la fin, la table a changé, le bois en est plus lourd et l’arbre du jardin dont je plaignais les feuilles m’est tout à coup une fierté nouvelle. C’est en ce sens qu’écrire, c’est changer le monde, car dans mon dialogue avec l’autre, ma solitude s’est enrichie sans s’abolir et mes pas affirmés laissent des traces que le monde n’avait pas.

            Il reste aux lecteurs, aux vrais autres, à rejoindre mon autre qui s’est posé sur le papier. À cet instant, c’est moi qui ne suis plus et c’est pourquoi, souvent, j’ose à peine signer le texte de mon nom.

Source de paroles

 

Cette rêverie écrite il y a plusieurs années ne pouvait être publiée avant que des poèmes ne viennent l’illustrer abondamment. Après la parution de nombreux poèmes, il semble que le temps soit venu de la proposer à la lecture pour décrire le ton et le but des tentatives présentées ici. On pourra la lire comme une sorte de défense et illustration de mon travail d’artisan. 

 

            L’anonyme est mon nom. D’une voix pure, il s’avance aux halliers, remontant le ruisseau, et il dit le songe des songes où les hommes et les Dieux sous la pagaille présente chantent la gloire d’être au monde… seulement ici le bouleau qui frémit,  là-bas le bois de la table qui attend… seulement la main qui se tend et mime ce qui est.

            Écrire n’est plus alors célébration du moi, mais reprise enfin du monde, des poumons qui s’ouvrent au plus large, jusqu’aux étoiles qui filent vers nous pour presque rien.

            Le silence revient. Oh, il ne nous avait pas quitté, il rôdait aux boulevards, au creux du pain mordu, mais il avait perdu sous l’averse des “toujours nommés” ce qui fait l’excellence de parole. Voici venu le temps où la presse drue des noms nous lasse, nous perd dans les vivants aux destins trop comptés. Cette lassitude est notre chance.

            Efface-toi et marche au plus près des très grands qui surent n’être que des pas.

            C’est au siècle qui meurt que le silence s’est accru entre les noms, sans liens entre eux, grains de sable du grand désert bruyant. Tais toi, nous voulons dire, cèle ton nom, tais-toi et marche; dis vraiment tout, meurs dans l’entre-deux des noms, perds-toi au plus bas du vivant, à hauteur de pierre, ainsi prépareras-tu les méditations hors du temps qui fondent le chant.

            Nous n’en pouvons plus de trop savoir: “et ceci est un homme, et cela est une herbe”, car on entend, derrière le nom commun, l’infantile reprise du “et moi” qui au cœur de l’émoi en effet, de la peur d’être, n’ose plus rien que la raide statue du je.

            Or, tu dois te perdre, n’oublie pas de t’oublier, meurs en ce monde qui n’est que cela. Car te nommant, tu nommes Dieu et tu perds l’essentiel, tu abandonnes à la folie de toi, ce qui, tu le sais bien, ne doit être qu’une chambre d’écho, camera obscura, d’où ne sortiront plus ni moi, ni toi, ni aucun cliché jauni, mais simplement le tout collectif et égal de chacun, l’esprit du temps.

            Les noms propres ont tout sali de leurs paraphes croisés et c’est là le grillage qui te sépare du monde. Il n’y a pas de lieu d’être si tu dis que tu es, car la réalité aussitôt s’esquinte, se craquelle, le pur est perdu, et la voix qui voulait s’élever n’est hélas plus que la tienne grise et ténue au cœur du brouhaha.

            Oui, il y aura bien un chant, comme il y en eut au temps des cathédrales. Le silence qui baigne les temples est l’aube de nos remuements; et l’indigo des toits qui varie aux accents des orients, noirs puissants d’été, gris perlés d’hiver, bleus de nuit et de jour, bleus adorables, toits, vous dites l’endroit où la voix, défaite de soi, doit se rendre, seule et droite, vers ce but déjà qui est notre chemin.

            Peut-être faudra-t-il retrouver le lieu commun d’avant le Sphinx et marcher sans peur vers la Pythie, pour qu’un murmure enfin nous vienne qui soit vraiment nous, nous, dépouillés des oripeaux d’un moi vieux et tout fait. Nous nous ouvrirons encore et toujours, jusqu’à n’être plus que le trait flottant des 360° refermés, trait, baguette de coudrier, à l’endroit clé où la superstition coule en source bouillonnante.

