La cuisine d’Héraclite

« Il faut retenir le propos que tint, dit-on, Héraclite à des visiteurs étrangers qui au moment d’entrer s’arrêtèrent en le voyant se chauffer devant son fourneau ; il les invita, en effet, à entrer sans crainte en leur disant qu’il y a aussi des dieux dans la cuisine. » (Aristote :  Parties des Animaux )

L’invitation d’Héraclite est une bien curieuse façon d’accueillir les étrangers. S’il les avait fait entrer dans la pièce principale où gronde le foyer – et donc les dieux, les ancêtres (les photographies qui trônent sur nos buffets) – il aurait agi noblement, les aurait honorés comme il convient. Les recevoir dans la cuisine est une familiarité où l’humilité le dispute au trivial car c’est là que le fourneau – le feu utile – métamorphose les objets produits par la nature afin qu’ils deviennent des aliments consommables.

J’y vois cependant la preuve de la confiance qu’il faut porter aux étrangers ; en pénétrant dans la cuisine, ils deviennent d’emblée nos amis. Les grands dieux officiels qu’on célèbre dans la pièce principale – l’équivalent de la cérémonie du canapé où l’on dit : installez-vous confortablement ! – sont ici éludés au profit de ce lieu où gargouillent les plats et où debout nos mains s’affairent tranquillement : plaisir de la nature que l’on travaille avec une ingéniosité toute personnelle ; la cuisine c’est nous et le salon c’est pour les autres, qu’il s’agisse de personnes réelles (visiteurs) ou fictives (télévision ).

L’humilité de l’accueil dans la cuisine dit à peu près : je vous reçois dans ce modeste sas entre le monde extérieur et l’intime. Je ne redoute pas votre indiscrétion et ce qui mitonne sur le fourneau est là aussi pour vous ; je vous donne à partager mes secrets et mes plaisirs.

On n’oubliera pas que cette anecdote est contée par Aristote dans son traité sur les Parties des Animaux : dans le feu de la pièce principale on aurait sacrifié un cuissot aux grands dieux ; sur le fourneau de la cuisine mijote le nécessaire, la viande cuit, les graisses se déposent et les fumées emplissent le petit espace réservé.

Mais alors pourquoi Héraclite dit-il « qu’il y a aussi des dieux dans la cuisine » ? Où sont-ils ? Pour répondre à la question il suffit de se laisser guider par le fumet de la cuisson des aliments qui passent du cru au cuit… et les dieux sont là, dans la nature certes des légumes et de la viande et dans la culture tout humaine où l’imagination élabore ses petits plats pour le plaisir du corps ; mais ce sont avant tout les hommes, cuisinier et invités, qui sont divins à leur manière car ils relèvent de notre article premier : tous les hommes naissent libres et égaux en droit. Oui, les étrangers, nous les connaissons bien, ce sont nos frères de la famille humaine qu’on introduit sans façon dans la cuisine, accueil spontané et joyeux, chacun portant la forme vivante du sacré, que nous nommons aujourd’hui respect ou dignité, si bien que celui qui, folie, détruit notre fraternité, mérite à peine le nom d’homme.

Une pièce sur les seins (1/5)

(La pièce est publiée ici en continu à la date du 4 février 2012, telle qu’elle a été jouée. Cette pièce est protégée par la SACD – elle est disponible au format PDF: Le Sein dans tous ses états)

Intitulée Mes seins j’en prends soin, cette pièce m’a été commandée au début de 2011 et a été jouée le 14 octobre 2011de façon presque expérimentale au centre social d’Etouvie, banlieue d’Amiens. Elle a été rejouée ce 2 mars 2012 au même endroit. Elle m’a été commandée par les travailleuses sociales du quartier. J’ai eu beaucoup de mal à l’écrire car il me semblait que ce n’était pas à un homme de traiter d’un sujet aussi délicat, l’objectif étant d’inciter les femmes à se faire faire des mammographies pour éviter la survenue du cancer du sein.

En en parlant avec toutes les femmes rassemblées, j’ai vu des scènes surgir et je me suis mis lentement au travail… sont venues cinq scènes et on peut considérer en effet que cet ensemble est une sorte de pièce.

Le metteur en scène Philippe Péroux a décidé de distribuer le monologue d’entrée (scène 1)qui est assez long entre différentes actrices, reprenant mon idée fondamentale qu’il s’agit d’un chœur de femmes. Ce sont une vingtaine de femmes qui apparaissent sur la scène ; une actrice s’avance sur le devant dit sa partie puis revient vers le groupe et une autre prend le relai.

 

Le sein dans tous ses états

Scène 1

Peut-être entre 16 et 25 ans, oui, oui, peut-être à cet âge là peut-être, peut-être… mais sinon on a du mal à croire qu’on a des seins parfaits, pas trop mamelles, pas trop tasse de thé à l’envers… Quand je les regarde dans un miroir, je ne suis pas toujours très fière, enfin ça dépend, souvent si, quand même… mais il arrive parfois qu’au bout d’un moment je fixe un autre endroit, le visage surtout, tiens, je me demande si le maquillage n’a pas été inventé pour détourner le regard … Mais non, mais non… le visage c’est la partie émergée de cet iceberg qu’est mon corps; normal qu’on le souligne, pauvre visage exposé au temps qu’il fait, la pluie, le soleil, et au temps qui passe, les rides, toujours les rides! Et les seins, eux? Oh, c’est facile, c’est cruel, avec le temps, plouf, ils tombent, c’est une loi, c’est la loi de la gravitation appliquée au corps des femmes. Heureusement, il y a les vêtements, oh les soutiens-gorge, ces empêcheurs de tomber en rond! On est bien là-dedans, les seins y sont, comment dire? Comme des oiseaux dans leurs nids… contre la tempête du temps. Oui, oui, je sais, après un certain nombre de décennies, ce n’est plus la peine, ben oui, je sais.

Ah j’oublie l’essentiel: une fois couverts, les seins, c’est tout de même ma fierté. On ne les porte pas, on les arbore… oh toutes ces ruses innombrables pour séduire en laissant les boutons du chemisier ouvert, les robes échancrées, enfin tous ces petits trucs qui laissent deviner ou parfois découvrent le fameux pli entre les deux seins, pour séduire par le galbe, toujours séduire. Le décolleté, quelle invention… et qu’on est fière de… au fait, fière de quoi, oui, au fait, de quoi? Eh bien, on découvre sans découvrir, jusqu’au bord de l’aréole, du bout de sein qui lui, curieusement, s’il est découvert, devient obscène. Ce qui est comique, c’est que ça se joue à quelques centimètres de tissu. Le décolleté est un endroit risqué, trop c’est l’enfer, et pas assez ça fait bigot, refoulé. Entre le diable et le bon dieu trouvez le juste milieu et vous aurez le décolleté parfait! Il arrive qu’on parle de la gorge au lieu de dire les seins; ça vous a quelque chose de plus érotique, je crois. Comme si les seins parlaient; la gorge, la gorge… bon moi je veux bien, pourquoi pas?

Ah, pour le décolleté, encore faut-il des seins qui s’y prêtent, ou qui s’y donnent, ou qui s’y offrent. Ben oui, il y a des femmes qui ont des seins trop petits… oui, oui, elles se font mettre des implants, de même que les trop grosses poitrines se font réduire… attendez, attendez… c’est quoi trop petits ou trop gros? Qui décide de ça? Après tout les sinistres squelettes ambulants des défilés de mode sont-elles un modèle? Il semble que non. Les stars de cinéma qui font rêver les hommes, les vraies, ont des poitrines opulentes, enfin, je crois… Bon, elle est où la norme? La norme c’est l’énorme, ou la norme c’est la poitrine des mannequins? Non, je crois qu’il n’y a pas de norme. Encore une histoire de juste milieu, ras le bol du juste milieu! Aucune femme n’est à cet endroit. La nature n’obéit à aucune norme.

Ah, la vraie souffrance est peut-être aux magazines féminins… Tenez, aujourd’hui aucun journal ne publierait un texte misogyne. Eh bien, les vrais misogynes ce sont ceux ou celles qui écrivent dans les magazines féminins et qui vous coincent les seins entre deux modèles… et en plus ces tricheurs, ils retouchent les photos, les bandes de vaches! Plus petits disent les uns, plus gros disent les autres! Et parfois les deux modèles opposés dans le même numéro! Qui sont les pervers et les perverses qui inventent des trucs pareils? On ne peut pas choisir et comme la chirurgie esthétique est capable de tout… c’est une vraie torture. Les mecs n’ont pas ces problèmes, enfin, peut-être qu’ils en ont d’autres. Je ne sais pas.

Ah oui, j’oubliais, les seins ça bouge. C’est pour ça qu’il y a des femmes qui ne veulent pas d’enfants. La maternité pensent-elles, ça détruit le corps, et les seins en particulier. Ça rend folle! Autrefois les hommes nous battaient, oh, ça continue plus que jamais… mais bon, les mecs qui font ça aujourd’hui ont quand même parfois mauvaise conscience. Mais là, ces histoires de mode gros seins petits seins etc… au fond, c’est encore une manière de nous gouverner, de nous torturer. La libération des femmes, oui, oui, la seule chose glorieuse qui soit arrivée dans les mœurs au XXème siècle ou à peu près…Mais on voit bien qu’il y a encore des poches résistance contre cette fameuse libération. Les modèles, les modes, rien de plus atroce. Après vient la terreur de ne plus plaire au mari, au père de nos enfants. Quel esclavage!

Ah, une chose me revient qui m’a toujours fait rire: les hommes veulent voir les seins des femmes… d’ailleurs maintenant on en voit sur les plages… je me trompe peut-être mais c’est en train de refluer, ce truc… je crois, on en voit moins qui osent… je ne sais pas pourquoi… non, mais ce n’est pas ça qui m’amuse. Les hommes veulent voir les seins des femmes, ça les obsède. D’ailleurs elles ont raison d’arborer leurs seins comme un saint sacrement… enfin, je trouve ça très beau, très… comment dire? … qu’on arbore ses seins… euh, c’est sain, c’est très sain… un signe de bonne santé, une fierté justifiée. Non, ce qui est drôle, c’est que les seins des femmes qui font l’objet des désirs des hommes, à tout bien considérer, c’est la première chose qu’ils ont touchée lorsqu’ils étaient nouveau-nés. Oui, la chose qu’ils ont explorée en premier, celle qu’ils ont vue alors, est justement cette poitrine qu’ils aspirent à découvrir avec tant d’empressement; bizarre… On dirait qu’ils se souviennent. Oui, ça doit être ça, c’est un souvenir, c’est pour eux ce qu’il y a de plus mystérieux et de plus connu à la fois. Ils sont drôles les mecs, vraiment curieux… des bébés éternels. Enfin, je crois. Ça m’amuse de le penser, enfin bon, ce que j’en dis… ce que j’en dis…

 

Une pièce sur les seins (2/5)

