Séparés

 

pose ton doigt sur la bouche 

cesse de chuchoter

tout a fui

l’air vibre en vain 

les lèvres tombent 

demain est un autre silence 

que sont les amis devenus 

les routes partent vides

vers l’horizon proche inatteignable 

ma mie pleure au village

j’ignore si elle m’entend

mais je devine que sa présence

avance là-bas en robe bleue

plis à peine froissés

sous les charmilles interdites

visitées des bouvreuils et des verdiers

elle se souvient du temps 

des chants à gorge pleine

où plus grands que le monde

nous nourrissions l’espérance

de marcher côte à côte 

libres de tout 

insatiables

vers l’infini couché des nuits

(ce texte très proche de “bouche” a paru le 11 avril 2021, mais Christiane tient à l’associer à Bouche…. riche idée !)

bouche

je me souviens de l’enfant sage

où sur la scène du souper 

ma bouche refuse d’engloutir

le chou et toutes ces choses vertes

qu’on a coutume d’enfourner vite 

en fermant les yeux

c’est l’oesophage qui dit non 

à deux doigts du pharynx 

qui ne peut pas dire non 

s’engage une lutte muette et grave

entre le regard de la nourricière

et l’instant où la bouchée enfin déglutie 

un sourire s’esquisse tout intérieur

plus tard il faudra digérer

couleuvres avanies 

pressions du goût commun

de bons esprits pousseront à la roue

emportée par le jeu du monde

il faudra goûter jusqu’à leur musique 

et la vilénie légitime de l’âge venant

s’épanouit alors le rictus de jalousie 

et sa propre rage à ravaler les envies

d’autrui parfois de soi

Mais j’ai souvenir d’une limonade

un jour dans mon palais

subtile beauté des étincelles en bouche 

sous le soleil d’avril 

et cent battements de cils

au fond du quartier doux 

c’était le printemps été de tous les jours  

et de nos bouches enfin utiles

s’échangeant mille souffles colorés 

mon amour je t’aime etc

aspirant goulûment l’autre

et dévorant les fruits de la passion

jolie salade de fruits défendus

Pascal Quignard

(A l’occasion de la parution du dernier livre de Pascal Quignard: “l’amour la mer”, je reproduis un commentaire général sur cet écrivain d’exception)

C’est toujours très beau, c’est un voyage qui ravit à chaque page
tournée, la langue vous happe comme jamais dans un texte contemporain
et miracle il écrit avec la même solennité affectée (humour ?) pour
éloigner les maussades qui lui envient son talent et perçoivent
obscurément qu’il est un des meilleurs écrivains vivants. A force
d’être amoureux de la langue on dirait qu’il la guide de loin et
qu’elle se développe toute seule, il la laisse écrire ce qui donne un
sentiment de liberté ahurissant (voir son « gradus » dans Rhétorique
Spéculative qui donne quantité de conseils sur l’écriture conçue comme
un rêve); c’est un musicien (pratiquant depuis l’enfance), découvreur
stupéfiant – Monsieur de Sainte Colombe, mais aussi Apronenia Avitia,
Lycophron etc. qui reprend la manière des très grands, en suivant la
geste inconsciente qui court sous les sonates. C’est un écrivain hors
norme qui se repaît des découvertes au fond récentes des sciences
humaines (Levi Strauss, Bataille, Benveniste) pour en faire son
excellence fragmentée. Un de ses derniers livres (Les Larmes) comme
les autres s’en va vers l’origine non pas de la musique (voir
l’indispensable Haine de la Musique) mais de la langue française, vers
la première phrase du français. Tout ou presque est inventé. C’est
donc un roman. Il est ce mélange rare de quelqu’un qui enseigne et
raconte dans le même temps (érudition étourdissante); « Il est si
grand qu’on ne voit que ses pieds » (Cocteau à propos de Goethe). Sa
musique faussement glacée est un long « grave » par lequel il fait bon
se laisser prendre. C’est nous dans ce temps accéléré mais armés
soudain d’un étrange tempo d’éternité (oui, cela existe). Il n’est pas
du tout au même niveau que les œuvres dont il est souvent parlé ici ou
là pour évoquer les ouvrages de notre temps. C’est autre chose,
présence inoubliable dans la langue, érudition exceptionnelle, il est
unique.
La Haine de la Musique est un ouvrage paru vers la fin des années 90
qui va à l’origine de la musique par le biais de la mue. De même que
Les Larmes cherche l’origine de la langue française. C’est le seul
écrivain vivant qui ait de semblables ambitions.
On n’a pas encore dit son dessein profond : le Dernier Royaume désigne
la vie qui nous est allouée, notre existence hic et nunc. Et le
premier royaume est donc ce temps que nous passâmes dans le ventre de
notre mère. Il dit presque que c’est une fiction dont il fait le fond
de ses divers volumes; il a même rattaché tardivement Vie Secrète
(bien meilleur ouvrage sur l’amour que le livre de Rougemont) à la
série du Dernier Royaume.