            La langue dort au creux de cette terre jamais redécouverte puisque nous avons toujours craint de remonter le fleuve. Pourtant, au lieu d’admettre, si nous faisons à contre-courant ce modeste chemin du mythe avant le mythe, il se pourrait que coule entre nos mains l’hydromel de parole. Tout le monde le sait.

            Tant de temps où nous avons attendu sur le tablier des ponts que notre nom s’inscrive dans le courant du fleuve. Oui, cette attente était vaine. Le chemin est en marchant, en remontant vers l’amont, vers l’intérieur des terres, là où la première goutte nous ressemble, là où elle nous rassemble avant de dire.

            Nous ne voulons pas de la fausse pureté des estuaires où le salé des noms brassés se mêle à l’eau douce toute ternie des cauchemars d’histoire. Il a trop plu de bombes sur les ponts que nous croyions transversaux, que nous pensions gagnés sur la nature mille fois pétrie des songes trop humains.

            Lorsque nous aurons bien remonté le cours, nous tendrons la main et il sera temps de mourir, de laisser au creux de la paume notre nom s’effacer sous la chute unique de la première goutte qui – dans sa douceur devenue tellement humaine au contact de la peau – chantera la force d’être… et le noroît nouveau pourra porter aux horizons la grande splendeur des paraboles terrestres.

            Après le baiser de la source sur nos doigts, oui, c’est seulement après, crois-moi, que nous aurons le droit à la parole.

 

 

Qui est l’ange?

 

Presque tous les poèmes publiés ici évoquent la figure de l’ange. C’est une fiction. Bien sûr il y en a aux cathédrales, aux églises, et la peinture passée déborde de ces personnages dont les ailes comme celles de L’Albatros semblent parfois encombrantes sur le pont où nous tanguons, le temps de notre vie. Heureusement que les personnages des tableaux ne se meuvent pas, car les objets soigneusement peints autour d’eux seraient renversés par les ailes, cet ensemble double soyeux qui fleure bon l’oiseau. Ils sont imperturbablement heureux, et lorsqu’ils sont sérieux ils sont sereins.

À quoi bon s’obséder de ces vieillottes présences auxquelles les anciens croyaient parfois, s’interrogeant le plus gravement du monde sur leur sexe ou leur langue?

C’est parce que ces interrogations nous semblent irrationnelles, que je les reprends comme elles nous ont été transmises par la tradition religieuse, même si pour moi les anges ne sont en aucune manière liés au dogme du crucifié.

Au contraire: que vient faire cette douleur atroce (Jésus crucifié) pour justifier le surgissement de ces êtres qui n’en sont pas, et qui volant entre le ciel et la terre, sans foi ni loi précises, sont à l’image de nos rêves les plus candides?

Ah nous y voilà: l’ange souriant ou sérieux est une allégorie banale, sulpicienne, idiote etc. Mais non. Contrairement aux oiseaux qui partent de la terre et s’élèvent vers le ciel (mais la terre est leur vrai lieu, loi de la gravité oblige), les anges viennent du ciel et descendent vers nous: or, ce qui nous vient du ciel, ce n’est pas dieu, diable non, c’est le soleil la neige ou la pluie, en bref nos saisons. Et nos saisons sont ce que nous avons de plus précieux pour saisir par l’œil ou le tympan, les parfums et le toucher les merveilles du monde où notre existence se déploie. L’ange dit cette chose simplissime: nous sommes emportés par le temps, il convient de goûter à grandes lampées ce passage bref qui est la vie présente. C’est pourquoi il est le plus souvent souriant.

