Monologue du célibataire ( 2 )

Retrouvez le premier monologue de la série ici.

Ah, tu veux encore l’enfant,
La main, la brume, tout ça ?..
Non, écoute, je crois que j’ai tout dit
Et je n’en suis pas fier fier…
Oui, le problème tu vois c’est qu’il n’y a plus de guerre,
On ne peut plus jouer les héros,
Enfin je veux dire…
Euh… l’homme, comme il ne peut plus être un héros
Il se vautre au salon en regardant le foot,
Bière en main,
Ou il tourne en rond
Enfin, il ne peut plus partir de la maison avec une vraie bonne raison,
La guerre, ça, c’était du solide,
La patrie, tout ça, tu avais un rôle,
Tu avais une raison pour partir, pour tout quitter,
Les gosses, la bonne femme,
Le bon motif, quoi, égoïste mais moral,
Ta mauvaise foi devenait bonne foi,
Tu vois ce que je veux dire…
Ah oui, la paternité…
Ouh, ça je ne sais pas,
Ça fait rigoler, non ?
Parce que dans les rues je vois bien des panneaux marqués : ‘Maternité’
En gros comme ça, en lumineux,
Mais des ‘Paternité’ on n’en voit pas
On ne sait pas où c’est la paternité…
Oui, c’est ça, la maternité on voit bien ce que c’est…
C’est le bébé tout sanguinolent qui sort,
Le placenta, le cordon qu’on coupe, la mère qui est contente, le bébé qui pleure, qui tète…
Ça, on voit bien.
Mais le père, lui, il est sûr de quoi ?
Il n’est même jamais sûr qu’il est le père…
Tiens, ça doit être pour ça qu’il donne le plus souvent son nom à la mère et à l’enfant.
Et puis, oh, il faut bien que je le dise,
Tu sais, le truc de l’enfant la main dans la brume, tout à l’heure
Les cinq doigts, mes larmes,
Oui, oui, c’était de l’épate,
C’était pour faire pleurer dans les chaumières,
Du vrai gros mensonge bien viril,
Ça ne m’est jamais arrivé, non, non,
Enfin… je l’ai vu au cinéma.
Les hommes, c’est ça, je crois,
Du cinéma, enfin, du théâtre,
Enfin, ils mentent…
Pourquoi ? Par ennui, je crois, par ennui…
Oh, siii, j’ai interrogé les copains qui ont des enfants…
Si, si, en fait, ils ne savent pas à quoi ça sert, les enfants.
En jetant leur semence,
Ils pensent tout de suite que le produit de leur organe sera mortel
Un enfant pour eux c’est un prolongement,
Mais ils savent dès le début que ce sera provisoire…
C’est pour ça qu’ils ont inventé Dieu, les hommes…
Ou qu’ils se saoulent au bistrot.
Ils pensent toujours au train,
Au vaste train ferraillant qui un jour nous emmènera, là-bas …
L’air de rien, le train de rien…

Monologue du célibataire

Moi ? 33 ans ! Toutes mes dents !
De me marier ?
Ah, non, non, non, non…
Quoi ? Les enfants ?
Ah, oui, oui, oui, oui, oui…
Évidemment, vu du point de vue des petits
C’est pas pareil
C’est rose, c’est blond, enfin, des fois,
Ça cause,
Oui, je sais, on en apprend avec les enfants
Tiens je l’ai lu dans le journal, écoute-ça :
‘L’enfant est le père de l’homme’…
Pas mal, hein ?
Ah tiens, l’autre jour, un petit gars, il m’a fait un signe, j’étais dans le train pour Hirson, il m’a fait un signe de la main, il voulait un sourire, et tu sais, c’était le matin, dans la brume, il marchait près d’une gare en lançant des cailloux. Et puis tout d’un coup, il a tout lâché, il a tendu la main, j’ai bien vu, cinq doigts dressés vers moi contre la brume, avec le jour naissant, un vrai soleil. J’avais mal dormi, c’est vrai, mais je ne sais pas si je dois le dire, oui, je vais le dire, en voyant son sourire, les pommettes, tu vois, les paumes blanches dans le tout petit matin, j’ai failli pleurer dis-donc… C’est pour ça que j’ai dit ‘oui’ tout à l’heure pour les enfants. …Oui, tu as raison, j’ai pas failli. J’ai pleuré vraiment, comme un veau, j’ai pleuré…
Pourquoi ? Ah non, ça je ne sais pas.
De me marier ?
Non, ah, ben oui, ça c’est sûr,
Si tu veux des petits gars faut aller devant le maire
Remarque maintenant c’est pas obligatoire…
Oui, comme tu dis, le maire c’est mieux,
Tu donnes ton nom, tu te rends compte, ton nom,
À quelqu’un d’autre que toi
C’est digne, oui, oui, c’est digne,
Ça te requinque un bonhomme en moins de deux
C’est le cas de le dire,
Oui, c’est mieux de se marier, c’est sûr
Mais tu vois ce qui me retient c’est…comment dire ?
Le grappin…
Oui, le grappin, après, tu vois,
On a l’impression qu’on est coincé aux épaules,
On ne peut plus jouer les gros bras au bistrot,
On est responsable
Et puis j’aurais honte, j’aurais honte… De quoi ?
Eh bien, j’aurais honte au supermarché de pousser le caddie avec les couches par-dessus,
Voilà c’est ça le signe du grappin.
Ah, oui, cent fois, elles ont voulu, cent fois
Ah non, je n’ai pas voulu, tu sais,
J’ai l’impression que le rouge à lèvres
Le rimmel
La poudre pour le nez et les joues
En fait, tout, la mini-jupe
Le soutien-gorge
Tout ça, en fait, c’est autant de griffes du grappin
C’est pour t’accrocher
Pour que tu pousses un jour un caddie plein de couches sur le parking du supermarché…
Être sincère ? Non, mais je suis sincère… Tu rigoles ?
Tu crois que je mens ?
Oui, non, tu as raison, non, en fait ce n’est pas le grappin, c’est vrai,
Ce n’est pas le grappin qui me fait peur
Après tout on divorce comme on rigole aujourd’hui,
Non, c’est les enfants, oui, oui,
C’est ça, la main tendue comme un soleil dans la brume du matin.
Oui, ça, ça me fait peur,
Ton nom, oui, tu es responsable,
Oui là vraiment, oui, là, j’ai peur, j’ai peur oui, oui, oui, oui… (Il s’en va)

Le Père Manant

Cette pièce a été jouée une seule fois. Elle a été écrite pour illustrer un débat sur le chômage en Thiérache.

D’une durée d’une demi-heure, elle n’en demeure pas moins un récit avec péripéties. Ma préoccupation principale est de faire sourire le public, tout en présentant la difficulté d’adaptation d’un homme particulier, jamais sorti de son village, au monde tel que nous le connaissons. Le ton n’est pas à la moquerie, même si j’ai voulu donner de notre temps une image plutôt amusée. Cette pièce ne tend jamais vers le misérabilisme encore moins vers la pitié : le Père Manant est au contraire une sorte de Candide intelligent qui se révèle rapidement à lui-même. Il a environ quarante ans. L’actrice sera de son côté une secrétaire type, où se mêlent la fausse neutralité, le narcissisme et la compassion authentique.

Téléchargez « Le Père Manant » au format PDF – Cette pièce est déposée à la SACD. Tous droits réservés.

