matin d’hiver

enfoui dans le flot du trottoir

 au chaud du loden 

  • col rabattu de phalanges gantées –

il sifflote un chant mineur polonais 

qui justement parce qu’il n’a rien de commun 

avec l’effroi des boîtes de tôle motorisées 

lui sonne au crâne comme un sourire 

alors que c’est la mélancolie même 

effets joyeux d’un pianiste lointain 

qui aide à vivre au goudron d’hiver 

ça module finement contre le temps de marbre

vie intérieure sans lien aucun 

avec ces marcheurs du boulevard

 qui fuient à toutes jambes

  • que fuient-ils donc –

 je crois que c’est la lente évidence

de l’ombre qui nous salua 

au premier jour de la vie 

nous quittera  au dernier 

et fait de nous des 

solitaires embarqués 

précis et brouillons 

zébrés d’une fêlure glacée

67 réflexions sur « matin d’hiver »

  1. Ce pianiste polonais devenue ombre d’une vie, ombre et joie. Ainsi les vivants marchent avec leurs morts, seuls au milieu de la foule.. Ainsi la solitude permet d’accueillir comme dans un mirage ceux qu’on ne reverra jamais et qui étaient notre joie.
    L’hiver est propice à l’enfouissement. Ici le promeneur a bien chaud. En ce jour de libération du camp d’Auschwitz, de la mémoire des marches de la mort, d’autres marcheurs épuisés de froid, de mauvais traitement, de faim et de maladie me hantent.
    Ce poème que vous avez écrit en 2020 est-il encore votre parole en ce jour de froidure ?
    Aujourd’hui le no man’s land étend sa griffe de fer partout… Des frontières barbelées enserrent les cœurs.

  2. Mais je reviens à votre poème, ce matin d’hiver où un promeneur chaudement vêtu ressent sa solitude au milieu de la foule, trouve les passants tristes et entend ou se souvient d’une musique comme d’une joie.

    1. Toujours cette balance nécessaire. A monde triste, voix étrangère joyeuse. C’est un truc d’enfant qui chante dans la nuit, CONTRE la nuit. Car le monde s’est assombri soudain: je me dis que c’est ma myopie qui s’est aggravée, mais non, il semble bien qu’enclos désormais sur notre champ restreint nous ayons du mal à voir la lumière. Je m’en souviens, j’en ai un souvenir étonnamment frais, donc je me dois de la chanter.
      Ces prêtres de Dionysos qui portent des flambeaux dans la nuit. Après vérification: dans “pain et vin” de Hölderlin c’est “le plus haut” qui brandit le flambeau dans la nuit. Les prêtres de Dionysos apparaissent plus avant dans le poème, à l’instant où il écrit: “A quoi bon des poètes au temps de la détresse?”. Les prêtres vont de pays en pays dans la nuit sacrée.
      Une fois lus ces vers ne devraient pas être oubliés. On dirait nous.

      1. http://francais.agonia.net/index.php/poetry/1788092/PAIN_ET_VIN
        Le voici donc ce long poème. Le traducteur est nommé à la fin. Pas de version originale.
        De lui à vous ces ombres funestes et cette recherche de la lumière.
        Vous avez de la chance de pouvoir lire cette œuvre et bien d’autres en allemand, donc d’entendre les sonorités de cette langue, ce qui doit amplifier sa beauté.
        G-A Goldschmidt dans “Une langue pour abri” et dans “La traversée des fleuves” écrit ce drame : lier la beauté de cette langue et de cette culture à l’horreur de l’innommable du nazisme. Avec pour lui, le drame d’être né allemand et d’avoir été chassé de sa terre natale, de son amour pour elle par les persécutions et l’exil.

        1. GA Goldschmidt excellent traducteur de Handke, est le père je crois que celui qui nous a harcelé sur la République des livres. J’ai oublié son pseudo. Il disait des horreurs. Mais il reste que le Pain et Vin de Hölderlin est ici proposé en une traduction plutôt médiocre.
          Il y avait autrefois en GF un recueil des poèmes d’Hôlderlin avec des poèmes traduits par Armel Guerne. Très belle tentative. L’élégie Pain et Vin était traduite quatre fois par quatre traducteurs différents… passionnant. Jetez y un coup d’œil si cela vous intéresse.
          Parmi les incongruités ici proposée (l’erreur se retrouve souvent) la formule si belle: “A quoi bon des poètes…”[Quel est le but] rendue ici par le paresseux “Pourquoi des poètes…” Mais ce n’est qu’un exemple. Vous avez raison de penser que la traduction fait perdre énormément. Surtout pour ce poème, si délicat, si profond, si habilement charpenté.
          J’en proposerai une version, cela me sera une manière de le relire au mot à mot.