Scène 2

(Catherine et Nicole entrent en parlant)
Catherine
Et tes seins ?
Nicole
(éclate de rire) Ah ah !! Mes quoi ?
Catherine
Tes seins…
Nicole
Mais tu te crois où ?… hem, euh… tu plaisantes, j’espère ?
Catherine
Non, pas du tout.
Nicole
Écoute, on parlait de nos rides, des meilleurs produits, de la crème, de nos varices…
Catherine
Et du fond de teint ! C’est important le fond de teint !
Nicole
Oui, j’oubliais ! Tu as raison chère amie, ma bonne amie qui se fiche de moi !
Catherine
Non, j’insiste, parlons maintenant de tes seins !
Nicole
Quoi ? Mes seins ? Tu ne les trouves pas beaux, mes seins ? Enfin, je me fiche un peu de ce que tu en penses. Sauf qu’une amie qui t’insulte, c’est pas vraiment agréable. Je ne vois pas le rapport !
Catherine
Je ne t’insulte pas. Réfléchis bon sang !
Nicole
Tu veux que je réfléchisse sur mes seins ? Elle est bonne celle-là ! Tu continues de te moquer de moi ! Mes seins, mais c’est ma part intime ; c’est aux hommes qu’il faut le demander, pas à moi ! Ni encore moins à toi, même si tu es mon amie depuis longtemps !
Catherine
Allons, allons ; arrête un peu ! Tu ne vois pas ?
Nicole
Ah oui, attends, j’ai compris, tu ne les trouves pas jolis et tu voudrais que j’aille me les faire refaire, je ne sais pas où par je ne sais qui. Un copain à toi, un chirurgien esthétique, tu parles ! Tu touches un pourcentage ?
Catherine
Pas du tout. Mais alors pas du tout !
Nicole
Qu’est-ce que tu mijotes ?
Catherine
Rien du tout, c’est l’évidence, je suis très sérieuse…
Nicole
Heureusement, j’aime pas qu’on se moque !
Catherine
Personne n’aime ça ! Ne te fâche pas, je t’en prie !
Nicole
Tu voudrais que je reste calme, alors que toi, mon amie, tu dis du mal de ma poitrine ! Quel culot ! Allez, dis-le : « Va te faire refaire les seins ! » et qu’on en finisse !
Catherine
Tu ne comprends rien, décidément.
Nicole
Oh si, oh que si ! Je vois bien où tu veux m’emmener espèce de… Oh n’importe quoi ! Et ça se dit mon amie ! Et toi tes seins, tu crois que… ?
Catherine
Mes seins, ça va, je te remercie…
Nicole
Alors voilà, Madame, avec sa poitrine de femme de 45 ans, elle, elle est toute contente, elle est satisfaite ; et moi qui en ai autant, je devrais aller me faire refaire les seins par le charcutier du coin !.. Au fait, t’as les sous, parce que ça coûte bonbon c’t’affaire ?
Catherine
Non, c’est gratuit.
Nicole
Ah, ah ! Très drôle ! Et c’est remboursé ! Avec mes mamelons je vais encore creuser le trou de la sécu ! Non, mais tu rêves Catherine, tu rêves ! C’est remboursé, ben tiens, et les oranges du supermarché c’est aussi remboursé par la sécu ?
Catherine
Ah, les oranges, non, mais les seins, oui !
Nicole
Tu vois ça de ta fenêtre ma petite Catherine… on est où là, on parle de quoi ?
Catherine
Ah enfin la bonne question, Nicole, enfin ! Fais un effort !
Nicole
Tu m’énerves. Je me sauve, je me barre, t’as compris ? On est chez les fous là. On commence par parler de nos petits trucs là, de nos petites misères et tout d’un coup tu sautes sans crier gare sur ma poitrine comme une tigresse ! T’es à moitié folle. Bon, je te laisse avec tes fantasmes. Occupe-toi de tes seins, je m’occuperai des miens quand j’aurai le temps !
Catherine
Non, c’est tout de suite ! Excuse-moi, je m’y suis mal prise… Pardonne-moi je t’en prie. Reste encore !
Nicole
Mais euh, je…
Catherine
Tu veux bien rester ? Juste un peu…
Nicole
Oui… Enfin, non ! Là faut que j’aille faire les courses. Y’a plus rien dans le frigo. Tiens sur la liste, y’a même des oranges !
Catherine
Non remboursées !
Nicole
Comme tu dis, mais arrête de te foutre de moi, s’il te plaît !
Catherine
Alors que l’examen des seins, lui, est remboursé !
Nicole
(Silence) Ah d’accord… d’accord… ! C’était… c’était ça ton truc ! Tu veux que…
Catherine
C’est l’évidence. Palpation, radiographie… à nos âges, tu sais… C’est la première cause de cancer chez les femmes.
Nicole
Non, je ne sais pas et j’en ai rien à cirer… Ah la dame patronnesse ! Tiens, y’avait soeur Emmanuelle pour les gamelles, voici soeur Catherinepour les poitrines ! Non, non, non et non !
Catherine
Explique-toi ! Pourquoi tu t’énerves comme ça ?
Nicole
Parce que tu m’énerves. Occupe-toi de ta santé, d’accord ? Ton corps c’est ton corps. Va te faire voir, oui tiens, c’est ça, va te faire examiner ! Moi, rien du tout, je m’en fous !
Catherine
Onze mille par an !
Nicole
Onze mille quoi ?
Catherine
Onze mille victimes du cancer du sein, tu mesures les ravages ?
Nicole
Rien à faire, je m’en fous ! Ça fait mal ton truc d’examen machin, j’ai pas envie de me faire triturer la poitrine. C’est pas pour moi !
Catherine
Nous sommes toutes…
Nicole
Oui, ça va on est toutes concernées… Ah concernées ! Dis-moi par quoi on n’est pas concernées ! Dis-le moi ! On est concernées par la misère dans le monde, concernées par le sida, concernées par les grains de beauté, concernées par la bouffe trop grasse, concernées par la privatisation du téléphone, la disparition des hirondelles, le retour des coccinelles, l’absence des coquelicots au bord des routes, la guerre en Irak, l’extinction progressive des baleines, du tigre sibérien, des indigènes en Amérique du sud, et le réchauffement de la planète par là-dessus pour en remettre une couche! T’en veux encore des concernements ? Ou des concertations… enfin je m’en fous comment on dit, mais j’en ai marre d’être concernée. Qu’on me fiche la paix ! Voilà ce qui me concerne !
Catherine
Ouh là là ! Arrête de délirer ! Tes seins, tes seins, c’est pas du concret ça, ça ne te concerne pas ?
Nicole
Non.
Catherine
Et pourquoi non ?
Nicole
Je ne suis pas fragile. Jamais malade, moi, jamais !
Catherine
Ça frappe n’importe qui, n’importe quand ! Tu le sais bien. Onze mille par an !
Nicole
Onze mille femmes, pas d’hommes…
Catherine
Si, si, il y a des hommes, mais en proportion infime.
Nicole
Me fais pas marrer !
Catherine
Si, il y a parfois des hommes, je ne rigole pas. Mais bon, c’est surtout les femmes bien sûr !
Nicole
Ben tiens, évidemment, tu veux me faire croire n’importe quoi !
Catherine
Non, je t’assure… enfin, là n’est pas le problème !
Nicole
Et c’est même tellement pas le problème que je me barre, comme ça tu arrêteras de me foutre la trouille !
Catherine
Ah voilà bien le problème cette fois ! Onze mille, ça vous fiche le frisson !
Nicole
C’est des statistiques. Moi, je ne suis pas une statistique. Je suis moi et je n’entre pas dans ta combine de chiffres. J’ai jamais été malade, pas une fois sur le billard, c’est pas demain la veille que je vais risquer de…
Catherine
Risquer de quoi ? Tu as peur, c’est ça, je le vois bien, tu as peur, c’est normal…
Nicole
Mais c’est toi qui me fiche la frousse ! (Silence) Eh ben, oui, voilà, j’ai peur et je n’ai pas envie qu’on me dise après m’avoir pincé les seins dans une machine…. Oh, pis, j’en ai marre, je ne suis pas fragile, tu comprends, pas fragile… je m’en fous, je m’en fous, je m’en fous !! (Elle s’enfuit en se bouchant les oreilles)
Catherine
Nicole, je t’en prie !… où est-ce que j’ai commis une erreur ? Je lui ai fait peur. C’est nul ; oui, c’est ça, la peur, la peur… mais comment est-ce que j’aurais dû faire ? Bon sang, comment faire avec une pareille tête de mule ? Oui, pourtant c’est mon amie, mais comment faire ? Comment ?

 

Une pièce sur les seins (3/5)

