sauvetage

Il s’interrogea

sur son silence

qui tremblait sur ses lèvres

lorsqu’elle avait avoué contre le vent du large

qu’il n’était plus dans sa vie

qu’elle le chassait 

qu’elle ne l’aimait plus

il se souvint des vaguelettes à ses pieds

du ressac aux frissons ironiques 

qui ponctuait son geste

des deux bras elle l’avait repoussé vers le flot 

tout l’océan l’approuvait

ses je t’aime s’étouffaient contre le sable froid

elle criait 

il n’avait aucun argument

son corps presque nu 

dégoulinait d’eau salée

la mer par chance l’appela au secours 

tout l’orchestre des eaux soudain s’était tu 

une voix une seule exigeait de l’aide

il tourna le dos à celle qui le chassait

aperçut un corps en déveine 

pieds bras et longs cheveux mêlés sur l’horizon

depuis la crête déferlante

elle allait se noyer

il fut pris de bravoure

s’élança contre le creux des flots

cueillit le beau corps secoué d’épouvante 

la serra dessous la vague atlantique

elle respirait

les yeux encore clos

nouvelle née

hurlant crachant murmurant

elle mordit longtemps son bras porteur 

qui la déposa sur la plage

les estivants admiratifs

se dispersèrent bientôt

ne me remerciez pas lui souffla-t-il à l’oreille

c’est vous qui me sauvez

vers le soir

engoncés dans leurs nids

les petits piaulent en poussières vite éteintes

le grandiose voile de nuit s’impose

jusqu’au bord des feuilles 

mais en prêtant l’oreille

immobile 

je perçois derrière mes battements de coeur 

un frottement d’aile contre les lacis

de leur maison provisoire

un oiseau cherche encore sa place

serre ses plumes

comme on se vêt d’une petite laine 

lui qui tout le jour

petit athlète des brises

affronta les vertiges du vent 

voilà que son repos est encore en suspend

ah je crois que ça y est

plus rien ne froisse ni ne bouge

reste alors miracle 

l’extase des étoiles sans lune 

les pépites vont rôder autour de polaris 

imperceptiblement

dessinant nos destins

ou ce qui en tient lieu

coups d’épingles dans le tissu de ma vie

une lumière intérieure enfin m’apaise 

sans le savoir 

hypnos m’en est témoin

et mes paupières papillons

j’attendais ce moment depuis l’aube

LA GRACE

Il paraît que le thème du printemps des poètes est “la grâce”… pour m’éloigner des polémiques je me permets de glisser mon murmure contributif au sujet imposé, magnifique, pas le poème, mais le sujet… rien de plus beau que la grâce… VOICI:

la grâce

un jour que j’allais – guide oblige –

sur les ruines d’un prétendu château

à l’aplomb discutable

j’entendis une jeune voix me héler

sous les frondaisons attenantes

je lui fis comprendre que la saison

l’épidémie mon âge et le sien

rien ne pouvait aider au dialogue

je fus charmé de son rire d’argent

elle prétendit qu’elle errait

dans l’ennui du confinement

et qu’un grand-père (moi) faisait l’affaire

pour partager la pomme que j’avais en main

j’en mordis une moitié lui tendis l’autre

elle refusa de loin en riant

une blague dit-elle

émouvant château dis-je

vous n’y êtes pas du tout reprit-elle

et me désigna des deux bras

une trouée entre un tremble et un chêne

je m’avançai

un point posé sur l’horizon

elle tendit son doigt

tenez fixez ce point avec vos jumelles

ce que je vis était la plus belle chose du monde

briques et meulières mêlées

cernées de cytises et de lilas

toit gris miroitant soleil noir

château de l’éternel printemps

il souriait très loin encadré de ses deux tours

c’est le château de la grâce dit-elle ne le lâchez pas

j’écartai un moment les jumelles

elle avait disparu

en les réajustant

je vis que le château lui aussi

s’était évaporé

Toutes les réactions :