Scène isolée d’une pièce en attente de sujet

 

Le régisseur entre en scène d’un air menaçant avec le brigadier à la main.

 

Moi quand je suis spectateur et que je vois un acteur entrer en scène, je me demande toujours s’il ne va pas balancer une grenade dans le public… Ne vous marrez pas, c’est possible, si si… ça ne s’est jamais vu, mais supposez un acteur muet… oui, oui, c’est peu probable, mais bon j’ai dit: supposez, supposez… bon, ben, balancer une grenade pour un acteur muet ce serait pour lui la meilleure manière de s’exprimer. Oui, ben oui, quand il veut agir l’acteur muet, qu’est-ce qu’il peut faire d’autre? …

J’y pense, moi à votre place j’aurais la trouille, regardez ce machin (Il montre le brigadier), imaginez que je le balance… trois morts, facile ! Assommés ! … mais non, n’ayez crainte, le régisseur… oui, c’est moi le régisseur… eh bien je n’ai aucun intérêt à balancer ce truc là dans le public… il est malin le public, un coup pareil et il ne revient plus, c’est pas dans l’intérêt du régisseur, j’y perdrais mon métier, mon aura, mon salaire, ma belle-mère… et mes enfants qui attendent à la maison que je ramène les sous pour payer les casseroles, la vidange, le chauffage, les fronces des rideaux, la papinette  pour faire la vinaigrette et les petits beurres qui sentent si bon quand on les met dans le grille-pain, qu’est-ce qu’ils diraient les enfants, hein, je vous le demande, qu’est-ce qu’ils diraient ?

Non, non, n’ayez crainte, je ne le lancerai pas sur vous, quoique… c’est pas l’envie qui m’en manque. Vous n’avez jamais vécu ça vous, un jour ? Je veux dire, assommer d’un coup trois quatre de nos congénères… si, si, non, non, pas en vrai, mais dans la tête, c’est dans la tête qu’on vit les meilleurs moments et quoi de plus délicieux que d’assommer des gens dans son crâne, non…(oui ? y’a mieux…? Ah peut-être…) mais un bon coup de bâton de temps en temps au hasard, ça fait envie, moi je le dis, ça fait envie, on le sent là, au creux du foie, non, au creux de l’intestin grêle, près du pancréas, ça gratouille frivole, ça hésite là, ça bouge jusque dans la cabèche, sous le front dégarni, sous les vertèbres du crâne, partout. Partout ! Jusqu’aux orteils, ces extrémités les plus extrêmes qui touchent le sol et font de vous un homme… euh, une femme aussi… Et puis un éléphant… (un éléphant? Euh non, pas un éléphant !)

Oui, mais après je rentre du théâtre et à ma femme qui me demande: alors chéri, ça s’est bien passé cette soirée ? moi je lui réponds: pas mal, j’ai tué trois quatre spectateurs ; imaginez, ça lui ferait un choc à ma femme, hurlements, tremblements, trépignements et les petits se mettraient aussitôt à piauler, du genre: et qui c’est qui va payer les impôts, suppôt de Satan, qu’ils me diraient les petits, voilà papa qui est un assassin, pa-pa a-ssa-ssin ! Ils me montreraient du doigt dans la rue à leurs copains, pas peu fiers les mioches, j’aurais une aura de raté, la honte! La grosse honte d’enfer, ouh là là, j’ai eu chaud, si je l’avais fait!… Du calme, du calme !

Au fait j’y pense, ce truc là (Il montre le brigadier) ça s’appelle un cocon… euh non, que je suis bête, attendez, euh, c’est un bruit d’acier… non un bris d’acier, non (ah pauvre mémoire !)… un brigadier, oui, voilà, un brigadier, un brigadier… Un sacré truc le brigadier; toute la tradition du théâtre, les trois coups, oui, quand ça commence la pièce, on frappe trois coups, c’est comme un cœur qui bat… En fait je raconte n’importe quoi, c’est une erreur, les acteurs parlent toujours des trois coups, mais c’est qu’ils ne savent pas compter. Ce sont des littéraires, le comptage ils n’y connaissent rien. Avant que les trois coups retentissent y’a toute une suite de coups avant, comme avant que le boxeur soit KO, oui, y’a plein de coups avant, c’est beau comme des points de suspension, oui, c’est, je sais pas moi, pff… une dizaine de coups, oui, des fois que les spectateurs n’auraient pas compris que ça allait démarrer, ils sont tellement stupides les spectateurs, avant que ça commence ils s’amusent, ils oublient qu’ils sont au théâtre, ils jouent au poker, ils mangent du piment frais, ils se grattent la tête, ils pleurent, ils se mouchent dans de grands mouchoirs à carreaux rouges, ils rient, n’importe quoi les spectateurs, n’importe quoi. Heureusement qu’on est là pour relever le niveau, moi, le brigadier, les planches, les projecteurs, les acteurs, les parleurs, les haut parleurs, les radiateurs, l’auteur, les rideaux, les décors, la scène, la purge, le dramaturge, le thaumaturge, la saucisse, les coulisses, la catharsis, ça ça a de l’allure! C’est ça le théâtre ! Allez on commence !

(Il file en coulisses, frappe les coups, mais au troisième on entend un hurlement ).

Courage Amélie (première en mars 2009)

La jeune Amélie s’interroge sur son avenir et n’est guère enthousiaste : Arlequin, son double dynamique, lui montre des situations concrètes qui vont lui permettre de réagir. Au cours de la pièce on va voir alterner des scènes sur les années cinquante et sur notre époque, ce qui permettra à la jeune fille de mieux comprendre dans quelle époque nous vivons.

A la fin du spectacle il semble que l’orientation de son destin se fera plus facilement mais la pièce a pour ambition de décrire de façon positive cette véritable rupture de civilisation que nous avons vécue dans l’espace de deux générations. Les scènes successives présentent la manière dont ces mutations énormes ont eu des échos concrets dans le monde du travail, à l’intérieur du cadre familial ou dans les relations entre les hommes et les femmes.

Ce n’était pas mieux avant, c’était simplement différent.

Ainsi se dessinent de manière facétieuse des perspectives encourageantes pour la jeune Amélie. Tour à tour amusé ou ému, le spectateur est amené à tirer les conclusions qu’il veut, l’essentiel du spectacle étant de le divertir et de l’encourager à prendre le monde présent avec optimisme, peines et joies mêlées.

Téléchargez « Courage Amélie ! » au format PDF – Cette pièce est déposée à la SACD. Tous droits réservés.