S’il est le beau, cela suffit. Rêver l’ange c’est projeter ce que nos pensées murmurent à l’intérieur de notre crâne, lorsque nous sommes seuls, c’est-à-dire le plus souvent. L’ange ordonne dans sa naïveté tout ce que nous ne pouvons pas dire à l’autre. C’est l’être de la conversation intérieure que nous promenons par les rues et les bois, rythmes et mélodies mêlées, et à supposer (affreuse perspective) que l’ange n’existe pas, alors le chaos des imaginations les plus débridées s’installe en nous, perdus et errants soudain. Il fixe ainsi dans le langage cette autre langue que nous taisons et qui n’apparaît que dans le cours du chant que nous tordons et tissons à loisir pour que le rêve s’incarne enfin noir sur blanc, en vérité. Mon dialogue avec lui n’en est pas un, c’est un remuement par devers moi, une façon de vivre avec les mots dans l’espérance qu’un chant naîtra. Et si le chant surgit, alors l’artisan sourit, empruntant à l’ange son amour de la vie, cette dynamique souple que nous oublions constamment, trop pressés que nous sommes de donner un sens à ce qui n’en a pas: histoire, politique, morale… toutes choses où le langage demeure désespérément au dehors du monde que nous vivons vraiment. L’ange est le moteur du langage, mais d’un emploi très spécifique des mots, celui que nous ne pratiquons jamais, et qui est justement celui de la vie même. Il y a chez l’ange une proximité telle entre ce que je vis, pense, aime et les mots que j’emploie pour l’exprimer, que sa présence est le contraire d’une fantasmagorie, en bref il est la vérité de mon discours intérieur tout entière dirigée vers le beau.

Le Père Manant

Cette pièce a été jouée une seule fois. Elle a été écrite pour illustrer un débat sur le chômage en Thiérache.

D’une durée d’une demi-heure, elle n’en demeure pas moins un récit avec péripéties. Ma préoccupation principale est de faire sourire le public, tout en présentant la difficulté d’adaptation d’un homme particulier, jamais sorti de son village, au monde tel que nous le connaissons. Le ton n’est pas à la moquerie, même si j’ai voulu donner de notre temps une image plutôt amusée. Cette pièce ne tend jamais vers le misérabilisme encore moins vers la pitié : le Père Manant est au contraire une sorte de Candide intelligent qui se révèle rapidement à lui-même. Il a environ quarante ans. L’actrice sera de son côté une secrétaire type, où se mêlent la fausse neutralité, le narcissisme et la compassion authentique.

Téléchargez « Le Père Manant » au format PDF – Cette pièce est déposée à la SACD. Tous droits réservés.

Kafka: Devant la loi (l’homme de la campagne)

La parabole du gardien de porte: Devant la loi est pour Kafka un texte si important que son auteur le publie séparément dans la suite de ses textes et l’inclut également dans le cours du Procès où il en propose une exégèse inattendue. Le contenu de cette parabole tient en quelques lignes: un homme de la campagne se présente devant la loi, demande à y entrer, mais le gardien lui en interdit l’accès. L’homme de la campagne décide d’attendre, tente de soudoyer le gardien, mais celui-ci lui explique qu’il peut bien essayer d’entrer mais qu’il va se heurter à d’autres gardiens plus puissants. L’homme de la campagne s’installe toute sa vie dans l’attente et lorsqu’il meurt le gardien ferme la porte; c’est alors que l’homme de la campagne apprend que cet accès n’était fait que pour lui.

Les innombrables commentaires suscités pas ce conte – souvent nommé légende – m’invitent à ne pas rajouter ma goutte d’eau à cet océan de gloses. Mon constat est simple: ce minuscule récit est un miroir où chacun vient chercher son reflet. Or, aucun visage n’est semblable à un autre: autant de lecteurs, autant de lectures possibles, donc aucune n’est fausse mais aucune n’est satisfaisante.

A l’instant où l’homme de la campagne se voit expliquer par le gardien de porte les obstacles qui l’attendent, Kafka écrit cette phrase qui seule va nous intéresser:

“L’homme de la campagne ne s’était pas attendu à de telles difficultés”.

Je tiens cette phrase pour la plus importante de l’écriture littéraire moderne.

Ecrite au tout début de la guerre civile européenne (1914-1945), sans doute vers 1916, cette remarque d’un humour très particulier désigne un moment civilisationnel fondamental. L’homme de la campagne est l’image de nos ancêtres lorsqu’ils commencent à devoir changer de statut.

