La montagne couronnée (7)

Dès le premier novembre il faut partir. La peine est totale, des ruines dégringolent sur les pavés, le rideau constant de la douche céleste, plaie noire, cache ce qui faisait la raison de vivre ici. Nuages et terres se confondent, les hauteurs sont closes, fin du monde, on ferme portes et volets, on part : c’est un allègement.

Reviennent pressées par le silence les courses où tout le corps en arrière je dévalais les pentes, souffle venu de l’horizon claquant contre ma poitrine de petit garçon, peut-être le moment le plus spontané venu de ma chaleur intérieure ; j’ai huit ans ; j’ai beau chercher, je ne sais rien d’équivalent, instant où je me crois immortel, où je ne songe même pas à notre nature mortelle, et j’ai pourtant à ce moment l’impression de tout savoir, ou du moins d’éprouver qu’aucun domaine de la pensée et de la sensibilité humaine ne m’échappera jamais ; mégalomanie si l’on veut, j’en dispute encore avec moi pour me faire sourire,  j’avoue que je n’ai jamais retrouvé cette exaltation pure.

Mais non ! Je n’ai jamais cessé de l’entendre aux visages de mes enfants, dans les étreintes ou dans les pas que je fais seul, détendu fermement sur la terre où personne avant moi semble-t-il n’a marché avec pareille conviction, légèreté d’être, moments trouvés sans les chercher et dont les modèles pendent au musée ou s’éprouvent au concert.

Un jour, l’homme dépouillé marche au désert, il a soif et faim et lentement viennent à lui les villes aux ponts brutaux, les ports légers qui se font navires, les chemins non balisés qui tracent une voie derrière mon pas, presque rien donc, mais l’essentiel en souffle fort modeste, présence dont la cathédrale cachée est l’excroissance qui,  à l’instant où je ne la vois pas, paraît exagérée… heureusement dans ma mémoire de ce novembre elle est si fragile qu’elle gagne en faiblesse et ce si peu qui peut sembler immense au seul coup d’œil bascule rapidement dans l’émotion murmurant : œuvre d’hommes dont on ne sait rien, elle défend du fatal dans sa droiture complexe, les ouvertures là-haut entre les pierres, pour autant que je me souvienne, laissent passer nuages et oiseaux, échos de nos travaux mêlés d’enfance où la mer et le ciel se fondent sous ces arcades bâties de mains, un jour, ce n’est pas grand mystère. L’enfant dévalant dansait les mêmes rythmes.

Il n’empêche, il a fallu donner au désert une allure habitable, la soif et la faim n’étaient rien au regard de l’autre besoin, celui du rêve, et c’est ainsi qu’on s’approprie le monde, non pas en refermant sa main pour posséder, mais en l’ouvrant plein vent, écrivant, chantant, dansant et le novembre vaincu a bien dû s’écarter, dissoudre ses nuées ; le voyage imaginaire a trop de charmes, l’envie d’écrire comprime les brouillards dont chaque goutte dite est un peu de mon sang et la manière de dire est le respect des ombres.

Car il ne suffit pas de dévaler les pentes, petit d’homme, on attend de toi que tu délivres les sensations de cette course vie, donne encore à entendre les morts, nous ne sommes pas ici tout à fait par hasard vêtus de cette présence presque nue, nous avons des fantômes et des lois qui forment nos gestes, alors je te prie de chanter encore le mystère d’être maintenant. Comme la montagne plantée là, chacun déploie vers le ciel du tout autre des chants discrets qui visent au plein des échos de notre temps. Reste à trouver la mesure.