Scène 3

(Catherine, Blandine, Véronique et Emmanuelle sont assises dans la salle d’attente d’une radiologue. Armande survient dans le cours de la conversation.)
Véronique
C’est la cousine à mon beau-frère, qu’elle habite, euh…, d’où qu’c’est qu’c’est que, euh, d’où qu’c’est que’c’est qu’elle habite déjà ?
Blandine
« Où est-ce qu’elle habite ? »
Véronique
Qu’est-ce tu dis Blandine ?
Blandine
On ne dit pas d’où qu’c’est qu’c’est, on dit où est-ce que…
Véronique
Oui, oh, c’est du pareil la même chose. Donc je te disais, la cousine à mon beau-frère…
Blandine
« De », de mon beau-frère !
Véronique
Ah, mais si tu m’interromperais pas tout le temps je pourrais te raconter nom de d’là, mais y’a pas moyen de moyenner avec toi ; j’te jure tailler une bavette avec toi c’est pas d’la tarte ! La vache ! En plus t’as toujours été du pareil au même à me corriger quoi t’est-ce que je dis ! Une vraie instit qu’on a à l’école, comme si quand on serait encore des gamines !
Blandine
Normal, c’est mon métier !
Véronique
Oui, ben ras l’bol, ton métier tu peux te le mettre où je pense, j’te jure !
Blandine
Oh, Véronique, arrête… je t’en prie, c’est déjà assez pénible comme ça…
Véronique
Quoi t’est-ce qu’est pénible ?
Blandine
Cette attente, là !
Véronique
T’as la trouille ?
Blandine
Bien sûr !
Véronique
Ben, y’a pas de quoi avoir les foies ! Tu sors tes seins comme les vaches leurs mamelles au salon de l’agriculture et puis voilà…
Blandine
Oh, je t’en prie Véronique, non, pas ça ! Mais quelle idée j’ai eue de t’emmener avec moi ! Tu me fais honte !
Catherine
Rassurez-vous madame, j’ai au moins aussi peur que vous.
Véronique
Ah, tu vois, quoi t’est-ce que je te disais !
Blandine
Mais madame…
Catherine
Appelez-moi Catherine !
Blandine
Merci Catherine ! Enfin, Véronique, tu n’as pas entendu, Catherine a eu l’élégance de me dire qu’elle avait peur comme moi ! Tu vois, y’a pas que moi qui redoute cet examen !
Véronique
Oui, ben moi, les examens, à l’école, j’en ai jamais réussi aucun. Mais l’examen des seins, toujours, à chaque fois je les ai réussis !
Blandine
Oui, toi, tu t’en fiches, c’est pas la première fois !
Véronique
Oui, j’y suis déjà été ! Tiens, la première fois c’est quand que la cousine à mon beau-frère, elle a eu un tique qu’on lui a retiré avec une grande aiguille comme ça ! (Elle fait un geste des deux mains)… Comme ça… qu’elle m’a raconté la cousine à mon beau-frère…
Blandine
Elle a eu quoi ?
Véronique
Un tique ou un tisque, je sais plus…
Catherine
Vous voulez dire un kyste sans doute !
Véronique
Oui, oh, c’est du pareil la même chose !
Catherine
On dit que c’est extrêmement douloureux.
Blandine
Rien que l’idée qu’on m’enfonce une aiguille dans le sein, j’en frémis d’horreur !
Véronique
Oui, ben , la cousine à mon beau-frère elle a dit non, que ça faisait pas mal, mais alors pas du tout mal, qu’elle a dit la cousine à mon beau-frère !
Catherine
Tout dépend des sensibilités, sans doute, et vous madame, pourquoi avez-vous peur ?
Blandine
Appelez-moi Blandine…
Catherine
D’accord Blandine !
Blandine
Pourquoi j’ai peur ? Je ne sais pas, Catherine, je ne sais pas !
Catherine
Moi non plus, je ne sais pas, je dois vous l’avouer.
Blandine
L’idée qu’on me palpe les seins, vous savez…
Catherine
Moi, c’est la radiographie ; je trouve ça, comment dire ? Comme une intrusion quoi, je ne sais pas ; les images après, tout ça, ça me dégoûte un peu… Je… comment dire ? J’ai peur du résultat et surtout je ne me reconnais pas ! (Riant) Je sais bien que ça n’est pas comme une vraie photo, mais tout de même !
Blandine
Vous voulez dire que c’est obscène, quelque chose comme ça !
Catherine
Oui, c’est ça !
Blandine
Je vois, je vois.
Catherine
Merci ! Oui, tout à fait ça, c’est le mot, c’est obscène. Et vous, vous avez peur de la palpation ; euh, je trouve ça un peu limite aussi.
Blandine
Atroce, j’en frémis d’avance !
Emmanuelle
Je me permets de m’immiscer dans votre conversation… mon nom est Emmanuelle !
Blandine
Bonjour Emmanuelle !
Emmanuelle
Bonjour, excusez-moi, Blandine… vous n’avez rien à redouter… et vous non plus Catherine !
Catherine
Dites-nous, nous ne demandons qu’à être rassurées!
Emmanuelle
(Désignant Véronique) C’est comme madame l’a dit.
Véronique
Ah, tu vois, quoi t’est-ce que je t’avais dit avant qu’on vient, que c’était pas la peine d’en faire un camembert de chez Maroilles !
Emmanuelle
Oui, enfin, je m’exprimerais un peu différemment de Véronique, mais je dois vous dire que je viens ici tous les ans et que, mon dieu… Je vais peut-être vous étonner… mais c’est un vrai plaisir !
Blandine
Un plaisir ? !
Catherine
Un plaisir ?!
Emmanuelle
Vous n’êtes jamais venues, vous ne pouvez pas savoir, cela va de soi !
Catherine
Mais savoir quoi mon dieu ?
Emmanuelle
Comment vous expliquer ? Elle a les yeux bleu vert, presque gris dans la semi- obscurité de la pièce, regard qu’elle rehausse d’un soupçon de mascara et la paume de ses mains est si chaude que…
Blandine
Excusez-moi, mais de qui parlez-vous ?
Emmanuelle
Mais de la radiologue bien sûr ! Celle qui fait les radiographies et l’examen des seins !
Catherine
C’est bien de nous parler de ses yeux et de ses mains, mais l’examen en lui- même, ça fait mal ? !
Emmanuelle
Permettez-moi avant de répondre à votre question d’insister sur sa coiffure d’un brun roux superbement accordé à ses pupilles mobiles qui vous fixent avec franchise, sans parler de sa voix douce, un murmure de ruisseau à la fois ferme et sautillant comme un rire constamment réprimé. Sa seule présence de fée, de magicienne, trônant debout au milieu de ces machines sophistiquées et qui pourraient sembler réfrigérantes vous donne une confiance totale, ce n’est pas une doctoresse seulement, non, c’est une reine, et se faire examiner les seins par cet ange incarné dans sa blouse blanche est un plaisir auquel rien ne saurait se comparer !
Véronique
La vache, comment qu’elle cause l’Emmanuelle, je sais pas de qui elle parle mais j’aimerais bien lui serrer la main à c’te docteur dont à propos qu’elle cause !
Blandine
Mais triple buse, elle nous parle de celle qui doit nous examiner !
Véronique
Ah ben alors, on parle pas de la pareille au même ! Tout ce qu’elle vient de dire, c’est balivernes et compagnie, nom de d’là ! Comment vous dire ? Elle a la taille d’une génisse de huit mois, des yeux de chèvre et une blouse blanche que j’en voudrais pas pour traire mes vaches, c’est pas une blouse qu’elle a, c’est un sac de farine !
Catherine
Bon, enfin, bref, cela n’a rien d’une corvée, hein, c’est ça, malgré ce qu’en dit Véronique ?
Emmanuelle
Tout à fait, chère amie. C’est un délice, un vous verrez, je ne vous en dis pas davantage !
Armande
(Elle sort de la salle d’examen et rentre dans la salle d’attente) Zut, zut, zut ! J’ai oublié mon soutif ! Vache de vache ! (Elle parle à Emmanuelle qui vient de se lever et se précipite dans le cabinet de la radiologue) Vous, attendez-là, je dois aller rechercher mon machin là…
La doctoresse
(Une voix depuis les coulisses) Madame Béjart, votre soutien-gorge !
Armande
Oui, ça va, ça va, je sais, j’arrive ! Filez-moi mon soutif ! (Une main passe le soutien gorge des coulisses vers la scène.).. Merci !
Catherine
Mais c’est Armande ! Bonjour, comment tu vas ?
Armande
Bonjour… pas bien, mais alors pas bien du tout !
Catherine
On t’a détecté quelque chose ?
Armande
Oh non, c’est pas ça mais j’avais tellement les boules que ça m’a fait un de ces mal, la vache !
Catherine
Enfin, Armande, si t’as rien, t’as rien, et c’est tant mieux !
Armande
Ouais, je sais… je sais, mais regarde-moi ça ! (Elle brandit le soutien- gorge)J’oublie tout, je suis dans un de ces états, si tu savais…
Véronique
C’est pas grave ça, d’oublier son soutif, y’a plein de jours où je le mets pas et je m’en fous ! C’est pas si important ma bonne dame, et si même que vous voulez le remettre là devant nous avant de sortir, ça gêne personne, hein ma Blandine ?
Blandine
Oui, non, bien sûr, tu as raison !
Emmanuelle
(Elle est debout, sur le point de rentrer dans le cabinet de la radiologue, donc de sortir de scène, mais elle suit la conversation…) Il me semble cependant que ce lieu public convient bien peu à cette délicate opération, excusez-moi… une certaine décence naturelle m’oblige de plus à vous dire que là, debout, le soutien gorge à la main, vous n’êtes pas d’une élégance folle !
Véronique
Mais laissez-la donc faire ce qu’elle veut, à c’te pauv’ femme ! (Armande hausse les épaules et met son soutien gorge dans son sac).
Armande
Pffff! Moi, dans une autre vie, j’aurais le choix, je préfèrerais être un mec… toutes ces histoires de seins et de soutien gorge… ça me gonfle, ça me gonfle !
Blandine
Oh, ne dites pas ça, je vous prie, c’est si beau d’allaiter des enfants !
Armande
Ah, parlons’en d’allaiter des enfants ! Ça vous fait des seins en poire, une horreur, d’ailleurs moi, j’ai refusé d’allaiter pour mon Kevin. Madame Béjart qu’elles me disaient les sage-femmes, y’a rien de plus beau, elles disaient même un truc du genre: allaiter, c’est l’école des femmes… l’école des femmes, tu te rends compte, non mais n’importe quoi !
Catherine
Mais c’est vrai Armande, je te jure, tu as raté quelque chose !
Armande
Je m’en fous ! Je ne veux même pas en entendre parler !
Emmanuelle
Je vous avoue que je m’interroge également sur le bien fondé de votre réticence à donner le sein, car enfin cette osmose délicieuse jamais au grand jamais, en notre brève existence, nous ne la revivrons avec cette intensité troublante !
Armande
Oh, vous, la précieuse ridicule, ça suffit hein ! Arrêtez vos effets de manche et allez plutôt vous faire tripoter les mamelles par cette folle de radiologue qui a dû trouver son diplôme dans une pochette surprise ! (La radiologue appelle : « Madame Emmanuelle Arsan! »)
Emmanuelle
(Gifle Armande) Vipère ! Vous n’avez pas l’avez pas volé! (Elle sort, et rentre ainsi dans le cabinet de la radiologue).
Armande
(Elle se frotte la joue) Aïe, aïe, aïe !Ben qu’est-ce qu’il lui prend à cette dingue ?!
Catherine
J’ai cru comprendre qu’elle était amoureuse de la radiologue !
Armande
La vache, elle m’a fait mal ta copine…
Catherine
Ce n’est pas ma copine, on s’est rencontrées ici, à l’instant !
Armande
Décidément, c’est pas mon jour. J’aurais mieux fait de rester au lit.
Catherine
Qu’est-ce qu’il t’est arrivé, après tout t’as rien aux seins, de quoi te plains- tu ?
Armande
Oh, là, je ne sais pas si je dois, tu es là avec des amies et…
Blandine
Nous nous sommes rencontrées ici par hasard comme Catherine vient de vous le dire. Si vous avez une difficulté, et si cela vous fait du bien d’en parler, confiez-nous ce que vous avez sur le cœur.
Armande
Je vous remercie mille fois. Cela fait tellement mal. C’est mon mari.
Catherine
Jean-Baptiste ?
Armande
Oui !
Catherine
Il dirige toujours le théâtre ?
Armande
Hélas, oui, quand je pense que c’est moi qui l’ai fondé ce théâtre et que je l’ai fait venir parce que j’en étais folle de ce type… et voilà…
Catherine
Et voilà qu’il en a trouvé une plus jeune, bien sûr…
Armande
Tu étais au courant et tu ne m’as rien dit ?
Catherine
Mais non ! Bien sûr que non ! Mais à nos âges quand on a des problèmes avec son mari, on sait bien ce que ça veut dire.
Blandine
Je m’excuse de partager vos confidences.
Armande
Oh, y’a pas de mal. Ça me fait du bien d’en parler, et puis, on en est toutes là.
Blandine
Oui, je fais une radio de contrôle avant de faire refaire les seins. Je voudrais tellement continuer à plaire à mon Ludovic.
Armande
Permettez-moi de vous le dire crûment : vous perdez votre temps et votre argent. (Elle marque une pause pour prendre son souffle) Une femme meurt de son vivant.
Catherine
Ah non, Armande, non ! Il faut se battre, lutter !
Véronique
Et pis, si y veut fout’ le camp, y’a qu’à l’fout’ dehors ! Moi, c’est quoi t’est-ce que j’ai fait avec mon bonhomme. Vlan ! À la porte ! J’ai gardé les vaches et tout le pré de derrière ; le reste avec ses bagnoles, il a tout conservé et c’est tant mieux. Chacun pour moi.
Blandine
Chacun pour soi, plutôt… chacun pour soi.
Véronique
Oui, bof, pour moi, pour soi, c’est du pareil la même chose !
Catherine
Ah si toutes les femmes du monde pouvaient se donner la main !
Armande
Merci de m’écouter en tout cas, ça fait drôlement du bien…
(Elles entourent Armande comme pour la protéger et lui déposent tour à tour un baiser sur les cheveux. Des mots peuvent être dits : « Ce n’est pas si grave, tu vas être tranquille maintenant, il ne faut pas t’en faire, la vie est belle, elle continue… »)

 

Une pièce sur les seins (4/5)

Scène 4

(Lorsqu’elles entrent en scène elles semblent engagées dans une conversation qui dure depuis un certain temps)
Agathe
Mais si, Joël, souviens-toi, avec ses lunettes de travers et les cheveux bouclés comme un mouton !
Julie
Oui, je vois, ça y ‘est, je vois !
Agathe
Donc, je te disais, l’autre jour, on l’avait invité avec sa nouvelle… comment dire… avec sa nouvelle femme, enfin, ils sont pas mariés…
Julie
Avec sa nouvelle compagne.
Agathe
Voilà, compagne, si tu veux. Eh bien, autant l’ancienne était plate comme une limande, comment elle s’appelait déjà?
Julie
Roberta…
Agathe
Oui, Roberta, j’allais dire Spaghetti tellement elle était mince comme un fil…
Julie
Oui, et mignonne avec ça !
Agathe
Enfin, faut aimer, moi, les femmes fil de fer avec deux œufs sur le plat en guise de seins.
Julie
Mais je te parle pas de ça ! Son corps je m’en fiche. Roberta elle était sympa.
Agathe
Oui, bon, bref, enfin la nouvelle femme de Joël…
Julie