Je voudrais être clair et je prends provisoirement l’habit de l’ historien du dimanche. Pour la plupart, et ce depuis la nuit des temps, les êtres humains ont travaillé la terre, à peu près indifférents au cours des choses (ils n’avaient nul souci de ce qui dort dans nos livres d’histoire scolaire). Ils naissaient dans des maisons-huttes de terre, vivaient en cultivant la terre et étaient pieusement mis en terre. Le village, l’église, le cimetière étaient leurs lieux privilégiés; ils ne parlaient pas exactement la même langue d’un village à l’autre et de toute façon le langage n’avait pas cette importance que nous lui accordons. Il suffisait sans doute que l’on s’entende sur le temps qu’il fait, les épousailles, les moissons et les taxes. Parfois, des soldats surgissaient, tuaient un peu, incendiaient, pillaient et violaient beaucoup puis repartaient. Après plaintes et prières tout rentrait dans l’ordre, c’est-à-dire dans le chaos des suites de jours que le curé commentait pour ordonner l’imaginaire des manants; on allait porter une requête au château, mais c’était le plus souvent sans grand résultat. (Je note qu’en rédigeant cette légende qui résume la vie de 80% des Européens durant des millénaires jusqu’au début du XXème siècle, je raconte en fait l’essentiel du décor et des péripéties du dernier roman de Kafka : Le Château. )

L’homme de la campagne se présente donc devant la loi et se heurte à une fin de non-recevoir: cette expression résume exactement toute l’action de la légende (et même du  Château). Mais dans la phrase qui nous occupe, l’homme de la campagne est étonné.

Cette surprise (“ne s’était pas attendu à de telles difficultés”) correspond à l’émotion qui va saisir et continue de saisir celui qui veut entrer dans la loi, c’est-à-dire tout un chacun, lorsqu’il veut bien prendre un peu de recul par rapport à son destin et à ses vacations farcesques (Montaigne). L’administration, la vie dite moderne, les sytèmes informatiques qui régissent nos réglements et destinées, les tracasseries constantes de notre vie de citoyen intégré , éveillent en nous un recul, un mouvement étonné et nous étonnent parfois au sens classique du terme: frappé par la foudre.

Ainsi la vie contemporaine, c’est donc cela: ce fouillis de cartes, de lois, de panneaux, de signaux, de contrôles qui sont autant de “difficultés”. Je dois avouer qu’ici l’homme de la campagne en moi éprouve une sorte de crainte, à tout le moins de frémissement puisqu’au village autrefois, j’eusse été immédiatement perçu par mon nom – ou plus souvent par mon surnom – et qu’ici et maintenant, il me faut être clair, précis, que je dois avoir une identité dûment estampillée.

Cet étonnement de l’homme de la campagne signe un déclic, un basculement de civilisation qu’on voudra bien considérer comme capital. C’est l’invention de l’anonyme, la découverte de l’Autre. Jusqu’alors je vivais, désormais je dois aussi me voir vivre au milieu d’autres que je ne connais pas. Toutes les gloses philosophiques, psychologiques et sociologiques décrivant le nouvel ordre civilisationnel au début du XXème siècle – on ne s’étonnera pas que s’installent dans le même temps les totalitarismes – se résument dans cette sensation d’étonnement qui signe notre vraie nature.

Que s’est-il passé? Très concrètement, les êtres humains ont dû, de gré ou de force, entrer en ville, s’installer dans la cité, sous les coups forcenés d’une industrialisation devenue générale. Il serait absurde cependant d’imaginer que le manant vivait au paradis et que le citadin est en enfer. Ces clichés négligent les innombrables progrès qui ont amélioré formidablement les possibilités de vivre heureux (hôpitaux, écoles, surabondance de biens etc…)

Mais cette sortie de la campagne s’est aussi accompagnée d’étonnements que la phrase de Kafka met parfaitement en lumière. Les “difficultés” soulignées par l’auteur sont celles-là mêmes du vingtième siècle tel qu’il est en train de s’organiser.  Que faire de l’Autre? Si l’Autre a autant de droits que moi, qui suis-je? On a dit que Kafka était prophétique et nos esprits encore marqués par la religion adorent ce genre de considérations. Disons seulement que Kafka était ouvert à tous les souffles de son temps et qu’il les a synthétisés merveilleusement, devançant par l’imagination les décennies du siècle qui débutait.