          1. Votre relation au nazisme est d’autant plus justifiée que les soldats allemands disposaient en 1939 dans leurs bagages d’un recueil obligatoire des poètes allemands (je n’ai jamais entendu parler de l’équivalent pour les soldats français) dans lequel HÖlderlin occupait une bonne place.
            Les nazis étaient incapables de comprendre que les poèmes de Hölderlin n’étaient pas patriotiques que les formules reprises allégrement par Heidegger sur la patrie vue par Hölderlin, avec le même contre sens, tiraient ces merveilles vers l’immonde: ces abominables tordaient les vers pour les faire coïncider avec leurs folies meurtrières.
            Et ce que je dis là n’est pas un “point de vue”, mais une dérision inventée par les Français (il fallait sauver le nazi Heidegger), ce dont les Allemands se sont bien gardés de faire. Mais on ne va pas refaire l’histoire des soldats de l’enfer, corrigée par les sectateurs du philosophe nazi. (Voir ce qu’en dit GA Goldschmidt…)

          2. Merci pour vos remarques et conseils sur la traduction du poème.
            J’écoute souvent “Le long voyage d’hiver” de Schubert. La beauté de la langue allemande y est présente.

          3. PA avait fait une recension d’un livre d’un chanteur qui était consacré au voyage d’hiver. Vous proposez également un lien étonnant pour une écoute attentive de cet absolu chef d’œuvre. C’est précis et passionnant. Moi aussi j’aime comme on en parle ici.
            Je dois vous dire que le gentil mépris dont on affuble les textes de w Müller n’est pas de mon goût.
            Dans un de ses derniers livres, Pascal Quignard fait un éloge appuyé et justifié de W. Müller. A propos de P. Quignard, je rêve d’un ouvrage complet en deux ou trois très gros volumes, où toutes ses œuvres seraient rassemblées, avec un index pour retrouver les innombrables mentions de notre érudit de grand style. Il touche à tant de domaines qu’on oublie les références. Comme Cocteau disait plaisamment à propos de Goethe: il est si grand qu’on ne voit que ses pieds. Pascal Quignard, on n’arrive plus à y voir clair tant son côté chroniqueur foisonnant nous dépasse. Et c’est toujours beau.

          4. Oui, Pascal Quignard est un écrivain à part, une sorte d’ascète musicien qui n’a gardé avec le monde que l’écriture comme trace. J’aime ses livres même si parfois la beauté l’emporte sur le sens. Je ne comprends pas tout. Et c’est bien ainsi. A-t-on besoin de tout comprendre ? Un mystère fait partie de notre lien avec les autres, un secret à respecter, une ligne à ne pas franchir. Si l’autre se retire c’est son droit…

          5. Liberté d’écrire comme vous avez raison ! Il se garde de la musique alors qu’il en est plein. Je me souviens de “Mourir de penser” qui m’avait fait un effet formidable, car je ne comprenais pas tout. J’étais heureux de le reprendre un fois fini.
            Le “gradus” qui figure dans “Rhétorique Spéculative” m’a donné beaucoup de courage, au moment où j’en manquais. Et surtout cette idée que vous développez si malicieusement: on en comprend pas tout, mais c’est comme une retenue toute personnelle. Respect, oui, respect. Un très grand présent.

          6. Oui, merci!! C’est super, il faisait tellement beau que j’ai préféré quelques pas au vif. Et enfin j’ai suivi votre conseil. Ce qui m’a frappé de voir jouer le quintette la truite, c’est de voir les mains et les doigts des musiciens sauter comme le ferait ce joyeux poisson sur le ruisseau. C’est la vie dans toute sa splendeur amusée, rapide. Quelle joie !
            Ainsi aller au concert, ou mieux: voir à la télé, on conçoit mieux l’esprit qui naît des doigts.

            Pour la soprano qui chante avec orchestre, je ne suis pas convaincu. La voix est mordue constamment par les cordes.
            Pour le reste, c’est quand même effarant de n’entendre qu’un mouvement de telle symphonie ou du quintette. Très déplaisant pour qui est habitué à la totalité.

