contes d’hiver

gracieux friselis des buissons nus 

des disputes se content sous la brise 

et je m’imagine un sens au dépouillement 

des branches brindilles et rameaux

qui dans leur obscénité non voulue 

s’ébrouent dans l’air réfrigéré

il est question du solstice sévère

où j’entends craquer l’axe terrestre

on me dit que je rêve et c’est possible 

je crois plutôt à la venue du neuf

l’an parle pour me forcer la main 

je dois écrire dit-il écrire écrire

je n’écoute plus les voix humaines 

elles gèlent vite et s’émiettent 

laisse ton chant libre viser le vent 

et ta gorge s’échauffer de joie

aux échanges des amours contre l’an

je te donne tu me donnes crois-le 

et la main et le baiser fluide

apaisent les aspérités graves

qui procèdent au fil de notre glace saison

fables de hasard contes sans logique 

rages déjà mordues du présent 

coiffant la froidure

qui fond sous la chaleur du corps dansant

léger mais fier

enfants

il faut des nuits pour que le jour advienne 

ainsi l’automne prépare-t-il l’avril en tapinois 

j’admire ce beau déclin 

où les feuilles calfeutrent nos lilas 

quand l’or venu des bleus célestes tourne en pluie terne 

obstinément ocre puis brun

noyant nos heures grises 

sous un rideau poisseux 

je guette à l’est une aube

autrement grave 

nous sommes exposés aux chauds aux froids 

exister est tout compte fait notre unique saison

avec ses humeurs mauves

et son déclin tout de frilosité ingénue 

car on n’apprend pas à vieillir 

les souvenirs s’entassent 

la mémoire devient ce fatras 

où les moments gonflés de dires 

d’émerveillements colorés

basculent en un instant 

autant de feuilles d’or

que la terre nue entassera en toute cruauté

l’amour demeure seul écarlate entre les mains 

une pensée de nous relayée par les enfants 

puis les enfants des enfants des enfants

et c’est ainsi que je pense à l’automne 

sautant les flaques 

froissant les feuilles 

croquant la pomme nouvelle

promenade

promenade

je me perds dans les chemins tendus

le pas me mène 

la peine aussi 

les feuilles sous le vent 

laissent cascader ors et larmes

les lèvres me brûlent

la peur d’avancer m’alimente les rêves

dans la clairière seul

le chagrin pousse l’errance de son filtre mineur 

et soudain l’allégresse surgit aux poumons 

la marche se fait plus vaste

j’entends des rires là-bas

buissons de joie cachée 

l’automne se fait berceau

nourrice qui chante ses échos jusqu’au fond des bois

clarine velours et mauve de pluie 

le passé à mon pas

je reviens

sous la bruine amorcée 

contre ce souriant balai de l’ouest un peu vif

il me semble que je danse

dans la boue des ornières

admirant les bouleaux aux frissons

oriflammes glorieux qui saluent 

le petit bonheur du grand retour 

auprès de l’âtre dévorant 

aube d’automne

rivé à la vitre 

j’admire le réveil automnal

les volutes les brumes devant lesquelles je frotte en vain mes paupières 

puis la croisée puis les lunettes 

inutiles folies que je frotte encore

résigné je m’installe à califourchon

les genoux contre le radiateur 

j’entre yeux grands ouverts aux nuées terrestres

il va se jouer des aventures 

à bord de l’avion cargo qu’est devenu le salon

où vas-tu dit une voix

je ne sais vers le neuf je crois 

les poèmes les amours et moi perdus 

un monde blême badigeonne mon jardinet 

et soudain 

un lumignon perce la cotonnade

je fixe au levant l’avancée terrible

je crois que j’ai peur

mais le coeur consent à dire oui aux éclats

ça claque au visage 

crescendo d’étoile vivante 

la vitre explose de ses mille feux 

bonjour bonjour

ça court ça clame ça s’enflamme  

dissous les recoins gris

chats et oiseaux en boule se lèvent d’un même élan

l’herbe devient noire puis bleue

l’azur décroche une à une 

les nuées floconneuses du couvercle gras

au ciel c’est la haute mer qui s’avance

je ferme les yeux pour mieux voir le miracle 

ce bleu rieur qui mord chaque seconde un peu plus 

sur ce qui fut notre linceul du jour

l’air muet s’en vient flamber

je sens le soleil qui me brûle front et joues 

déchirant mes rêveries closes

qui sous mes yeux dessillés 

s’ouvrent au monde entier

les eaux secrètes

les eaux secrètes

j’ai un vallon en tête

il berce un lac

où les voiles procèdent

en hésitant longuement 

tiédeur de notre France 

les cygnes s’élèvent

semblent marcher sur l’eau

retombent en silence

se croisent apaisés

mes yeux visent le ciel 

et la terre là-bas

goutte dans l’eau

on dirait de l’ombre

qui roule et s’avance

ça menace

des voix de feu s’exaltent

le lac soudain agité

vaste peur de jadis

c’était l’Ailette aux morts

pluie de fer ça gémit

au pied du mont souvenir

enfants persécutés

je vous entends courir

sur le chemin

le lac porte vos pas

vers le ciel grand ouvert

cent ans c’est peu

et vous êtes si nombreux

à rêver sous les eaux

loin très loin de nous

l’an futur

l’an futur

il y aura forcément 

du sourire et des gâteaux

les vignes croissant à deux pas

le champagne couvrira les voix

et l’on enterrera feuilles rêves et soupirs

dans un immense présent

gouffre intouchable pourtant 

même au jour de bascule

on ne sentira pas le cliquetis

féroce de l’horloge électrique 

et la main sur la bouche

j’observerai la nuit du fol hiver par la croisée

nuages graves lune grise

 je ne suis pas pressé

ce novembre me va

je pense souvent penché sur l’âtre

à ce jour du bilan

fumée brune et bleue

tout me souffle l’éphémère des joies

c’est ainsi qu’auprès du feu

je songe combien est charmant notre petit novembre

esseulé crémeux sobre

je fais couler en gorge un peu d’eau piquante

et levant le liquide léger

à travers sa transparence

j’aperçois dans le ciel

un avion tout chargé de lointains visiteurs 

qui faufile son col autour des nuages 

je bois à leur santé

souhaitant bon voyage

à ceux qui volent 

et à moi qui demeure

courage

courage

j’entends craquer le jadis

mais j’ai beau peser de tout mon pas

la terre présente ne marque plus 

ce qui marche est volatile

ce qui pense coule en buée

notre présent s’encapsule de passions

et mes mains tremblent d’être peu 

savoir qui commande est bien vague

la parole vocifère pour soi 

et pourtant et pourtant dit la voix 

toujours des couples s’inventent

à l’instant leurs mots doux

des sourires aux avenues 

émergent parfois de la foule 

robes et manteaux volent

dessus les pas dansés

les parapluies se ferment 

les lèvres s’ouvrent 

des voix des voix des voix

j’entends sur le boulevard

des cris qui ne sonnent qu’une fois 

c’est moi c’était moi 

et l’urgence présente dit la voix 

est au petit temps pathétique

alloué à nos vies

ce courage

joie d’automne

une manière de rayon tiède

creuse sa trace contre les nuages groupés

le coeur un moment s’ouvre

à la joie d’octobre

ses menaces s’aménagent en lumière

la suite des jours dit bon débarras

je jette les fleurs sèches

puis avec elles rêveries et papiers

dépassés par le flot tout rétréci des jours

j’ouvre alors la candeur de l’âtre qui rougit

arrosant le tapis et mes mains

d’un trop plein de chaleur folle

joli soleil de bois

lumière orangée

qui insiste vers l’arrière

mord sur l’août noir