Le style glacé et l’humour noir de Kafka nous font oublier que tout son être visait à être écrivain, c’est-à-dire poète. Chez les anciens le poète était une sorte de chamane qui prédit parce qu’il prétend être en relation avec les instances supérieures. Kafka est plus simplement poète au sens de celui qui dit sans fard ce qui est, et le chante en une fiction exemplaire. La lucidité est sa muse.

Lire la suite: Kafka: Devant la loi (Une lecture simplifiée) ICI

Dans l’atelier de l’artisan

A l’instant où vient de paraître le cinquantième article, je ressens le besoin de dresser un bilan de ces publications.

Je pars d’un aphorisme récemment publié: “entre deux mots il faut choisir le timbre”, qui n’est qu’un démarquage pas très subtil de: “entre deux maux il faut choisir le moindre”, mais désigne une des techniques que j’ai adoptées pour écrire aussi bien les poèmes que les textes en prose. Le timbre est ici le son, la sonorité, la musique, le système d’échos, lorsque je me trouve confronté – ce qui arrive presque à chaque pas – à la profusion de mots possibles pour exprimer une idée ou un sentiment. La musique guide mes avances.

Je ne prendrai qu’un exemple emprunté à un poème paru le 11 juillet, intitulé secret: le titre à lui seul permet d’exposer justement son contraire, à savoir une mise en forme voulue et lisible  de ce qui me guide. Les cinq strophes de ce poème tentent (il y a une exception pour la dernière) de produire un système d’échos concertés. La première strophe donne le modèle de toutes les autres. La voici:

soulevant mes cheveux

il chuchote de sa voix de vitrail

mystères et lois

que je dois celer.

 

Les trois strophes qui suivent reprennent presque exactement le rythme de chacun de ces vers et cherchent le plus possible de sons communs. Les strophes sont numérotées 1, 2, 3, 4.

 

Voici le vers 1 des quatre strophes:  1. soulevant mes cheveux / 2. ses syllabes bleues/ 3. s’il met l’aube à mes yeux/ 4. son beau secret très vieux [“s” et “eux”  se retrouvent; des sons “b” et “o” se mettent en place]

Voici le vers 2 des quatre strophes:  1. il chuchote de sa voix de vitrail/ 2. apportent à mon noir travail / 3. je porte ma joie au réveil / 4. m’escorte au ras des feuilles [ les sons communs : “ote, orte”, “oi” pour les trois premières strophes, et la rime en “ail” ou “eil” ou “euilles”]

Voici le vers 3 des quatre strophes : 1. mystères et lois / 2. critères et droits / 3. fier de moi / 4. pierres et pas [ les sons communs sont évidents: “ère”, “oi” reliés sauf dans un cas par “et”]

Voici le vers 4 des quatre strophes: 1. que je dois celer / 2. impossibles à évoquer / 3. mais comment en parler / 4. et je ne peux le confier [ l’unique son commun est en “er”, mais cette pauvreté relative des reprises de sons est compensée par le fait que ce son est à la rime et que ce sont quatre verbes du premier groupe à l’infinitif; le sens ici a également son rôle: il parle en négatif dans les quatre cas, ce qui permet d’insister sur le sujet annoncé par le titre: secret]

Pour écrire un poème il n’existe aucune loi depuis plus de cent ans que l’on a abandonné les syllabes comptées et les rimes, l’alexandrin étant la forme clef de ce système traditionnel. Cette “liberté” est en fait – comme l’abandon de la réalité en peinture, ou de la tonalité en musique – une difficulté supplémentaire pour celui qui veut chanter en poésie. L’artisan du poème doit alors se forger ses propres codes, sons et rythmes qu’il va varier à l’infini, mais ne cessera de recomposer pour chacun des textes. Le sujet choisi déterminera les sons et les rythmes nécessaires à la fabrication. L’exemple que je viens de décomposer, un jeu de sons et de rythmes qui passent d’une strophe à l’autre n’est donc qu’une technique particulière pour un poème spécifique et ne peut être étendu à toute poésie. L’exposer ici revient à dire ceci: attention en composant un poème -ou en le lisant – à bien souligner les sons et les rythmes, sachant qu’aucun poème ne ressemblera, pour le système provisoire inventé ici, à une autre composition.  Pour qu’il y ait chant, il convient qu’une harmonie s’établisse forçant le langage à venir se placer en sons et en rythmes réguliers ou irréguliers, mais cependant en accord avec le propos tenu par le texte.  Pour le cas qui nous occupe, on verra dans la dernière strophe le système inventé pour les quatre premières voler en éclats: en effet, ce poème intitulé secret ne délivre pas de secret pour la vie, mais désigne le vrai secret de la poésie telle que je la conçois en artisan, à savoir: un secret de fabrication que je viens de démonter. Il est alors normal de voir la cinquième et dernière strophe faire quelques petits pas de côté pour annoncer que la construction est finie.  C’est que tout texte, poétique ou non, consciemment ou non de la part de l’artisan, est en effet l’histoire souvent invisible ou non dite d’une vie: naissance, âge adulte et mort.