Sa nouvelle compagne…
Agathe
Oui, ben, sa nouvelle compagne, comme tu dis, elle a une de ces poitrines… comment dire ? Énorme, énorme, énorme !
Julie
Énorme comment ?
Agathe
Ben, comme ça, à peu près ! (Elle fait un geste pour en montrer l’ampleur)
Julie
Ah oui, quand même !
Agathe
Oui, à ce point là ! Je vais te dire, moi, je trouve ça ridicule !
Julie
Ridicule ! Attends, mais pas du tout, c’est la nature !
Agathe
Oui, ben moi, j’en ferais évacuer la moitié à coups de scalpel ! T’imagines le truc à porter ?
Julie
Mais nooon ! Laisse aller la nature ! Tu sais, au fond, je trouve qu’une grosse poitrine c’est très beau !
Agathe
Beau ? Tu te fiches de moi ! Beau ! Mais qu’est-ce qu’il faut pas entendre ?
Julie
Ça donne une présence rayonnante ; il y a là une grande joie dans une telle présence ! La vie, c’est beau la vie !
Agathe
Non, non, on voit bien que tu l’as pas vue. C’est encombrant ce truc là ! Tout juste si en se penchant pour s’asseoir elle n’a pas renversé les fleurs que j’avais posées sur la table !
Julie
En tout cas, dis-donc, Joël, il change du tout au tout. J’espère que sa nouvelle compagne est aussi sympa que Roberta, c’est tout ce qui compte.
Agathe
Remarque, sa Roberta, elle aurait pu les gonfler au silicone, elle serait peut-être restée avec Joël !
Julie
Et tu penses vraiment que la deuxième elle devrait se les faire diminuer ?
Agathe
Ah oui, franchement. Une taille pareille, c’est pathologique, c’est un vrai handicap !
Julie
Bof ! Les seins qu’on gonfle et qu’on dégonfle, je trouve tout ça humiliant, c’est pas clair cette histoire.
Agathe
Quoi ? Qu’est-ce qui est humiliant là-dedans ?
Julie
Je ne sais pas. C’est la vie et ses fantaisies et tu vois y’a des modes comme ça… les femmes se croient obligées de se conformer à une moyenne qui n’existe pas. Une moyenne qui doit rôder dans l’esprit des mecs et qu’on impose comme ça, pour humilier les femmes ! La femme parfaite, je l’ai jamais rencontrée.
Agathe
Et Joël non plus visiblement. Maintenant il se crève les yeux sur son corsage. Bon, moi je veux bien, mais enfin, trop c’est trop !
Julie
Noon, non, Agathe, non, le problème n’est pas là, bon dieu ! La taille de la poitrine, on s’en fout, tout dépend de ce qu’il y a autour !
Agathe
Autour ? Mais autour de quoi ?
Julie
Ben le sourire, la voix, la démarche, l’allure générale, l’intelligence… être une femme, c’est quand même pas dans la poitrine !
Agathe
Ça joue un rôle !
Julie
Non, c’est nul. On n’est pas de la barbaque ! Plus ou moins de viande sur le thorax, ça ne fait pas une belle femme. La beauté c’est aussi intérieur et ça rayonne par les yeux, par les gestes, enfin quand même, on ne va pas réduire la beauté féminine à la taille des seins ! C’est stupide à la fin, ces conversations à la noix !
Agathe
Tu penses que ce que je dis là c’est des paroles à la noix ?
Julie
Franchement ! Franchement, écoute Agathe, je t’aime bien mais l’ampleur de la poitrine, on ne devrait pas se fixer là-dessus !
Agathe
Tu ne réponds pas ! Cette conversation là, elle te paraît idiote ?
Julie
Oui.
Agathe
Merci ! Tu m’énerves, toujours à me contredire ! Tu fais ça tout le temps, sur n’importe quel sujet !
Julie
C’est faux !
Agathe
Tu vois, tu me contredis encore ! Tu le fais exprès, non ?
Julie
Pas du tout ! Je dis ce que je pense ; les seins, tu parles d’un truc, toi… bouh, ça me fout en l’air ces trucs là ! On a les seins qu’on peut et puis on s’en débrouille et zut, j’en ai marre de parler de ça !
Agathe
Vu l’humeur de madame, moi, je décanille d’ici ! Pour une fois qu’on parlait d’un problème de femmes.
Julie
Un problème de femmes !!?? Les seins ce n’est pas un problème et cela ne concerne pas que les femmes. Tu es vraiment à côté de la plaque, toi. Tout ça pour dire du mal de l’une de l’autre… j’en ai ras le bol de ces ragots !
Agathe
Je me sauve, moi, marre de t’entendre, je reviendrai quand tu seras plus aimable !
Julie
C’est ça, c’est-à-dire jamais !
Agathe
T’as l’intention de me faire la gueule pendant vingt ans ? Ah cet air triste, là, à remâcher des rancœurs !
Julie
Pas du tout ! Qui est-ce qui a parlé de la beauté de la nature, de la joie de vivre, qui a défendu aussi bien les petits seins que les grosses poitrines ? Et ce serait moi qui serait pleine de rancœur ? Moi, je trouve tout ça très bien et j’estime qu’on en fait un peu trop sur des détails de notre anatomie qui ne sont pas essentiels ! Et puis on ne découpe pas les femmes en tranches, c’est un ensemble, ce que nous disons n’est pas essentiel, je te dis.
Agathe
Qu’est-ce qui est essentiel ?
Julie
La vie, l’amour de la vie, la joie de vivre…(en un murmure) et j’en sais quelque chose !
Agathe
C’est quoi cette histoire ?Tu es une spécialiste de la joie de vivre ?
Julie
Non, non…
Agathe
Tu sais quoi ? Qu’est-ce que tu as à en dire ?
Julie
Rien, rien… va, va…
Agathe
Tu caches quelque chose.
Julie
Non, non…
Agathe
Si, si, tu me caches quelque chose !
Julie
Non, non.
Agathe
Si, si, je le vois.
Julie
Non, ça va, ça va aller…
Agathe
Tu parles, je te connais.
Julie
Arrête, je t’en prie.
Agathe
Allez, allez !
Julie
Non, je ne veux pas, je ne peux pas.
Agathe
Tu ne veux pas quoi ? (Silence) Tu pleures ? Dis-moi que c’est pas vrai, ce n’est pas moi qui… (Julie fait non de la tête) Tu… tu…
Julie
C’est… c’est le cancer du sein… pas très avancé, là, à droite…
Agathe
Je vois… tu as des chances de… (Julie fait oui de la tête). On en guérit aujourd’hui, excuse-moi, pardonne-moi, je ne pouvais pas… (Elles s’éloignent tout en parlant, comme elles sont venues).

 

Une pièce sur les seins (5/5)

Scène 5

Phrases isolées (Fin)

(Les actrices s’avancent l’une après l’autre pour dire une phrase… il peut s’agir de phrases qu’elles ont inventées elles-mêmes)

Mes seins, j’en prends soin.

(prendre cette phrase comme un refrain toutes les cinq phrases)

Fendant le flot des passants, cette proue du navire féminin vogue sur les boulevards.

L’envie de vivre est suspendue au décolleté des belles.

Les seins, double volcan dont les éruptions dorment sous les corsages.

Qu’as-tu fait de tes seins, toi qui gémis d’un cancer très probable ?

Et nous avancerons cousant sur le fil des saisons des tissus dentelés qui rehaussent leur galbe.

Ce que je donne en fait d’amour, ce sont les fruits précieux de ma jeune saison.

La galanterie, messieurs, a été inventée pour laisser passer les seins dans l’embrasure des portes.

La première tétée et les amours précoces y rôdent pour la vie ; toute la vie.

Vous voudrez bien découvrir dans nos seins transparents une image de la terre, ce globe qui nous porte.

Du balcon de mes seins tu as vu, enfant, tous les pays du monde.

Tes seins sont-ils si sûrs qu’ils ne relèvent d’aucune radiographie ?

Il faudrait dire aux bébés ainsi qu’aux amoureux : régalez-vous mes enfants voici venir le règne des seins souverains.

Méfiez-vous, fiers gaillards, vous dormirez bientôt tout petits à l’ombre de mes seins.

Tartuffe : Ne cachez pas ce sein que j’aimerais tant voir !

Mes seins, le soir : écoutez ce que le couchant soupire dans sa poitrine rouge horizon!

N’oubliez pas que vous avez un corps : vos seins le murmurent au miroir.

Les jambes font des pas, arpentent les rues, seuls les seins dansent vraiment.

Il sont le sourire avancé à la fenêtre du corps, un souffle de passage, du bout des aréoles.

Dans l’arrondi de lait blanc dont tu remplis chaque matin le creux du bol, tu te revois bébé, accroché à mon sein.

Deux diamants doux qui étincellent devant moi.

Ils nous précèdent mais leur souvenir nous suit.

Au soleil de nos seins vous égayez votre journée de pluie.

Le souffle du vent sur la moisson à venir, au bord de l’été, n’approche pas la splendeur d’une caresse sur le sein.

Je tremble de pitié à l’idée que des hommes – pour peu qu’ils aient été nourris au biberon – ne sauront jamais ce qu’est un sein. Il leur manque la moitié du monde.

Depuis toujours, des architectes couvrent le monde de coupoles : ils ont raison ; le sein est l’unique ferveur.

Si belle à Paris, avec ses courbes souples, la Seine est sœur du sein.

 

Mains et bricolage

Je m’interroge souvent sur l’oubli des mains qui furent autrefois essentielles à toutes activités ; il y eut la main, puis les machines et enfin la technologie : on s’est éloigné des mains, comme l’a fait de la valeur or à travers la papier monnaie et la carte bleue.

A part lorsqu’elles courent sur le clavier de l’ordinateur, je n’utilise mes mains que rarement. En amour, en amitié… guère davantage.

Le bricolage heureusement est demeuré : c’est ce temps étrange où je dois faire passer par mes doigts un défaut auquel je vais remédier. Parfois ce n’est qu’un changement d’ampoule : ce n’est rien qu’un noir qu’on remplace par la lumière, visser dévisser, tranquille assurance du système préparé. Plus souvent le bricolage est un acte qui exige patience et imagination. Je ne trouve pas la solution immédiatement. Je suis avec ma panne, je deviens ma panne ; je pourrais faire appel à un artisan ; je m’y refuse, par bravade sans doute, pas pour gagner trois sous, il y entre une forme d’honneur dont j’ai dit ailleurs le ridicule.

J’insiste. Bras ballants, je me perds dans des considérations sur le temps qui use tout, mon esprit s’embrume d’une légère colère contre les matériaux qui ne tiennent pas face à la lente furie des jours, et ne se plient pas à ma volonté : je n’ai pas la bonne clef, le tournevis dérape, je ne comprends pas comment l’objet défectueux fonctionnait. Chaque panne m’oblige à des efforts d’imagination : comment a-t-on conçu cet objet, pourquoi le temps a-t-il dévoré son usage, que puis-je faire pour lui redonner un second souffle ?

Je m’aperçois alors que je n’avance pas. La solution ne vient pas. La matérialité des choses refuse de céder. Et soudain, en un réflexe qui m’étonne, je m’assieds et je pense. J’imagine. Il arrive que je fasse autre chose, promenade, écriture, lecture, mais j’entends courir en sous-main l’obsédante présence du manque, du défaut, de la machine en panne, du mécanisme à réparer. Je laisse passer la nuit, puis la journée, puis une autre nuit. J’entends l’objet qui proteste ; au quotidien son non fonctionnement me gêne. Je fais en sorte de l’oublier alors totalement. Ma mémoire n’en veut pas. Je chasse l’intrus.

C’est à ce moment que la solution s’impose à moi sans que je l’aie voulu ; un matin, la lumière jaillit, j’ai ressassé sans m’en rendre compte la plaie matérielle au corps de la maison et la réparation est déjà faite avant que je commence mon approche nouvelle. Témérité, résolution. Je suis d’autant plus ravi que ma réparation va se faire avec des matériaux que je possède déjà : c’est la définition du bricolage, telle qu’on la trouve aussi bien chez Levi Strauss que chez le bricoleur du dimanche (dont je suis). Parfois c’est un passage de sèche-cheveux pour dégeler une canalisation, un coup de tournevis à donner dans l’autre sens, une pièce à libérer d’un coup de cutter… peu importe. On sent que la mécanique obéit, que la matière cède sa froideur à mon esprit. La main pense. Le monde matériel rend les armes ; petit Prométhée de banlieue, je songe que je suis à cet instant à l’aube de l’humanité… cette intelligence doublée d’imagination projective est ce qui nous sépare des bêtes, c’est ce qui a fait notre décollage hors du monde instinctif des animaux. Préhistoire rejouée, rien de plus réjouissant.

Et j’en viens à penser que l’oubli des mains que j’ai évoqué est un mythe d’administratifs urbains et réglés, car l’artiste, le cuisinier, le chirurgien, l’infirmière (sans parler des artisans) bien des vivants donc usent de leurs mains pour élaborer ou réparer la matière morte ou vivante. Je songe aux millions d’instrumentistes qui donnent à rêver à partir de la matière brute qu’ils font vibrer ; je m’en sens proche. La musique aussi est une victoire sur le temps. Et je me plais à méditer sur la joie du bricolage, domination de la matière qui s’use, empire que je prends sur le flot des heures où tout est voué à la destruction. Ma réparation est une victoire contre le temps. Modeste fierté qui fait qu’on rêve mieux. Musicien sans partition, confronté à la matière glacée, je me réchauffe les mains au feu de ma victoire que personne d’autre que moi ne connaîtra.

Récemment j’ai acheté une ampoule spéciale, sorte de spot, pour éclairer une petite pièce. Je l’avais installée il y a des années et je ne savais plus comment l’objet fonctionnait. En considérant le nouvel objet à remettre en lieu et place de l’ancien, j’ai lu que ce spot était garanti 20 000 heures. J’ai changé cette ampoule fixée par un clips particulier en prenant tout mon temps ; je refaisais l’histoire de son installation, mes découpes au plafond, cette manière que j’avais eu de chantourner le bois qui entourait l’endroit de fixation. Je sentais qu’une profonde mélancolie s’associait à tous mes gestes. Je me dis d’abord que j’étais visité par le travail d’autrefois: un miroir placé à hauteur d’homme me renvoyait de moi une image vieillie qui recroisait le souvenir que j’avais de moi à l’époque où je fis cette installation. La petite tristesse ne voulait pas me quitter. J’entendais autre chose. Et c’est lorsque tout fut terminé que, ramassant l’emballage, mon regard tomba une fois encore sur la garantie du spot : 20 000 heures!

Ainsi cette ampoule dont je ne faisais que des usages intermittents allait durer au delà de ma vie ! Voilà ce qui me hantait : je devenais une manière d’étoile dont l’éclat brillerait encore longtemps après ma mort.

Scène de ménage sur les jeux vidéos

( Elle arrive. Il est installé dans son fauteuil lisant le journal)

 

Elle : Je ne t’ aime plus.

Lui : Comment ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle : Je ne t’aime plus. Marre !

Lui : Pourquoi ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle : J’en ai ras le bol !

Lui : Qu’est-ce qui s’est passé ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle : (Rires) Rien ! Il ne s’est rien passé !