Personnellement j’aime un peu moins ses romans adjacents (Villa Amalia
ou Les Larmes) que les livres qui appartiennent à Dernier Royaume qui
sont presque (!) des traités de sciences humaines en style ancien
toujours impeccable. Le solennel qu’on lui reproche est une recherche
du silence qui lui permet de creuser un endroit où poser la musique de
ses mots. Comme tout grand écrivain il est différent de tous les
autres et la difficulté à le lire est de s’habituer au ton, à la
tonalité.
Disons ce qu’il en est du ton : comme pour faire de la musique on
exige le silence, le ton écrit, son style s’appuie sur le silence et
c’est pourquoi paragraphes et chapitres sont d’une brièveté calculée ;
l’œuvre nous rappelle constamment qu’il écrit sur le blanc et à la
profusion bavarde de notre temps il oppose un ton latin ; ce même
silence qui nous est nécessaire pour lire est mimé par le texte et
l’on dirait parfois qu’il veut au cœur même de la lecture nous
enfermer dans le silence de la poche amniotique du premier royaume. «
In angulo cum libro » (dans un coin avec un livre) est très souvent
mentionné comme pour nous rappeler qu’il est un ardent partisan de
l’anachorèse. L’extrême charme du Dernier Royaume est le mélange
d’anecdotes de toutes les époques, qu’il réinvente à son gré, et de
considérations prélevées aux meilleures sources des sciences et de la
culture ancienne ou moderne.
Il est politique comme on pourrait le dire de Montaigne. Ne te mêle
pas des affaires du monde et écris comme on grave ! Sauf que chez lui
on sent (il le dit presque) qu’il est terrifié par les autres, par le
social, et sa démission de toutes ses fonctions en 1996 est
l’évènement risqué qui fit de lui un vrai lecteur et un écrivain à
part entière. C’est à cet endroit qu’il convient d’évoquer son refus
total de la philosophie, ahurissante attitude incompréhensible pour
celui qui n’a pas vraiment lu ses textes ; il s’appuie pour ce faire
dès le début (Rhétorique spéculative) sur un auteur latin (Fronton,
maître de Marc Aurèle) qui s’est élevé dans toutes ses œuvres contre
l’assimilation au social, au groupe, à l’autre, à la pensée générale.
On dirait que c’est ce refus de la philosophie qui structure sa pensée
ainsi que l’attachement à la création ex nihilo (il faudrait sur ce
point préciser mais ce n’est pas le lieu) ; ainsi Les Larmes
disent-elles à peu près: on ne sait rien de l’invention du français,
tant mieux, voilà une fiction qui monte en moi, voyons voir ce qu’elle
donne. La littérature isole, la philosophie regroupe, tel est le
principe qui préside à ses choix. Son ouvrage sur le sur-moi est à cet
égard très éloquent : Critique du Jugement (Galilée)… beau pied de nez
à la philosophie, provocation qu’on n’attend pas de la part d’un conteur.
Il a tellement écrit qu’on ne peut citer toutes ses œuvres. Le dernier
récemment paru chez Galilée concerne l’invention du théâtre
(Performances de ténèbres); il faut dire son regard stupéfiant depuis
qu’il se mêle d’en faire lui-même, à sa manière. On ne peut guère
aller plus avant (ou arrière). Il faut dire aussi que cette fois il
s’expose physiquement aux regards des spectateurs ; il signale que
c’est un tournant dans sa vie, aussi important que sa démission de
1996; la peur semble vaincue ou plutôt transmuée par la nuit du
spectacle où il s’avance, un rapace vivant posé sur le poing : on lira
dans Performances de ténèbres ce qu’il entend par ce geste et son
avance muette sur la scène avec cet oiseau de mystère qui depuis les
cintres vient se poser sur sa main gantée.