  3. Il s’appelait MaC sur la RDL. C’était un ami très proche avant sa disparition, tellement cultivé et épris d’art, passionné d’Histoire. Mais quel tempérament impetueux. Il fallait le connaître hors des blogs pour apprécier sa profondeur. Très angoissé, écrasé par la personnalité forte et l’érudition de son pere.
    Il est mort dans la solitude loin de ses enfants qu’il adorait mais qui vivaient en Allemagne avec leur maman. Lui aussi a accompagné ses élèves de collège à Auschwitz. Un grand intellectuel l’accompagnait, connu aussi sur la RDL par son tempérament rageur et ses longs commentaires. Mais ce gars là passionné de littérature allemande est une pointure. GAG, le père de MaC, oui, un grand traducteur de P.Handke et auteur brillant d’autobiographies bouleversantes et philosophiques.
    Vous, connu plus tard dans vos passions littéraires. Comme vous auriez aimé côtoyer MaC. Je vous imagine, penchés sur une traduction d’un poème d’Holderlin.
    Certains blogs donnent une image caricaturale des gens surtout ceux qui poussent (dans l’espace commentaire) aux attaques personnelles, à la malveillance, au harcèlement).
    Vous êtes trop grand, trop humain pour juger MaC sur une impression.
    Bonne journée cher Raymond.

    1. Le mal est fait, j’en suis désolé. Je vous crois sur tout ce que vous dites, j’avais repéré sa grande culture mais justement je m’exaspérais de sa mauvaise humeur. Il avait ses raisons comme vous le prouvez aisément. C’est une des raisons qui font que je ne suis pas toujours le blog de PA. La querelle pour la querelle m’étonne toujours. Nous sommes là si peu de temps, est-il bien nécessaire de se sauter à la gorge? Les propos querelleurs sont moins que la brume de l’aube d’hiver. Pourquoi font-ils cela? Est-ce une affaire de Chromosome Y?
      Parfois quelques femmes pas toujours aimables viennent mêler leurs voix.
      Et puis il y a vos interventions, finement documentées: ce qui fait que ce lieu où il s’est ébattu demeure quand même un lieu de dialogue. Vous êtes la respiration autour des textes souvent pertinents de notre hôte. Je me demande comment vous savez toutes ces choses sur Goldschmidt et son fils. Je me demande surtout comment vous faites pour supporter les propos aberrants qui sont parfois tenus contre vous. On dirait que vous êtes un roc !
      Merci de me nommer “trop grand” pour….C’est un impair et je m’en excuse. Les blogs sont si trompeurs. Que leur manque-t-il? Le ton, la musique, les accents, cette semi moquerie de soi qui apparaît immédiatement lorsqu’on s’entretient de vive voix, ce regard souriant qui fait tout passer, la main qui écarte la colère naissante.

      1. Bonjour Raymond. Cela fait un très longtemps que je n’interviens plus chez P.A . Un jour, une sorte d’écœurement m’a saisie devant l’agressivité de certains commentateurs.
        Je suis heureuse que vous laissiez une chance à MaC d’être différent du personnage outré qu’il avait composé pour intervenir là bas. Je l’ai connu grâce au blog de P.A.. un jour, nous avons fait connaissance lors d’une expo. Il y était discret, passionné, attentif aux réactions du jeune fils d’un de ses amis. Puis d’autres expos ont suivi. Nous prolongions ces partages par de longues marches dans Paris et ses jardins. Je l’écoutais. Il avait tant de choses à dire sur la vie, sa vie, la vie des autres, la politique, son métier, l’Histoire, l’art, la littérature allemande. L’espace commentaire de ce blog le rendait fou mais il ne pouvait s’empêcher d’y retourner pour batailler.
        Un jour il est parti sans laisser d’adresse me laissant triste et sans possibilité ni de lui écrire, ni de lui téléphoner.

        Puis j’ai su le choc d’une greffe cardiaque qui l’a amoindri. Le jour de ses obsèques (un avis avait été posté sur la RDL) j’ai fait connaissance avec une grande dame qui l’avait hébergé quelques temps avant l’opération fatale. Il était devenu l’ombre de lui-même, triste, perdu…
        Je garde un souvenir ému de ce grand clown au cœur tendre et meurtri.