croque les noix de septembre

les étincelles débordent ainsi en éclats vifs et noirs de feu

sortes de secondes explosives du moment

pointes subtiles et brutales

dans la pièce où les bûches résonnent

je me perds en cet instant qui s’immobilise

dans l’éternité

novembre son deuil et ses aigreurs sombres peuvent bien passer

je songe combien l’enfance sera tendre

à l’orée de décembre

novembre

connaissez-vous le pays aux contours incertains

quand le pas broie du noir

quand la mer dès l’aube – paupières cireuses – 

charrie des masses d’encre voilées

à peine inspirée

l’iode de novembre

se fait fièvre aux poumons

les cimes dépouillées

charmes ormes chênes 

xylophones affairés

s’entrechoquent dans la brume fatigue

l’affaire de vivre

en plein doute

fait de novembre un où es-tu entêté

c’est à peine si l’on avance aux halliers glacés

le corps dépose les armes

au bout des alarmes maximales

la onzième saison sonne derrière la mort

et c’est alors

au bout de l’an ou presque

que remonte facile la mélodie des doigts

dans le filet des jours

la pluie joue du piano

le vent souffle ses symphonies improvisées

l’époque affolée bascule

dans la saison des oeuvres chaudes

le noir rédige enfin

sur le blanc silence des brumes qui se lèvent à volonté

le chant joyeux des enfants de la vie

(Mon Brassens est de ces œuvres chaudes à venir)

Quatre poètes à Laon ce 16 octobre

La rencontre fut animée et intéressante. Quatre poètes, ce sont quatre musiques, quatre manières d’envisager le provisoire de notre existence. Chacune avec son style et l’extrême fragilité du recueil qui contient pourtant chez chacune d’elle une force magique. Les regards étaient emplis de feu. Soudain cette impression que nous ne nous étions jamais vus (ce qui est vrai) mais découvrant à travers le regard le contenu du recueil que je n’ai pu m’empêcher de projeter sur leur présence. Passer d’un « recueil » (si bien nommé) à un visage est si émouvant: comment ces mots d’exception ont-ils pu naître de ce visage tellement avenant? Et c’était le sourire qui confirmait. Très beaux moments où les voix alternaient comme au théâtre; c’était le théâtre du monde en réduction. Ceux (du public si heureux d’être là) qui étaient absents sont à plaindre. Ils auraient appris ce qu’est complicité, et légèreté de propos, et amitiés naissantes, à deux pas de la cathédrale par une étonnante journée où le soleil même avait été invité.
J’ai eu l’impression trouble que ma voix reprenait à elle seule les quatre voix pour les porter au-devant, voix parfois si légères, que ma reprise était finalement trop méditée, sauf les jeux d’esprit qui viennent ainsi sans qu’on le veuille et qui chantent à leur manière la joie de vivre ici et maintenant. Il flottait dans l’air un infime brouillard rieur que le soleil trahit depuis les croisées. Notre présence fut présente dans la toute-puissance du verbe poétique, à l’instant. Il n’est pas si facile d’être présent à ce point, si bien qu’alors que je sonnais la retraite, le public indigné dit: mais nous avons encore le temps! Le temps justement, c’est du temps qu’il s’agit. Bonhomme, j’ai laissé faire, il le fallait, je me suis assis, écoutant ravi le ramage merveilleux que j’avais humblement suscité par les voix de Bernard et Lucie. Il faudrait dire ici aussi l’importance de leurs corps; quand l’esprit parle, c’est métamorphose; nos récitants incarnèrent avec foi les paroles précieuses à nous destinées et rien que pour nous.

Quand quatre poètes contemporaines viennent à Laon

C’est ce samedi 16 octobre à L’ESCAL 14h, je présenterai Joëlle Abed, Sabine Dewulf, Béatrice Marchal et Jeanine Salesse, dans le cadre du SALON DU LIVRE de LAON.

Bernard Namura et Lucie, récitants hors pairs, diront des textes des quatre poètes.

Ce sont des merveilles.

 Puis nous dialoguerons avec elles, les interrogerons, vous, moi ; vous pourrez faire les remarques et poser les questions que vous voulez.

C’est une grande chance pour nous, Laonnois, de découvrir des poètes de cette envergure et de pouvoir éventuellement dialoguer directement avec elles.  

Toutes ont été primées ici ou là et occupent des places reconnues dans la poésie contemporaine de langue française.

C’est pour notre ville un grand honneur de les recevoir.

VENEZ Nombreux à l’ESCAL samedi 16 octobre 63 rue Sérurier à 14h. Merci à l’équipe et au président du Salon du Livre d’avoir permis leur venue.

Le sein dans tous ses états

[ Cette pièce, qui m’avait été commandée par les services sociaux d’Amiens, était destinée à encourager les femmes à se faire faire des mammographies. Jouée dans un quartier difficile d’Amiens il y a quelques années, elle ne semble pas avoir perdu de sa nécessité.

Ce mois d’octobre est justement consacré à cette campagne… il m’a semblé intéressant de la reproposer.

Cette pièce est protégée de tous droits par la SACD.]

Le sein dans tous ses états

Scène 1

(Une femme) :Peut-être entre 16 et 25 ans, oui, oui, peut-être à cet âge là peut-être, peut-être… mais sinon on a du mal à croire qu’on a des seins parfaits,  pas trop mamelles, pas trop tasse de thé à l’envers… Quand je les regarde dans un miroir, je ne suis pas toujours très fière, enfin ça dépend, souvent si, quand même… mais il arrive parfois qu’au bout d’un moment je fixe un autre endroit, le visage surtout, tiens, je me demande si le maquillage n’a pas été inventé pour détourner le regard  … Mais non, mais non… le visage c’est la partie émergée de cet iceberg qu’est mon corps; normal qu’on le souligne, pauvre visage exposé au temps qu’il fait, la pluie, le soleil, et au temps qui passe, les rides, toujours les rides! Et les seins, eux? Oh, c’est facile, c’est cruel, avec le temps, plouf, ils tombent, c’est une loi, c’est la loi de la gravitation appliquée au corps des femmes. Heureusement, il y a les vêtements, oh les soutiens-gorges, ces empêcheurs de tomber en rond! On est bien là-dedans, les seins y sont, comment dire? Comme des oiseaux dans leurs nids… contre la tempête du temps. Oui, oui, je sais, après un certain nombre de décennies, ce n’est plus la peine, ben oui, je sais. 

Ah j’oublie l’essentiel: une fois couverts, les seins, c’est tout de même ma fierté. On ne les porte pas, on les arbore… oh toutes ces ruses innombrables pour séduire en laissant les boutons du chemisier ouvert, les robes échancrées, enfin tous ces petits trucs qui laissent deviner ou parfois découvrent le fameux pli entre les deux seins, pour séduire par le galbe, toujours séduire. Le décolleté, quelle invention… et qu’on est fière de… au fait, fière de quoi, oui, au fait, de quoi? Eh bien, on découvre sans découvrir, jusqu’au bord de l’aréole, du bout de sein qui lui, curieusement, s’il est découvert, devient obscène. Ce qui est comique, c’est que ça se joue à quelques centimètres de tissu. Le décolleté est un endroit risqué, trop c’est l’enfer, et pas assez ça fait bigot, refoulé. Entre le diable et le bon dieu trouvez le juste milieu et vous aurez le décolleté parfait! Il arrive qu’on parle de la gorge au lieu de dire les seins; ça vous a quelque chose de plus érotique, je crois. Comme si les seins parlaient; la gorge, la gorge… bon moi je veux bien, pourquoi pas?  