La parution de “l’amour la mer” (Gallimard)en cette année 2022 confirme l’exceptionnelle qualité de ses écrits. C’est un roman, mais c’est bien plus que cela. C’est de l’histoire du baroque. Mais c’est bien plus que cela. C’est nous et bien nous.

C’est incroyablement émouvant, varié, direct et chantourné. Un merveilleux voyage.

Petit ajout:

Quand il a fini par intégrer “Vie secrète” dans la série du dernier royaume je l’ai éprouvé comme un soulagement. Cette vie secrète allait enfin avoir un avant et un après comme un cadre coloré vif et puissant. Il l’avait isolé d’abord pour pouvoir garder une distance par rapport à ses œuvres éclatées du dernier royaume; pour ne pas se brûler de ses propres souvenirs. Mais il est toujours vain quand on est un écrivain de se couper de morceaux aussi extraordinaires que “Vie secrète”. “Vie secréte” n’était finalement qu’un cas particulier du grand discours de vie d’écriture qu’est le dernier royaume. L’épreuve d’amour étant toujours subjective, mais le ton Quignard toujours le même, cet épisode douloureux avait sa juste part dans le “Dernier Royaume” qui comme on sait est la vie, la vie vécue, la vraie vie consciente. Il n’empêche il lui a fallu faire un effort pour admettre que Vie secrète, dans son exceptionnalité, était partie prenante de l’ensemble prévu.

Episode douloureux n’est pas le mot qui convient tout à fait. Il faudrait dire brûlant, ardent, décisif, magnifique d’ampleur et donc finalement bienheureux peut-être.

Lire les poèmes à haute voix

Christiane Parrat m’écrit:

C’est bien la poésie lue à haute voix. Il se passe alors quelque chose de mystérieux. Les mots s’effacent, on les écoute comme une musique. Pas de ponctuation, pas de mise en page. Juste le souffle du récitant, ses pauses, ses silences.
Les mots retrouvent le chemin de l’oralité, du son.
Je pense aussi que vos poèmes échappent à la tradition. Vous les malaxez en musicien, en rapprochements de sons. Les mots tirent charrue et le soc laboure le silence.
Ce n’est pas étonnant que vous les faites naître de l’imaginaire, brouillant les pistes, vous attachant à leur miroitement sonore.
Parfois, après lecture (silencieuse) j’essaie de retrouver ce qu’il m’en reste en mémoire. Un fil de mots se recompose, comme surgi d’un laminaire. Ça tourne comme une valse. Et c’est un peu comme une langue étrangère dont je capterais l’essence plus que le sens. Certains d’entre eux sont doux et ouatés, d’autres tranchants et durs, d’autres tout tremblants d’émotion, d’autres sont presque du silence.
Oui, c’est beau la poésie lue à haute voix.