        1. Ah là là! quelle histoire! Voilà quelqu’un qui s’est dérobé à vous alors qu’il méritait tellement d’être encore des nôtres. Une histoire surprenante, cette disparition puis sa disparition. C’est drôle que vous le nommiez “grand clown”; formulation audacieuse pour un être exceptionnel en effet. Personnage outré est très bien aussi. On devine très bien ce qu’il était. C’était une grande chance de l’avoir croisé.

          1. Oui, grand clown… De ceux qui grimés veulent divertir alors que leur coeur est sombre et mélancolique.
            Sa disparition ? Comme on plonge dans un fleuve tourbillonnant pour échapper à ce qui oppresse au risque de se noyer…

          2. Je dis clown en pensant à certain personnage de Beckett. Cocasserie cachant une immense pudeur dans un monde où parfois la seule issue est la mort et où Dieu est depuis si longtemps aux abonnés absents….

          3. Dans un de ses livres ( Le sourire au pied de l’échelle), Henri Miller écrit : « Le clown, c’est le poète en action. […] entre le monde et lui se dresse le rire […] un rire silencieux sans gaieté comme on dit. Le clown nous apprend à rire de nous-mêmes. Et ce rire-là est enfanté par les larmes.»

          4. sans gaieté, rire de nous-mêmes, voilà des fortes formules fabuleusement éclairantes. Henry Miller: le sourire au pied de l’échelle… je vais regarder… ça promet.

  4. “Pour guider mes jours et guider l’avenir, je préfère mille fois les rêves aux vœux. Quand les rêves sont absents, c’est très mauvais signe. La peur, et les images des rêves sont de bons conducteurs. Pour moi les livres ne sont pas des vœux, ni des désirs, et d’ailleurs, je ne sais pas comment ils commencent. Ce sont des poches, ce ne sont pas des œuvres, des choses que je fabrique, ce sont des choses qui enflent en moi et qui me saturent, comme un chant peut se saturer. Ecrire, ce n’est pas un commencement, c’est plutôt une façon d’habiter.” Pascal Quignard (lors d’un entretien pour France
    culture)

    1. Comme PQ élude parfaitement le postmoderne, la phrase sur la “façon d’habiter” me va aussi très bien, ça me rassure. C’est un début d’interview éblouissant. Quel écrivain !

      1. Oui, j’ai bien pensé que vous aimeriez sa façon de parler de l’écriture. L’entretien est passionnant.

        1. plus que passionnant ! C’est un entretient formidable de modernité. C’est nous et notre temps. Non pas le contenu mais la musique des mots, les conversations sur les oiseaux et Froberger… quel penseur léger et profond et antiphilosophique, ouvert à 360°, labyrinthique, un vrai littéraire. Il dit OUI à tout. C’est merveilleux.

    1. Tout de même quelle merveille la conversation avec Pascal Quignard! You made my day !
      La conversation absolue. Tout y passe. On se réjouit d’être en parfaite entente. Limpide !

      1. Oui, jenen finis pas d’écouter et d’observer ces merveilleux musiciens.
        Ubeheure ay renaître…

      1. Mais enfin, Raymond, on ne peut juger tous les écrivains par la “musique” de leurs écrits.
        Il est question de sens,ici. De révolte.

  5. Hans Schnier, le personnage principal de “La grimace” est un être sincère et désabusé. Clown, bouffon, il lutte avec virulence contre l’hypocrisie de la société, sa lâcheté face au nazisme.
    H. Boll est un très grand écrivain.

  6. “Heinrich Böll a fait entrer dans la littérature mondiale une Allemagne Inconnue : celle qui est née de la guerre et des ruines. Toute son œuvre veut être un essai d’explication du drame vécu de l’intérieur par le peuple allemand, une prise de conscience de l’événement, de ses causes, de ses effets, une remise en question permanente des valeurs proposées à ses compatriotes sous le IIIe Reich, pendant la guerre, ou de nos jours. Il ne s’agit pas d’une défense du peuple allemand, mais d’un éclairage des situations qui permet de mieux comprendre le passé, de prévoir, de diagnostiquer les germes d’un nouveau mal.”

    Extrait d’un article du Monde à l’occasion du Prix Nobel qui lui a été décerné justement.