4Anne-Marie, Elisabeth et 2 autres personnes

une histoire de rivière

depuis les cimes

l’eau avait rompu les grès 

au long des millénaires 

on entendait encore l’écho des rocs

qui s’écartaient avec respect 

sous la force basculante 

l’eau dans sa hâte accélérée

fatiguait le lit

usant de la gravitation 

pour dévaler ses kilomètres 

de bienfaits 

le chant des jeunes berges

approuvait la cavalcade 

des hêtres des aulnes

qui bordaient les pentes

où les chamois s’abreuvaient 

les éclats des eaux folles 

contre les chalets 

accrochaient leurs seuils 

vertigineux 

des femmes étonnées

appuyées sur les rambardes

saluaient les saisons 

souhaitant bon courage 

au flot qu’elles effleuraient 

du bout des doigts

puis le cours consentait 

à reprendre son souffle 

en mélodies vallées

la rivière adulte 

creusait alors 

mordait au fond 

le lit s’installait riche et gras

dans les contrées 

où les moutons s’acclimataient 

des riverains s’appelaient

d’un bord à l’autre

civilisés par l’amont et l’aval 

ils arrangeaient leurs toits 

sur les meulières ocres

afin dès juin de profiter de l’ombre

et les soirs d’hiver de la musique 

des âtres qui crépitaient 

ça grouillait de poissons 

qui s’entredévoraient en un éclair

et les ponts faisaient craquer 

les flots les courants les tourbillons 

devenus domestiques 

les eaux accueillaient les esquifs 

et ça tanguait pour rire 

c’était encore l’âge des éclats 

où les voix se parlent en échos 

dans le silence étonné 

des champs environnants

puis dans l’accroissement des villes

on multipliait les arches les tabliers

on s’installait près du flot 

pour user de son courant 

les villes grossissaient  

l’amont semblait caduc 

la richesse était à l’estuaire 

les ports mimaient le monde 

le flot doux des montagnes 

finissait pas se mêler

au salé de l’océan

conflit éternel du vaste mascaret

quand le ressac suscité par la lune 

venait cogner contre la terre 

des saumons loyaux 

remontaient alors à leurs origines 

forçant l’admiration

des vieillards inquiets de la perte définitive 

de l’eau douce dans les larmes amères

et les délicieux poissons ravis 

témoignaient alors 

en sautant les barrages

que rien n’est jamais perdu  

la douce

sa voix 

eau chantante sous la glace

apaisait la rudesse des temps

son langage pourtant peu clair 

semblait limpide

il s’énonçait au devant de ses lèvres 

on ne savait jamais si c’était voyelles 

ou consonnes 

on en recevait l’écho improbable 

dans la tendresse de ses pas 

effleurer sa peau 

eût été une manière de crime 

rythme voilé de son avance 

elle s’efforçait de se fondre 

dans la brume

mais ses apparitions dès l’aube

réenchantaient les jours d’hiver

quand le voyage se faisait pesant

je ne saurais dire d’où elle venait 

l’ouest a la même retenue

quand sur la neige la lumière s’endort

sa voix immatérielle avait les mêmes échos

sans peur ni trop de joie 

je l’appelais la douce 

pour le plaisir du tiède

qu’elle diffusait depuis son souffle

à chaque parole

qui semblait ne jamais briser le silence

et je me demande   

aujourd’hui qu’elle ne vient plus

si elle a jamais existé

perce-neige

après l’immaculée impraticable

orteils recroquevillés

quand je retrouverai mes pas vifs

nous irons vers la colline

évaluer les pousses

des perce-neige

verts puis blancs

nuques brisées

fleurettes accortes 

qui plus tard feront tache

au plein du printemps 

souvenirs de la nappe glacée 

qui nous saisit ce matin

je les devine ce soir d’apparence timide 

têtes baissées

ne perçant rien du tout sauf ma mémoire

qui s’emplit de leur éphémère

je vais les réchauffer d’une phalange 

caresse tremblante

admirant leur résistance

aux disgrâces du givre

je sens en leur présence

l’hiver engagé qui dit oui le soir

oui le matin 

saluant les nuits rétrécies 

de l’orbe reparti dans le bon sens

enfin

et penché sur les fleurettes hardies