(Années cinquante / années deux mille)

« Courage Amélie ! »

1
Amélie :
Ma jeunesse m’encombre, Arlequin.
Arlequin :
C’est ta chance !
Amélie :
Ne te moque pas, où vais-je ?
Arlequin :
Ta mélancolie m’amuse, Amélie.
Amélie :
Ne te moque pas, je ne sais pas quoi faire, je ne sais rien.
Arlequin :
C’est heureux, tu as tout à découvrir, quelle chance !
Amélie :
Pourquoi suis-je perdue, c’est de ma faute ?
Arlequin :
Mais non, ta jeunesse m’emplit de joie, Amélie !
Amélie :
Ah ah ? Eh bien, moi, elle m’accable !
Arlequin :
Tu sais que j’ai raison.
Amélie :
Parce que tu es toutes les couleurs du temps ?
Arlequin :
Exactement ! Je suis le passé, le présent…
Amélie :
Et le futur ?
Arlequin :
Oui, et le futur… un peu…
Amélie :
J’ai eu mon bac, tu sais, et puis…
Arlequin :
Et tu voudrais savoir…
Amélie :
Où je vais…
Arlequin :
Ce que tu peux choisir…
Amélie :
Ce que sera ma vie…
Arlequin :
Tu as peur de t’enfermer…
Amélie :
De me tromper dans mes choix, oui.
Arlequin :
Ah, ah, autrefois tu n’aurais pas eu toutes ces angoisses !
Amélie :
C’était mieux avant !
Arlequin :
Bécassine ! N’importe quoi !
Amélie :
Tu m’insultes ?
Arlequin :
Ne le prend pas mal !
Amélie :
Explique-toi !
Arlequin :
Écoute bien : avant, il y a cinquante ans, tu n’aurais eu aucun choix !
Amélie :
Donc aucune angoisse !
Arlequin :
Oui, mais quel boulot !
Amélie :
De quoi parles-tu, quel boulot ?
Arlequin :
Attends, clouée dans ta cuisine, tu aurais sans le vouloir mis des enfants au monde, si ça se trouve, à ton âge tu serais déjà mère…
Amélie :
Maman ! Ouh là !
Arlequin :
Eh oui !
Amélie :
Sans espoir ?
Arlequin :
Tu rigoles ! Si ! Avec de l’espoir partout…mais clouée tu m’entends, bloquée !
Amélie :
Comment ça ? Comment ça ?

(Arlequin désigne l’endroit où va se dérouler la scène 2)

2

(La scène est dans la cuisine. On ne voit pas les enfants ; ils sont censés être présents)

Roland :
Et vous les enfants, on ne moufte pas, hein ? !
Roseline :
Tu sais, Roland, ils ont été très sages, ce matin !
Roland :
Manquerait plus que ça !
Roseline :
Tiens, mange mon Jacquot !
Roland :
Mais regarde-moi ça ! Il laisse le gras du jambon ! C’est ce qu’il y a de meilleur ! Et puis, le gras, on le paye comme le jambon ! Tu sais ce que ça coûte le jambon ? Et moi qui me saigne aux quatre veines, tu parles d’un moins que rien celui-là !
Roseline :
Laisse-le, Roland ! Arrête de le harceler !
Roland :
Oh ça va hein ! Prends pas leur défense !… Et toi, là, tu vas manger ton jambon et le gras avec ! …Nom de Dieu ! (Il donne une gifle dans le vide par-dessus la table)
Roseline :
Arrête !
Roland :
Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? C’est toi qui commandes maintenant ?
Roseline :
Oui, c’est moi.
Roland :
Elle est bien bonne celle-là ! Et ça date de quand ?
Roseline :
J’en ai assez que tu te fâches sans arrêt contre eux !
Roland :
Mais je suis chez moi ! Et je commande comme je veux !
Roseline :
Non, c’est moi.
Roland :
Elle est raide celle-là : moi, j’ai jamais rien commandé ! Jamais rien décidé ! On m’a fourré chez un patron, on m’a emmené à la guerre, on m’a emprisonné dans un camp… Eh… Dis-moi, quand est-ce que j’ai décidé quelque chose ?! Jamais, tu m’entends, jamais ! Même pour les enfants ! Qui c’est qui les voulait ? Pas moi ! Alors ne t’avise plus de dire que je ne suis pas maître chez moi ! J’en ai marre ! Marre, marre et marre !
Roseline :
Tu vas les laisser tranquilles ! Les enfants ne sont responsables de rien ! Maintenant qu’on est en paix, fiche-leur la paix.
Roland :
Nom de Dieu ! Si c’est comme ça, je décampe d’ici ! Débrouille-toi avec les mômes ! On en reparle ce soir, tu vas voir un peu qui c’est qui commande ! (Il quitte la scène)
Roseline :
(Elle s’adresse à ses enfants, mais très vite, elle parle directement au public. Quelques femmes surgissent habillées comme elle et du fond de la scène prononcent des phrases de son monologue en alternance avec elle.)
Quel dommage que je sois bouclée à la maison ! Si je pouvais sortir, je pourrais vraiment faire comme je veux ; oh mais je trouverai bien un petit boulot…/
en attendant, mes enfants, pardonnez lui, il ne sait pas ce qu’il fait./
Ce n’est pas de sa faute … Déjà pendant la guerre, quand il était là-bas, je songeais en lisant ses lettres : la guerre le dévore, elle lui mord l’énergie, sa rage le consume. /
Je vous le promets, vous pouvez compter sur moi./
S’il y a un Dieu quelque part, prions pour qu’Il le guérisse au plus vite et s’il n’y a pas de Dieu (ce qui est probable), eh bien tant pis, nous ferons avec Son absence. À moi de faire des miracles, une rude tâche m’attend./
Ce vide dans la cuisine au lino craquant, ces casseroles que j’entrechoque après chaque repas, c’est la mélodie de mon abandon froid…/
oui, oui, il vous faudrait un père, un vrai, à moi aussi, mais c’était autrefois, dans ma tête de jeune fille naïve…/
