La voix de Gould ( 1 / 3 )

 

gouldDans les enregistrements de Gould, on entend sa voix.

            Mais ce n’est pas sa voix. Ce chant parasite est la part intérieure du langage, remuement mélodique qui se manifeste sous les mots et qu’on n’entend habituellement qu’à peine, pris par le sens, empressés à se défendre du désert d’être soi. Ce gâchis chanté s’éveille aux confins des cordes vocales, là où les harmoniques s’essaient à la présence de Glenn. Au beau milieu de Bach, sa ritournelle risque son petit glas contre le trop plein de clarté du Cantor, si clair qu’il en est transparent, et la voix devient un peu de brume, ce peu de gorge qui fait défaillir le parfait, comme la vitre appelle le souffle pour affirmer qu’elle est là.

            Et l’on voit bien que ce n’est pas la voix de Gould, mais celle de Glenn, le fils. Aucun lié chez lui, il n’est plus question de plaire, à quoi bon ; aucune pédale pour faire durer, non, c’est jouer qui importe, se souvenir et rejouer encore. Hommage, révérence chantée, rappelez-vous : l’aria c’était ça. Le détaché dit les siècles d’écart, frappe son respect envers la voix du père sur l’évidence du chant sans lui ; la mélodie est défaite par la succession des blancs silences au bord des notes noires de la partition, petits arrêts muets qui offrent une image visuelle du clavier et donnent à Bach son pointillé, son vrai lointain. Tu fus, je suis.

            Père mort, fils fidèle, le plus fidèle puisqu’il mêle à la note d’antan, au fil d’autrefois, l’absence que nous avons de Lui, figurée ici par le silence qui pointe entre chaque attaque de doigt. Alors la voix de Glenn prend le silence entre ses dents, abouche son murmure à ces éclats : c’est une colle de marqueterie, un plomb de vitrail, un ciment frais de mosaïque.

            Tapotant contre l’épaule du père endormi, Glenn dit les manques, les failles que la raison et ses techniques ont fait craquer depuis aux murs des nefs. Le plâtre gras de la gloire a séché, il est à vif, et si le côtoiement de l’azur fut un jour beau chant massif de Bach, le pianiste, un rien bancal, s’en vient aujourd’hui bousculer les ogives. Chantant, il s’excuse. Il tutoie le texte, le tourne, et l’on se souvient tout à coup que le motif des variations est celui d’un insomniaque qui passe ses nuits à froisser ses draps ; les ornements, les décalages de mains qui, à la fin de l’aria vont se retrouver – il faut bien dormir -, sont autant de retournements du corps meurtri par la nuit qui vient et le sommeil qui ne vient pas.

            Mais on idéalise toujours le passé du père ; à défaut de Dieu, qui était un beau mensonge sans poussière, pur comme le ciel et la conscience vierge, il nous reste cet appui de jadis, et songeant follement, on se dit que l’aria devait sonner l’aube du chant, disons plutôt le soir qui ouvre enfin au dormeur la grande pâture du rêve. Et si l’on continue de trafiquer avec la folle du logis, on entend les plectres du clavecin qui mordent la corde ; plumes d’oiseau, elles accrochent de leurs crans les grandes filles tendues, leur font rendre son, et c’est ainsi que le futur dormeur devait se réconcilier avec le bruit des pièces d’or que ses mains tout le jour avaient soulevées comme on le fait des montagnes (le claveciniste était « Goldberg »), et c’était naturel, croit-on, et l’homme s’endormait auprès de son profit.

            Je me dis encore, drogué de nostalgie, que les nuits en étaient vite obscures et douces ; je sais que c’est folie, mais je crois que la prière aux ruelles endormait les patients de Dieu, et si je m’entends dire cela, forcément, je vois qu’aujourd’hui est moins bien, que les cordes ne sont plus traversées, mais simplement cognées par les marteaux qui sortent tout droit des manufactures modernes. Oui, la corde n’est plus franchement accrochée comme le fut celle du clavecin, à l’imitation de la flèche de l’arc, elle est seulement vite frappée, sonne seule et sans joie et c’est pourquoi le piano est souvent la grande mélancolie ruisselante, tandis que le clavecin est chant d’oiseaux, nature pure, mythe avenant de cet âge où l’or courait sous les doigts du Cantor.

            Et si le pianiste chante, c’est pour enrouer la vieille aria et dire à cru la foi éraillée. L’enfant qui adorait se retrouve seul. Il appelle.