je les suis au couchant comme je fais  

de ton visage

que je cueille

de mes yeux de mes mains 

et qui sourit 

lever d’hiver

ce court instant où mes paupières

collent encore

j’en prolonge le pincement doux

allongé j’imagine le double horizon de mes yeux

petit monde en noir et blanc 

qui s’ouvrant va se faire vaste monde impalpable

bouts de mots soudain

des voix disent le vivant sur la placette à deux pas 

un chien gratte au palier

ses ongles claquent sur le seuil 

puis il repart vers l’hiver 

dans la bise du matin 

vision de grâces qui émergent et m’entourent 

chuchotis du silence de glace

ça rit sans bruit

je rêve replié

retardant l’entre deux dans les draps 

où s’ouvre le mystère du jour à venir 

un appel

on dirait mon prénom

la voix tremble un peu

puis l’appel reprend plus net

c’est ma voix

je me lève d’un bond 

sylvestre (2)

je t’attendais

je sais bien soleil que tu tournes comme tu peux 

mais là fin décembre

je me demandais 

avec mes 76 ans sur les bras

si tu cesserais enfin de te dérober

à mes yeux à ma peau

et voilà que soudain

triomphant 

tu arroses mes pas donc mes pensées

comme si le printemps déjà avançait son nez rouge

la peur ancestrale vaincue

je tapotais sur la vitre croisée

appelant les oiseaux  à t’enchanter

pour te décrocher de ce lieu du ciel 

où tu t’oblitérais

bon vieux soleil

mon ami d’écriture 

te voilà avec des théories d’ombres douces

tenancier du bar des nuances où l’on rêve

les décombres de l’automne enfin mort

jonchent le sol où tout froisse

nous n’irons plus au déclin

scruter les rougeoiements entre les troncs 

– nos vitraux naturels –

l’oppression lente a cessé de peser

de descendre en décembre

naissant comme à Nazareth

le savoir va s’ouvrir tout neuf

la peine versifiée ne va plus régresser 

le pire sera emporté par avril proche

mélancolie comme brume 

vont lever enfin sous ton éclat 

leur paresse facile

et nos poumons vont exploser de rires

interminables

la sylvestre

avec sa robe du soir

la journée de sylvestre

gracieusement dépose

bijoux et déboires de l’an

les sourires pincés

tout en regrets fulgurants

se pressent vers ma nuit proche

je lis l’ancien calendrier

noirci de notations tassées

mais sans prévenir

un baptême riant s’avance

de toutes ses éclaircies câlines 

la sylvestre aux draps gris

scintille ses ultimes étoiles 

tandis que je découvre des rosées

qui se fardent au fin fond des forêts

la minuit soudain frappe au coeur 

gros glas aux échos sourds

qui se moque bien de mes effrois

c’est alors que ta main saisit la mienne

l’an neuf s’en vient baiser ma paume

et les amours et les lèvres 

et les couleurs d’il y a longtemps

font un retour prodige

la sylvestre poussive

qui avait tant promis

grommelle ses au revoir

soupirs brumeux lointains déjà

et c’est alors que les cloches chocolatées 

résonnent en nos palais 

préparant les jeunes joies des jours à venir

29 12 2023

Goethe et la lumière du 21 décembre (de Werther à Eckermann)

image de Goethe

La saison est gage de changement : rien de plus beau que de voir Goethe célébrer la venue du 21 décembre 1831, alors qu’il meurt en mars 1832. Il est heureux (82 ans) de voir les jours s’allonger de nouveau, ne peut se contenir de joie et le dit explicitement à Eckermann,  son interlocuteur; la scène est émouvante au possible et curieusement à chaque 21 décembre je n’oublie jamais cette parole sur la lumière qui revient ; la nuit cède le pas, même si toute sa vie Goethe nous fait le confident de ses visions, de la victoire de la lumière sur l’obscurité, il a pour le mal (l’ombre) une attirance singulière lorsqu’il se fait par exemple le chantre de Méphisto : il affirme en gros que le mal est un stimulant très utile pour que l’humanité se bouge… On comprend que l’auteur de la « Théorie des couleurs » ait professé cette attirance pour la lumière qui fait retour.