Lui : Comment ça ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle : Je ne t’aime plus, c’est tout.

Lui : Après douze ans de mariage ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle : Treize ans !

Lui : Oui, oh, douze ans, treize ans… Bof !(Il ne lève pas les yeux)

Elle : Comment ça « bof »? Explique !

Lui : Oh tu me fatigues ! (Il ne lève pas les yeux)

Elle : Ah, je rentre des courses, j’ai fait la cuisine pour ce soir et je le fatigue le monsieur ! Monsieur le sournois, monsieur le perfide, monsieur le faux-cul !!

Lui : Arrête de m’insulter ! (Il ne lève pas les yeux)

Elle : Je t’insulterai si j’en ai envie, espèce de crétin autoritaire !

Lui : (Baisse le journal, la regarde, silence) Autoritaire ? Crétin autoritaire ? Tiens, tiens, c’est nouveau… moi qui d’habitude ne décide de rien : ni de la bouffe, ni des vêtements, ni des motifs de la tapisserie… me voilà catalogué comme autoritaire ! Ça me fait rigoler tiens !

Elle : Marre-toi tant que tu veux, je ne t’aime plus !

Lui : Ah, je sens le couple en crise là… et tu ne fais pas ci, et tu aurais dû faire ça et…

Elle : Les enfants… et les enfants !

Lui : Quoi, les enfants ?

Elle : Tu leur as dit quoi ?

Lui : Que j’en avais assez, que je voudrais bien qu’ils me saluent le soir quand je rentre du boulot au lieu de rester plantés là comme des bœufs face à leur écran de merde.

Elle : Ah parce que tu es contre les jeux vidéos c’est vrai !

Lui : Encore ?? Tu veux qu’on recommence ??

Elle : C’est moi qui leur ai acheté ces jeux il y a près d’un an et demi, et ça te dérange encore ?

Lui : Oui, ça me dérange, je t’ai dit dès le début que j’étais contre.

Elle : Monsieur est contre, alors monsieur dit à ses enfants du mal de sa femme, de leur mère… eh, de leur mère… Tu m’entends ? Leur mère !!

Lui : Ouais, ouais…

Elle : Tu leur as dit quoi, allez avoue, vide ton sac !

Lui : Oh là là, bouh, je sais plus moi… Attends, je leur ai dit que je n’étais pas d’accord, qu’ils devaient arrêter ces jeux à la noix et faire autre chose. Juliana m’a répondu : « C’est maman qui nous a dit de jouer en attendant qu’elle revienne des courses» et l’autre là, Rémi, tu penses il a hurlé : « Oui, c’est maman qui l’a dit ! » avec sa petite voix de crécelle. Tu crois que ça m’amuse de jouer les empêcheurs de jouer en rond à des jeux de débiles ? Alors je leur ai dit que tu avais tort, voilà, que tu avais tort…

Elle : J’ai tort ! Des jeux de débiles ? Ce qui revient à dire que je suis débile !

Lui : Meuh nooon ! C’est pas ça ! Mais dis-moi : quand font-ils leurs devoirs, ces petits ? Et la nuit, tu crois que j’entends pas qu’ils jouent avec leurs Nintendos machins là…Regarde la tête qu’ils font le matin. On croirait qu’ils sortent d’une maison de fou. Blêmes, les yeux exorbités…

Elle : Tu rêves ! C’est pour tous les enfants pareils aujourd’hui. Et puis t’exagère, comme toujours.

Lui : Deux choses : UN que les enfants des autres soient élevés comme des crétins n’est pas un exemple à suivre ; DEUX j’exagère, ben voyons : depuis qu’on a cette foutue console, mes enfants de onze et treize ans ne me saluent plus, ils ne font plus de sport ; Juliana a arrêté le saxophone et Rémi la guitare et c’est moi qui exagère…

Elle : Oh, écoute-toi, ce ton, ce ton ! Méprisant, sournois… je ne peux plus te supporter.

Lui : Comment ? Tu achètes aux enfants des jeux vidéos qui les rendent à moitié dingues… tiens… délivrer la princesse, tiens, je t’en foutrais moi de délivrer la princesse, est-ce que je délivre une princesse moi ??!!

Elle : Ah ça risque pas ! Tu ne me délivres même pas des corvées du quotidien : les courses, les repas… c’est qui ? Et pendant ce temps-là, ils font quoi ? Ils parlent avec leur père, peut-être ? Dis donc, le père, TOI, tu m’aides où dans ce foutoir qu’est devenu cette baraque ? Tu parles avec eux ? Tu joues avec eux ?

Lui : Non, attends, en plus tu voudrais que je joue aux jeux vidéos de débiles avec eux, non là je rêve… Quant à parler avec eux… de quoi allons-nous parler ? De jeux vidéos bien sûr… et moi, dès qu’ils en parlent j’ai envie de foutre le camp !

Elle : Eh bien fiche le camp ! Va-t-en ! Va-t-en !

Lui : T’es sérieuse là ?

Elle : Je ne t’aime plus.

Lui : Non, vraiment ?

Elle : Je te le dis depuis tout à l’heure. T’as pas entendu ?

Lui : Si si, mais je pensais…

Elle : Tu pensais quoi, duchnoque ?

Lui : Oh ça va hein ! Je pensais que c’était comme.. euh, comme un jeu disons, oui, comme un jeu…

Elle : Un jeu vidéo mais en réel ?!!

Lui : Oh, suffit avec ça. Tiens regarde les résultats scolaires. Juliana était un as en maths il y a deux ans, mais depuis que tu leur a acheté la console elle est nulle. Maintenant Juliana en maths c’est zéro… merci Nintendo ! Et Rémi le passionné d’histoire quand il était petit. Maintenant Rémi en histoire c’est zéro… merci Nintendo !

Elle : Quel sale type, quelle mauvaise foi. Tu sais pas… t’es qu’un manipulateur !

Lui : Ah parce que j’ai tort de comparer les bulletins scolaires de mes enfants ?

Elle : De nos enfants !

Lui : Oui, ça va, de nos enfants.

Elle : Tu déformes tout. Il ne sont pas nuls comme tu dis… C’est faux, tu exagères, tu caricatures ! C’est dégoûtant, déshonorant !

Lui : Bon, ça va calme-toi, j’avoue, j’en rajoute un peu…

Elle : Je t’assure, je ne t’aime plus.

Lui : Qu’est-ce qu’il y a ? Tu en as rencontré un autre ?

Elle : Un autre quoi ?

Lui : Un autre mec, là, tu veux me foutre dehors ?

Elle : (Rit) Je rêve ! Mon pauvre ami, si tu crois que j’ai du temps à perdre entre le boulot, les courses, la cuisine et le ménage… un autre mec… mais je voudrais que j’aurais pas le temps…Et j’ai acheté des jeux vidéos aux enfants aussi parce que je n’ai pas le temps. Qui s’occupe d’eux pendant que je fais les courses, la cuisine et le ménage ? Toi ? Allez, va-t-en !

Lui : Tu ne m’aimes plus ?

Elle : Je te l’ai dit cent fois… en fait, j’en sais rien… (Silence) Tiens, écoute, tu entends les enfants qui rient ? Ils rigolent bien… Tu vois les jeux vidéos c’est ça aussi.

Lui : C’est ça, quoi ?

Elle : Ben, un lieu d’échange, tiens. On se marre.

Lui : Tu y as déjà joué ?

Elle : Bien sûr, adolescente j’y ai beaucoup joué. J’ai toujours adoré.

Lui : Ah bon, tu m’avais pas dit.

Elle : Tu vois, ça m’a pas rendue folle.

Lui : On en apprend tous les jours.

Elle : Et tu en apprendrais davantage si…

Lui : Si quoi ?

Elle : Oh écoute, mais écoute bien nom de dieu. Je vais te le dire une bonne fois pour toutes : tu n’entends pas les craquements de mon corps fatigué, les mille crissements électriques de mes pas agacés, le poids dément des tâches qui me sont imposées : casseroles, poubelles, eau du robinet, machine à laver, torchons, éponges qu’on presse, balais brosse, verres qui claquent, fer à repasser qui fume sa vapeur et mon dos, mes reins qui souffrent en soulevant les marchandises à sortir du caddie, du coffre de la voiture et les lessives à mettre… dis-moi, as-tu jamais songé à changer une ampoule ou à sortir un sac à poussière de l’aspirateur ?

Dis-moi, en bref, qu’est-ce que tu fous ici, toi ?

Lui : Je m’occupe de la voiture quand même !

Elle : Oui, c’est bien ce que je dis, tu ne fais rien, tout est automatique !

Lui : Je vais t’aider, je te le promets, je vais t’aider.

Elle : Non, pas la peine.

Lui : Tu ne veux pas d’aide ?

Elle : Non.

Lui : Et pourquoi ?

Elle : Ces enfants, on les a faits à deux, non ?

Lui : Oui, bien sûr.

Elle : Cette maison, on l’a achetée à deux, non ?

Lui : Oui, bien sûr.

Elle : Et le fonctionnement de tout ça reposerait au fil des jours sur les épaules d’une seule personne, moi ? Moi toute seule ?

Lui : Euh… mais tu ne veux pas je t’aide…

Elle : Non, en effet, je ne veux pas.

Lui : Qu’est-ce que tu veux ?

Elle : Je veux comme les enfants qu’on a mis au monde, je veux comme la maison qu’on a achetée à deux. Je ne veux pas d’aide donc, je veux du partage, un partage équitable de tout : les courses, le linge, le ménage et tout ?

Lui : Mais je ne sais pas faire tout ça !!

Elle : Parce que tu crois que j’ai reçu ça au berceau en même temps que ma sucette en plastique ? Ben non, cuisiner j’ai appris, repasser j’ai appris, faire les courses j’ai appris…. Voilà ! C’est pas inscrit dans le patrimoine génétique des bonnes femmes, ça s’apprend… ça s’apprend…

Lui : Je vois, je vois.

Elle : Et donc comme moi tu apprendras. C’est notre seule chance de sauver ce qui fut notre couple.

Lui : Je vois, je vais… je vais essayer…

Elle : J’appelle les enfants pour manger.

Lui : Non, non, attends.

Elle : On n’a pas fait le tour du problème ?

Lui : Non, je voudrais que tu m’accordes une faveur.

Elle : Je vais voir si je peux, dis toujours…

Lui : Je voudrais que tout à l’heure, quand les enfants seront couchés, tu m’apprennes à jouer aux jeux vidéos… (Il s’avance très vite vers les coulisses et crie d’une voix forte et assurée: « Les enfants ! A table ! »)

Souvenir du sentier initial

Il en est mille. Ce fut le mien. Sous la neige bien sûr on a l’impression qu’il n’est pas très praticable, mais dans mon souvenir globalement je vous assure ce n’était pas si mal.

Ah oui, au début il était escarpé, ronces, gifles des branches de buissons fous, les cris surtout les cris contre ma joue ; je fus tympanisé de voix : la grave et la soprano sourde, plutôt mezzo au fond, puis parfois mes propres aigus dans le couloir, oui au début du chemin il y avait un couloir, des chambres et des cris, comment vous expliquer jusqu’à l’orée de la forêt obscure où enfin on trouve un semblant de début de soulagement, eh bien pendant tout ce temps je n’ai eu qu’une hâte : arriver à l’orée, là où le chemin bifurque enfin vers la liberté grande de la nuit adulte. Car au plein jour il faisait vraiment une chaleur de désert, j’ai peu bu, j’aurais aimé me désaltérer sur cette sente mince, mais je ne sais pas, cela ne s’est pas fait, je n’ai pas croisé de cascade où l’on rit, ni de ruisseau où l’on patauge tout son soûl. Non ce premier chemin à découvert, presque nu, ne m’a en définitive je vous assure laissé aucune sensation de fraîcheur ; ma mémoire peine à trouver plus de deux ou trois joies dans l’eau saumâtre. Quantité de musiques me rappellent que la peine parfois fut douce…

Mais bon n’épiloguons pas puisque une fois dans la forêt des immeubles et des cimes affolées, j’ai vu venir lentement vers moi des promeneurs sobres qui m’ont indiqué le chemin et auxquels j’ai fait partager mon expérience des embûches crapuleuses. Parfois boueux, le sentier fut je vous assure bien mieux que son début décevant (pour ne pas dire désespérant). Curieusement je n’ai jamais éprouvé de mérite à avoir traversé les épreuves du sentier initial. C’est seulement ensuite, en me retournant à cette orée, que j’ai senti, à la souplesse de mon pas, aux facilités de la marche, que la voie exposée au soleil des brutes avait été pénible ; cependant j’en ai eu grande joie, car j’ai compris que j’avais fait le plus dur. Je dois dire que la forêt des villes m’aida beaucoup à ne pas m’enfoncer dans les ruminations : j’y trouvai bien des esprits éclairés et des mains franchement amicales. J’ai eu beaucoup de chance.