Ah, pour le décolleté, encore faut-il des seins qui s’y prêtent, ou qui s’y donnent, ou qui s’y offrent. Ben oui, il y a des femmes qui ont des seins trop petits… oui, oui, elles se font mettre des implants, de même que les trop grosses poitrines se font réduire… attendez, attendez… c’est quoi trop petits ou trop gros? Qui décide de ça? Après tout les sinistres squelettes ambulants des défilés de mode sont-elles un modèle? Il semble que non. Les stars de cinéma qui font rêver les hommes, les vraies, ont des poitrines opulentes, enfin, je crois… Bon, elle est où la norme? La norme c’est l’énorme, ou la norme c’est la poitrine des mannequins? Non, je crois qu’il n’y a pas de norme. Encore une histoire de juste milieu, ras le bol du juste milieu! Aucune femme n’est à cet endroit. La nature n’obéit à aucune norme. 

Ah, la vraie souffrance est peut-être aux magazines féminins… Tenez, aujourd’hui aucun journal ne publierait un texte misogyne. Eh bien, les vrais misogynes ce sont ceux ou celles qui écrivent dans les magazines féminins et qui vous coincent les seins entre deux modèles… et en plus ces tricheurs, ils retouchent les photos, les bandes de vaches! Plus petits disent les uns, plus gros disent les autres! Et parfois les deux modèles opposés dans le même numéro! Qui sont les pervers et les perverses qui inventent des trucs pareils? On ne peut pas choisir et comme la chirurgie esthétique est capable de tout… c’est une vraie torture. Les mecs n’ont pas ces problèmes, enfin, peut-être qu’ils en ont d’autres. Je ne sais pas.

Ah oui, j’oubliais, les seins ça bouge. C’est pour ça qu’il y a des femmes qui ne veulent pas d’enfants. La maternité pensent-elles, ça détruit le corps, et les seins en particulier. Ça rend folle! Autrefois les hommes nous battaient, oh, ça continue plus que jamais… mais bon, les mecs qui font ça aujourd’hui ont quand même parfois mauvaise conscience. Mais là, ces histoires de mode gros seins petits seins etc… au fond, c’est encore une manière de nous gouverner, de nous torturer. La libération des femmes, oui, oui, la seule chose glorieuse qui soit arrivée dans les mœurs au XXème siècle ou à peu près…Mais on voit bien qu’il y a encore des poches résistance contre cette fameuse libération. Les modèles, les modes, rien de plus atroce. Après vient la terreur de ne plus plaire au mari, au père de nos enfants. Quel esclavage! 

Ah, une chose me revient qui m’a toujours fait rire: les hommes veulent voir les seins des femmes… d’ailleurs maintenant on en voit sur les plages… je me trompe peut-être mais c’est en train de refluer, ce truc… je crois, on en voit moins qui osent… je ne sais pas pourquoi… non, mais ce n’est pas ça qui m’amuse. Les hommes veulent voir les seins des femmes, ça les obsède. D’ailleurs elles ont raison d’arborer leurs seins comme un saint sacrement… enfin, je trouve ça très beau, très… comment dire? … qu’on arbore ses seins… euh, c’est sain, c’est très sain… un signe de bonne santé, une fierté justifiée. Non, ce qui est drôle, c’est que les seins des femmes qui font l’objet des désirs des hommes, à tout bien considérer, c’est la première chose qu’ils ont touchée lorsqu’ils étaient nouveau-nés. Oui, la chose qu’ils ont explorée en premier, celle qu’ils ont vue alors, est justement cette poitrine qu’ils aspirent à découvrir avec tant d’empressement; bizarre… On dirait qu’ils se souviennent. Oui, ça doit être ça, c’est un souvenir, c’est pour eux ce qu’il y a de plus mystérieux et de plus connu à la fois. Ils sont drôles les mecs, vraiment curieux… des bébés éternels. Enfin, je crois. Ça m’amuse de le penser, enfin bon, ce que j’en dis… ce que j’en dis…

Scène 2

                        (Catherine et Nicole entrent en parlant)

Catherine :      Et tes seins ?

Nicole :           (éclate de rire) Ah ah !! Mes quoi ?

Catherine :      Tes seins…

Nicole :           Mais tu te crois où ?… hem, euh… tu plaisantes, j’espère ?

Catherine :      Non, pas du tout.

Nicole :           Écoute, on parlait de nos rides, des meilleurs produits, de la crème, de nos varices…

Catherine :      Et du fond de teint ! C’est important le fond de teint !

Nicole :           Oui, j’oubliais ! Tu as raison chère amie, ma bonne amie qui se fiche de moi !

Catherine :      Non, j’insiste, parlons maintenant de tes seins !

 :          Quoi ? Mes seins ? Tu ne les trouves pas beaux, mes seins ? Enfin, je me fiche un peu de ce que tu en penses. Sauf qu’une amie qui t’insulte, c’est pas vraiment agréable. Je ne vois pas le rapport !

Catherine :      Je ne t’insulte pas. Réfléchis bon sang !

Nicole :           Tu veux que je réfléchisse sur mes seins ? Elle est bonne celle-là ! Tu continues de te moquer de moi ! Mes seins, mais c’est ma part intime ; c’est aux hommes qu’il faut le demander, pas à moi ! Ni encore moins à toi, même si tu es mon amie depuis longtemps !

Catherine :      Allons, allons ; arrête un peu ! Tu ne vois pas ?

Nicole :           Ah oui, attends, j’ai compris, tu ne les trouves pas jolis et tu voudrais que j’aille me les faire refaire, je ne sais pas où par je ne sais qui. Un copain à toi, un chirurgien esthétique, tu parles ! Tu touches un pourcentage ?

Catherine :      Pas du tout. Mais alors pas du tout !

Nicole :           Qu’est-ce que tu mijotes ?

Catherine :      Rien du tout, c’est l’évidence, je suis très sérieuse…

Nicole :           Heureusement, j’aime pas qu’on se moque !

Catherine :      Personne n’aime ça ! Ne te fâche pas, je t’en prie !

Nicole :           Tu voudrais que je reste calme, alors que toi, mon amie, tu dis du mal de ma poitrine ! Quel culot ! Allez, dis-le : « Va te faire refaire les seins ! » et qu’on en finisse !

Catherine :      Tu ne comprends rien, décidément.

 :          Oh si, oh que si ! Je vois bien où tu veux m’emmener espèce de… Oh n’importe quoi ! Et ça se dit mon amie ! Et toi tes seins, tu crois que… ?

Catherine :      Mes seins, ça va, je te remercie…

Nicole :           Alors voilà, Madame, avec sa poitrine de femme de 45 ans, elle, elle est toute contente, elle est satisfaite ; et moi qui en ai autant, je devrais aller me faire refaire les seins par le charcutier du coin !.. Au fait, t’as les sous, parce que ça coûte bonbon c’t’affaire ?

Catherine :      Non, c’est gratuit.

Nicole :           Ah, ah ! Très drôle ! Et c’est remboursé ! Avec mes mamelons je vais encore creuser le trou de la sécu ! Non, mais tu rêves Catherine, tu rêves ! C’est remboursé, ben tiens, et les oranges du supermarché c’est aussi remboursé par la sécu ?

Catherine :      Ah, les oranges, non, mais les seins, oui !

Nicole :           Tu vois ça de ta fenêtre ma petite Catherine… on est où là, on parle de quoi ?

Catherine :      Ah enfin la bonne question, Nicole, enfin ! Fais un effort !

Nicole :           Tu m’énerves. Je me sauve, je me barre, t’as compris ? On est chez les fous là. On commence par parler de nos petits trucs là, de nos petites misères et tout d’un coup tu sautes sans crier gare sur ma poitrine comme une tigresse ! T’es à moitié folle. Bon, je te laisse avec tes fantasmes. Occupe-toi de tes seins, je m’occuperai des miens quand j’aurai le temps !

Catherine :      Non, c’est tout de suite ! Excuse-moi, je m’y suis mal prise… Pardonne-moi je t’en prie. Reste encore !

Nicole :           Mais euh, je…

Catherine :      Tu veux bien rester ? Juste un peu…

Nicole :           Oui… Enfin, non ! Là faut que j’aille faire les courses. Y’a plus rien dans le frigo. Tiens sur la liste, y’a même des oranges !