mon Dieu, j’étais bien incapable d’imaginer qu’un jour les blés seraient fauchés par des panzers luisants sous le mai ensoleillé de mille neuf cent quarante./
Il a vécu longtemps sans moi votre père, et j’ai végété quatre ans (presque cinq) à mille lieues de ses bras./
Je l’imagine encore arpentant son stalag : son pas s’énerve sur les planches disjointes de son baraquement englouti sous la neige, il remâche ses rages futures./
Vous savez, il est revenu les mains outrageusement abîmées, mes chers enfants, des traces de blessures crevaient ses bras, il n’avait plus le souvenir des caresses… /
ou peut-être avait-il honte, honte d’avoir été battu, ligoté, enfermé ;/
alors pour les caresses, on aurait dit qu’il avait oublié, qu’à force de tenir un fusil ou d’étreindre des morts, il était devenu un peu glacé, un peu indifférent, je ne sais pas, j’imagine…/
sa vitalité fraîche a tourné vinaigre et sa vigueur est morte d’avoir longtemps espéré une libération mille fois reportée./
Il en a vu des morts et s’il vous bat, si sa violence se déchaîne parfois contre vos corps tendres, c’est une vengeance qui ne s’adresse pas à vous, mais à lui, battu, vaincu, déporté comme feuille dans l’automne d’une histoire atrocement subie. /
Nous devrons vivre avec. Vivre avec ! Je vous jure que je vous protègerai, mes chers enfants, je vous aimerai, je vous aiderai, comptez sur moi. /
Je sais, mes chers enfants, je sais que vous n’êtes pas de ce passé et que l’avenir seul vous importe, oui, vous grandirez sous les frondaisons pacifiques des fêtes populaires,/
vous danserez sans plus songer à ces horreurs, mais je vous le demande comme un service, comme un petit merci : je vous en prie, souvenez-vous et pardonnez ! /
N’ayez les cœurs contre eux endurcis, les pauvres pères, les petits pères, /
ils en ont tant vu, ils n’étaient pas faits pour ça /
– mais au fait, qui est fait pour ça ? quel monstre est capable d’assumer une chose pareille ? – /
soyez leur consolation, je vous aiderai pour deux, je vous aimerai pour deux, vous pouvez compter sur moi, sur nous, les femmes…/
voyez comme malgré les contraintes qui nous accablent, repas, repassages, vaisselles, lessives, nous faisons face, /
nous savons que les décennies à venir nous appartiennent, nous vous ferons un monde où vous pourrez chérir vos propres enfants, débarrassés de la terreur du ciel qui tombe sur la tête (les bombardements, si vous saviez !). /
N’écoutez pas les voix qui vous disent que c’était mieux avant. C’est une vaste blague : avant… c’était l’horreur !/
Je déclare la guerre hors la loi, je vous promets un monde pacifique dans nos contrées ravagées,/
je vous promets des printemps vrais, des primevères toujours,/
je vous promets de l’amour, on va enfin pouvoir aimer les enfants, c’est nouveau, c’est incroyablement neuf, aimer les enfants… Pour plus tard, le bonheur à l’âge adulte, je ne sais pas, ça va ça vient, mais nous, les femmes, nous vous ferons les conditions nécessaires à un bonheur possible./
Je vous aime, je vous aime … parlez, parlez sans crainte, l’azur chante, soyez présents, souriants, vivez, espérez,/
je vous aime tant, mes chers enfants, mes … chers… mes chers enfants, mes chers enfants, mes chers enfants.
3
Amélie :
Elle y va pas de main morte, dis-donc ! On vient de là ?
Arlequin :
Oui, oui, enfin, c’est l’auteur qui pousse le bouchon un peu loin, il adore le drame…
Amélie :
Mais il a raison, c’était dramatique !
Arlequin :
Mais pas du tout ! C’était plein d’espérance ! Tu n’as pas bien écouté !
Amélie :
C’est ça, je suis trop bête pour comprendre !
Arlequin :
Laisse tomber ! Attends, tu as vu, à cette époque tu n’aurais pas rigolé tous les jours.
Amélie :
Mais je ne rigole pas tous les jours, qu’est-ce que tu crois ?
Arlequin :
Tu as peur ?
Amélie :
Je suis tiraillée…
Arlequin :
Écartelée ?
Amélie :
Oui.
Arlequin :
Tu n’en as pas l’air !
Amélie :
Tu ne sais pas ce que c’est.
Arlequin :
C’est vrai… je suis l’Arlequin des couleurs du temps : je ris de vivre.
Amélie :
J’ai le mal de vivre.
Arlequin :
Ah, ah ! On va avoir des difficultés à se comprendre, toi et moi !
Amélie :
Je vais faire des efforts, promis !
Arlequin :
Merci. Je suis la joie, tu sais…
Amélie :
Je sais…. Euh, je peux te demander quelque chose ?
Arlequin :
Aux jeunes filles tristes on ne peut rien refuser !
Amélie :
Non, pas triste, je flotte, je suis écartelée, désemparée…
Arlequin :
Oui, excuse-moi !
Amélie :
Je voudrais l’équivalent du tableau de tout à l’heure, mais de nos jours !
Arlequin :
Oh là, oh là, oh là là ! Mais tout a changé aujourd’hui ! Tout ! L’équivalent ? Impossible !
Amélie :
En à peine deux générations ?
Arlequin :
Oui, oui, une vraie métamorphose ! Je vais te dire un mot simple.
Amélie :
J’adore quand c’est simple !
Arlequin :
Ah ah ! En 50 ans, tout est différent. Tu m’entends, ce n’est pas pire, c’est mieux, sans aucun doute, mais surtout c’est différent ! Différent !
Amélie :
Comment ça ? Comment ça ? (Arlequin désigne l’endroit où va se dérouler la scène 4)
4