Après, l’avancée à travers la forêt jusqu’à l’obscure lumière de mes jours présents, ce fut la vie de tout le monde : un chemin pas si mal… je ris, excusez-moi… je l’ai déjà dit.

La Déliaison 4/4

4 (vers l’an 2000)

(Elle chante a cappella l’ «Ave Maria» de Schubert. Il intervient après quelques mesures. Elle cesse de chanter dès qu’il parle).
Lui 
Dieu
Prie pour nous
Prie nous
J’ai entendu sous le porche d’une église une jeune femme chanter
Ce vieil air d’éternité qui dit la solitude
Sa voix fragile mordait doucement aux secondes futures
À ses pieds un homme accroupi semblait tenir ses cordes vocales
Depuis, je ne suis plus le même
Dieu
Prie pour nous
Pour que cela revienne
Elle 
Cela ne reviendra pas
L’espace entre ta voix et Dieu s’est empli de confort
Je pousse mon caddie aux allées du marché
Cueillant au paradis des choses
L’aliment qui remplace le pain
Jamais nous ne fûmes si bien
Gras et riches en paix,
Comme des rois mourants
Nous allons
Lui 
Jamais je ne fus si mal
Si seul
Ordinateurs pour toute corde, pour tout lien,
Prairie de lettres noires à moissonner
En bavardage criant sur clavier silencieux,
Prose au ras du bitume
Elle 
Jamais je ne fus en pareille paix
Dressée dans les coins amoureux de rues aux gouttières impeccables
Seule
Lui 
De quoi te plains-tu,
Elle 
De rien,
Tout est bien
Mais j’aimerais moins de salle des pas perdus
Et davantage de vraie main trouvée,
Aux doigts violines du sang qui bat
Lui 
Allez, allez, pas de plaintes, tant pis,
Nous sommes au confort, belle amie,
La boîte à images endort nos envies de meurtres,
Nous que la mort naturelle, seule, peut faire craquer
Elle 
Je danse sur la corde qui fut notre lien
Lui 
À ce propos, as-tu remarqué qu’en un jour
Souvent
Nous ne touchons pas un instant la terre
Elle 
Le goudron me gêne le pied
Scrupule ajouté à la rotondité des champs
Lui 
Ça coupe
Ça élève
Elle 
Ça enlève le poids des voix
Oh, il n’y a plus de pluie
Lui 
Ni de froid ni de vent
La veine amère bat à mon poignet pour presque rien
Tiens
Elle 
Non, non, je sais
J’ai la même chose à vendre
Le baiser s’est usé aux avant-gardes des TGV d’acier
Lui 
Ainsi va-t-on
Vœux luxueux de nos bras bien peu aguerris
Chargés seulement des sourires de l’enfant qui a bu
Elle 
Des avions têtus m’emmènent tous les soirs
Lui 
Des bateaux partent au port des aubes ouvertes sur rien
Passez votre chemin, on ne découvre plus,
Il faut annoncer la nouvelle du froid revenu
Elle 
J’entends les coups de grisou de la lune affolée
Lui 
La nuit est descendue dans la pleine lumière des techniques
Sans fin, sans fin,
Un plastique lumineux a remplacé nos cabas
Elle 
Nous sommes tous beaux et cabossés déjà
Au début, dès la naissance,
Nous avons déjà trop bu, trop vu, trop connu,
Lui 
Le faux prophète tend la main
Rêveries d’argent
Sans terre au pied
Chèque obsolète
Carte bleue moissonnant une richesse qui ferait croire au jour nouveau
Elle 
Je mords au pain
Et je me lasse
Et je me laisse aller à me taire bruyamment
Sur les boulevards embrumés de vapeurs sans mystères
Lui 
Parfois, pourtant, je m’en vais,
Il n’y a plus d’hommes ni de moteurs
Je vais seul en forêt
Et je redeviens humain
Les tourterelles enchantent les voûtes des peupliers
Elles s’enfouissent sous le gris des saules
Elles ne veulent plus me voir
Se moquent de moi,
Enveloppées dans la lisse perfection de leurs plumes intouchables
Tandis que les troncs rouges des pins perdus
Tendent leurs exclamations vers le couchant,
Et c’est alors que je suis vraiment homme
Plus jamais seul
Elle 
La chance demeure, ami,
Elle est au chant
Lui 
Oui, mais pas avec toi,
Nos plaintes sont effarantes, inutiles,
Tu as raison sur tout
Et je ne te comprends pas,
Elle 
Je ne t’entends pas, je ne te vois pas,
Mais au monde, rien ne m’échappe,
Ni l’efficace froideur des pneumatiques
Ni leur cortège d’éclatements vains
Ni la splendeur des acacias de juin
Baignés après la pluie du gris des jours déjà joués
Avant l’été, mon Dieu, avant l’été,
Oh tu te souviens des gels et des rosées
Lui 
Oui, ce furent les mêmes, mais tu voyais autre chose,
Nous ne partageons plus,
Plus rien,
Jeunes, nous avons rêvé en commun pour nous plaire
Mais vois les autoroutes funèbres au travers des sillons
C’est toutes les directions
C’est toi, c’est moi,
Elle 
C’est toi surtout qui ne te fixe plus
Tu as laissé les papillons, tu oublies les coquelicots
Et l’océan de septembre qui s’abat pour rien
Où es-tu,
Lui 
Non, je n’ai jamais trahi, ni les lames ni les vagues,
Mais les mots trop nombreux nous font vraiment défaut,
Le ressac des phrases mille fois dites contre le silence salé
Voilà ce qui me noue la gorge
Elle 
Je voudrais rechanter, réenchanter le petit monde de chez nous
Déployer les richesses du lieu qui nous faisait les aubes vertes
Et les soirs appuyés sur les arias de la jeune espérance
Lui 
Ce qui manque, c’est la nuit,
Nous avons déversé de partout un trop plein de lumière,
Absence de lune, soleil voilé,
Oh les criquets d’été sont morts dans les parkings protégés
Et les tickets de train sont nos identités,
Où veux-tu chanter,
Elle 
Ici je chanterai, ici je danserai,
C’est le dernier salon où l’on cause
Où l’on parle
Où le silence a le droit d’être dit,
Donne-moi ta main
Nous allons refonder un monde à perte de vue
Un monde à gains d’amour
Lui 
Rêvons, en effet,
Mais pas tout de suite, la main,
Le bout des doigts peut-être,
Pour dire qu’il y a quelque chose
Au-delà de la vieillesse des mots profus et mécaniques
Elle 
Tu vas voir la danse rebattre les contre-temps
Et les diastoles systoles qui hantent nos appartements cossus
Lui 
Chante que nous habitions ce monde
Chante
(Elle reprend l’ «Ave Maria» de Schubert, il l’interrompt au même endroit qu’au début)
Lui 
Dieu
Prie pour nous
Prie nous
J’ai entendu sous le proche d’une église une jeune femme chanter
Ce vieil air d’éternité qui dit la solitude
Sa voix fragile mordait doucement aux secondes futures
À ses pieds un homme accroupi semblait tenir ses cordes vocales
Depuis je ne suis plus le même
Dieu
Prie pour nous,
Pour que cela revienne.

La Déliaison 3/4

3 (1900)

(Ils sont face à face ; ils se tiennent par la main)
Elle 
Non, ce dix-neuvième siècle finissant
Tout s’en va
Regarde les disputes adultes que nos mains contrarient
Lui 
Je crois que ce sont les assiettes et les chemises à laver,
Avec la soupe du soir revient la mésentente
Elle 
À force d’usage
Les casseroles font un bruit de tonnerre,
Avoir traversé tous ces champs de lavande d’amour
Pour ça
Lui 
Bleu froissé des habitudes
Nuages de mois
Brouillards d’années
Oh, la bruine des décennies
Tout s’en va, tu as raison
Elle 
Ta peau s’est tannée
Lui 
Tes mains crèvent de fébrilité
Elle 
Oui, au grenier des nostalgies
Où je vais quelquefois
Les meubles remisés s’embuent de poussière rose
Et mes mains dessinent sur la commode d’ébène abandonnée là-haut ton visage souriant du premier jour
Lui 
Regarde, parfois nos bras reprennent l’ancienne tendresse, n’est-ce pas,
Elle 
Alors redonne-moi dans ta marche le bel allant d’avant
Lui 
J’arrive, je m’en viens crissant sur la gravière des eaux écoulées
Elle 
Passons, passons, je ne veux pas seulement cela,
Je veux tes mains qui me prenaient comme des montagnes
Tes grands yeux neufs chaque matin au-dessus de tes cheveux défaits
Comme avant
Lui 
Allons, regarde-moi
J’ai progressé, c’est vrai
Je veux dire que mes pas ont risqué mille allures
De l’amble au galop
Et j’ai couru toujours plus vite
Vers la maturité
Toujours plus vite
Elle 
Tu vois,
Nous avons été vivants, vifs comme le vent,
De la cuisinière au charroi de blé dur jusqu’à la moissonneuse
Et vois les crevasses sur ma peau,
Trop de rides sorties, trop de colères rentrées
Lui 
Et mes tempes filles du temps ont pris aux champs le froment qui couvait chaque juin dévoré
Elle 
Tu te regardes trop
Et moi, et mes mots, pourquoi es-tu toujours ailleurs
Et quand tu parles
J’entends bien que tes cordes vocales ne se tendent que pour pendre nos rêves,
Déchire-moi si tu veux mais qu’au moins il se passe quelque chose
Ma main ne fera rien contre le crime de désamour
Ma main ne bronchera pas
Lui 
Non, non, les crimes viendront bientôt
N’en rajoute pas, je t’en prie,
Nous n’irons plus au bois
Puisque la guerre s’y met comme on le dit de la gale et des poux
Elle 
Oui, la guerre couvait au tout premier baiser
Le progrès des machines et l’usure de nos corps, croissance féroce,
Viennent chaque jour bousculer nos évidences
Oh, ces évidences de bois que nous avons patiemment sculptées,

Regarde, les voici mordues par l’acier qui s’avance
Carapaces du mal
Lui 
Carapaces des hommes, plutôt, fondues dans les usines puantes qui se dressent en lieu et place des coquelicots rouges sang
Elle 
Dire que tu étais moi
Lui 
Dire que j’étais toi
Elle 
Et le feu maintenant
Lui 
Celui d’amour, oui, le feu d’amour s’est entremis,
Il brûle entre nos deux corps
Il fait place nette
Laissez passer le silence
L’ange gras du progrès et ses théories
L’exterminateur glacé invente au jour le jour le bien-être qui broie nos jardins, crève nos coussins, meurtri nos oreillers
Elle 
Souviens-toi, âne bâté devenu locomotive, automobile,
Nous courions sur deux jambes à travers les halliers
Lumineux, chantants et divinisés avant de laisser notre âme au ciel
Lui 
Oui, nous voici bien vivants maintenant
Mais pour combien de temps
N’entends-tu pas le recul vibrant des canons
Et la gloire nationale qui s’en va chantant d’un même pas pressé
Tous ces bruits vont déchirer nos corps, nos tympans et faire taire nos voix simples
Elle 
Il va falloir mentir dans la foule féroce des cités populeuses
La crasse s’est mise au cœur,
Amplifiée par le côtoiement des boulevards
Lui 
Mille bras se lèvent au ciel dépeuplé,
Et notre amour, dis, notre amour se délie
Si je ne t’ai plus, qui dira les enfances d’avril,
Celles qu’en novembre on s’échangeait entre deux draps,
Elle 
Allez, marchons vers l’horizon plat de cette terre
Lui 
Oublions le ciel et toi
Elle 
Il n’y a plus que moi
Lui 
Il n’y a plus que moi
Elle 
Soyons Dieu
Lui 
Folie nécessaire, inéluctable,
Je ne t’aime pas,
Non que je le veuille, mais je ne le peux pas, je ne peux pas t’aimer,
Bloqué, je suis en attente de moi,
C’est moi que je vois aux tulles qui se ruent contre nous
Et la danse seule peut raviver ce que nous ne sommes plus
Elle 
La musique soit notre lien
Et les corps esquissés dans notre dos
Sans visage et sans loi
Diront la déchirure de nos deux corps
Qui reculent d’effroi de se voir en haillons,
Ils flottent et s’effleurent
Au Noroît du décembre éternel
Lui 
Mais les corps enlacés des danseurs
Mimeront le souvenir des belles amours bleues
Ils nous arracheront un moment hors du violet creux de solitude
Elle 
Danseurs, dites-nous l’espoir
Insufflez le mensonge qui rôde
Fantômes de moi perdu
Lui 
Fantôme de moi
Aimez-moi
Elle 
Non, moi, moi, moi
Lui 
Oh, toi, toujours toi,
Elle 
Et alors,

