La montagne couronnée (4)

Les brumes ne quittent pas nos contrées. Autour de la Saint Louis pourtant, brèves journées déjà, dans les enclos jonchés d’ombres taillées, on croit que l’eau a fui à jamais. La montagne est une colline italienne qui, poussée par le vent du sud, s’est arrêtée là par hasard. Les murs sentent le poivre sec et un sel sous les pas fait ses crissements. Une mélancolie pince et s’ébroue contre les découpes vives, toits tirés au cordeau, et d’autres cascadent en heurts aléatoires contre les gouttières aphones qui coulissent sous l’éclat miroitant des ardoises; je cherche vainement le soleil incliné déjà (il y a beau temps que dans mes errances striées de lumière je l’ai perdu de vue), il a mon âge, le chef blanchi sans doute, il finira dans des orangés cuits, bloc rouge découpé en cordes successives sur l’horizon, d’une lenteur imperceptible, je me vois bien finir comme lui, monsieur fatigué dont je suis l’ombre avant l’heure sur cette côte pavée.

Je suis monté par des grimpettes plus ou moins reconnues sur les plans de la ville ; elles cisèlent la colline, donnent des rides au champ vertical, résonnent de froissements amoureux où  à défaut de boire à la fontaine – ce serait déjà délicieux – on s’embrasse depuis toujours ; la peine fut belle et tes lèvres traversent ma mémoire, nous montions souviens-toi cette montagne ou une autre, mon pas ne sait plus, mon souffle seul se la rappelle, la peau, l’haleine, les doigts qui se cherchent dans le fouillis des acacias frôlés, baignés par l’immobilité de cet août en allé. La mer des seigles nous soufflait au dos des espérances de journées brunes et bleues, puis le soir nous passions la langue sur nos lèvres sèches comme pour nous assurer qu’elles étaient encore là ; la vie avait de ces crudités amusées, perdus que nous étions dans la maison torpeur, à deux, c’était si loin pourtant je me rappelle l’avoir pensé à l’époque, un verre de vin blanc à la main, oui, un jour ce sera loin, et ce jour est venu et le souvenir du futur imaginé devient plus lourd à porter sur les pavés qui montent encore.

Pas inégal, presque claudicant. Il me vient l’envie de pénétrer dans une cour intérieure ; l’impatience dans les jambes, j’aspire au rouge que j’ai vu dégringoler un jour au long des fenêtres de l’hôtel qui m’entoure : tout est là, plus immobile que je ne l’aurais imaginé, aucune feuille du bouleau ne frémit, rareté, une entrée de l’époque de Ronsard, des escaliers en spirale par la porte ouverte, et derrière moi au-dessus de l’entrée la cascades des rouges, géraniums en chute effleurant le peu de mes cheveux : ne reste rien de nous, mon ombre elle-même tout à l’heure quand je ne serai plus aura eu moins d’effet qu’une brise. Le silence confirme. Je m’enfonce dans un adagio de violons pointus presque crissant, j’attends quelque chose qui viendra sur les pierres sans prévenir, une voix, on dirait que le cor de basset  remonte avec ses graves dont la douceur fait oublier les cris du monde, les modifiant en paroles venues des tympans, dialogue à soi seul, mystère des enfances petites, où bossu de courber l’échine, clarinette en main, j’allais joyeux à la recherche d’un temps meilleur, en avant.

Le regard s’élève enfin – que ne l’ai-je fait plus tôt ! – et l’éblouissante  tête de pierre surgit au-dessus, à deux pas, stupeur vite apaisée ; j’avais oublié le futur avec ses bœufs légers, fantaisies amusées qui dansent la ronde des siècles, ce ne sont plus des pierres privées comme celles qui m’entourent, l’inclinaison de la tour maligne secoue ses cheveux selon les mouvements que la clarinette (elle ne s’est jamais tue) imprime à mon corps pris dans les rets de la palpitation présente ; la pente de la tour cligne, se moque, comme si elle jouait de la verticalité trop évidente pour affirmer impromptu son oblique un peu folle, mimant le vertige. La mélodie alors s’aggrave dans les acrobaties. Ce sont nos années au présent qui repoussent  la peur du passage ; la tour dit : je suis toujours là, je n’ai pas quitté l’endroit que tu sais et pourtant je n’y suis pas, tu vois, puisque des morceaux de mon lieu apparaissent ailleurs sous d’autres angles, sous d’autres ciels. Vois ma force depuis la cour pavée de ton hôtel ; tu te crois sur la terre, mais tu es comme moi, dans les airs de ton crâne, dans l’aria du grand présent. Réjouis-toi du fond de ton avance mélodique, tu sais bien l’étrange de ces variations que l’été chante, passage, enfant, passage, nous ne cessons pas d’être enfant lorsqu’il s’agit de voir car chaque regard est constamment premier.