(Julien et Justine sont assis dos à dos. Un portable en main)

Julien :
Allô ! Oui, je t’appelle… oui, c’est Julien. Qui veux-tu que ce soit ? Un de tes nouveaux mecs ?
Justine :
Ouaff, ouaff ! Ça va hein ! Ce n’est pas un mec que j’ai, c’est mon ami, et lui, il travaille, lui….
Julien :
Et tu le trompes avec qui, celui-là ?
Justine ; Avec personne ! Obsédé ! Parano !
Julien :
Parano toi-même !
Justine :
Qu’est-ce que tu viens me casser les pieds, abruti !
Julien :
Calme ta joie ! Ça ne t’a pas suffit de me traîner dans la boue devant le juge ?
Justine :
Ah, quel bon souvenir ! Oh que c’était drôle ! Avoue-le, tu ne l’avais pas volé !
Julien :
Écoute, j’ai pas le temps là, je suis au boulot !
Justine :
Ah bon, ah oui, c’est vrai ! T’as un job maintenant ? Ça doit te changer drôlement ! Tu n’es pas fatigué j’espère ?
Julien :
Ne me parle pas sur ce ton, s’il te plaît !
Justine :
Dis-donc, ce n’est pas moi qui appelle ! Je parle comme je veux, je suis libre, gros tas !
Julien :
Stop, stop ! Arrête !
Justine :
Droit au but! Qu’est-ce que tu veux?
Julien :
Je ne veux rien du tout ! J’appelle à cause de Nicolas et Jennifer !
Justine :
C’est quoi ton problème ? Tu t’occupes de tes enfants ? C’est nouveau, ça vient de sortir ! Ils sont en parfaite santé et j’ajoute qu’ils se portent bien mieux sans toi ! Alors grouille-toi, j’ai autre chose à faire qu’à écouter ton baratin !
Julien :
Oui, oui, euh… euh, je t’appelle pour la garde du week-end qui vient.
Justine :
Ah ah ! Voilà un bon papa qui réussit à force de mensonges à convaincre le juge de garder les enfants le week-end et à la première occasion, ça ne lui convient pas, alors bien sûr… Ah je flaire le traquenard ! Ah, je vois venir l’embrouille !
Julien :
Y’a pas d’embrouille, vipère !
Justine :
Vipère! Tu m’appelles pour me traiter de vipère ! C’est tout toi, ça ! T’es qu’un abruti ! (Elle raccroche).
Je t’en ficherais moi, des vipères, je l’ai nourri logé, pendant des années ! J’ai bossé au bureau comme une dingue pendant qu’il me trompait, j’ai fait les courses, la cuisine, le linge, je me suis occupé des enfants… et lui rien ! Et voilà que (Il rappelle)… Ah, c’est encore ce boulet, pfff !
Julien :
Euh, excuse-moi…
Justine :
J’en ai rien à faire de tes excuses !
Julien :
Écoute ! Arrête !
Justine :
J’arrêterai si je veux.
Julien :
Écoute !
Justine :
J’écoute parce que tu es le père de mes enfants, mais grouille-toi, là tu me déranges !
Julien :
Pour ce week-end, exceptionnellement, est-ce que tu ne pourrais pas les garder, je suis…
Justine :
Non, non, non et non ! Tu ne t’es jamais occupé d’eux…
Julien :
C’est même pas vrai !
Justine :
Je te dis que tu es un incapable ; tu n’as jamais été fichu de les éduquer, et là, le juge te donne la chance inouïe d’être avec eux….
Julien :
Il faut bien qu’ils voient leur père, ces enfants !
Justine :
C’est bien ce que je dis ! Donc, tu les as, ce week-end, de quoi te plains-tu ?! Voilà. On n’en parle plus. Et ne me rappelle pas. J’ai autre chose à faire qu’à écouter les…
Julien :
Mais enfin, Justine, au nom de tout ce qui a fait notre vie commune, avant…
Justine :
Ah non, pas ça ! Tu devrais avoir honte (avec emphase): « au nom de tout ce qui a fait notre vie commune » non, mais tu t’entends ? !… tu te fiches de moi, c’est pas possible, dis-moi, tu veux encore m’humilier, me prouver une fois de plus que je suis la dernière des dernières, une cruche, une moins que rien ! Oh, et puis, quand on a vécu l’enfer, on n’en parle pas ! Va te faire voir ! (Elle raccroche et quitte la scène)
Julien :
(hésitant) Bof bof bof bof ! Méchant, là ! Ça craint, ça craint, ça craint !(Il se résout en hésitant à composer un autre numéro) Euh…Allô ? Amandine ? Oui, oui, c’est Julien…euh… non, non… c’est la faute à mon ex… non, non, elle ne veut pas… Ben je sais bien qu’on avait prévu le week-end à la mer ! Ça va pas le faire, non ! Mon ex refuse, non, elle ne veut pas les prendre ! Mais tout ça c’est la faute à mon ex… non, non, attends, on pourrait changer de date, prendre des congés ensemble… attends, Amandine, non, non, ne raccroche pas… (Il écarte le téléphone et murmure) ne raccroche pas, ne raccroche pas, je t’en prie, ne raccroche…
5
Arlequin :
T’as vu ça ! Ouh là là ! l’auteur en remet une couche dans le drame !
Amélie :
Pas du tout ! Mais pas du tout !
Arlequin :
Ah bon ?
Amélie :
C’est exactement ça !
Arlequin :
Puis-je savoir d’où tu tiens ce savoir ?
Amélie :
De la vie ! De ma vie !
Arlequin :
Ta vie ? Mais elle commence à peine et…
Amélie :
En dix-huit ans d’existence j’ai eu le temps d’avoir deux beaux-pères !
Arlequin :
Trois pères ! Y’en a visiblement deux de trop en effet !
Amélie :
Ma mère est charmante, mais elle est… comment dire ?
Arlequin :
Versatile ?
Amélie :
Oui, changeante… mon père aussi d’ailleurs.
Arlequin :
Avec ces trois là tu as dû avoir trois game boys, autant de portables et tout le bazar !
Amélie :
Sans oublier deux demi frères et une demi sœur !
Arlequin :
Tu as de l’expérience !
Amélie :
Je ne suis pas une exception.
Arlequin :
C’est bien, ça change, ça fait de la vie qui bouge ! Quelle joie !
Amélie :
Ça détruit, ça divise intérieurement, ça fait des gens comme moi ! Avec un vide !
Arlequin :
Qu’est-ce qui t’a manqué ?
Amélie :
Un vrai père.
Arlequin :
Ah le fameux petit père de tout à l’heure ? C’est dur ?
Amélie :
Euh, non… on s’y fait. C’est comme un mur lézardé !
Arlequin :
Au bout d’un moment on n’y prête plus attention.
Amélie :
Euh si ! On n’oublie jamais le jour où…
Arlequin :
où ils se sont séparés…
Amélie :
Oui, tu te sens coupée en deux et c’est irréparable !
Arlequin :
Fragile, fragile…
Amélie :
Oui, et tu te sens obligée de prendre parti… mais c’est impossible.
Arlequin :
Tu deviens une faute vivante qu’ils ont commise à deux.
Amélie :
À peu près, oui.
Arlequin :
C’est pour ça que tu hésites, que tu es…
Amélie :
Irrésolue, tendue, incertaine…
Arlequin :
Tu aurais voulu bien sûr que ton père et ta mère restent ensemble… évidemment !
Amélie :
Je ne crois pas ! Le désamour, ça ne se commande pas.
Arlequin :
Ben dis-donc, t’en connais un rayon !
Tiens, j’ai là sous le coude une petite scène, du temps où les gens ne pouvaient pas se séparer. Enfin, où ce n’était pas encore la mode, si je puis dire !
Amélie :
J’aimerais bien voir ! Ça me changera !

(Arlequin désigne l’endroit où va se dérouler la scène 6)

6

(Il porte une casquette ; il a sa musette à l’épaule. Il jette son mégot)

