La montagne couronnée (8)

« Lorsqu’on naît il fait toujours froid. Presque neuf cents ans qu’elle naît au gothique ! » : sa voix est piquante, aérienne et me surprend au parvis alors que je suis plongé dans une rêverie sur l’arc roman qui sous mes yeux en effet se brise. Je reconnais la voix de la visiteuse et comme elle me sourit, je poursuis ma rêverie : « L’arrondi roman de ce porche se casse légèrement, c’est-à-dire que d’un temps circulaire, répétitif, on passe à une époque où l’un et l’autre vont s’opposer pour établir une nouvelle ère ; l’ouvert dans la brisure, l’esprit admet l’autre ; il en a besoin, d’où cette légère cassure, hardiesse fabuleuse ! » Je dessine dans l’air de mon doigt ganté l’endroit où la courbe monte, s’arrête et repart en descendant vers nous. Elle rit, se moque de moi, me traite de pédant comme il sied à notre temps de glace d’ignorer ce qui est lourdement pensé, puis soudain son front se plisse, j’entends sa voix baisser d’une octave, et elle en vient à me demander pardon. Ses cils palpitent, elle rabat sa mante sur elle. A mon tour de sourire : « Non, attends Sibylle, je ne voulais pas… » Soudain rien ne va. Me vient une naïveté que je ne peux m’empêcher de glisser : « Cette cassure, si tu l’ouvres encore et encore, tu tombes forcément sur deux lignes parallèles : c’est la raison d’être des tours ; elles figurent au parvis cet extrême de l’ouverture ; ce qui était opposition devient éclatante nécessité des deux tours de façade ! ».

Elle me fixe, semble réprouver mon emballement, puis sans dire un mot, me prend d’une main énergique mon avant-bras sous le sien, murmure des approbations peu claires dans cet après-midi de décembre où les nuages se sont installés à demeure autour de la cathédrale nouvelle. Elle prolonge : « Elle naît ; le monde est neuf, ce qui explique le froid. » Une fois entrés dans l’édifice, j’objecte que le froid n’est guère plus mordant qu’en été et qu’à tout prendre la nef est sans saison. Je la crois agacée ; je me permets de dire à voix basse : « Mais enfin Sibylle… » Elle rosit doucement à l’entrée, me pose sa grande paume sur l’avant bras ; il me revient qu’elle est la visiteuse, qu’elle impose les mains, qu’elle fait des miracles d’intelligence, et je chante en mon discours privé l’élégance de sa mission ; je ne peux qu’avancer sur la nouveauté invraisemblable de la nef centrale, concentré sur sa voix qui va parler, ce qui m’incite étrangement  à la devancer : « Comment se fait-il que lorsque tu parles, au contraire de moi, aucune buée ne se forme à l’avant de ta bouche ? » Elle aussitôt : « Enfin tu sais bien qui je suis ! Je dois te faire un dessin ? » Je fais non de la tête, mais je note que sa voix est adoucie, medium, presque mezzo. Je fonds.

Je sais que nous allons nous arrêter sur la pierre angulaire ; moi : « Tu sais ? – Je sais »… Nous goûtons un moment cette énorme présence de la mathématique là sous nos pieds. La large pierre noire qui fait trébucher les touristes recèle tant d’émotion que j’ose dire d’une voix à peine audible : « Sibylle, aucune équation ne sera à la hauteur sentimentale de ce calcul proportionnel ! » Elle éclate d’un rire qui emplit toute la nef et résonne longtemps. Sa voix un peu plus tard : « Tu es Petrus et super hanc petram ! », et nous voilà souriant sur la pierre angulaire ; je ne sais pas ce que je fais avec elle et comme je le lui demande, j’entends sa voix, très grave désormais, articuler doucement : « Je suis la visiteuse, ne me la joue pas au naïf, c’est toi le guide »… Lorsque nous arrivons au centre du transept, nous observons longtemps au nord les arts libéraux ; je lui dis que c’est elle qui trône au centre, que je n’admettrai pas qu’elle dise le contraire. « Sagesse, philosophie… si tu veux ! » Comme elle fait mine de s’enfuir, je lui saisis le bras. Elle s’échappe.

On me secouait l’épaule, je dis : « Sybille ? » Une voix abimée me répondit tandis que je découvrais ses rides avec étonnement : « Monsieur, monsieur ! Réveillez-vous, je ferme la cathédrale ! »