Pour ce qui est du moment de l’écriture lui-même (la fameuse inspiration !) je commence par deux ou trois mots qui me viennent par hasard, puis je développe ce que ma voix intérieure me dit pour la suite : je barre souvent pour repartir avec davantage d’énergie, pensant cependant toujours au principe du “timbre” tel que l’aphorisme l’a énoncé. Viennent alors très vite les relevé des sons que je note en marge et qui vont me servir à stimuler mon inspiration(?) selon le sujet choisi. La recherche des sons et des rythmes est stimulée par la contrainte que je m’impose. Se créent alors des harmonies verticales ainsi qu’on l’a vu dans secret de façon évidente; le plus difficile est de clore le jeu soit par une pirouette, soit par un propos détaché. L’obsession qui me taraude est que chaque poème ou texte doit être à lui-même la description de sa propre production, de son écriture telle qu’elle s’est déroulée.

Poignée de main

 

A l’origine, cette rêverie est née d’une commande de la société des lettres de Corrèze, et je les en remercie. Je la dédie cependant à Robert Redeker.  Son absence ou plutôt sa disparition nécessaire m’ont donné la nostalgie de sa poignée de main. Il est étrange que le principe de Voltaire : “peu importe que vous ayez raison etc…”  ne soit pas suivi à la lettre dans notre langue et notre pays. Cela fait deux cent cinquante ans que le propos a été tenu en toute clarté, en pleine lumière, fondant ce que nous avons de plus beau: la liberté de penser, l’esprit critique. C’est en ce sens que je propose ici mes rêveries. Leur force rationnelle est faible, sinon nulle, mais je compte sur la musique des syllabes pour que la mémoire en garde le ton, ce pilier de la vie de l’esprit.

 

 

Une poignée de main vaut un poème : le frêle géant de Bucovine – Paul Celan –  a tenu à nous le dire. Les paumes qui s’effleurent, ce psaume laïque n’est pas rien ; entre les deux mains, le vide s’étouffe sous le souffle des existences croisées. Le frisson s’immobilise au faîte de la pression, ta peau la mienne une seconde ne font qu’un, prière éphémère qui fait envie à Dieu, j’en suis sûr. C’est le contraire du doigt levé de Jean-Baptiste. Les paupières acquiescent, les pupilles basculent, nos existences se dotent d’un autre soleil, voilé certes, mais bien plus chantant puisqu’une voix s’élève au moment où les phalanges se touchent.

Bonjour : on dirait un présage, mais c’est mieux, c’est un vœu, donnant-donnant ; les arbres de l’avenue en frissonnent, eux qui, plantés au garde à vous peuvent à peine se lancer des hélas du bout de leurs bras infectés de diesel ; leurs feuilles extrêmes s’exaspèrent, il faut un rude noroît pour qu’elles se mêlent, alors que nous, regarde, un avant-bras suffit. C’est une aube que l’on invente en plein midi pour sortir du terne crépuscule de soi, j’en avais assez d’être enclos dans la mélancolie de ma peau sévère et jusqu’au bonjour, après un scrupule physique, petit retrait du pied, je dois bien avouer que j’étais empêtré dans mes remuements et que je ne le savais pas.