Oufff ! Ça fait du bien une bonne gauloise dans l’air frais du matin. On se sent un homme, un vrai, un costaud. Malgré la brume qui persiste, je suis sûr qu’il va faire beau. Une belle journée à trimer, malheur ! J’aimerais tant être ailleurs. Un jour… un jour, je ne m’arrêterai pas au portail du patron. C’est pour lui le jour qui vient, pour moi c’est des heures payées une misère… et ça, six fois par semaine. Je vois à peine les gosses. Enfin, cette tâche des jours à réparer les lavabos qui fuient, a au moins un avantage, je ne croise pas le visage raviné de ma pauvre femme. Mais les enfants, Marie-Jeanne, avec sa frange blonde et ses yeux verts qui m’admirent (si elle savait, si elle savait) et le petit Jean qui chante comme un oisillon dans son parc de buis, tout frais tout rose ; avec la chance qui nous caractérise, lui, il sera plombier, comme son père, j’espère que non, mais je n’y crois pas trop ! Ses mains sont douces, potelées, ce serait dommage. Enfin ! J’aimerais tant que…. Ah, il fait bon respirer l’air du matin, même dans le brouillard… non, il vaudrait mieux que le ciel soit bleu… qu’est-ce que je fais ici ?… bleu azur, bleu azur….
Six jours par semaine, de sept heures du matin à sept heures du soir. Un jour… un jour je ne franchirai pas le portail du patron. Mes mains creusées, gercées, la peau cassante, les paumes comme des cratères glacés, drainées par les outils, j’ai beau les frotter le soir avec du savon de Marseille, tu parles, la graisse s’accroche dans les crevasses et sous les ongles, et mes gros doigts qui se crispent sur l’acier douteux des siphons, c’est drôle, ce sont les mêmes doigts qui font les marionnettes le dimanche pour faire rêver les petits. La maison de briques rouges aux marches inégales s’est refermée sur nous, sur moi. Qu’est-ce que je fais ici ? Tout ça n’a pas de sens. Le curé a beau dire, le ciel, heureux les pauvres, et la suite, tu parles, je préfèrerais un vrai ciel bleu, ici et maintenant.
Six jours par semaine. Un jour… un jour je ne passerai pas la porte du patron. J’irai plus loin, scruter l’azur, sentir la mer, guetter les rayons du couchant plutôt que de m’accroupir pour trois sous à l’ombre des placards de formica crasseux. Un jour, je partirai. C’est drôle, après la guerre, j’avais cru avoir fait le plus dur ; quelle joie c’était de revenir du camp de prisonnier, de danser sous les lampions et l’autre là, ma pauvre femme, il faut bien le dire, elle n’a rien fait pour me déplaire, et moi, le délivré, j’étais libre, libre, libre et amoureux, et fou d’aimer, ça tournait, tournait, et insensiblement, sournoisement, sans prévenir, cette folie s’est fait fardeau, fadeur, froideur, le cœur froid, on ne sait pas pourquoi, ça vient un matin, comme ce matin, tu t’accroches à ta cigarette de l’aube, c’est une bouée, ta seule grâce du jour. Qu’est-ce que je fais ici ?
Six jours par semaine. Un jour… un jour je ne frapperai pas à la porte du patron. Un jour, j’irai droit devant ; j’aimerais bien emmener Marie-Jeanne et Petit Jean, je les laisserais fouiller dans ma musette pour qu’ils partagent ma gamelle de midi. Je m’en fiche de manger, de ne pas manger. J’ai faim d’autre chose, d’une autre paix, d’une vraie paix rieuse et fraîche. Je serrerais Petit Jean dans mes bras et je lui chanterais des valses, des tangos… des javas, tiens. « C’est la java bleue, la java la plus belle… » et Marie-Jeanne sautillerait auprès de nous avec son éternel sourire et sa main de velours serrée dans ma poigne. Nous irions au loin dévorer la vie comme on le fait d’un quignon de pain, nous irions je ne sais où… qu’est-ce que je fais ici… je ne sais où, loin, très loin.
Ah tiens, voilà la porte !
Bonjour Monsieur Martin, oui, oui, tout va bien, on a quoi aujourd’hui comme dépannage ?
7
Amélie :
Je l’aime bien ton bonhomme de plombier !
Arlequin :
Tu as vu, il survit dans le rêve !
Amélie :
On en est tous là !
Arlequin :
Bravo, Amélie ! Ah que ça fait plaisir à entendre ! Tu me plais !
Amélie :
C’est vrai ?
Arlequin :
C’est vrai, on vit tous dans l’arc en ciel.
Amélie :
Quand je vois un arc en ciel, je ne peux pas m’empêcher de chanter !
Arlequin :
Quelle chance : Les couleurs engendrent les voix. Quelle joie ! Le rêve !
Amélie :
Ton plombier n’était guère différent, avec ses rêves !
Arlequin :
Que veux-tu ! L’homme descend du songe.
Amélie :
Ah ah, très bien, l’homme descend du songe ! Et là on ne peut pas dire que l’auteur en rajoute dans le drame.
Arlequin :
Si, enfin… à l’époque au moins tu avais la sécurité de l’emploi.
Amélie :
Il est où le drame ?
Arlequin :
Ils y laissaient leur peau pour presque rien !
Amélie :
Ils touchaient une misère… de quoi survivre, non ?
Arlequin :
Il y avait plein d’heures supplémentaires.
Amélie :
Le beurre dans les épinards.
Arlequin :
Oui oui, c’est ça
Amélie :
Sauf que moi, le beurre ça me fait grossir et je n’aime pas les épinards !
Arlequin :
Ah ah , enfant gâtée !
Amélie :
Crétin d’Arlequin !
Arlequin :
Ce que tu es susceptible !
Amélie :
Je suis gâtée, oui, ça on peut le dire ! Drôlement, même !
Arlequin :
Attends tu vas vider ton sac… mais avant permets-moi d’en rajouter un brin !
Amélie :
Ok, gros malin d’Arlequin.
Arlequin :
L’époque du plombier c’était les trente glorieuses.
Amélie :
Et alors ?
Arlequin :
Plein emploi, métiers garantis à vie ou presque…
Amélie :
Le paradis quoi !
Arlequin :
À écouter notre plombier ce serait plutôt les trente piteuses.
Amélie :
Je crois comprendre.
Arlequin :
Il travaillait tous les jours, parfois le dimanche !
Amélie :
Il gagnait peu, on l’a dit.
Arlequin :
Très peu. Tiens, il était payé en billets, dis-donc !
Amélie :
Il dépensait tout ou partie de sa paye au bistrot…
Arlequin :
Pas toujours ! Mais les femmes… ouh là !
Amélie :
Les courses, la lessive à la main, la tripotée d’enfants… l’enfer !
Arlequin :
Pour les femmes, les fameuses trente glorieuses, c’était comme depuis la nuit des temps.
Amélie :
Donc à cause de ça, moi, je serais une enfant gâtée ?
Arlequin :
La pilule contraceptive a tout changé.
Amélie :
Je me plaindrais pour rien ?
Arlequin :
Tout est ouvert pour toi, ma belle !
Amélie :
Là où je demande du boulot, on m’envoie bouler !
Arlequin :
Attends…
Amélie :
Non, toi, attends. Tu m’énerves, je sais ce que tu vas dire.
Arlequin :
Eh bien va z’y !
Amélie :
Tu vas me dire : faut étudier, faire des études…
Arlequin :
Voyager, aller à l’étranger, apprendre des langues, foncer, embrasser l’équateur…
Amélie :
Embrasser l’équateur, n’importe quoi !Londres, Tokyo, Berlin, Washington, Rome… T’es en cheville avec une agence de voyage ? J’ai pas un sou !
Arlequin :
Mais tu peux travailler là-bas… Débrouille-toi !
Amélie :
On vit dans un pays si pourri qu’on doit aller se faire voir ailleurs ?
Arlequin :
Que tu es drôle ! Mais non, des jeunes étrangers viennent chez nous ! Ça les change ! Il faut apprendre l’Autre, le monde !
Amélie :
Pour quel métier ?
Arlequin :
On ne sait pas quels seront les métiers dans dix ans ! Mieux vaut en attendant, étudier et s’arracher à la maison où tu croupis !
Amélie :
Donne-moi ta carte bleue, je pars demain matin !
Arlequin :
Encore ça ! Mais débrouille-toi ! Va ! File ! Cherche du boulot là-bas !Aère-toi !
Amélie :
J’ai peur.
Arlequin :
Tu l’as déjà dit.
Amélie :
Mais là j’ai déjà moins peur.
Arlequin :
Comment ça ?
Amélie :
Rien que le fait d’en parler… je ne sais pas.
Arlequin :
Tu vois, tu ne risques rien. L’école aujourd’hui, ce n’est pas toujours quatre murs d’une université graffitée par des enfants perdus. L’école, c’est le globe terrestre!
Amélie :
Ben t’as pas peur toi avec ton globe terrestre !
Arlequin :
Je reconnais que là l’auteur m’oblige à dire des trucs…comment dire ?… un peu pompeux…
Amélie :
Ah, ah ! « Un peu pompeux, un peu pompeux » ça me fait rigoler !
Arlequin :
Bon, attends ! On va prendre l’exemple inverse. Tiens, j’ai une caissière là.
Amélie :
Caissière, ça, jamais de la vie !
Arlequin :
Elle est bien de ton avis.
Amélie :
Comment ça ? Comment ça ?