Au moment de l’écriture de Werther (1770), il n’est pas aussi optimiste et Maurice Blanchot a raison d’insister sur la phrase du poète : « Il ne saurait être question pour moi de bien finir ». On se souvient alors avec stupéfaction que le suicide de Werther, le coup de pistolet le plus célèbre de la littérature, a lieu justement un 21 décembre. Contradiction.

Né en 1749, Goethe a un peu plus de vingt ans lorsqu’il envisage Werther ; il est normal qu’il ait songé au plus noir de l’année pour suicider son héros. Soixante ans plus tard, la même date est gage d’espérance alors qu’il entre dans la dernière année de sa vie et (j’ai envie de dire !) qu’il le sait. Je prends peu de risques en affirmant qu’il le sait : il vient de faire mettre des oreillettes à son fauteuil, il sait que sa tête un matin, un soir, va basculer sur le côté et il prévoit ce mouvement involontaire, sorte de « non »  à la mort qui émeut le témoin. Goethe est un antique, il sait cela.

On pourrait dire que Goethe sait tout ; le lire n’est pas forcément une distraction (mais quelle joie), chaque instant de lecture est un moment symbolique du grand tout. Je comprends que J. Gracq ait pu goûter médiocrement le grand homme allemand et préféré Wagner (j’avoue que j’en souris, car enfin comment préférer un homme si équilibré à pareille musique d’ivresse ? – L’époque traversée par J. Gracq est la seule explication) ; il n’en reste pas moins que Goethe est malgré tout, malgré tous les auteurs, malgré tous les écrivains, le seul qui ne soit pas déséquilibré. Sa prose est un modèle de splendeur retenue, sorte de Nicolas Poussin de l’écriture. Jusqu’à l’âge de quarante ans, Goethe a hésité entre la peinture et l’écriture, il a élu ce que l’on sait ; il y avait urgence aux pays allemands à réinventer l’écriture dans cette splendeur souple qu’est sa langue. Parfois aux moments où la lumière nous manque le plus (décembre et son cortège de noirs ancrés dans l’impasse des jours), je me demande ce qu’aurait pu être l’équivalent pictural du « Faust ».

Certainement pas ce que Delacroix nous a livré ; celui-ci est trop romantique, ou pour le dire brièvement : trop Méphisto, pas assez Faust. C’est notre vision d’aujourd’hui. Dire que cette vision est fausse n’arrange rien : c’est ainsi. Pour nous Français du XXIème siècle, et ce sans doute depuis la traduction du « Faust » par Nerval, Goethe est un romantique. Rien de plus faux, rien de plus vrai. Il s’agit simplement de se mettre d’accord sur le zoom que nous choisissons.  Un peu comme Picasso, plagié de partout, il nous apparaît usé et la splendeur de ses lisses a disparu sous le vernis fatigant de ses imitateurs : il est unique dans les fondations qu’il pose avec sérénité ; depuis, mille reprises ont limé sa prose et son art poétique uniques. La langue allemande, très malmenée au XXème siècle, occulte notre vision d’un sage qui, à la manière de Montaigne, transmet à nos esprits égarés une vision ancienne qui ne cesse de revenir vers nous comme un miroir du temps où les hommes pensaient la vie à travers la nature. Ainsi était-il bien plus qu’un romantique ; un penseur pour notre temps, un passeur du monde ancien qui n’était évidemment pas un attardé, bien plutôt un visionnaire que nous serions bien fous de ne pas consulter comme on le fit de l’oracle de Delphes.