Catherine :      Non remboursées !

Nicole :           Comme tu dis, mais arrête de te foutre de moi, s’il te plaît !

Catherine :      Alors que l’examen des seins, lui, est remboursé !

Nicole :           (Silence) Ah d’accord… d’accord… ! C’était… c’était ça ton truc ! Tu veux que…

Catherine :      C’est l’évidence. Palpation, radiographie… à nos âges, tu sais… C’est la première cause de cancer chez les femmes.

Nicole :           Non, je ne sais pas et j’en ai rien à cirer… Ah la dame patronnesse ! Tiens, y’avait sœur Emmanuelle pour les gamelles, voici sœur Catherine pour les poitrines ! Non, non, non et non !

Catherine :      Explique-toi ! Pourquoi tu t’énerves comme ça ?

Nicole :           Parce que tu m’énerves. Occupe-toi de ta santé, d’accord ? Ton corps c’est ton corps. Va te faire voir, oui tiens, c’est ça, va te faire examiner ! Moi, rien du tout, je m’en fous !

Catherine :      Onze mille par an !

Nicole :           Onze mille quoi ?

Catherine :      Onze mille victimes du cancer du sein, tu mesures les ravages ?

Nicole :           Rien à faire, je m’en fous ! Ça fait mal ton truc d’examen machin, j’ai pas envie de me faire triturer la poitrine. C’est pas pour moi !

Catherine :      Nous sommes toutes…

Nicole :           Oui, ça va on est toutes concernées… Ah concernées ! Dis-moi par quoi on n’est pas concernées ! Dis-le moi ! On est concernées par la misère dans le monde, concernées par le sida, concernées par les grains de beauté, concernées par  la bouffe trop grasse, concernées par la privatisation du téléphone, la disparition des hirondelles, le retour des coccinelles, l’absence des coquelicots au bord des routes, la guerre en Irak, l’extinction progressive des baleines, du tigre sibérien, des indigènes en Amérique du sud, et le réchauffement de la planète par là-dessus pour en remettre une couche! T’en veux encore des concernements ? Ou des concertations… enfin je m’en fous comment on dit, mais j’en ai marre d’être concernée. Qu’on me fiche la paix ! Voilà ce qui me concerne !

Catherine :      Ouh là là ! Arrête de délirer ! Tes seins, tes seins, c’est pas du concret ça, ça ne te concerne pas ?

Nicole :                       Non. 

Catherine :      Et pourquoi non ?

Nicole :           Je ne suis pas fragile. Jamais malade, moi, jamais !

 :          Ça frappe n’importe qui, n’importe quand ! Tu le sais bien. Onze mille par an !

Nicole :           Onze mille femmes, pas d’hommes…

Catherine :      Si, si, il y a des hommes, mais en proportion infime.

Nicole :           Me fais pas marrer ! 

Catherine :      Si, il y a parfois des hommes, je ne rigole pas. Mais bon, c’est surtout les femmes bien sûr !

Nicole :           Ben tiens, évidemment, tu veux me faire croire n’importe quoi !

Catherine :      Non, je t’assure… enfin, là n’est pas le problème !

Nicole :           Et c’est même tellement pas le problème que je me barre, comme ça tu arrêteras de me foutre la trouille !

Catherine :      Ah voilà bien le problème cette fois ! Onze mille, ça vous fiche le frisson !

Nicole :           C’est des statistiques. Moi, je ne suis pas une statistique. Je suis moi et je n’entre pas dans ta combine de chiffres. J’ai jamais été malade, pas une fois sur le billard, c’est pas demain la veille que je vais risquer de…

Catherine :      Risquer de quoi ? Tu as peur, c’est ça, je le vois bien, tu as peur, c’est normal…

Nicole :           Mais c’est toi qui me fiche la frousse ! (Silence) Eh ben, oui, voilà, j’ai peur et je n’ai pas envie qu’on me dise après m’avoir pincé les seins dans une machine…. Oh, pis, j’en ai marre, je ne suis pas fragile, tu comprends, pas fragile… je m’en fous, je m’en fous, je m’en fous !! (Elle s’enfuit en se bouchant les oreilles)

Catherine :      Nicole, je t’en prie !… où est-ce que j’ai commis une erreur ? Je lui ai fait peur. C’est nul ; oui, c’est ça, la peur, la peur… mais comment est-ce que j’aurais dû faire ? Bon sang, comment faire avec une pareille tête de mule ? Oui, pourtant c’est mon amie, mais comment faire ? Comment ? 

Scène 3

                        (Catherine, Blandine, Véronique et Emmanuelle sont assises dans la salle  d’attente d’une radiologue. Armande survient dans le cours de la   conversation.)

Véronique :    C’est la cousine à mon beau-frère, qu’elle habite, euh…, d’où qu’c’est qu’c’est que, euh, d’où qu’c’est que’c’est qu’elle habite déjà ?

Blandine :       « Où est-ce qu’elle habite ? »

Véronique :    Qu’est-ce tu dis Blandine ?

Blandine :       On ne dit pas d’où qu’c’est qu’c’est, on dit où est-ce que…

Véronique :     Oui, oh, c’est du pareil la même chose. Donc je te disais, la cousine à mon                beau-frère…

Blandine :       « De », de mon beau-frère !

Véronique :    Ah, mais si tu m’interromperait pas tout le temps je pourrais te raconter nom de      d’là, mais y’a pas moyen de moyenner avec toi ; j’te jure tailler une bavette avec  toi c’est pas d’la tarte ! La vache ! En plus t’as toujours été du pareil au même à   me corriger quoi t’est-ce que je dis ! Une vraie instit qu’on a à l’école, comme si quand on serait encore des gamines !

Blandine :       Normal, c’est mon métier !

Véronique :    Oui, ben ras l’bol, ton métier tu peux te le mettre où je pense, j’te jure !

Blandine :       Oh, Véronique, arrête… je t’en prie, c’est déjà assez pénible comme ça…

Véronique :    Quoi t’est-ce qu’est pénible ?

Blandine :       Cette attente, là !

Véronique :    T’as la trouille ?

Blandine :       Bien sûr !

Véronique :    Ben, y’a pas de quoi avoir les foies ! Tu sors tes seins comme les vaches  leurs               mamelles au salon de l’agriculture et puis voilà…

Blandine :       Oh, je t’en prie Véronique, non, pas ça ! Mais quelle idée j’ai eue de t’emmener avec moi ! Tu me fais honte !

Catherine :      Rassurez-vous madame, j’ai au moins aussi peur que vous.

Véronique :    Ah, tu vois, quoi t’est-ce que je te disais !

Blandine :       Mais madame…

Catherine :      Appelez-moi Catherine !

Blandine :       Merci Catherine ! Enfin, Véronique, tu n’as pas entendu, Catherine a eu                           l’élégance de me dire qu’elle avait peur comme moi ! Tu vois, y’a pas que moi                 qui redoute cet examen !

Véronique :    Oui, ben moi, les examens, à l’école, j’en ai jamais réussi aucun. Mais l’examen  des seins, toujours, à chaque fois je les ai réussis !

Blandine :       Oui, toi, tu t’en fiches, c’est pas la première fois !

Véronique :    Oui, j’y suis déjà été ! Tiens, la première fois c’est quand que la cousine à mon beau-frère, elle a eu un tique qu’on lui a retiré avec une grande aiguille comme ça !(Elle fait un geste des deux mains)… Comme ça… qu’elle m’a raconté la cousine à mon beau-frère…

Blandine :       Elle a eu quoi ?

Véronique :    Un tique ou un tisque, je sais plus…

Catherine :      Vous voulez dire un kyste sans doute !

Véronique :    Oui, oh, c’est du pareil la même chose !

Catherine :      On dit que c’est extrêmement douloureux.