noli me tangere

j’aime à me souvenir du charme bleu 

lointain qui promenait ses doigts 

contre le ciel tu te souviens du jardin

la balançoire traînait ses cordes au vent 

chaque jour d’avril explosait à la gorge 

et ta main tenait dieu sait quoi de très cher

c’était ma main je crois 

nous étions abandonnés aux branches 

légers de joies sans paroles sans cris

aujourd’hui des aveux j’en aurais

pour dire une vie pleine de mots savoureux 

et la bague que j’aurais dans ma poche 

la bague ton regard au double chaton bleu 

je te la tendrais du bout de mes sourires

il est bon d’avoir à l’esprit un arbre lourd

inscrit dans l’histoire de nos enfances 

il est stable et doux s’incline au gré

de l’aventure de vivre

un peu de regrets ne fait pas de mal

jamais la braise ne fut délaissée

jamais la soif ne fut apaisée 

et là-bas très loin nous glisserons nos pas

sur le gravier lentement crissé

je me défais du foulard inutile contre la brise 

que je remets en place pourtant 

pour libérer mes doigts retrouvailles 

qui te serrent encore une fois pour voir

l’eau douce

la terre n’est qu’une pente infinie vers la mer

que l’eau douce rejoint avec sa fine saveur 

arrosant les bois les prés contournant les jardins 

déroulant impavide son flot parfois violent

jusqu’aux houles salées qui se fâchent en mars 

là où oiseaux et bateaux glissent toujours 

sous l’horizon gros de soleils couchants

dans le roulis inoubliable des eaux 

négligeant les coquillages compliqués

que mon pas écrase sur l’estran

il me semble que je dois garder en mémoire la source

j’ai la nostalgie de sa douceur

de la grande douceur de l’eau vierge

qui grossit en ruisseau puis en rivière

elle seule étanche la soif dans ses graves courants

purifiée des nuages et des terres

mais me voici sur la falaise dominant l’estuaire

j’admire le mascaret qui mêle le doux et le salé

l’émotion presse contre mes cils 

un air de piano fait des vagues croisées 

et je songe tout à coup qu’à Schubert

qui composa nombre de vagues successives

il ne fut jamais accordé 

d’entendre ni de voir aucun océan

cimes

Les sommets des montagnes longtemps 

furent d’un blanc pur 

elles narguaient le soleil 

les miroitements jouant avec elles

sans jamais froisser le manteau frissonnant 

mon regard de loin descendait au long des chaînes 

c’était fou la pureté semble-t-il intouchable 

les cimes étaient à l’image de mes rêves d’alors 

certains jours de juin dans la ville en feu 

je me ruais là-haut pour voir 

les isards vifs les bleus iris

j’ai le regret aujourd’hui de tous ces pas

imprimés là-bas

qui dessinaient mon rêve

dans les neiges éternelles

le temps de ma jeunesse songé sur les hauteurs

s’est effiloché 

les délicieuses neiges d’antan

sont devenues bosses sèches 

la neige n’est plus

qui aurait accueilli mes chevilles 

dans l’accroche sonore du crêpe solide

les cimes gardiennes de ma trace sont allées au ruisseau 

et où trouver la force d’escalader

les pieds dans la pierraille je glisse

tout à fondu et les cimes et mes pas

il y a beau temps que les neiges hélas ne sont plus éternelles

matin d’hiver

enfoui dans le flot du trottoir

 au chaud du loden 

  • col rabattu de phalanges gantées –

il sifflote un chant mineur polonais 

qui justement parce qu’il n’a rien de commun 

avec l’effroi des boîtes de tôle motorisées 

lui sonne au crâne comme un sourire 

alors que c’est la mélancolie même 

effets joyeux d’un pianiste lointain 

qui aide à vivre au goudron d’hiver 

ça module finement contre le temps de marbre

vie intérieure sans lien aucun 

avec ces marcheurs du boulevard

 qui fuient à toutes jambes

  • que fuient-ils donc –

 je crois que c’est la lente évidence

de l’ombre qui nous salua 

au premier jour de la vie 

nous quittera  au dernier 

et fait de nous des 

solitaires embarqués 

précis et brouillons 

zébrés d’une fêlure glacée

ogives

je rêve d’ogives

j’envie la permanence de leur vivacité 

elles s’inclinent serrées sur leurs siècles

-les pierres toutes à la fois – 

elles ne cessent de rebondir contre les piliers

construisant un espace qui croise 

et brode là haut des clefs de voûte

dont je fais mon miel

j’appelle alors mon nom

ce qui fait retour n’est plus ma voix 

je l’ai bien en tête pourtant elle chante baryton 

il me semble qu’elle revient aggravée

comme une question 

c’est moi en écho je crois

c’est moi qui roule là-haut cet orage 

enfant au filet suraigu

j’ignorais qu’un jour le presque même corps

s’autoriserait ce volcan

parmi les pierres calées savantes 

ce grondement de tempête

vibrations élaborées 

où un homme parle seul 

le ciel se couvre

cascades d’ogives si bienvenues 

il était temps que le corps retombe 

prenne toute la place

à l’intérieur de la chambre d’écho

qu’est la chapelle cathédrale

chevet où les sons se mêlent

mimant les bruits du ciel et de la terre

Lecture et écriture de “départ”

Christiane :

 Pour entrer dans ce texte, je me place face à lui et je le regarde longuement cherchant à le comprendre comme je le fais face à une toile, un arbre, un oiseau.
Je reste immobile, endormant mes défenses, mon expérience de lectrice pour ne pas me perdre, pour ne pas déranger. Je le laisse « gambader », frémir, se taire, résister, s’ouvrir. Peu à peu, c’est lui qui vient à moi et me parle. Alors, j’apprends, j’écoute; je pourrais ne pas écrire ce que je comprends alors et qui peut être un soliloque, un reflet mais j’aime dialoguer avec vous. Vos réactions disent ce « métier de vivre » (Pavese) et d’écrire, disent aussi l’homme que vous êtes face à ce siècle qui ne peut me laisser indifférente, sa difficulté de vivre. J’ai besoin de votre révolte, de votre mémoire, de votre générosité.
Quant à la technique, aux rimes, aux mots choisis, au mouvement du texte, à ces vides qui entourent les mots, ce sont les habits de votre écriture… je ne retiens le cri dans le silence et la solitude d’un cœur battant. Ainsi, vous passez de vous à nous, vos lecteurs, témoignant de ce monde, de votre vie.
Alors, je marche lentement, m’éloignant du poème, le laissant à ses murmures, à sa liberté d’être. Adagio…