L’autre avancé, je suis sauf et le foin froissé de mes pensées se met à prendre feu. La parole est à l’instant parabole, l’arrondi du monde se lit au front de l’autre mystérieux et connu ; il dit l’intelligence avec l’ami, ce confluent gracieux des êtres de rencontre. Le sourire dit également : c’est maintenant que tu vis, nous présentons nos mains comme une prière à deux pour un échange doucement incliné vers le bas, vers la terre commune où nous nous tenons debout, pétrifiés sur cet infime carrefour de temps.

Ce n’est pas le heurt de deux solitudes qui se réchauffent contre l’absence, non, l’un et l’autre savent qu’ils sont soudain comme le monde, ouverts, vifs, et leurs bonjours viennent ajouter à la rumeur de la cité leurs décibels murmurés qui les emmènent sur les berges du fleuve, aux marges des boulevards, à l’instant où justement, rivés sur leur poignées de mains, ils chassent le monde du bout des doigts, débordant de leur silence enfin brisé. Ils oublient le monde au moment où ils s’ouvrent à lui et dans cette perte ils rejoignent plus sûrement l’aventure des voix, des voitures et des croisées qui vibrent sans eux. On ne peut être avec l’autre et avec tous les autres en même temps, et pourtant, c’est à cet instant qu’on est le monde. Me repliant, je rejoins la rumeur. Bonjour est un retrait, la main serrée une fermeture, puisque rien ne compte alors davantage que l’être unique auquel je fais face.

Tu vois, j’étais seul et maintenant grâce à toi je suis tous, même si je n’entends plus les moteurs, ni les arbres, ni les ponts qui frémissent ; la rencontre efface le monde dès qu’elle paraît car elle devient salut à part entière ; la main ne serre pas seulement sous l’effleurement des paumes, c’est un message chuinté, un « tais-toi » qui s’adresse aussi bien aux ogives de mon crâne clos qu’aux pas qui rouillent sur le pavé des cités dont nous ne sommes que les passants.

Et après ? Après les voix se percutent, excuses balbutiées, mais la crainte est inutile. J’entends s’apaiser le très ancien clapotis du lac froid auprès duquel j’habite communément et les deux voix tissent vite des verticales lumineuses comme les harmonies aux mains croisées du virtuose, calme babil au bord des eaux trop sillonnées du moi. Mais le silence ne renonce pas, plus je parle plus je l’entends sourdre à travers la trame fripée des mots ; il me retient par la manche et je m’aperçois stupéfait que l’émoi d’être à l’autre menaçait de me désintégrer et que le silence seul, qu’à l’instant je vêtais de hardes froides, est mon allié le plus sûr, heureux silence sur le fond duquel le larynx aggrave chaque mot davantage. Je ralentis mon débit. Je parle enfin, le jour se lève.

Le dit de la rivière (4 / 4)

Les Ricochets

 

            Après la seconde guerre mondiale une bonne partie de la ville avait été détruite. Enfant, j’ai vu les hommes relever les pierres, j’ai encouragé leurs efforts ; je les voyais scier, je les entendais cogner et se héler toute la journée et je me demandais comment j’aurais pu les aider à restaurer la ville, car je m’imaginais que la guerre continuerait de nous menacer tant que les ruines se dresseraient dans nos rues.

            J’essayais parfois de lever les pierres informes qui gisaient au fossé, mais j’étais trop faible et j’entendais une voix rieuse d’adulte qui m’ordonnait en noircissant les « a » jusqu’à les prononcer « o » : « Laisse-donc ça, gamin ! »

            Alors, je revenais par les berges de la rivière sous un ciel gris de plomb et, suivant le courant, je pensais que lorsque le flot du temps se serait un peu écoulé, je pourrais à loisir soulever toutes les pierres du monde. En attendant, il fallait bien faire quelque chose, trouver un jeu peut-être qui ressemble à ce que faisaient les adultes ; c’est ainsi que j’ai appris à faire des ricochets.