Blandine :       Rien que l’idée qu’on m’enfonce une aiguille dans le sein, j’en frémis d’horreur !

Véronique :    Oui, ben , la cousine à mon beau-frère elle a dit non, que ça faisait pas mal,   mais alors pas du tout mal, qu’elle a dit la cousine à mon beau-frère !

Catherine :      Tout dépend des sensibilités, sans doute, et vous madame, pourquoi avez-vous  peur ?

Blandine :       Appelez-moi Blandine…

Catherine :      D’accord Blandine !

Blandine :       Pourquoi j’ai peur ? Je ne sais pas, Catherine, je ne sais pas !

Catherine :      Moi non plus, je ne sais pas, je dois vous l’avouer.

Blandine :       L’idée qu’on me palpe les seins, vous savez…

Catherine :      Moi, c’est la radiographie ; je trouve ça, comment dire ? Comme une intrusion                    quoi, je ne sais pas ; les images après, tout ça, ça me dégoûte un peu… Je…   comment dire ? J’ai peur du résultat et surtout je ne me reconnais pas ! (Riant)      Je sais bien que ça n’est pas comme une vraie photo, mais tout de même !

Blandine :       Vous voulez dire que c’est obscène, quelque chose comme ça !

Catherine :      Oui, c’est ça !

Blandine :       Je vois, je vois.

Catherine :      Merci ! Oui, tout à fait ça, c’est le mot, c’est obscène. Et vous, vous avez peur                de la palpation ; euh, je trouve ça un peu limite aussi.

Blandine :       Atroce, j’en frémis d’avance !

Emmanuelle : Je me permets de m’immiscer dans votre conversation… mon nom est Emmanuelle !

Blandine :       Bonjour Emmanuelle !

Emmanuelle : Bonjour, excusez-moi, Blandine… vous n’avez rien à redouter… et vous non   plus Catherine !

Catherine :      Dites-nous, nous ne demandons qu’à être rassurées!

Emmanuelle : (Désignant Véronique) C’est comme madame l’a dit.

Véronique :    Ah, tu vois, quoi t’est-ce que je t’avais dit avant qu’on vient, que c’était pas la   peine d’en faire un camembert de chez Maroilles !

Emmanuelle : Oui, enfin, je m’exprimerais un peu différemment de Véronique, mais je dois   vous dire que je viens ici tous les ans et que, mon dieu… Je vais peut-être vous étonner… mais c’est un vrai plaisir !

Blandine :       Un plaisir ? !

Catherine :      Un plaisir ?!

Emmanuelle : Vous n’êtes jamais venues, vous ne pouvez pas savoir, cela va de soi !

Catherine :      Mais savoir quoi mon dieu ?

Emmanuelle : Comment vous expliquer ? Elle a les yeux bleu vert, presque gris dans la semi-  obscurité de la pièce, regard qu’elle rehausse d’un soupçon de mascara et la paume de ses mains est si chaude que…

Blandine :       Excusez-moi, mais de qui parlez-vous ?

Emmanuelle : Mais de la radiologue bien sûr ! Celle qui fait les radiographies et l’examen des seins !

Catherine :      C’est bien de nous parler de ses yeux et de ses mains, mais l’examen en lui même, ça fait mal ? !

Emmanuelle : Permettez-moi avant de répondre à votre question d’insister sur sa coiffure d’un  brun roux superbement accordé à ses pupilles  mobiles qui vous fixent avec  franchise, sans parler de sa voix douce, un murmure de ruisseau à la fois ferme et sautillant comme un rire constamment réprimé. Sa seule présence de fée, de    magicienne, trônant debout au milieu de ces machines sophistiquées et qui      pourraient sembler réfrigérantes vous donne une confiance totale, ce n’est pas   une doctoresse seulement, non, c’est une reine, et se faire examiner les seins par   cet ange incarné dans sa blouse blanche est un plaisir auquel rien ne saurait se  comparer !

Véronique :    La vache, comment qu’elle cause l’Emmanuelle, je sais pas de qui elle parle   mais j’aimerais bien lui serrer la main à c’te docteur dont à propos qu’elle    cause !

Blandine :       Mais triple buse, elle nous parle de celle qui doit nous examiner !

Véronique :    Ah ben alors, on parle pas de la pareille au même ! Tout ce qu’elle vient de       dire, c’est balivernes et compagnie, nom de d’là ! Comment vous dire ? Elle a la taille d’une génisse de huit mois, des yeux de chèvre et une blouse blanche que    j’en voudrais pas pour traire mes vaches, c’est pas une blouse qu’elle a, c’est un sac de farine !

Catherine :      Bon, enfin, bref, cela n’a rien d’une corvée, hein, c’est ça, malgré ce qu’en dit                   Véronique ?

Emmanuelle : Tout à fait, chère amie. C’est un délice, un vous verrez, je              ne vous en   dis pas davantage ! 

Armande :      (Elle sort de la salle d’examen et rentre dans la salle d’attente) Zut, zut, zut ! J’ai oublié mon soutif ! Vache de vache ! (Elle parle à Emmanuelle qui vient                de se lever et se précipite dans le cabinet de la radiologue) Vous, attendez-là,   je dois aller rechercher mon machin là…

La doctoresse 🙁Une voix depuis les coulisses) Madame Béjart, votre soutien-gorge ! 

Armande :      Oui, ça va, ça va, je sais, j’arrive ! Filez-moi mon soutif ! (Une main passe le soutien gorge des coulisses vers la scène.).. Merci !

Catherine :      Mais c’est Armande ! Bonjour, comment tu vas ?

Armande :       Bonjour… pas bien, mais alors pas bien du tout !

Catherine :      On t’a détecté quelque chose ?

Armande :      Oh non, c’est pas ça mais j’avais tellement les boules que ça m’a fait un de ces  mal, la vache !

Catherine :      Enfin, Armande, si t’as rien, t’as rien, et c’est tant mieux !

Armande :      Ouais, je sais… je sais, mais regarde-moi ça ! (Elle brandit le soutien- gorge)J’oublie tout, je suis dans un de ces états, si tu savais…

Véronique :    C’est pas grave ça, d’oublier son soutif, y’a plein de jours où je le mets pas et je m’en fous ! C’est pas si important ma bonne dame, et si même que vous voulez le remettre là devant nous avant de sortir, ça gêne personne, hein ma             Blandine ?

Blandine :       Oui, non, bien sûr, tu as raison !

Emmanuelle : (Elle est debout, sur le point de rentrer dans le cabinet de la radiologue, donc                de sortir de scène, mais elle suit la conversation…) Il me semble cependant que                        ce lieu public convient bien peu à cette délicate opération, excusez-moi… une                 certaine décence naturelle m’oblige de plus à vous dire que là, debout, le   soutien gorge à la main, vous n’êtes pas d’une élégance folle !

Véronique :    Mais laissez-la donc faire ce qu’elle veut, à c’te pauv’ femme ! (Armande hausse les épaules et met son soutien gorge dans son sac).

Armande :      Pffff! Moi, dans une autre vie, j’aurais le choix, je préfèrerais être un mec…              toutes ces histoires de seins et de soutien gorge… ça me gonfle, ça me gonfle !

Blandine :       Oh, ne dites pas ça, je vous prie, c’est si beau d’allaiter des enfants !

Armande :      Ah, parlons’en d’allaiter des enfants ! Ça vous fait des seins en poire, une  horreur, d’ailleurs moi, j’ai refusé d’allaiter pour mon Kevin. Madame Béjart qu’elles me disaient les sages-femmes, y’a rien de plus beau, elles disaient    même un truc du genre: allaiter, c’est l’école des femmes… l’école des femmes, tu te rends compte, non mais n’importe quoi !

Catherine :      Mais c’est vrai Armande, je te jure, tu as raté quelque chose !