(Arlequin désigne l’endroit où va se passer la scène II, 2)

8
Le psy :
Ah bonjour, notre petite Séverine !
Séverine :
Bonjour, docteur, enfin, petite, petite…(Elle se regarde en souriant un peu gênée)
Le psy :
Oui, oui, j’ai recherché dans mes dossiers, il y a bien longtemps que…
Séverine :
La première fois que je suis venue, j’avais huit ans je crois, ma grand-mère m’avait amenée…
Le psy :
Oui, oui spasmophilie, je me souviens, tu ne voulais pas rentrer, tu te débattais, et on s’est vus à intervalles réguliers pendant pas mal de temps… mais là, ça fait bien vingt ans que…
Séverine :
Écoutez, écoutez…euh, je peux m’asseoir ?
Le psy :
Installe-toi ! Je t’écoute.
Séverine :
Euh…euh… ça…Ça me prend là !
Le psy :
Tu étouffes ?
Séverine :
C’est ça, oui, c’est ça.
Le psy :
C’est ton travail ?
Séverine :
Oui, non, enfin oui, en partie…
Le psy :
Il faudrait que tu…
Séverine :
Oui, oui j’y viens : je suis mariée, quatre enfants, on a une maison dans les environs… et… et j’ai peur.
Le psy :
Peur de quoi ?
Séverine :
Ça me vrille l’estomac, ça me retient soudée à la terre ; des chaussures de plomb ; comme un scaphandrier, je suis incapable de respirer sans assistance ; c’est pour ça qu’il fallait que je vienne. J’étouffe.
Le psy :
Oui, oui, je comprends… Et ton métier ?
Séverine :
Caissière.
Le psy :
Au supermarché ?
Séverine :
(Elle fait oui de la tête et se prend la tête dans les mains) C’est le stress, c’est le stress, c’est le stress !
Le psy :
Au travail ?
Séverine :
Partout ! Sans arrêt ! Jamais le temps !
Le psy :
Quatre jeunes enfants, une maison, ton travail, il n’y a rien de plus banal, tu es…
Séverine :
Oui, je suis stressée. Je devrais trouver ça normal, mais…
Le psy :
Les enfants vont grandir et je suppose que ton mari te donne un coup de main.
Séverine :
Lui, oh, un vrai papa poule, il les adore, il m’adore.
Le psy :
Vu de l’extérieur, ça paraît idéal.
Séverine :
Et c’est l’enfer, c’est flippant, c’est un piège diabolique, d’ailleurs, regardez, vous aussi, vous vous demandez : mais de quoi vient-elle se plaindre, celle-là ?
Le psy :
Pas du tout ! Qui te dit des choses pareilles ?
Séverine :
Les voisins, les voisines…. J’étouffe, docteur, je n’ai jamais le temps. Ma vie est médiocre, docteur, ma vie est un torchon qui tourne au gré du vent sur le fil des jours…
Le psy :
Mais encore ?
Séverine :
Je suis invisible, docteur. Invisible, vous voyez ce que je veux dire ?
Le psy :
À peu près.
Séverine :
Je voulais tout, je n’ai rien eu. Moi qui rêvais de grands espaces à conquérir, j’ai l’impression d’être dans un entonnoir prête à couler à pic dans une bouteille… liquéfiée. Je suis un rôle, pas une personne, pas quelqu’un, pas un être humain. Je suis invisible. C’est pour ça que je braille tout le temps.
Le psy :
Personne ne te regarde ?
Séverine :
Personne. Ni les clients, ni mes enfants. Je suis trop médiocre, râleuse, engoncée dans un rôle. C’est normal, je sais…
Le psy :
Mais pas du tout. Parle-moi de ton travail.
Séverine :
Vous savez ce que c’est caissière ?
Le psy :
Je devine.
Séverine :
C’est cinq mille fois par jour le bip du code barre des marchandises qu’on passe sous le scanner. Chaque seconde est rythmée par le son de la machine… et des visages, j’en vois toute la journée, mais ce que je voudrais, c’est…
Le psy :
Des sourires ?
Séverine :
Non, pas spécialement. Tenez, certains soirs je vais au bistrot, rien que pour entendre autre chose que bonjour, bonsoir. Je veux des histoires, des voix, de vraies voix d’hommes, même embrumées, je préfère ça au silence bruyant de la baraque où mes cris résonnent pour rien.
Le psy :
Tu cries ?
Séverine :
Je râle tout le temps.
Le psy :
Et les enfants ?
Séverine :
Ils sont habitués. Ils s’en fichent.
Le psy :
Et ton mari ?
Séverine :
Oh, c’est le brave type. Il est normal, lui, il accepte tout, il laisse faire les enfants, c’est moi qui tiens tout d’une main de fer, mais ça m’épuise, ça me dégoûte, j’ai l’impression d’être de trop, d’emplir la maison de mon corps tout entier. J’ai une boule là, c’est un rôle vous comprenez, je stresse, je suis où moi dans ce chaos ? Je suis où ? Personne ne me dit jamais…euh…
Le psy :
Jamais quoi ?
Séverine :
Personne ne me dit jamais : j’ai du respect pour toi, je t’aime, je comprends ta colère, repose-toi, arrête, calme-toi, prends ton temps, je te comprends…
Le psy :
Ton mari ?
Séverine :
Il m’adore je vous dis.
Le psy :
Et donc ?
Séverine :
Eh bien, il trouve notre existence parfaitement normale. Il est satisfait. Vous vous rendez compte : sa-tis-fait ! Et moi, avec ma boule à la gorge, ça me fout en boule ! Je passe pour une emmerdeuse ! Il ne sent rien, il ne voit rien, alors je hurle ! Je… je…
Le psy :
L’étouffement qui revient.
Séverine :
Oui, et quand cette boule se libérera, ce sera terrible.
Le psy :
Et que faudrait-il pour empêcher ça ?
Séverine :
Ça c’est marrant ! Le psy qui demande le remède au patient, elle est bien bonne celle-là ! Je me demande ce que je fais ici. Tiens, je m’en vais, je perds mon temps (Elle se lève ; il la rassoit des deux mains sur les épaules).
Le psy :
Non, non, bon sang de bonsoir, assise, tu restes là… Parle-moi de tes rêves : tu rêves de quoi ?
Séverine :
Comme dans les jeux d’enfants, je rêve qu’on fasse « pouce, on arrête tout ! », je rêve de suspendre le temps, il faut que je réfléchisse, je dois redevenir visible, visible… vous voyez, visible…
Le psy :
Oui, Séverine !
Séverine :
Je rêve d’une épaule calme, d’un creux d’épaule sobre sur lequel je pourrais poser ma joue, doucement surtout, tendrement, l’amour à l’intérieur du temps suspendu, ma main qui froisse son col de chemise en remontant vers son visage, il ne bouge pas, esquisse un sourire, alors je pose mon autre main contre la tempe opposée et je le fixe, et dans ses yeux, docteur, dans le fond de ses yeux, je me vois, je deviens moi, je redeviens moi, enfin, moi, enfin moi.
Le psy :
Je crois que nous faisons tous ce rêve, mais vous le décrivez avec une telle crudité…
Séverine :
Tiens, vous me vouvoyez tout d’un coup !
Le psy :
Excuse-moi… euh… ça m’a échappé.
Séverine :
Vous êtes tout excusé !
Le psy :
Hum, hum… Voyons, voyons, disons un mois d’arrêt de travail… on le renouvellera sans doute. On se revoit la semaine prochaine. Si je te prescris des antidépresseurs…
Séverine :
Pas la peine, docteur, je ne les prendrai pas.
Le psy :
Je m’en doutais. Très bien, très bien… Ils se lèvent ensemble, il lui parle en la raccompagnant.
9
Arlequin :
Elle a du cran, la petite !
Amélie :
Oui, enfin, pas si petite que ça !
Arlequin :
C’est vrai, mais reconnais qu’elle a du courage !
Amélie :
(dubitative) Oui, oui…
Arlequin :
Ben qu’est-ce qu’il te faut !
Amélie :
Je ne comprends pas sa rage.
Arlequin :
Le destin l’a coincée… elle n’y peut pas grand-chose !
Amélie :
Elle n’a qu’à partir !
Arlequin :
Avec quatre enfants ! Partir ? Et c’est toi qui dis ça ! Toi qui t’ennuies, qui tergiverses, qui hésites !
Amélie :
Oui, là, je suis de ton avis.
Arlequin :
Son courage, c’est d’accepter son destin… je suis certain qu’elle trouvera !
Amélie :
Trouver quoi ?
Arlequin :
Le moyen d’être heureuse… toutes les couleurs du temps.
Amélie :
Comment peux-tu en être si sûr ?
Arlequin :
Elle est intelligente, vive, rageuse, pleine d’énergie.
Amélie :
Tu l’admires ?
Arlequin :
Oui.
Amélie :
Et moi, tu m’admires ?
Arlequin :
Je suis la vie.
Amélie :
Permets-moi d’insister, tu m’admires ? Dis-moi.
Arlequin :
Tant que tu ne joues pas le jeu de la vie, je ne peux rien dire. Elle, elle fonce, elle se bat, donc je l’admire…
Amélie :
Qu’est-ce que je dois faire ?
Arlequin :
Oh non ! Pas encore la même question !
Amélie :
Je t’en prie !
Arlequin :
L’époque est magnifique, Amélie ! Tout a tellement changé, jette-toi, lance-toi, on en reparle après. Là, franchement, je crois que… (Il fait mine de s’en aller)
Amélie :
Non, non, attends, raconte-moi une histoire d’aide et de fraternité, je sens que ça va me faire du bien ! J’ai encore besoin de tes rêves, un peu, un tout petit peu !
Arlequin :
Bon, bon, d’accord ! Si ça te fait du bien… tiens, on va parler de… oh, puis non, je ne te dis rien… je crois que ça va t’intéresser.
10