La Déliaison 2/4

2 (vers 1800)

Lui 
(Seul) Et puis, il y a deux siècles, enfin j’ai pu dire ‘je’ parce que tu es apparue,
Nous avons rêvé de fleur bleue et d’étoile comme tes yeux, je me souviens encore de ce moment où nous avons
(Il s’interrompt)
Mais je parle d’elle alors qu’elle n’est pas encore là (Il la cherche),
Que je ne l’ai pas encore rencontrée,
Je rêve, je rêve,
Elle 
(Elle entre, loin de lui)
Je rêve, il est déjà sur la terre,
En un lieu que j’ignore,
Dans une peau que je sens sous mes doigts,
Que j’aspire à travers le parfum des lilas, de l’entêtante présence des troènes,
Dans l’adolescence du tout petit juillet,
Il traîne sa solitude ombrageuse, pas malhabiles, mal comptés,
Il n’a d’yeux que pour moi
Et ne m’a jamais vu,
Lui 
Je me demande si le meilleur moment d’aimer n’est pas juste avant,
Elle : Avant le coup de foudre,
Quand sur l’air saturé des histoires du jour,
Mille cordes tendues entre ciel et terre claquent ensemble,
Inaugurant l’aventure d’amour qui guettait depuis l’aube,
Elle
Je n’attendais que cela,
Mes mains mineures n’étaient que désir de toi,
Elle 
Comme l’ivraie montante et le blé encore vert assoiffé de soleil, toi,
Lui 
Après, quand je t’aurai vue, je boirai le mérite de tes lèvres
Et je saurai que c’est fini,
Elle 
Puisque ça commence,
Puisqu’il n’y aura plus d’avant,
Lui 
J’étais seul, je suis seul, voilà qui est nouveau,
Bientôt nous marcherons par deux dans la rosée que nous déferons de nos pas,
Elle 
Viens, approche-toi, sur le modèle des toiles de tulle, là-bas,
Dont la brise lève les fibres,
Lui 
Vois les corps sans visage qui sont tous les sourires,
L’esquisse de ta bouche et la marque de ton corps,
Lorsque tu vas t’éloigner,
Elle 
Mais je suis là,
Lui 
Il y eut un printemps, te voilà,
Je le sais, tout est dit,
Elle 
Non, tout est annoncé, toi vers moi,
Lui 
Jure-moi que c’est toi (Il s’approche, elle ne bouge pas)
Elle 
Attends encore,
Donne-moi le temps, dis-moi la bonne distance,
Lui 
Le tact, n’est-ce pas, le tact, le respect annonce la seconde où je te toucherai,
Où j’imagine que tu me toucheras ,
Elle 
Vois comme c’est beau de tarder sur le « pas encore »
De nos peaux encore un peu seules
(Ils se prennent la main)
Lui 
J’entends tes ongles sur ma paume,
La peur fuit sous les aigus majeurs de ta voix encore un peu encordée par l’enfance,
Toi, enfin,
Elle 
Toi, toujours, voilà, c’est joué,
Lui 
Non, les jeux ne sont pas faits,
Ils ne le seront jamais,
Cartes distribuées, c’est vrai,
Mais l’instant où l’on entame la partie n’est plus d’aucune pendule,
Elle 
Ta main, ta main, l’autre main, vite, ose dire je t’aime,
Sachant que c’est la première fois,
Lui 
Non, avant, promets-moi, jure-moi
Elle 
Que veux-tu que je te jure,
Lui 
Jure-moi que nos « je t’aime » seront toujours une première fois,
Qu’à chaque fois que j’aurai ta voix demandant si tu m’adores
La tranquille assurance de ma réponse mimera contre le temps les épousailles présentes,
Dis-moi que tu seras sûre de moi,
Elle 
Oh, je le voudrais, je le veux,
Mais, ça y est, j’ai le poids de tes phalanges contre mon cœur,
(Elle lui serre la main contre elle, se dresse pour atteindre son cou de l’autre main)
Lui 
Ta peau est plus douce que je ne l’avais imaginé,
Et tes mains me referment à l’endroit imprévu, là,
Au juste lieu de ma nuque qui cède,
Elle 
Je veux aussi tes yeux,
(Sa main glisse de la nuque vers les yeux)
Tes pupilles, verte présence musicale,
Où le bleu et le gris se disputent constamment la lumière,
(Elle passe les doigts sur ses deux cils, presque à distance, tandis qu’il la prend à la taille, comme pour danser)
Jamais deux yeux ne se séparent,
Regard mobile sous les arcades des paupières,
Pauvreté des formes, richesse infinie des nuances,
Ne me déplais jamais,
Lui 
Pourquoi veux-tu que je me fasse peur,
Te déplaire serait m’exposer à la quantité fluide de la rivière,
À l’anonyme de l’enfance à cru, pauvre de mots,
Où nous avons pleuré,
Elle 
Alors donne tes ultimes larmes puisqu’il n’est plus de fin désormais à notre duo défait d’enfance,
Lui 
Non, non, la nostalgie est morte,
Adolescente femme, regarde l’étrangeté,
À peine découvrons-nous notre existence que nous nous chargeons du cœur de l’autre,
Du rythme de ton sang, de la langueur de tes bras
(Il lui caresse de haut en bas, les épaules jusqu’au poignet)
Elle 
Oh, mon corsage effleuré est une toile ferme sur laquelle tu te dessines à jamais.
Lui 
(Il se sépare) Revenons à l’essentiel, ne nous perdons pas, nous avons toute la vie,
Elle 
Ne t’en va pas,
Lui 
(Souriant) Mais je n’ai jamais autant demeuré, mon amour,
Simplement, brûler trop près, c’est risquer de te perdre,
Elle 
C’est cela être adulte, n’est-ce pas,
Lui 
Oui, c’est quand je suis à distance que je peux vraiment dire que je t’aime,
Elle 
Mais, nous serons en fusion, quand même,
Lui 
C’est vrai, parfois, parfois seulement,
Le reste du temps, c’est-à-dire presque toujours,
Nos vacations seront, amour,
Entre table en désordre et lit défait,
Elle 
Entre l’oubli de toi et l’enfant qui joue à nos pieds,
Lui 
Derrière les tentures que nous aurons choisies,
Au-delà des baies vitrées d’où la lumière tombera,
J’aurai, à deux pas, l’immense présence de toi,
Elle 
L’immense présence de toi,
Lui 
Tu sais,
Elle 
Non,
Lui 
Entre temps nous danserons,
Nos avancées hors d’amour,
Nos gestes, tous nos gestes, nos pas, tous nos pas, même ailleurs, même loin,
Ne seront qu’une danse unique autour de l’essentiel,
Elle 
Tant que la danse sera,
Lui 
Tant qu’elle sera,
Elle 
Tu seras là,
Lui 
Non, c’est toi qui seras là.

La Déliaison 1/4

Ce texte a été conçu pour être dit sur scène par deux acteurs, une femme et un homme; c’est un argument pour une chorégraphie et il a été donné comme tel il y a une décennie. Il peut cependant être lu comme une rêverie sur la passion. Ce sont peut-être des vers. Chacune des quatre parties s’efforce de décrire ce qu’il en est de l’amour selon les époques arbitrairement choisies et où le seul ordre est chronologique. Il s’agit d’une description de l’évolution du sentiment amoureux à travers les siècles, depuis le moyen-âge jusqu’à l’époque contemporaine en passant par la fin du XVIIIème et du XIXème siècle. La déliaison décrit la lente libération du sentiment amoureux à travers quelques périodes de notre occident. Les époques sont explicitement indiquées au début de chaque « scène ».

1 (moyen-âge)

Elle 
Souviens-toi, comme nous étions liés,
Lui 
Écrasés au sillon, crevés des charrues, le ciel était notre seule ouverture
Elle 
Oh oui, les nuages qui couraient à notre place, mais souviens-toi aussi de la terre, j’entends encore les pas dans le petit enclos du village qui nous était le monde,
Lui 
Les jours assassinaient nos brèves vies, il fallait prendre vite, et les lèvres de printemps et les rayons trop fous d’été,
Car la froidure guettait,
Elle 
Mais la pierre, la pierre,
Que nous avons dressée soudain pour nous relier, nos genoux s’usèrent au pavement des chapelles à force de prières,
Lui 
Le grand manteau blanc des églises, des pierres levées aux clochers bleus,
La pierre était belle, c’est vrai, tu as raison,
Nous n’avions pas que le vain pas des labours,
Elle 
Oui, les reflets, souviens-toi, les reflets des vitraux sur ton visage,
Tu as été jeune et beau, et les statues du porche en témoignent,
Lui 
Peut-être, peut-être, mais l’audace de mes mains à pousser la charrue pour le pain,
À tirer la pierre pour l’église, oh, à quoi bon puisque l’hiver venait,
Elle 
Au jeu du souvenir les moments se confondent,
Or, souviens-toi que je mis au monde des soleils, des petits d’homme aux lèvres de vie épatantes,
Combien, combien, tant d’amour à pleines poignées, des câlins et des larmes qu’on essuie, garçons et filles,
Tellement vite morts,
Parfois aussi de grasses mains rudes grandissantes nous étaient relais du temps qui nous fracassa d’un coup de froid,
Au fond d’automne,
Lui 
Voilà, nous étions nous, et tout était contre nous, et le ciel seul
Elle 
Justement, n’as-tu pas vu un jour de ciel bas, avant la nuit,
Tant de fois les rayons se glisser entre nuages et horizon, cascades droites, impeccables,
Qui nous furent chaque fois un signe de présence que nous avons repris
Dans les obliques de nos églises, de la terre vers le ciel,
Lui 
Peut-être,
J’ai eu mal au cal des mains, les gerçures m’ont submergé,
Si tu veux que je te montre,
Elle 
Nous sommes liés, tu le sais bien,
Lui 
Hélas, hélas,
Elle 
Mais cesse de t’acharner à dire que ce ne fut que glas et faux-fuyant des jours,
Tes mains crevassées étaient des montagnes pour mes yeux, la peine fut belle,
Lui 
J’ai déjà dit à peu près la même chose,
Elle 
Oui, et je le répète,
Lui
Mais liés, nous n’avons jamais dansé,
Elle 
Tu oublies que main dans la main, nous allions couper les lauriers grinçants du violoneux,
Âmes dansantes des villages, tu les vois, dis-moi, tu les entends encore
Lui 
Le chemin vacillant aux confins des horizons, voilà ce que je vois,
La terre tremblante d’août,
Et surtout, j’entends nos terreurs de novembre où la terre ne donnait plus,
Et nos angoisses de mars où la terre ne donnait pas encore,
Elle 
Tu oublies les fêtes et les feux de St Jean,
Oh, vivre toujours dans la lumière,
Nous avons espéré en juin, je donnais aux enfants la promesse de l’aube tous les soirs, mains jointes,
Heureux survivants aux peaux fluides,
Lui 
Danser, tu disais danser, sans doute, peut-être,
Mais tous, toujours tous,
Même nos enfants, les petits survivants, étaient condamnés à la tenure, à la terre,
Aux errements fragiles des cœurs qui s’usaient à trimer,
Elle 
Avoue pourtant que les fins de moissons avaient des airs de paradis,
Que le craquant doré des chaumes augurait nos dents mordant le pain gris qui nous faisait du bien au ventre, aux bras,
Aux ciels que l’on ne craignait plus,
Lui 
Chanter, danser, je n’ai jamais appris, je n’ai pas eu le temps,
Elle 
Tu oublies, chère voix, tu oublies,
Lui 
Nous sommes-nous jamais aimés,
Puisqu’il faut lâcher le mot, aimer, aimer, toi, moi,
Elle 
Pas vraiment, je ne faisais pas de différence entre joindre mes mains pour prier et te serrer dans mes bras pour t’aimer,
Aimer comme ça, à cru, à vif, non, je ne comprends pas,
Lui 
Moi non plus, mais je crois deviner,
Elle 
Deviner quoi, puisque nous étions tous, dis-moi,
Lui 
Presque rien, ces tulles peintes au fond, regarde,
Elles sont l’écho lointain de nos misères,
Elle 
Et de nos conquêtes, bien sûr,
Nous voilà sur ces tulles mouvantes présentés à nouveau, c’est nous,
Lui 
Certes, ce n’est pas loin de nous,
Mais où sont les visages,
Ceux que nous avons porté à l’intérieur de nos imaginations, invisibles comme Dieu,
Elle 
Oh, et si visibles pourtant, le dimanche et la nuit dans nos rêves,
Lui 
C’est cela deviner, voir par avance ce que l’on ne verra pas,
Mes enfants, où êtes-vous,
Et moi, où suis-je,
J’entends encore mes pas sur le chemin d’hiver,
Je revois mon visage aux flaques d’eau glacée où je me cherchais en vain comme sur un miroir,
Elle 
Je fus ton miroir,
Je te disais combien tu étais grand et fort,
Et je te chantais aux enfants avant qu’ils ne s’endorment,
Je les berçais de toi, de Dieu,
Lui 
Mais tu disais « danser », je me souviens des rondes, oui, c’est vrai,
Cercles enchantés que nous inventions à la lumière miroitante des saules,
À l’orée des forêts, où d’habitude nous tremblions, où nous avions tellement peur,
Lorsque nous nous y aventurions seuls et froids,
Elle 
N’oublie pas les danses,
Elles étaient cœur qui veut,
La joie venait toujours après la peine,
Lui 
Je devine ce que disent les tulles peintes,
Visions fragiles des vitraux qui furent nos seuls émerveillements,
Elle 
Nous avons peu vécu,
Lui 
Savons-nous même si nous avons vécu,
Elle 
Viens, délions-nous pour mieux nous rapprocher des autres
(Ils délient leurs liens et reculent vers les danseurs)
Lui 
Venez amis, dansez pour nous,
Et chantez avec vos corps ce que nous avons deviné,
Elle 
Oui, chantez avec vos corps,
Puisque nous n’avons pas su dire les mots,
Lui 
Soyez nouvelle présence de l’ancien, de nous,
Elle 
Vous êtes vivants, vous, aimez-nous, aimez-nous,
Lui 
Aimez-nous, merci, merci,
Elle 
Venez, merci,
Lui 
Tout cela est-il bien réel,
Puisque je fus si bref au monde,
Elle 
Oui, mais quel éblouissement,
Laisse faire la destinée et les danseurs,
Allez, viens,
Merci d’avoir été, venez, danseurs,
Lui 
Merci d’avoir été, venez, danseurs,
Elle 
Adieu,
Lui 
Adieu