Armande :      Je m’en fous ! Je ne veux même pas en entendre parler !

Emmanuelle : Je vous avoue que je m’interroge également sur le bien fondé de votre réticence                     à donner le sein, car enfin cette osmose délicieuse jamais au grand jamais, en                     notre brève existence, nous ne la revivrons avec cette intensité troublante !

Armande :      Oh, vous, la précieuse ridicule, ça suffit hein ! Arrêtez vos effets de manche et                   allez plutôt vous faire tripoter les mamelles par cette folle de radiologue qui a                     dû trouver son diplôme dans une pochette surprise ! (La radiologue appelle :              « Madame Emmanuelle Arsan! »)

Emmanuelle : (Gifle Armande) Vipère ! Vous n’avez pas l’avez pas volé! (Elle sort, et rentre              ainsi dans le cabinet de la radiologue).

Armande :      (Elle se frotte la joue) Aïe, aïe, aïe !Ben qu’est-ce qu’il lui prend à cette                            dingue ?!

Catherine :      J’ai cru comprendre qu’elle était amoureuse de la radiologue !

Armande :      La vache, elle m’a fait mal ta copine…

Catherine :      Ce n’est pas ma copine, on s’est rencontrées ici, à l’instant !

Armande :      Décidément, c’est pas mon jour. J’aurais mieux fait de rester au lit. 

Catherine :      Qu’est-ce qu’il t’est arrivé, après tout t’as rien aux seins, de quoi te plains-            tu ? 

Armande :      Oh, là, je ne sais pas si je dois, tu es là avec des amies et…

Blandine :       Nous nous sommes rencontrées ici par hasard comme Catherine vient de vous   le dire. Si vous avez une difficulté, et si cela vous fait du bien d’en parler,    confiez-nous ce que vous avez sur le cœur. 

Armande :      Je vous remercie mille fois. Cela fait tellement mal. C’est mon mari. 

Catherine :      Jean-Baptiste ?

Armande :      Oui !

Catherine :      Il dirige toujours le théâtre ? 

Armande :       Hélas, oui, quand je pense que c’est moi qui l’ai fondé ce théâtre et que je l’ai  fait venir parce que j’en étais folle de ce type… et voilà…

Catherine :      Et voilà qu’il en a trouvé une plus jeune, bien sûr…

Armande :      Tu étais au courant et tu ne m’as rien dit ? 

Catherine :      Mais non ! Bien sûr que non ! Mais à nos âges quand on a des problèmes avec                son mari, on sait bien ce que ça veut dire. 

Blandine :       Je m’excuse de partager vos confidences.

Armande :      Oh, y’a pas de mal. Ça me fait du bien d’en parler, et puis, on en est toutes là.

Blandine :       Oui, je fais une radio de contrôle avant de faire refaire les seins. Je voudrais     tellement continuer à plaire à mon Ludovic. 

Armande :      Permettez-moi de vous le dire crûment : vous perdez votre temps et votre     argent. (Elle marque une pause pour prendre son souffle) Une femme meurt de son vivant. 

Catherine :      Ah non, Armande, non ! Il faut se battre, lutter ! 

Véronique :    Et pis, si y veut fout’ le camp, y’a qu’à l’fout’ dehors ! Moi, c’est quoi t’est-ce     que j’ai fait avec mon bonhomme. Vlan ! À la porte ! J’ai gardé les vaches et     tout le pré de derrière ; le reste avec ses bagnoles, il a tout conservé et c’est tant   mieux. Chacun pour moi. 

Blandine :       Chacun pour soi, plutôt… chacun pour soi. 

Véronique :     Oui, bof, pour moi, pour soi, c’est du pareil la même chose !

Catherine :      Ah si toutes les femmes du monde pouvaient se donner la main !

Armande :      Merci de m’écouter en tout cas, ça fait drôlement du bien…

                        (Elles entourent Armande comme pour la protéger et lui déposent tour à tour  un baiser sur les cheveux. Des mots peuvent être dits : « Ce n’est pas si grave, tu vas être tranquille maintenant, il ne faut pas t’en faire, la vie est belle, elle     continue… »)

Scène 4

(Un homme) Surmontant ma timidité naturelle, je vous concède que, comme tous les hommes, les seins attirent mon regard, mais lorsque nous nous croisons dans la rue, vous et moi, j’éprouve la présence de vos seins comme un prolongement mystérieux du visage qui vous  identifie. Il est aux seins, à la poitrine, un secret très obscur, comme un manque ostensible chez nous, les hommes, et qui nous contraint à prouver notre virilité alors que votre féminité s’inscrit naturellement dans les courbes de votre corps. Il vous suffit de paraître et c’est la beauté promise qui s’avance avec vous, cette tendresse des seins qui, semble-t-il, ne bat que pour nous. Et pourtant, quoi de plus intime et de plus exposé que vos seins? 

C’est presque une question de tissu, de pli, de présence émergente d’un élément doux qui nous fait tant défaut et que vous promenez par les rues, sans vous rendre compte à quel point vous êtes alors le chant du monde, cette « gorge » qui désigne parfois les seins et qui parle de l’enfance, de la voix, du chant, de la joie pure de vivre, aussi bien que de l’attirance que vous suscitez. 

Ces vagues que vous arborez au-devant de vous envahissent nos rêves, donnant à votre personne une claire vision de l’océan de tendresse qui s’avance en un souffle bienveillant vers nos mains malhabiles ; on ne contient pas la mer et son flot qui se tend : personne ne le peut. De même les hautes statues qui dorment aux parvis des cathédrales sont le plus souvent des femmes aux surplis savants et obliques dont la souplesse donne à nos songes un vaste allant que le vent semble faire bouger imperceptiblement. 

Regardez-nous, les hommes, les mains dans les poches, grondant contre l’orage, contre le feu, contre la pluie, contre l’hiver clos ; nous sommes si peu souverains que nous avons inventé l’épée, le sceptre et les bombardiers lourds, tandis que vous mobiles et fières, vous avancez vers le temps, avec le temps, des enfants pressés sur votre poitrine inépuisable. Vous donnez et donnez encore, alors que nous ne faisons que prendre en oubliant le plus souvent de dire merci. 

Les seins sont pour nous, les hommes, toute notre condition ramassée puisque nous nous y abreuvons à la naissance, qu’adultes nous en faisons l’objet de nos désirs et que finalement nous dormons dans le sein de la terre. Ils représentent l’allure sereine de ce que devraient être nos vies, oui, la paix et même davantage, l’espérance d’une tendresse, ce dont nous avons le plus besoin, puisque les hommes portent, on le sait bien, une violence au cœur qu’ils ne peuvent réfréner qu’avec difficulté. 

Votre poitrine est gage qu’au-delà des astres et des univers muets, une espérance généreuse existe vraiment, ici et maintenant, une parole première, des mots tendres et heureux, langue maternelle que nous avons sucée à votre gorge posée sur nos lèvres d’enfants. Le bercement demeure, vous êtes notre repos et notre balancement, vos seins sont le bonheur tel que nous en rêvons, soyez-en assurées ; rien de meilleur ne pourra jamais nous arriver.

Scène  5

                        (Lorsqu’elles entrent en scène elles semblent engagées dans une conversation               qui dure depuis un certain temps)

Agathe :          Mais si, Joël, souviens-toi, avec ses lunettes de travers et les cheveux bouclés                       comme un mouton !

Julie :              Oui, je vois, ça y ‘est, je vois !

Agathe :          Donc, je te disais, l’autre jour, on l’avait invité avec sa nouvelle… comment                    dire… avec sa nouvelle femme, enfin, ils sont pas mariés…

Julie :              Avec sa nouvelle compagne.

Agathe :          Voilà, compagne, si tu veux. Eh bien, autant l’ancienne était plate comme une                  limande, comment elle s’appelait déjà?