            À ce moment, le conte devient à peu près celui-ci : il était deux fois la même aria, encadrant trente variations, pour rêver, et les oiseaux s’envolaient sous le regard de Dieu, sous les mains du maître. L’homme s’endormait après avoir vibré dans la sphère close du monde varié, transposé, et tout était bien. Puis la grande guitare horizontale a été remplacée par la machine outil aux cent percussions : c’était il y a longtemps. On a épuisé au piano les liés, les sons étirés, épanchements gras dans des salons allemands. Et voici que depuis peu, le clavecin est revenu, fragile ; l’éden des croyants, où le passé se tasse en enchantements successifs, jabots de dentelle et foi chevillée au chant, a fait retour vers nos tympans, plein d’hésitations mortelles, de plaintes murmurées ; alors la mélancolie qui était toute de velours bourgeois, s’est déplacée plus loin vers l’arrière, Monsieur de Blancrocher a trébuché et Louis Couperin a déroulé ses douleurs dans les châteaux d’Ile de France, aussi mélancoliques que nos divans confortables.

Et le petit récit fictif se termine ainsi : Gould aux détachés bleus apparaît comme le grand annonciateur du retour des oiseaux. Grâce à lui, le marteau s’est abstrait, s’est extrait des effusions, réintroduisant le sec pépiement des clavecinistes insatisfaits : ceux-ci voyaient bien le son venir, mais ne pouvant contenir le volatil, ils brisaient en ornements la note mal tenue ; Glenn a glissé à leur suite, d’une patte vigoureuse, au-dessus des romantiques. Il a été l’intermédiaire.

Mais cette construction est le hameau rêvé de l’historien pataud. Coupé du vaste espace futur – c’est la vieille ruse qui chasse l’angoisse du lendemain – je bâtis sur le présent un grand manoir rétrospectif, impeccablement balayé, classé monument historique, pour que mes jours de vivant aient une valeur unique, puisque mon existence, à tout prendre, est la seule qui ait quelque valeur pour moi. C’est émouvant, mais c’est un rêve d’enfant, une vaste gaucherie. L’histoire est trop belle et j’ai beau ravauder, le mouillé du chant de Glenn casse la grêle superstition que j’invente à l’instant.

Il faut tout reprendre : j’ai beaucoup parlé du passé, précieusement évoqué le présent, mais si l’on veut entendre la voix de Gould, il va falloir aller de l’avant, ne pas hésiter à côtoyer la mort, c’est-à-dire être au présent le plus possible pour que le futur éclose ; je vais apprendre à être père, tranquillement, calmement. J’ai oublié dans ma fiction que Gould travaillait en studio, sur des machines sophistiquées et que sa voix, son murmure, n’est pas une négligence, mais la ferme volonté de dire l’aria de notre temps.

Et ce fond de gorge d’avant le langage, dénonce d’abord l’impiété machinale des contemporains, ces clochards de luxe qui, chassés du village pour hanter les métropoles, ont inventé, à force de langage, des retours en arrière fabuleux vers le bourg d’origine : les crimes par millions ont aussi tué les mots, le chant et l’ensemble qui le portait. Déliés désormais, entourés d’un halo de silence que manifestent jusqu’au délire le bavardage et la musique torrentielles, nous allons aux boulevards comme les notes de Gould, secs et muets.

Le murmure est alors contre la machine que figure le piano, la présence du chant qui reste. Trace d’aria, elle laisse pourtant monter, contre l’autrefois décomposé de son jeu, contre le cliquetis qui mime le passé, une forme d’espérance hautement audacieuse, comme un nouveau plain-chant à peine éclos, et qui s’essaie masqué par Bach ; l’a capella n’existe que s’il y a une chapelle, mais ici, c’est le physique de l’homme mis à nu, seul, même plus des mots, des syllabes, ni encore moins du sens, non, c’est, après l’usure de l’éloquence foudroyée, le retour de la voix de tête, voix d’enfant sans doute, qui se mêle au passé somptueux de celui qui voyait Dieu, pour fonder, malgré les errements effroyables du temps, un petit endroit minuscule où l’on se dit par-devers soi, en secret (mais un peu en public), que l’aria reviendra.

2 réflexions sur « La voix de Gould ( 1 / 3 ) »

  1. Décidément je ne cesse de me régaler dans votre espace… les murmures de Gould me remplissent d’émotion et me font toucher la beauté… merci
    Heureux hasard en ce jour de septembre où Brassens m’a menée vers vous…

    “….mais si l’on veut entendre la voix de Gould, il va falloir aller de l’avant, ne pas hésiter à côtoyer la mort, c’est-à-dire être au présent le plus possible pour que le futur éclose …” grand merci pour cela

  2. merci beaucoup, Maria D, de partager mes émotions d’une manière aussi éloquente. C’est un très grand encouragement ! J’espère que la suite de mes publications vous procurera toujours autant de joies.

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