Raymond :

Oui, je vois très bien comment vous faites. Votre passivité première est une manière d’hommage qui vous amène à avancer et à vous rapprocher du contenu, du chant; j’aime beaucoup ce que vous dites des « habits » et de la solitude évidemment. Je dis « je » pensant bien que chaque lecteur viendra à la musique et que ce « je » deviendra un autre « je ». Donc un « nous ».
Les habits parfois bloquent, ils refusent de venir, pourtant je les suscite, mais parfois, comme ces jours-ci le silence n’est pas suffisant pour laisser monter ce qui assez souvent vient très vite. le silence doit être total. J’attends, parfois des jours (c’est plutôt rare, mais régulier; moment que je redoute). Souvent quand même, il s’agit d’un seul mot, d’une seule notion et viennent autour s’agréger une foule de mots qui bientôt jouent le trop plein; ça dérape. Il faut refuser ou noter ailleurs les autres aspects.
J’aime à égalité votre éloignement sur la pointe des pieds; le bébé doit continuer de vivre sa vie. Respirer lentement, avec un cœur en cascade qui bat vite. ma main presse sans écraser, juste ce qu’il faut. faire vivre en un tiède qui ressemble à la température du corps, sans étouffer. Les abstractions sont à éviter autant que faire se peut. Les abstractions et autres généralités sont mes ennemis; les contournant elles m’aident; m’obligeant à les éviter, elles m’offrent souvent de beaux aboutissements très réels même si réel ici ne veut pas dire réel comme cette table, mais je suis sûr que vous comprenez ce que j’entends par réel.
Avec une certaine Schadenfreude, je fais confiance au prosaïsme du temps pour m’emmener au pays d’ailleurs, dans l’éther(mot antique et hölderlinien) là où l’esprit nage en harmonie sous la lourdeur, au bord de l’inconscient…. mais surtout pas dedans, non, sur les rives du rêve là où ça s’organise; il y faut une certaine dose d’ »animalité », mais là je ne sais pas ce que cela veut dire. Sans doute sans langage, au bord des lèvres, là où ça balbutie. Les rives du rêve, allitération facile, et pourtant réelle. Non pas réelle, enfin si pour moi cela a une certaine dose de réalité, le bord des lèvres, balbutiement source. La musique guide là devant, elle a sa logique selon la cellule rythmique choisie et le sujet élu.
Sans vos interventions je ne suis pas sûr que j’aurais mis à jour cela, n’en étant pas tout à fait conscient. Ce n’est pas goût du secret, non non, c’est refus d’encombrement des mots par d’autres mots. « Grise est toute théorie » dit Goethe… « et vert l’arbre de la vie ».

départ

quand je pèse de toutes mes forces

le tronc à l’horizontale

de la rame contre la berge

l’esquif menace de basculer c’est vrai

mais c’est le meilleur moment 

je risque ma vie car le fleuve

bouillonnant est sans pitié

pourtant la joie qui surgit 

est tellement ouverte aux frissons

que ce petit choc de rien du tout

qui engage vers le cours fabuleux 

résonne comme un tutti de cuivres

tenu d’un roulement de tambours

la foule des vagues enfle le flot

au long du voyage le coeur battant 

je traîne la nostalgie du choc premier

ils disent que c’est cela vivre

ils n’ont sans doute pas tort

alors porté par les bienveillantes paroles

je laisse filer l’esquif

je me retourne par instants

humeurs chagrines qui fuient 

avec le défilement des peupliers

emplis d’oiseaux multicolores

berge et regrets sont loin

le roulis est si doux

caressant les piles des ponts

je me plais à chanter une chanson

qui parle d’un voyage que l’on fera

jusqu’à la mer immense

où les soleils se couchent longtemps

Un poème de Trakl: Ein Winterabend (Un soir d’hiver)

À l’automne 1913, Georg Trakl avait glissé ce poème dans une lettre à Karl Kraus, journaliste et écrivain célèbre en son temps. Georg Trakl devait mourir l’année suivante (il avait 27 ans) des suites d’une overdose de cocaïne après avoir servi au front comme infirmier. Son dernier poème rappelle qu’il servit ainsi comme infirmier à la bataille de Grodek (c’est le titre de l’œuvre ultime) en 1914, où il eut à soigner près d’une centaine de blessés graves dont plusieurs se suicidèrent sous ses yeux. On citera pour rappel ce vers effroyable qui figure dans Grodek et marque longtemps le lecteur de son émotion tendue :

« Toutes les routes mènent à la noire décomposition ».