novembre

connaissez-vous le pays aux contours incertains

quand le pas broie du noir

quand la mer dès l’aube – paupières cireuses – 

charrie des masses d’encre voilées

à peine inspirée

l’iode de novembre

se fait fièvre aux poumons

les cimes dépouillées

charmes ormes chênes 

xylophones affairés

s’entrechoquent dans la brume fatigue

l’affaire de vivre

en plein doute

fait de novembre un où es-tu entêté

c’est à peine si l’on avance aux halliers glacés

le corps dépose les armes

au bout des alarmes maximales

la onzième saison sonne derrière la mort

et c’est alors

au bout de l’an ou presque

que remonte facile la mélodie des doigts

dans le filet des jours

la pluie joue du piano

le vent souffle ses symphonies improvisées

l’époque affolée bascule

dans la saison des oeuvres chaudes

le noir rédige enfin

sur le blanc silence des brumes qui se lèvent à volonté

le chant joyeux des enfants de la vie

un pétale

la consolation est du côté des fleurs

des doigts giroflées aux effluves légères

car dès qu’il gèle

l’air se fait minéral et novembre désole

où prend-on alors en hiver

ce minimum fragile

un pétale

qui rassure de nous ressembler

vieille affaire du trop doux

joues caresses cheveux morsures

et la tendresse joie d’être un moment épargné par la faux

et les bruits crevants du vrai

tu as vu le carrosse des années

ce désastre

sans l’espoir d’une éclosion renouvelée

je me sens ce novembre 

interdit de chant de souffle

et de peau sans cesse effleurée

un pétale dit-elle soudain

un pétale est un autel pour la rosée

car la peur de vivre au printemps fait sourire

et la brume d’avril

déposera bientôt l’aube mouillée au creux du velours

vermillon

 pluie

je te vois tout sourire 

à l’appel de la pluie

ton jardin si doux si mesuré 

profite de la dépression

pour laisser chanter les tiges

murmure désolant

la gouttière qui tricote le flot

me rend tout interdit 

j’aime tellement les pas 

de mon corps droit sur le sec du chemin

toujours un peu solennel c’est vrai 

devenu décroissant un peu 

mais tellement vivant encore 

je furetais hier humant les bois cassés

alors que les traces douces

au sol ferme sonnaient l’enfance

et que le rythme volait 

au dessus des feuilles sèches

tendre murmure froissé

or voici que la gouache des sols

s’en vient mouiller mon pas botté

tout désormais va coller

je devine les stries grisâtres

les cheveux qui s’ébattent

larmes au front

qui glissent au cou

frissons frissons frissons

avec pour seule arme

le parapluie contre 

l’effondrement général

c’est alors que j’entends 

ton rire cascadant

et je crois que j’en oublie

la venue de la nuit

Il faut lire LE CHEMIN 14-18 (VI)

“Le Chemin” est un recueil paru en 2019. Les poèmes que j’ai composés sont traduits par un poète allemand (Helmut Schulze) et illustrés par une peintre proche de Laon(Elisabeth Detton).

Ce beau recueil a été édité ici:

EDITIONS LUMPEN
Jean-François Garcia
179 rue de l’abbé Georges Hénin
02860 Colligis-Crandelain
editionslumpen@gmail.com
http://lumpen.fr/

26 Oui, dès que je marche au Chemin j’ai peur pour eux. Je reconnais que cette angoisse n’a aucun sens. La route goudronnée est apaisée, elle sillonne heureusement contre les vallons jolis, vaporeux, élégants. De temps à autre un cimetière, le nom d’un village englouti pendant, puis resurgi après, me pince là, à gauche, sinistre présence des morts dans mon corps. Je marche donc je vis. Pour qu’ils puissent marcher à mes côtés, je rêve au Chemin d’un trottoir bien large, mais ils ne sont plus. Mon esprit insiste sur l’idée du trottoir; il serait vide, c’est vrai, mais il dirait mieux qu’une plainte leur absence aux cités populeuses, l’absence de leurs corps, jeunes, puis pères, puis grands pères, qui, canne à la main, frapperaient l’asphalte en murmurant: esprit es-tu là? non, il n’est pas là, non.

