Le régisseur entre en scène d’un air menaçant avec le brigadier à la main.
Moi quand je suis spectateur et que je vois un acteur entrer en scène, je me demande toujours s’il ne va pas balancer une grenade dans le public… Ne vous marrez pas, c’est possible, si si… ça ne s’est jamais vu, mais supposez un acteur muet… oui, oui, c’est peu probable, mais bon j’ai dit: supposez, supposez… bon, ben, balancer une grenade pour un acteur muet ce serait pour lui la meilleure manière de s’exprimer. Oui, ben oui, quand il veut agir l’acteur muet, qu’est-ce qu’il peut faire d’autre? …
J’y pense, moi à votre place j’aurais la trouille, regardez ce machin (Il montre le brigadier), imaginez que je le balance… trois morts, facile ! Assommés ! … mais non, n’ayez crainte, le régisseur… oui, c’est moi le régisseur… eh bien je n’ai aucun intérêt à balancer ce truc là dans le public… il est malin le public, un coup pareil et il ne revient plus, c’est pas dans l’intérêt du régisseur, j’y perdrais mon métier, mon aura, mon salaire, ma belle-mère… et mes enfants qui attendent à la maison que je ramène les sous pour payer les casseroles, la vidange, le chauffage, les fronces des rideaux, la papinette pour faire la vinaigrette et les petits beurres qui sentent si bon quand on les met dans le grille-pain, qu’est-ce qu’ils diraient les enfants, hein, je vous le demande, qu’est-ce qu’ils diraient ?
Non, non, n’ayez crainte, je ne le lancerai pas sur vous, quoique… c’est pas l’envie qui m’en manque. Vous n’avez jamais vécu ça vous, un jour ? Je veux dire, assommer d’un coup trois quatre de nos congénères… si, si, non, non, pas en vrai, mais dans la tête, c’est dans la tête qu’on vit les meilleurs moments et quoi de plus délicieux que d’assommer des gens dans son crâne, non…(oui ? y’a mieux…? Ah peut-être…) mais un bon coup de bâton de temps en temps au hasard, ça fait envie, moi je le dis, ça fait envie, on le sent là, au creux du foie, non, au creux de l’intestin grêle, près du pancréas, ça gratouille frivole, ça hésite là, ça bouge jusque dans la cabèche, sous le front dégarni, sous les vertèbres du crâne, partout. Partout ! Jusqu’aux orteils, ces extrémités les plus extrêmes qui touchent le sol et font de vous un homme… euh, une femme aussi… Et puis un éléphant… (un éléphant? Euh non, pas un éléphant !)
Oui, mais après je rentre du théâtre et à ma femme qui me demande: alors chéri, ça s’est bien passé cette soirée ? moi je lui réponds: pas mal, j’ai tué trois quatre spectateurs ; imaginez, ça lui ferait un choc à ma femme, hurlements, tremblements, trépignements et les petits se mettraient aussitôt à piauler, du genre: et qui c’est qui va payer les impôts, suppôt de Satan, qu’ils me diraient les petits, voilà papa qui est un assassin, pa-pa a-ssa-ssin ! Ils me montreraient du doigt dans la rue à leurs copains, pas peu fiers les mioches, j’aurais une aura de raté, la honte! La grosse honte d’enfer, ouh là là, j’ai eu chaud, si je l’avais fait!… Du calme, du calme !
Au fait j’y pense, ce truc là (Il montre le brigadier) ça s’appelle un cocon… euh non, que je suis bête, attendez, euh, c’est un bruit d’acier… non un bris d’acier, non (ah pauvre mémoire !)… un brigadier, oui, voilà, un brigadier, un brigadier… Un sacré truc le brigadier; toute la tradition du théâtre, les trois coups, oui, quand ça commence la pièce, on frappe trois coups, c’est comme un cœur qui bat… En fait je raconte n’importe quoi, c’est une erreur, les acteurs parlent toujours des trois coups, mais c’est qu’ils ne savent pas compter. Ce sont des littéraires, le comptage ils n’y connaissent rien. Avant que les trois coups retentissent y’a toute une suite de coups avant, comme avant que le boxeur soit KO, oui, y’a plein de coups avant, c’est beau comme des points de suspension, oui, c’est, je sais pas moi, pff… une dizaine de coups, oui, des fois que les spectateurs n’auraient pas compris que ça allait démarrer, ils sont tellement stupides les spectateurs, avant que ça commence ils s’amusent, ils oublient qu’ils sont au théâtre, ils jouent au poker, ils mangent du piment frais, ils se grattent la tête, ils pleurent, ils se mouchent dans de grands mouchoirs à carreaux rouges, ils rient, n’importe quoi les spectateurs, n’importe quoi. Heureusement qu’on est là pour relever le niveau, moi, le brigadier, les planches, les projecteurs, les acteurs, les parleurs, les haut parleurs, les radiateurs, l’auteur, les rideaux, les décors, la scène, la purge, le dramaturge, le thaumaturge, la saucisse, les coulisses, la catharsis, ça ça a de l’allure! C’est ça le théâtre ! Allez on commence !
(Il file en coulisses, frappe les coups, mais au troisième on entend un hurlement ).