  7. Je suis heureuse de lire ces lignes de vous : “Il n’y a pas plus honnête que Böll, je sais bien. Je l’ai étudié, et même fait lire à mes élèves en leur disant combien il était honorable.”
    Oui, il ne faut pas passer sous silence cet auteur.
    Ayant eu à vivre l’hypocrisie de certaines communautés catholiques, généreuses en paroles et profondément égoïstes dans les comportements individuels, je comprends les écrits de Boll. De plus ce clown a vraiment tout raté : le métier, l’amour avec Marie. C’est un solitaire bancal, meurtri et amer. Il a de plus un regard sur notre siècle très lucide.
    J’aime son visage, tellement émouvant.
    Paul Edel et Margotte font du beau travail.
    Oui, il ne faut pas comparer avec Kafka, bien sûr.
    Vous avez une qualité devenue rare, celle d’écouter l’autre, de réfléchir à ses positions, de revoir parfois les vôtres. C’est très agréable et incite au dialogue. Merci Raymond.

  8. Connaissez vous un documentaire fascinant “l’Irlande d’Heinrich Boll” qui retrace les voyages d’Heinrich Boll en Irlande , l’île était très pauvre , alors. Les impressions de l’écrivain sont intégrées au film par la lecture de passages de son “Journal Irlandais” (livre que j’ai beaucoup aimé (paru en 1957).

  9. Un extrait de ce Journal irlandais d’Heinrich Böll : “La ville de Limerick en a fourni le prototype et leur a donné son nom. J’ai gardé un joyeux souvenir de cette ville : la joie était dans toutes les rues, apportée par la musique de la cornemuse ; ce n’était que bouts rimés, calembours et jeunes filles souriantes. Cette joie nous l’avions déjà rencontrée sur la route de Dublin à Limerick : des écoliers de tous âges – beaucoup nu-pieds – trottaient gaiement sous la pluie d’octobre ; on les voyait venir de loin entre les haies, par les chemins boueux, innombrables, courant les uns vers les autres, s’unissant, s’agglutinant comme gouttes de pluie dans une rigole ; puis la rigole devenait un ruisseau qui devenait un peu plus loin une rivière dont les eaux s’écartaient parfois, avec une bruyante complaisance, pour laisser passer une auto. La route restait vide quelques secondes quand l’auto avait fait s’égayer un groupe important, puis les eaux se refermaient, les gouttes retombaient dans la rivière : jeunes écoliers irlandais souvent vêtus au petit bonheur de vêtements aux rapiéçages multicolores ; ils se bousculaient en riant et ceux qui ne montraient pas de la gaieté n’en paraissaient pas moins insoucieux ; ils trottaient ainsi pendant des heures sous la pluie, pour aller en classe et pour en revenir, tenant d’une main leur batte de hurling et de l’autre leurs livres attachés par une courroie. Pendant cent quatre-vingt kilomètres l’auto traversa des troupes d’écoliers, dont beaucoup étaient vêtus pauvrement, mais presque tous avaient l’air heureux. ”
    Beaucoup de pluie, de tendresse, de vent, d’amitié avec les habitants.
    Le documentaire est très beau aussi.

      1. Je l’ai choisi aussi parce que Boll a la même rêverie que vous dans votre poème “Lit” (29/12) devant ces rigoles qui se rassemblent en un seul flot :
        “j’admirai bientôt ta rivière qui appelait les affluents (…)
        là où les rives du fleuve se serrent au même lit”

        Mais aussi pour un lointain souvenir. Quand j’enseignais en Normandie dans des classes rurales. Les petits élèves venaient parfois de loin à pied avec leur gamelle qu’on faisait réchauffer sur le poêle à fuel. Ceux qui habitaient dans une ferme m’apportaient du beurre moulé à la louche dans formes en bois. Mais aucun n’était pieds nus. Juste, parfois, de la boue des chemins sur les chaussures.
        Ce sont de beaux souvenirs.
        Puis le temps passant j’ai eu envie de revenir dans ma ville natale. Retrouver “mes” premiers ruisseaux, ceux des caniveaux quand le balayeur des rues ouvraient les vannes. Alors mon frère et moi posions des petits bateaux en papier, des bouts de bois et nous les regardions flotter et filer.
        Plus tard, beaucoup plus tard, ce furent les quais de la Seine, les ponts, les péniches. Ma grand-mère maternelle habitait un vieil immeuble sur les quais de Seine. Il n’en reste rien car c’est là que la grande bibliothèque a été construite. Enfin, il reste les souvenirs de nos jeux sur les quais, en toute liberté !