27 La neige, le froid, dans l’immobile du trou, ce glacé qui ressemble si fort au destin définitif, la froidure féroce, ne me semblent pas aussi inconfortable que l’odieuse canicule de l’été. Le vin, le casque, le fusil, la lourde vareuse, tout est atrocement ardent; brûlant aussi le feu métallique qui tue, blesse, paralyse à jamais. La guerre est brûlis de cervelles, volcan d’obus, éruption hors du corps, couleur sang chaud. La paix c’est le feu domestiqué, c’est le cri, l’annonce qui soulage infiniment : cessez-le-feu. La paix c’est une tout autre chaleur, celle de l’échange et les embrassades folles, où la peau (ce plus profond) et le tempéré du corps se font exubérants. La tiédeur des poitrines tient lieu d’enfance éternelle, c’est le rêve secret du soldat, cette étreinte donnée, rendue et qui dure doucement.

28 Il n’est pas de dernier moment, de dernier jour. Il ne sait pas. Jamais il ne le saura. Cela tombe du ciel, un ancien confie qu’au fond la guerre c’est quand le paysage te tire dessus. On comprend alors ceci: mon pays, le pays que j’aime et que je défends, m’est soudain hostile, et mon temps, le temps large qui s’ouvre vers la vie (le futur des jeunes gens est une éternité) peut être fermé à l’instant. La guerre c’est ainsi quand le temps et l’espace se dissolvent sans motif, comme ça, la faute au hasard. L’enfant que tu es encore joue de malchance. Tu pars en vrille; ce destin dévoré qui explose comme la grenade à ton côté. Tu vois l’intérieur de ton corps avant même d’éprouver quoi que ce soit. Incrédule, tu penses que ce n’est pas toi. La douleur survient, puis tu meurs. Tout était contre toi.

29 Je songe aux très longs sanglots de novembre dix-huit qui durèrent bien au-delà de la saison. C’était un air désaccordé qui tarabusta l’intérieur du crâne des mères sans mari et défaites des fils. ça crissait noir sous les fichus. J’entends encore les sabots qui frottèrent aux pavés du parvis. Après le retour de la messe, elles touchaient du doigt les feuilles mortes des lettres qu’ils avaient envoyées du front. Elles finirent par oser les chuchotis maudits pour faire lever cette nuit en plein jour. Les voix d’hommes manquaient partout: sur les seuils, dans les cages d’escalier et hélas dans les lits, la vie durant, toute la vie. On peut être sûr que les draps étaient glacés, les rêves entravés de partout. Elles durent se résoudre à faire semblant de dormir.

30 Pendant des années, il la croisa au village. Il reconnut adolescent que cela s’appelait l’amour, il n’osa pas. Ils surent vite tous deux que l’autre savait, mais pas un mot. Ils se débrouillèrent pour se croiser tous les jours; sans le train, il aurait fini sans doute par lui parler, il aimait tant ses taches de rousseur, ses petits pas, sa voix quand elle demandait un pain chez le boulanger. Mais il y eut le train; celui qui déchire le pays jusqu’au front; cet entassement de valises; lui n’avait presque rien, il était venu seul à la gare, à pied, la famille était aux champs, la moisson allait démarrer. Sur le quai, c’est elle, à deux pas dans la vapeur, elle se jette à son cou, Jean tu m’écriras, ils pressent leurs lèvres, n’ont pas le temps de dire je t’aime, ils se l’écriront sur des pages et des pages : les grains de sable qui parsèment tes joues, tes cheveux de feu, ta main dans la mienne. Puis un jour de novembre plus une lettre. Elle comprend. Quatre ans plus tard elle ne reconnaîtra pas l’armistice.