Il reste qu’il est par excellence le poète de la mélancolie. C’est le chantre de l’automne, non plus tout à fait comme Verlaine, car il pousse le symbolisme dans ses retranchements et, organisant ses brefs poèmes à partir d’un lexique spécifique volontairement restreint, il chante le total désenchantement, hanté par les idées de déclin et de perte vaine ; l’automne est sa saison cent fois chantée. J’ai pourtant choisi ce poème sur l’hiver pour sa simplicité, d’une richesse rarement égalée. Il me hante depuis longtemps et le traduire m’apparaît comme une forme de reconnaissance. En outre, ce chant bref me semble exemplaire de son art.

Malgré son œuvre qui tient en un modeste volume, Georg Trakl est un des poètes majeurs de langue allemande.

Ein Winterabend

Wenn der Schnee ans Fenster fällt

Lang die Abendglocke läutet,

Vielen ist der Tisch bereitet

Und das Haus ist wohlbestellt.

Mancher auf der Wanderschaft

Kommt ans Tor auf dunklen Pfaden.

Golden blüht der Baum der Gnaden

Aus der Erde kühlem Saft.

Wanderer tritt still herein;

Schmerz versteinerte die Schwelle.

Da erglänzt in seiner Helle

Auf dem Tische Brot und Wein.

Un soir d’hiver

Quand la neige tombe contre la fenêtre

Que la cloche du soir sonne longtemps,

La plupart trouve la table mise

Et la maison ordonnée avec soin.

Quelques-uns dans leur voyage

Viennent à la porte par d’obscurs chemins.

Fleuri d’or, l’arbre de la Grâce

Monte du suc frais de la terre.

Le voyageur entre en silence ;

La douleur a pétrifié le seuil.

Étincellent alors dans leur pure clarté,

Sur la table, le pain et le vin.

la barque

avant d’être emporté

j’évoquerai mes amours

ce me sera une vaste digue contre le froid des eaux

je me rappellerai tes yeux tes mains

l’écho de mon prénom froissé contre mon cou

mes rêves difficiles 

le souffle de la mer

mes pas secs de soleil

mes larmes du jadis en crise 

cette folie de parler

mais on m’appelle

la barque cogne contre le quai

rythme inégal et sourd de bois mouillé

on n’attend plus que moi

clapotis du Styx

mon ombre se reflète déjà sur la planche usée des morts

où je vais prendre place

fameux voyage

le pilote approuve quand je vais poser le pied

tout à coup la révolte me saisit

je ramène ma jambe

bouscule mes suivants déjà blêmes

m’enfuis vers le soleil

qui allume les tours gothiques de chez moi

(jeunes femmes complices

huit cents ans d’élégance)

depuis j’attends son rappel de pied ferme

âtre

quand le feu manque nos intérieurs sont vides

il se peut que les bûches qu’on charrie ne prennent pas

puis comme un couchant d’hiver

soudain éclate en secousses trop fortes

la lumière qui poudroyait lentes braises

la voici ravissant tenture et tapis glacés

une curieuse tiédeur brûlante

vient se glisser au diapason des peaux

le froid est oublié le coeur rebat

les accoudoirs acquiescent à la flamme

c’est toute la maison qui chante l’âtre

les cendres déprimaient au bout des doigts 

et voici un hôte neuf qui s’élève en chantant 

l’intouchable flamme se fait image d’un monde

pratique et drôle elle se met à danser

comme si le feu ainsi discipliné

devenait l’orange horizon du dehors

comme si ce feu couchant domestiqué

rechantait dans ses craquements ma vie présente

cette joie qui dit non aux nues fragiles

le couchant grave déroule ainsi ses glissés de couleurs

mais l’âtre lui ne demande que ma main

le hêtre et l’orme s’entassent sur les flammes

le bois du feu fut notre ombre d’été le voilà lumière d’hiver

et je m’étonne que cet impalpable féroce

s’en vienne chauffer sans trêve le souffle de ma vie