Julie :              Roberta…

Agathe :          Oui, Roberta, j’allais dire Spaghetti tellement elle était mince comme un fil….

Julie :              Oui, et mignonne avec ça !

Agathe :          Enfin, faut aimer, moi, les femmes fil de fer avec deux œufs sur le plat en guise   de seins. 

Julie :              Mais je te parle pas de ça ! Son corps je m’en fiche. Roberta elle était sympa. 

Agathe :          Oui, bon, bref, enfin la nouvelle femme de Joël…

Julie:               Sa nouvelle compagne…

Agathe :          Oui, ben, sa nouvelle compagne, comme tu dis, elle a une de ces poitrines…                  comment dire ?  Énorme, énorme, énorme !

Julie :              Énorme comment ? 

Agathe :          Ben, comme ça, à peu près ! (Elle fait un geste pour en montrer l’ampleur)

Julie :              Ah oui, quand même !

Agathe :          Oui, à ce point là ! Je vais te dire, moi, je trouve ça ridicule !

Julie :              Ridicule ! Attends, mais pas du tout, c’est la nature !

Agathe :          Oui, ben moi, j’en ferais évacuer la moitié à coups de scalpel ! T’imagines le              truc à porter ?

Julie :              Mais nooon ! Laisse aller la nature ! Tu sais, au fond, je trouve qu’une grosse   poitrine c’est très beau !

Agathe :          Beau ? Tu te fiches de moi ! Beau ! Mais qu’est-ce qu’il faut pas entendre ?

Julie :              Ça donne une présence rayonnante ; il y a là une grande joie dans une telle                 présence ! La vie, c’est beau la vie !

Agathe :          Non, non, on voit bien que tu l’as pas vue. C’est encombrant ce truc là ! Tout   juste si en se penchant pour s’asseoir elle n’a pas renversé les fleurs      que j’avais posées sur la table !

Julie :              En tout cas, dis-donc, Joël, il change du tout au tout. J’espère que sa nouvelle    compagne est aussi sympa que Roberta, c’est tout ce qui compte. 

Agathe :          Remarque, sa Roberta, elle aurait pu les gonfler au silicone, elle serait peut-être                     restée avec Joël !

Julie :              Et tu penses vraiment que la deuxième elle devrait se les faire diminuer ?

Agathe :          Ah oui, franchement. Une taille pareille, c’est pathologique, c’est un vrai                         handicap !

Julie :              Bof ! Les seins qu’on gonfle et qu’on dégonfle, je trouve tout ça humiliant, c’est                       pas clair cette histoire. 

Agathe :          Quoi ? Qu’est-ce qui est humiliant là-dedans ?

Julie :              Je ne sais pas. C’est la vie et ses fantaisies et tu vois y’a des modes comme ça…                les femmes se croient obligées de se conformer à une moyenne qui n’existe pas.                      Une moyenne qui doit rôder dans l’esprit des mecs et qu’on impose comme ça,                 pour humilier les femmes ! La femme parfaite, je l’ai jamais rencontrée. 

Agathe :          Et Joël non plus visiblement. Maintenant il se crève les yeux sur son corsage.                      Bon, moi je veux bien, mais enfin, trop c’est trop !

Julie :              Noon, non, Agathe, non, le problème n’est pas là, bon dieu ! La taille de la                     poitrine, on s’en fout, tout dépend de ce qu’il y a autour !

Agathe :          Autour ? Mais autour de quoi ?

Julie :              Ben le sourire, la voix, la démarche, l’allure générale, l’intelligence… être                                    une femme, c’est quand même pas dans la poitrine !

Agathe :          Ça joue un rôle !

Julie :              Non, c’est nul. On n’est pas de la barbaque ! Plus ou moins de viande sur le    thorax, ça ne fait pas une belle femme. La beauté c’est aussi intérieur et ça       rayonne par les yeux, par les gestes, enfin quand même, on ne va pas réduire la         beauté féminine à la taille des seins ! C’est stupide à la fin, ces conversations à     la noix !

Agathe :          Tu penses que ce que je dis là c’est des paroles à la noix ?

Julie :              Franchement ! Franchement, écoute Agathe, je t’aime bien mais l’ampleur de la                        poitrine, on ne devrait pas se fixer là-dessus !

Agathe :          Tu ne réponds pas ! Cette conversation là, elle te paraît idiote ? 

Julie :              Oui.

Agathe :          Merci ! Tu m’énerves, toujours à me contredire ! Tu fais ça tout le temps, sur                   n’importe quel sujet !

Julie :              C’est faux !

Agathe :          Tu vois, tu me contredis encore ! Tu le fais exprès, non ?

Julie :              Pas du tout ! Je dis ce que je pense ; les seins, tu parles d’un truc, toi… bouh, ça                      me fout en l’air ces trucs là ! On a les seins qu’on peut et puis on s’en débrouille                        et zut, j’en ai marre de parler de ça !

Agathe :          Vu l’humeur de madame, moi, je décanille d’ici ! Pour une fois qu’on parlait             d’un problème de femmes.

Julie :              Un problème de femmes !!?? Les seins ce n’est pas un problème et cela ne                    concerne pas que les femmes.  Tu es vraiment à côté de la plaque, toi. Tout ça      pour dire du mal de l’une de l’autre… j’en ai ras le bol de ces ragots !

Agathe :          Je me sauve, moi, marre de t’entendre, je reviendrai quand tu seras plus    aimable !

Julie :              C’est ça, c’est-à-dire jamais !

Agathe :          T’as l’intention de me faire la gueule pendant vingt ans ? Ah cet air triste, là, à     remâcher des rancœurs !

Julie :              Pas du tout ! Qui est-ce qui a parlé de la beauté de la nature, de la joie de vivre,              qui a défendu aussi bien les petits seins que les grosses poitrines ? Et                                ce serait moi qui serait pleine de rancœur ? Moi, je trouve tout ça très bien et                         j’estime qu’on en fait un peu trop sur des détails de notre anatomie qui ne sont                  pas essentiels ! Et puis on ne découpe pas les femmes en tranches, c’est un                       ensemble, ce que nous disons n’est pas essentiel, je te dis. 

Agathe :          Qu’est-ce qui est essentiel ? 

Julie :              La vie, l’amour de la vie, la joie de vivre…(en un murmure) et j’en sais quelque                       chose !

Agathe :          C’est quoi cette histoire ?Tu es une spécialiste de la joie de vivre ? 

Julie :              Non, non…

Agathe :          Tu sais quoi ?  Qu’est-ce que tu as à en dire ? 

Julie :              Rien, rien… va, va…

Agathe :          Tu caches quelque chose.

Julie :              Non, non…

Agathe :          Si, si, tu me caches quelque chose !

Julie :              Non, non.

Agathe :          Si, si, je le vois.

Julie :              Non, ça va, ça va aller…

Agathe :          Tu parles, je te connais.

Julie :              Arrête, je t’en prie.

Agathe :          Allez, allez !

Julie :              Non, je ne veux pas, je ne peux pas. 

Agathe :          Tu ne veux pas quoi ? (Silence) Tu pleures ? Dis-moi que c’est pas vrai, ce n’est   pas moi qui… (Julie fait non de la tête) Tu… tu…

Julie :              C’est… c’est le cancer du sein… pas très avancé, là, à droite…

Agathe :          Je vois… tu as des chances de… (Julie fait oui de la tête). On en guérit aujourd’hui, excuse-moi, pardonne-moi, je ne pouvais pas… (Elles s’éloignent tout en parlant, comme elles sont venues).

Scène 6

(Des actrices en grand nombre s’immobilisent sur la scène et disent chacune tour à tour une phrase.)

Mes seins, j’en prends soin. (prendre cette phrase comme un refrain choral toutes les cinq phrases)

Fendant le flot des passants, cette proue du navire féminin vogue sur les boulevards.