31 Perdu dans ses rêveries de paix, il se tassait à l’écart, évitant les conversations convenues. Le courrier étant censuré, il écrivit un journal en lettres minuscules pour l’avoir toujours sur lui et demeurer libre, éveillé. Il avait sa vie intérieure, ses mots, c’était sa tranchée à lui pour se protéger du gâchis avec ceux qu’il commandait, qu’il aurait voulu sauver, mais dont la proximité le gênait pour être lui-même. Ses rêveries tournaient autour de la paix, jamais aucune mention des combats. Pourquoi pas la paix, en effet. Il ne voulait pas convaincre, il voulait vaincre par l’écriture l’envie de tuer qui s’empare du corps au moment de l’attaque. Il réfutait dieu et les hommes, songeant dans le soir fauve que les foules roulaient à terre pour presque rien. Avant de porter le sifflet à ses lèvres pour donner le signal de l’attaque, il touchait son livre de paix pour se donner du coeur.

32 Il aimait ses vaches, en parlait volontiers, mais il s’efforçait surtout de les comprendre et de les protéger. On se moquait de sa passion à les bichonner, pourtant tout le monde lui enviait ses bovins. Les bouchers le harcelaient, il finissait par céder à regret. A quoi bon élever des vaches si on le les mène pas à l’abattoir? De la si bonne viande! L’argument était imparable et il fallait bien vivre. Quand il se fâchait contre sa femme, il dormait à l’étable. L’odeur, la tiédeur, la paix placide des ruminants, les frémissements, les appels meuglés formaient un paradis et lorsqu’il dut rejoindre son détachement, il fit mille recommandations aux femmes, leur apprenant tout sur les habitudes de telle ou telle, nommant chacune soigneusement. Il survécut quatre ans à l’enfer. Au retour, jugeant que les hommes ne les méritaient pas, ne pourraient jamais entendre leur massive paix intérieure, il vendit les vaches restantes et fit des betteraves sans plus jamais les évoquer. C’était sa jeunesse, c’était loin, il ne s’était rien passé.

33 Sur le Chemin je pense à vous. Je ne devrais pas, je devrais penser à vivre au présent. L’un n’empêche pas l’autre c’est vrai. Vous vous interposez un peu entre la splendeur de l’automne qui brunit le paysage et mon esprit vagabond qui vous revoit mourir sous l’oblique grinçant et si doux du soleil d’octobre. Vous entendez comme c’est joli: octobre? Des pommes fraîches tombent et roulent sur la peau des terres fertiles puis se brisent au Chemin. Le vent afflue contre les feuilles qui rouillent lentement au feu de la saison. D’innocentes noisettes grêlent sur vos sépultures. J’arpente vos champs de croix qui barrent fleurs et fruits, tandis qu’au bout du Chemin, debout, je m’arrête, tout à votre écoute. On dirait que je vous attends.

34 J’aimerais les rapprocher de nous mais c’est le grand écart, les enfants de 1900, belle époque(!), sont embarqués dans le naufrage. Les grands mots: Patrie, Marseillaise (cette rhétorique en majuscules) pour nous sonnent grêles, graciles, vieilles filles empoussiérées auxquelles ils ont dû croire. C’était il y a cent ans. Ainsi l’histoire devient-elle légende. Nos images, nos autoroutes, nos avions ont évidé l’espace; frontières, idées, tout a fui. L’agricole s’est perdu dans les métropoles populeuses. Les villages dévorent les chemins, le Chemin, les moteurs craquent le silence, la nuit non dormie est devenue la règle et nous voici demain. Pourtant, la lumière oblique projetée sur notre temps par leurs massacres va bien avec notre automne, oui, c’est un peu nous finalement, nous et nos tragédies au quotidien.

Ainsi se termine ma longue présentation (34 petites proses) des dix huit poèmes qui forment le recueil “Le Chemin”….Il fallait donner l’envie d’aller y voir !

Il faut lire LE CHEMIN 14-18 (V)

“Le Chemin” est un recueil paru en 2019. Les poèmes que j’ai composés sont traduits par un poète allemand (Helmut Schulze) et illustrés par une peintre proche de Laon(Elisabeth Detton).