        1. Les très heureux souvenirs ! il ne m’étonne qu’à peine que le verbe rigoler soit le fils de la rigole, car elle semble toujours rire. Nos souvenirs nous le soufflent en tout cas. Il y a bien sûr encore aujourd’hui des rigoles, mais ce sont de banals écoulements d’eau contre la bordure du trottoir. Pour retrouver ce que vous dites, il faut fermer les yeux, surtout ne pas courir derrière et attendre que la musique revienne. Jamais aucun bateau ne fut plus joyeux et turbulent que ces esquifs risqués.

          1. Esquifs risqués, oui, car au bout de cette eau bondissante, des gestes calmes du balayeur, du raclement rassurant du balai de genêt, il y avait l’horrible bouche d’égout qui avalait nos bateaux. Monde souterrain qui m’effrayait. Mystère des bas-fonds de la ville. Ainsi nos rêves lumineux de nautoniers s’ouvraient sur la noirceur de l’inconnu…

          2. Très douces très noires évocations, si bien senties. Je vous suis. Je vous entends bien. Les enfants ont en eux cette terreur qui se mêlent aux plus beaux rêves.

          3. Oui, mais alors le mal est noir et sombre. Plus tard, j’ai découvert qu’il pouvait être trompeur, s’habiller de beauté, de lumière. Il faut alors fermer les yeux et écouter son cœur.

          4. Jolie formule, “fermer les yeux et écouter son coeur”. Mephisto peut-être séduisant, ainsi les bijoux de Marguerite. C’est ce qui se joue dans le célèbre “Marguerite au rouet”. La séduction du mal; l’inquiétude dès que l’amour la visite. Cette ambiguïté est éprouvante. C’est une épreuve. Ce que vous dites: écouter son coeur. Mais même dans ce cas, le piège du mal est redoutable. Comment juger?
            Réfléchissant je me disais: le bien se voit tout de suite; le mal est multiforme. Mais ce sont des généralités qui servent peu.
            Le blanc de la neige, est piégeux.

          5. Oui, Raymond, le mal est piégeux. Tout ce que vous dites là est important. Dans le dernier très beau livre de Pascal Quignard “L’amour, la mer”, la deuxième méditation (Le tapis vert) contient un passage qui pourrait être une réponse au danger que vous venez si bien de cerner dans votre commentaire. Je m’y retrouve pleinement. Le voici (p.32) : “J’aimais abandonner. j’aimais fuir sans aucun doute puisque c’était toujours plus rapide que moi – et cela me doublait. Cela me franchissait. Voilà ce qu’attendait sans doute l’attente en moi au fin fond de mes rêves. Un jour – pour me garder de ces mouvements de départs soudains dont je ne comprenais pas toujours les motifs – je me mis dans l’idée de vouloir suivre mes rêves (…)”

            Voilà, Raymond, c’est exactement cette façon de faire qui m’a sauvée de bien des périls…

          6. J’ai lu l’article de Claire Paulian. Limpide !Je n’attends plus que le livre de PQ !
            C’est magnifique quand la littérature touche à une telle compréhension. On a vraiment envie de lire l’ouvrage.

  10. L’Irlande de Heinrich Böll
    “En 1954, l’écrivain allemand Heinrich Böll s’installe pour quelques mois sur l’île d’Achill, au large de l’Irlande. Fasciné par les habitants et les paysages, il se met à rédiger des chroniques pour la presse. L’ensemble de ses textes est publié dans le livre «Journal irlandais», en 1957. Boll s’offre bientôt un petit cottage sur son île favorite, où il savoure la simplicité d’un peuple confronté à la rudesse des éléments. Il écoute les histoires racontées dans les pubs, boit du thé et de la bière, contemple avec délice les brebis dans les prairies et falaises battues par les vagues. L’écrivain célèbre l’Irlande, un paradis perdu resté authentique grâce à l’acharnement des siens.”
    Documentaire de 52 mn réalisé par André Schafer