            L’enfant cherche un galet. Il y en a mille, des millions. Mais justement, cette abondance de pierres nuit. Trop de choix, ce n’est plus un choix, et puis ils sont tous beaux, lavés par d’innombrables roulements millénaires. Dans la lutte de l’eau et du roc, le galet est le reste apparent d’un grand rocher, mais là, au fond de la paume, c’est une joue minérale, un regard pâle, brun ou blond et aucun n’est pareil. On dirait des visages éternels. L’enfant se baisse, il en prend trois ou quatre dont les formes lui conviennent. Il s’aperçoit que les autres garçons, avec leurs mains plus grandes ou plus petites, ne peuvent lui être d’aucun secours dans sa recherche. Pour qu’un galet fasse de beaux ricochets, il doit suivre l’enroulement de l’index et personne ne peut le faire à sa place. Tranquille leçon de solitude au bord de la rivière.

            Au début, la pierre tombe niaisement dans le courant. Les autres rient, se moquent, peu importe. Puis, un soir, au retour de l’école, bravant comme tous les jours l’interdit de ses parents, il descend au bord de l’eau. Le galet est merveilleux, plat comme une lame dans les tons gris souris. Et miracle, il saute. Un seul rebond, c’est vrai, mais c’est déjà beaucoup. À sa réussite se mêle le regret d’avoir vu son beau galet couler au fond des flots : c’est un petit pincement, il faudra s’y faire, c’est la vie. Il parvient bientôt, à force d’entraînement, à trouver plus vite le bon galet, celui qui convient à sa main et répond à la taille de ses doigts. Pourtant, le regret le saisit, quand, à bout de forces, la pierre est emportée par le courant.

            Un matin de printemps enfin tout change. C’est l’époque où la ville est à peu près reconstruite. Il fait un soleil éclatant et les oiseaux ont reconquis les berges, ils rivalisent de trilles improvisés. L’enfant sent alors qu’il n’est peut-être plus tout à fait un enfant. Il l’éprouve à son pas qui s’enfonce un peu plus dans la rive de l’Aisne et dans sa voix, dont l’écho qui résonne sur l’autre rive lui revient plus grave, toujours plus grave. Il s’entraîne seul, et les ricochets font plusieurs bonds, filant en sauts plus ou moins serrés vers l’autre bord sans jamais l’atteindre. Le regret de voir ses beaux galets disparaître ne le quitte toujours pas, on dirait même que ce sentiment s’aggrave comme sa voix.

            Il entend tout à coup un appel derrière lui. C’est un homme en bleu de travail qui s’est arrêté sur la berge. « Pas comme ça, regarde ! », crie-t-il. L’enfant se retourne et il découvre un jeune ouvrier qu’il a vu travailler à la restauration de l’église. « Regarde ! » dit-il encore. Le jeune homme se baisse, saisit un galet, et depuis la berge où il se tient, il projette la pierre plate d’un geste sec et la voilà qui s’envole, effleure le courant et, au lieu d’être freinée par l’eau, elle tourne encore plus vite, rebondit sur la surface et se dépose doucement sur l’autre berge. Le galet mouillé éclate sous le soleil, splendide. Il gît maintenant sur l’autre bord, c’est vrai, il est loin, mais il dessine une tache lumineuse dont l’enfant sait tout de suite qu’il sera le modèle des plus belles choses de sa vie. Le temps semble s’arrêter, le flot, lui-même vaincu, renonce à lutter et continue sa course.

            Ce galet mouillé est comme un regard gris qui le fixe de l’autre côté de l’Aisne, sur l’autre rive du temps. Les superbes pupilles d’espérance sont loin, au-delà du temps que figure le courant. « Tu as vu, c’est facile, entraîne-toi ! », dit le jeune homme en riant.

            Un jour, l’enfant qui est devenu lui-même un jeune homme, est parvenu à traverser la rivière avec ses ricochets. Il a compris qu’il ne fallait pas lutter contre le flot, mais utiliser le courant, le temps, les années, pour que l’œuvre s’épanouisse de l’autre côté. Le galet reste sur l’autre bord, face à la rive où nous vivons, il repose là-bas, loin de nous – dans les musées, les bibliothèques, les salles de concert – mais toutes ces pierres métamorphosées par la traversée sont autant de signes d’espoir pour notre vie embarquée dans un flot apparemment irrépressible.

            Parfois, je pense que les plaines du nord de la France sont un vaste fleuve et que les cathédrales sont autant de rebonds d’un immense ricochet humain, suspendu et serein, qui se dresse contre le temps.