Ce beau recueil a été édité ici:

EDITIONS LUMPEN
Jean-François Garcia
179 rue de l’abbé Georges Hénin
02860 Colligis-Crandelain
editionslumpen@gmail.com
http://lumpen.fr/

21 Ils aimèrent la soupe aux choux et le pain frotté d’ail après avoir murmuré le benedicite. Ils eussent pu vivre ainsi à travers les chicanes des décennies, colères et voluptés mêlées. Ils se sont heurtés au Chemin ou plutôt le Chemin est venu barrer leur destinée et une balle a suffit pour rendre à la nuit cette vie neuve, spontanée, avide. Ils n’eurent pas le temps d’avoir peur; ils ont mordu la terre dans un râle de regret. Des casques ont roulé sous la pluie; ces tintements du métal contre la pierre du Chemin, tant de chocs mouillés, je dis que c’est folie.

22 Je t’imagine au désert du Chemin verglacé, vent d’est de fin novembre. Tu es de garde, haut risque, à deux heures du matin. Tu as beau tenir le fusil avec les mitaines de maman, le froid vient cogner contre ta colonne vertébrale. Rien n’est sûr. Tu t’interroges même sur ce que tu fais là. Ton esprit dérive vers la ferme que tu quittas, tu rêves, ami, prends garde sentinelle. Tu revois l’âtre là-bas, tu rêves du pas doux du chien sur le pavé rouge usé de la salle à manger. Réveille-toi, tiens je vais chanter une chanson de paix pour te tenir éveillé à cent ans de distance. Pardonne-moi fiston, je suis un grand-père qui rêve. Tiens je prends ta place: dors tranquille, je prends ton poste, je surveille un moment. Au Chemin, plus aucun risque.

23 Ils ne détestent pas l’annonce des nouvelles rations de vin, de nourriture, mais ils savent, Maurice, Henri, Roland et les autres. Ils savent, c’est-à- dire qu’ils se doutent, que tant d’égards au Chemin, au beau milieu du Chemin, ont quelque chose de faisandé. On les requinque pour mieux user de leurs vies. Ils se souviennent des rudes moissons où le vin était servi à pleins bols dans l’obsession joyeuse des épis. Au Chemin, en ce moment on s’obsède de casques, culasses, obus et balles; on n’a plus souci des récoltes et des joies de l’août triomphant où l’on fait passer les sous du cal des mains au bois de la table. Tant de richesses. Ici soudain tant d’humaine misère où la gueuse va les dévorer tout crus.

24 La colère le plus souvent mord la gorge. Je pense à la victoire,ici, au Chemin, on a emporté la crête. La victoire normalement ce sont des filles, des fleurs, des alcools forts (l’eau de vie si mal nommée). Je me retourne: je vois des vareuses et des doigts, des bottes et des bras, des molletières et des cuisses arrachées. Tout est là derrière moi. La victoire c’est donc ceci: ci-gît un désastre hanté de casques troués que la pluie curieusement ardente fouette méchante et rude. Sans doute pour nous punir d’avoir été des brutes, pire que des bêtes, car il faut de l’esprit (stratégie, fusils, techniques) pour assassiner légalement le cousin germain. Aucun animal n’eût été aussi glorieusement pervers pour inventer ce massacre de masse au Chemin et autres lieux.

25 Première visite du Chemin il y a cinquante ans. La brume n’aide pas. A l’instant où je rêve d’eux, les yeux au ciel pour deviner quelque toit, je trébuche au ravin qui borde le Chemin. Je laisse faire la chute, peut-être faudra-t-il m’ajouter, longtemps après, au nombre des victimes. A ce moment, je sens un morceau de métal qui se glisse entre mes doigts, je tâtonne alentour, d’autres pièces métalliques, partout. Jonchant la terre, des milliers éclaboussent le Chemin, les voies, les sentes. Un ancien du Chemin me confiera plus tard: vous en trouverez partout, à défaut des corps, le métal cuirasse la terre du Chemin, il grince et rouille en souvenir d’eux. Ça gémit sous les pas. Cueillez ces fleurs brunes dans l’automne finissant, ces éclats ferraillant méritent largement votre piété.