Dix aphorismes

Qui ne dit mot qu’on sent ?

Biberon : bouteille à la mère.

Pour prendre son pouls il faut enlever sa montre : la vie n’a qu’un temps.

Les images omniprésentes suscitent une distance qui explique le succès des déodorants.

Terrible pour l’humanité, ce jour où Oppenheimer déclara : « Il serait souhaitable que nous fissions de l’atome ».

Après le passage d’une voiture sur l’asphalte mouillée, le silence qui suit n’est jamais de Mozart.

Le jogging : plagiat du flux tendu des marchandises.

En passant devant les gendarmes, il s’assurait toujours qu’il avait mis sa ceinture. Même à pied.

Les révoltés de la société s’abreuvent de fictions criminelles – romans, films, séries – où les représentants de l’Ordre sont intelligents et courageux.

On vit et bientôt on n’est que dalle.

Notes sur la traduction et l’interprétation musicale

Si nous avions des interprétations de Liszt de sa propre sonate, nous trouverions cela excessif, inaudible, à la limite du gâchis. Le premier grand virtuose compositeur dont nous ayons des enregistrements est sans doute Rachmaninov : le tempo n’est pas respecté, les notes sont parfois « mangées »… et c’est difficile à supporter lorsqu’on a l’habitude de versions plus modernes. J’ai le souvenir d’une interprétation en concert de l’Appassionata de Beethoven par Vlado Perlmutter (qui jeune pianiste avait connu Ravel et c’était sa vraie spécialité ; la Sonatine demeure un événement discographique étonnant… ) ; à l’époque il y avait une pause durant le concert et pendant cet entracte nous avions engagé une discussion sur la vision proposée par le grand pianiste. C’était au tout début des années 80, Vlado Perlmutter avait passé les soixante dix ans… et pourtant tout le monde (sauf moi, pauvre de moi) était offusqué par cette interprétation trop violente aux tympans de nos contemporains. J’avais pour ma part à l’oreille la version Schnabel et je ne risquais pas de tomber dans le travers du « c’est trop fort, c’est trop vite, c’est excessif, les écarts de nuances sont trop énormes… », enfin toutes ces choses que nos tympans ne supportent plus. L’admirable Vlado Perlmutter m’est resté comme un souvenir de l’ancien temps, celui où l’interprète donnait tout au concert, se ruait sur les notes avec une relative indifférence envers le respect scrupuleux du texte. Consulter une biographie de Beethoven est très instructif : au concert il était ahurissant. Pas seulement à cause de la nouveauté qu’il représentait pour ses contemporains ; si l’on en croit les témoignages, il pouvait changer un allegro en presto, il pouvait jouer un andante à 120 à la noire. Comme Liszt plus tard, il sacrifiait tout à l’impression. Lorsqu’on lit les commentaires de Proust sur Sarah Bernhard (c’est contre ma vision de La Recherche car la Berma n’est pas seulement SB!!) on est surpris par l’affectation – pour reprendre le mot kleistien – de l’actrice demeurée dans les mémoires. Écouter Apollinaire réciter « Le Pont Mirabeau » nous semble une dérision : le rythme des vers n’est pas respecté et les accents sont inutilement pompeux!

Nous sommes aujourd’hui très scrupuleux. Dans les années 30 encore, on pouvait proposer en français une version du « Procès » de Kafka très humour noir ; Vialatte nous l’a donnée alors qu’il était au fond relativement peu germaniste et surtout tirait Kafka à soi… et ce n’est pas si mal . Ainsi les Français ont-ils cru que Kafka était un auteur d’humour noir ; mais ce fut intenable trente ou quarante ans plus tard, lorsqu’on dut constater que le communisme et le fascisme avaient donné de tragiques confirmations à ses textes.

Songeant à notre « scrupule », à notre besoin de précision absolue, il me vient que cette petite pierre est en réalité un énorme rocher technologique… je suggérerais le fameux monolithe de 2001 Odyssée de l’espace. Cela nous a modélisés pour mille ans. Nous sommes dedans, nous n’y étions pas encore tout à fait dans l’entre deux guerres. Nous y sommes passés depuis et la tendance au scrupule s’accentue ; nous voulons être précis, nous avons en tête les modèles mathématiques et le système informatique : 0,1,0,1… Si bien que nous sommes entrés dans l’ère de la précision absolue. Et nous voulons la précision pour Beethoven, et nous voulons la précision pour la traduction de Kafka ou de Kleist… en ces matières pareille exigence n’a pas de sens.

Quand on songe que le métronome a été inventé à l’époque de la septième et de la huitième symphonie de Beethoven, on se dit que les compositeurs n’en avaient pas besoin auparavant ; du point de vue mécanique l’invention est dérisoire, donc c’est qu’il n’y avait aucune nécessité du respect parfait de la vitesse voulue à l’intérieur de la musique. On mettait « andante » et cela pouvait aller de 60 à 90 à la noire… Bach, Mozart, Haydn, tous ces inventeurs de musiques splendides n’avaient cure d’une allure précise. Ce n’est pas que le métronome n’avait pas encore été inventé… il ne l’avait pas été parce que les musiciens n’en n’avaient pas besoin !

Je décris le temps précis d’aujourd’hui, propre, calculable, régulier, avec ses normes toutes empruntées au calcul sérieux… J’ai l’impression pénible que notre temps nous dit que c’est un crime de vivre et qu’il faut se justifier à chaque fois que l’on respire un peu librement… en improvisant par exemple. Jugé à cette aune, Mozart eût été considéré comme un paltoquet.

Ce qui manque c’est le désaccord des instruments. Les voix et les instruments du pur point de vue technique jouent parfaitement. Le succès-redécouverte de la musique baroque vient jouer les trouble fête – il y a beau temps pourtant que les considérations mystico religieuses de cette musique sont lettre morte – . La chance est que cette musique n’est pas réglable mathématiquement… elle échappe à une vitesse précise, sans compter que la basse de viole doit être accordée tous les quarts d’heure. C’est l’image de notre liberté que nous aimons à travers elle. La critique de Boulez contre cette musique (« on n’en connaît même pas le tempo… ce qu’ils font là c’est du Viollet-le-Duc »), est à la fois «  juste » (sans tempo que faire de la musique écrite… les spécialistes nous disent que l’on peut à peu près le déterminer pourtant) et « fausse » parce qu’il n’a pas compris que l’en dehors de la musique manque à notre désir. Nous sommes avides d’à peu près comme nous voulons l’amour fou, le coup de foudre, parce que cela seul donne la sensation de vivre à plein une existence tout compte fait relativement courte ; nous ne voulons pas demeurer raisonnables ; nous voulons en bref rester libres ; il serait criminel de ne pas se jeter au monde avec toutes ses forces comme le faisaient Beethoven et Liszt lorsqu’ils jouaient en public ; une ardeur demande son droit à brûler, c’est la nôtre, et elle n’est guère différente de celle des gens qui vivaient à l’époque de nos grands anciens ; sauf qu’eux vivaient bien moins longtemps et c’est la raison pour laquelle ils se jetaient encore davantage au présent … (autrefois le présent était plus court…).

Une remarque troublante de Giono (il disait à peu près : qu’ils étaient heureux les contemporains de Mozart, sans même connaître la musique de Mozart !) nous avertit de demeurer prudents. L’époque est une atmosphère générale ; il est évident par exemple que ceux qui sont nés après la Shoah – c’est mon cas – ont moins d’insouciance au cœur que les générations précédentes (pour les suivantes je renvoie à ce que je décris ici sur notre temps).

Pour la traduction, on relève que Baudelaire traduisant Poe parle d’adaptation, c’est un trait d’époque. Nous aujourd’hui prétendons traduire vraiment. Pure illusion. Comme les interprétations musicales devront être reprises dans cinquante ans pour correspondre au goût du temps, il faudra retraduire ; c’est cette friabilité de la traduction qui fait son obscur scintillement. Interprétation musicale et traduction sont des artisanats exposés au temps, comme nos visages et nos lois.

Nous parlons une langue différente à chaque génération et le texte de Shakespeare va donc varier suivant les époques alors que le texte de base est bien celui de la langue de la fin du XVIème et du début du XVIIème. En définitive par rapport aux anglophones, nous sommes avantagés, puisqu’à chaque génération ou presque, nous avons un retour dans notre langue beaucoup plus lisible que pour les Anglais qui demeurent coincés dans le corset de la rude langue lointaine… Ainsi la traduction est-elle parfois un avantage. Montaigne est plus lisible à l’étranger que chez nous (Les tentatives récentes pour traduire Montaigne en français moderne sont très émouvantes… il faudrait étudier ce curieux phénomène de traduction dans la même langue… et qui n’est pourtant pas la même!).

On ne peut pas dire ce qu’est une bonne traduction. Il n’y a pas de recette ; s’il y en avait une nous l’appliquerions de manière scientifique et le problème serait résolu. Il n’existe aucune solution toute faite. C’est en chantournant qu’on devient ébéniste et c’est en traduisant qu’on devient traducteur. Chacun fait comme il peut. La traduction échappe à toute définition. C’est son charme agaçant, c’est sa misère si l’on veut, mais on peut aussi bien dire que c’est sa gloire, puisqu’enfin quelque chose résiste qui est de l’ordre de la langue et de la vie de l’esprit, contre la technologie qui nous prend de partout (ah notre propreté, ah la mathématisation de l’universel humain ; tant d’érudits stériles, tant de spécialistes vaniteux !). L’impossibilité de traduire, quelle chance ! L’esprit souffle dans le no man’s land qui sépare deux langues !

Petit problème particulier : les traducteurs amateurs sont des spécialistes de la langue étrangère et négligent la maternelle. Ils ont appris l’autre langue, en ont fait leur horizon, et tout soudain ils doivent rabattre la langue travaillée avec acharnement sur la leur propre qu’ils connaissent en définitive moins bien que la langue étrangère ; ils croient la connaître parce qu’elle leur est naturelle, mais l’erreur est dans cette foi d’enfance, la langue de maman qu’ils n’ont pas travaillée avec le même acharnement que la langue étrangère.

Hölderlin, maître dans l’art de traduire, disait à peu près que l’étranger nous est plus proche que le natif : sa parole paraît mystérieuse car elle touche à d’autres domaines que celui de la traduction (c’est la question plus générale du poétique), mais je vais provisoirement me contenter de ce constat… tant de choses encore à dire à la suite de ces propos parfaitement discutables !!