L’envie de vivre est suspendue au décolleté des belles.

Les seins, double volcan dont les éruptions dorment sous les corsages. 

Qu’as-tu fait de tes seins, toi qui gémis d’un cancer très probable ?

Et nous avancerons cousant sur le fil des saisons des tissus dentelés qui rehaussent leur galbe.

Ce que je donne en fait d’amour, ce sont les fruits précieux de ma jeune saison.

La galanterie, messieurs, a été inventée pour laisser passer les seins dans l’embrasure des portes. 

La première tétée et les amours précoces y rôdent pour la vie ; toute la vie.

Vous voudrez bien découvrir dans nos seins transparents une image de la terre, ce globe qui nous porte.

Du balcon de mes seins tu as vu, enfant, tous les pays du monde.

Tes seins sont-ils si sûrs qu’ils ne relèvent d’aucune radiographie ?

Il faudrait dire aux bébés ainsi qu’aux amoureux : régalez-vous mes enfants voici venir le règne des seins souverains. 

Méfiez-vous, fiers gaillards, vous dormirez bientôt tout petits à l’ombre de mes seins. 

Tartuffe : Ne cachez pas ce sein que j’aimerais tant voir !

Mes seins, le soir : écoutez ce que le couchant soupire dans sa poitrine rouge horizon!

N’oubliez pas que vous avez un corps : vos seins le murmurent au miroir.

Les jambes font des pas, arpentent les rues, seuls les seins dansent vraiment. 

Ils sont le sourire avancé à la fenêtre du corps, un souffle de passage, du bout des aréoles. 

Dans l’arrondi de lait blanc dont tu remplis chaque matin le creux du bol, tu te revois bébé, accroché à mon sein.

Deux diamants doux qui étincellent devant moi.

Ils nous précèdent mais leur souvenir nous suit.

Au soleil de nos seins vous égayez votre journée de pluie.

Le souffle du vent sur la moisson à venir, au bord de l’été, n’approche pas la splendeur d’une caresse sur le sein.

Je tremble de pitié à l’idée que des hommes – pour peu qu’ils aient été nourris au biberon – ne sauront jamais ce qu’est un sein. Il leur manque la moitié du monde. 

Depuis toujours, des architectes couvrent le monde de coupoles : ils ont raison ; le sein est l’unique ferveur. 

La Seine, si belle à Paris, est sœur du sein.

FIEVRE: un livre paru cette année

C’est peut-être le plus concerté de mes ouvrages. Le plus travaillé. La contrainte était féroce: je devais rêver à partir de gouaches carrées de 10×10, ce qui semble impossible, ahurissant. Les gouaches me contraignaient à prendre leur format. Je ne connais pas d’exemple d’une pareille folie: le peintre dicte au poète et la forme et le contenu. J’étais, le faisant, parfaitement conscient de cette nouveauté. Et donc je n’étais pas seul(c’est le plus important). Il y avait d’ABORD les gouaches. Nous nous étions mis d’accord avec la peintre (vive internet) : elle racontait dès le début l’histoire du confinement(sur un an)… de manière abstraite, et je devais mettre des mots dessus. J’avais la gouache et je devais l’illustrer… oui, l’écrivain illustre le tableau!! ça paraît fou, mais c’est ainsi que nous avons conçu les trois étapes: la fièvre monte, elle se stabilise, puis elle redescend. Dans notre fiction nous n’avions pas prévu que l’épidémie s’étalerait sur deux ans. Nous étions partis de l’idée qu’une épidémie durait un an et qu’elle allait donc s’estomper. Ainsi les trois soleils de la couverture disent-elles les trois étapes plus générales d’une épidémie.
En réalité la contrainte formelle était une contrainte physique, une contrainte qui préoccupe. Comment écrire à partir d’une image abstraite, qui plus est une peinture à l’eau, c’est-à-dire sans la souplesse du pinceau?
Ces contraintes étaient l’image formelle des interdits imposés par l’épidémie.
Ce petit livre n’a eu AUCUN succès. AUCUN. Ce qui est très bon signe. Rien ne l’avantageait. Des gouaches, des textes restreints… difficile de faire pire au temps du racolage. Or, je demeure persuadé que ce petit livre tombé du ciel des inventions est un bon livre. Vous avez sûrement remarqué que les textes tombent juste sur la surface de la gouache en regard. C’est un vrai livre. Je devrais dire: un livre VRAI. Il dit la vérité de l’épidémie; chaque image découpe une fenêtre, c’est-à-dire la seule vision qui nous soit permise dans une période aussi féroce, aussi privée de “sortie”, et à l’intérieur de ce carré, les mots s’inscrivent selon.
Que ce BON livre soit demeuré “lettre morte” voilà qui me réjouit profondément. Pas masochiste, non, mais sûr que ce petit opuscule recèle des trésors d’inventivité jamais avoués qui déconcertent, prennent au dépourvu, mordent sur le convenu.
La peine fut belle. La souffrance de l’épidémie fut on ne peut plus utile. Il ne faut pas hésiter à le dire: ce livre est un morceau de présent tombé parmi nous. J’ai un certain mal à décrire rétrospectivement mon sentiment; je dirai: ça renaude. C’est une protestation radicale. Personne ne l’a vu. Ces vingt fenêtres sont ce que nous fûmes, durant ce temps suspendu …comme si le temps pouvait se suspendre! Oui, il le peut, c’est ce petit opuscule.

Raymond Prunier

(Edité aux éditions Lumpen:

http://lumpen.fr/les-editions-lumpen)

équinoxe II

II

quelque chose parle

dans la palpitation des brindilles 

c’est de l’ordre du vent 

c’est de l’ordre du temps 

une haleine ne cesse 

même en plein midi  

de mêler du froid au souffle 

les mésanges éternelles bâtisseuses

prolongent leurs affaires de rameaux 

devinant entre les feuilles 

que le léger souffle

qu’elles éprouvent en vol 

est habité de glace

déjà l’automne déjà l’automne 

et un avenir très secoué

pour leurs nids bientôt sous zéro

et leurs plumes en pèlerines bleues

rabattues sur les yeux 

je songe qu’elles pourraient nicher 

dans ma boîte à lettres 

je ne reçois plus d’humain courrier 

les cartes postales c’était avant 

avant les mails avant l’automne 

je me souviens je me rappelle 

automne et souvenir sont le même

un fond de gorge remonte du silence

j’ai dû dire des paroles vraies

à propos de la plage au soleil contre la mer 

des mots jaunes ensablés et doux 

des mots jeunes nostalgie et cris 

de joie surtout de joie 

elle ne me quitte pas non non 

cette jolie compagne des heures fruitées 

mais très âgée elle rôde au présent

elle habite sous la peau

aux commissures elle s’excuse 

les feuilles dit-elle les ridules les écorces

la joie glisse doucement vers l’intérieur 

les lèvres à l’avant garde

parées au miroir 

elles se font belles sourient contre le gel 

c’est vrai que l’automne rend beau

il est fier de ses obliques 

qui finement dorent l’arbre

sa lumière et le visage

frottés de soleil courbe

ont des langueurs malignes

vocalises mezzos en tons mineurs 

ce bruissement des feuillus

en fait foi cette allure grave

des nuées vers le soir

et l’ouest explosif larmes de joie

monde radieux à étouffer

c’est trop d’ocre automnal

alors me caressant les paumes 

je  songe au plaisir du vin chaud

la porte grince cliquetis de serrure 

et je rêve d’aller voguer 

sous les voiles d’octobre

vers les îles heureuses 

le vent est un ami qui résiste 

et me pousse et me meut 

j’aurai des nuits de rivages

couverts de bois flottés

c’est si doux au toucher 

on dirait une peau

je me vois vêtu de mouton 

arpentant la plage morte

avec pour seule musique 

ce ressac insaisissable

rien ne finit rien ne finit