  11. J’ai retrouvé un autre souvenir : Romy Schneider dans un rôle émouvant et fort : Leni. Une femme juive ayant passé quelques années pendant la guerre dans un couvent, sous la protection de la sœur Rachel, puis renvoyée et vivant une vie de femme libre, combattant le nazisme et l’hypocrisie de ce couvent catholique et un mystérieux rosier rouge sur la tombe de cette religieuse… C’est un film né d’un roman d’H.Böll et portant le me titre “Portrait de groupe avec dame” ( je ne me souviens plus du nom du scénariste). Je n’ai pas lu le livre. Le film est mal construit et presque incompréhensible en v.o mais Romy est superbe et je crois que ce rôle lui a permis de régler pas mal de comptes avec le nazisme et l’hypocrisie. J’apprécie beaucoup cette grande actrice et la femme qu’elle était et quelle beauté profonde… (Quel triste destin, aussi…).
    J’ai relu ce matin Le journal irlandais de H.Böll. doux amer, ironique mais aussi tendre. De courts chapitres de suivent. L’arrivée à Dublin est remarquable et le court chapitre (Limerick) dont j’ai cité un extrait est un des plus attachants.
    Matthieu Galey écrivait de ce journal : “Pour tous ceux qui connaissent l’Irlande, ces retrouvailles à travers un écrivain véritable seront un émouvant délice ; pour les autres, un horizon ouvert qui donne envie de boucler sa valise.”

  12. Le fil de nos échange joue les trouble-fête dans la lisibilité des commentaires impossibles à relire de haut en bas. Il faut moult sauts et gambades pour s’y retrouver ! Un vrai patchwork…

      1. C’est obscur comme la vérité parce que dans cet espace nous ne faisons pas de littérature ni d’esbrouffe, nous cherchons juste à nous écouter véritablement puis, après un silence, d’offrir ce qui vient du profond de nous, accordés ou en désaccord avec la pensée de l’autre. Ce faisant, souvent, nous laissons en friche un échange devenu secondaire qui se retrouve après ce nouvel échange comme coquillage sur l’estran et son sable mouillé de marée enfuie. Quand nous relisons cette ancienne conversation on se dit qu’on a eu de la chance dans notre possibilité de mettre des mots sur nos sensations.

        1. Ah c’est très bien dit chère Christiane!
          là où vous avez touché juste c’est dans cette idée simple qu’il faut qu’il y ait de l’autre pour qu’il y ait du soi (possibilité de mettre des mots sur nos sensations). Sans vous pas de regard réfléchi sur moi qui est en définitive un commentaire sur ce que j’écris depuis si longtemps .
          Lisant l’amour la mer, je me dis qu’en effet mes textes ont un ton quignardien; nous avons le même âge, nous avons surtout un silence semblable et la passion pour la musique, ce n’est pas la même tout à fait, et c’est bien ainsi.
          Ah oui !!
          Pourriez vous venir à Laon le 17 mars; une amie peut vous loger, grande maison dans un village charmant. Ce serait une autre manière de prolonger ce dialogue…
          Qu’en pensez vous?

  13. Plus qu’un patchwork je penserais plutôt ce matin à une conversation à “bâtons rompus”, dans le sens que lui donne A.Furetiere :
    “On dit aussi, faire une chose à bâtons rompus, pour dire, après plusieurs reprises et interruptions, par une métaphore tirée des dessins semblables de tapisserie.
    (Antoine Furetière, Dictionnaire Universel, Tome 1).
    On ricoche sur la pensée de l’autre qui nous entraîne plus loin, toujours plus loin. Il n’y a pas de sujet unique mais une tapisserie à l’infini faite de nos mémoires brodées à coups de mots qui se chevauchent. Et tous coulent de vos poèmes comme une source en haut de la page mais mille et un cailloux de nos lectures ou souvenirs détournent le ruisseau de son chemin et nous voilà dans un pays d’eaux vivaces laissant “la possibilité d’une île” ou de plusieurs. Peut-être est-ce cela la conversation avec un ami. Ça tourne et vire comme autant de petits bateaux en papier entraînés par les flots…

  14. Le livre de Pascal Quignard, surtout supprimer la virgule dans le titre. “L’amour la mer”. On a envie de jouer avec l’alitération en le prononçant très vite. L’écrivain-musicien n’a pas mis de virgule.

    1. Ah je vais aller voir! On en reparle….
      (Quelques heures plus tard)
      L’article est magnifique, bien sûr, je n’en doutais pas, mais ici c’est sans réserve et met Quignard à la place qu’il devrait occuper depuis longtemps, la première.
      Tous les autres romanciers et écrivains sont des tout petits au regard de ce livre d’exception (il semble inutile de comparer); libre ouvert dense érudit, un style tendu comme un drap qui dévoile sur sa surface des profondeurs inouïes. Indiscutable enfin.

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