(Devant l’école. Bérénice se tient sous son parapluie. Aïcha est en retrait dans l’ombre. Catherine arrive.)

Catherine :
Bonjour !
Bérénice :
Euh… Bonjour ! Vous voulez peut-être profiter de mon parapluie…
Catherine :
Ce n’est pas de refus. Qu’est-ce qui descend !
Bérénice :
Ah c’est la rentrée ! La pluie de septembre, ça a du bon… (Catherine vient se placer sous le parapluie)
Catherine :
On s’était presque habituées au beau temps. Ça fait drôle, et puis les enfants qui sont à l’école ! Ah là là !
Bérénice :
Ça fait un vide, hein, on a hâte de les retrouver !
Catherine :
Euh, non, pas trop. Je me demande comment se sera passée cette première journée avec la maîtresse. Mon Baptiste est tellement agité !
Bérénice :
Moi, elle me manque déjà, ma petite Manon !
Catherine :
Ah tu as une fille, Bérénice ? Que tu dois être heureuse !
Bérénice :
(stupéfaite) Nous nous connaissons ?
Catherine (Elle rit):
Bien sûr ! Il y a trente ans on passait ensemble la porte de cette école !
Bérénice :
Je ne vous remets pas, c’est bizarre, pourtant, d’habitude…
Catherine :
Oh c’est normal que tu ne me reconnaisses pas, c’était tellement dur.
Bérénice :
Qu’est-ce qui était dur, si je puis me permettre ?
Catherine :
Oh, tout, le mariage raté, mon Baptiste qui s’agite le jour et la nuit, tant de nuits surtout, seule, ça marque, tu t’imagines.
Bérénice :
Non, je ne sais pas ce que c’est. Manon est un amour !
Catherine :
Je me sens vieille, c’est affreux… (Silence) Euh… je suis Catherine, on était là, à la maternelle, ensemble.
Bérénice :
Catherine ?…Catherine, bien sûr ! Et moi, comment tu m’as reconnue ?
Catherine :
Oh, Bérénice, tu as toujours tes beaux yeux gris que j’admirais tant quand j’étais là toute petite, tu ne le voyais pas, mais moi, je te dévorais, j’enviais tout de toi. Tu n’as pas changée !
Bérénice :
Que c’est étrange !
Catherine :
Et puis ton mari c’est le médecin, là, tout près. C’est bien ! C’est très bien !
Bérénice :
Ne m’envie pas trop, va. Je suis heureuse, oui, oui, c’est vrai, mais enfin… toi, tu as toute la vie devant toi. Ton Baptiste il ne va pas t’ennuyer si longtemps la nuit, il est petit c’est tout, les enfants c’est si mignon !
Catherine :
Sans doute, sans doute !
Bérénice :
Tu sais, ce serait bien, si tu veux, tu pourrais venir à la maison tout à l’heure, juste là.
Catherine :
Oui, oui, je sais, je passe devant pour aller travailler, je te vois parfois, je soupire.
Bérénice :
Oh, c’est toujours mieux chez les autres, il ne faut pas m’envier, je t’en prie. Tu viendras quand on aura récupéré les enfants, là, tout à l’heure.
Catherine :
Je ne sais pas si je peux.
Bérénice :
C’est moi qui t’invite ; ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre une ancienne de la maternelle ! Attendons ensemble et on y va, d’accord ? (silence)
Tu aimes le thé ?
Catherine :
Je ne sais pas. Je n’en bois jamais.
Bérénice :
Eh bien tu goûteras !
Catherine :
Je ne sais pas si je dois. Une si grande maison. Et si belle.
Bérénice :
Tu viendras. Ma maison t’est ouverte. Une amie d’enfance… oh, c’était si bien, cette école, mon dieu !
Catherine :
Je vois que tu as de bons souvenirs.
Bérénice :
Mais bien sûr ! C’était extraordinaire ! (Silence) Ah oui, maintenant, je me souviens que nous étions souvent ensemble, n’est-ce pas ? On nous appelait ‘les jumelles’, c’était amusant !
Catherine :
Oh oui, c’était si tendre, on était inséparables… jusqu’à la catastrophe !
Bérénice :
Nous nous sommes disputées ? Je ne m’en souviens pas.
Catherine :
Non, je parlais du divorce de mes parents ; j’ai dû changer d’école en entrant en grande section. L’horreur ! Tu m’as manqué.
Bérénice :
Je t’ai manqué ! Ça alors ! Ah ça alors, on va rattraper ça, il faut que tu viennes, tout à l’heure, avec moi et les enfants. Je suis sûre que Manon s’entendra bien avec ton Baptiste.
Catherine :
Tu ne le connais pas, une vraie teigne.
Bérénice :
Ne parle pas comme ça de ton petit, je t’en prie Catherine ! Tiens, il ne pleut plus. (Elle replie son parapluie ; Aïcha s’approche).
Catherine :
Mais c’est Aïcha ! Décidément c’est le jour des retrouvailles !
Aïcha :
Oui, maintenant j’habite là tout près dans le grand immeuble.
Catherine :
Ah, c’était bien quand on était voisines dans le grand ensemble de la ZAC !
Aïcha :
Je ne t’ai pas oubliée, Catherine, tu as été si courageuse quand ton mari t’a laissée tomber. Et tu m’as rendu tellement de services.
Catherine :
Oui, oui, merci ! Mais ils vont bien, Mehdi et Djamila ?
Aïcha :
Ben oui, tu vois ils viennent de faire leur rentrée ! Tu sais ils parlent souvent de toi ! Ils vont être contents de te revoir !
Catherine :
Tu travailles toujours dans les bureaux, de 5 à 7 ?
Aïcha :
Oui.
Catherine :
Et comment tu vas faire avec les petits ?
Aïcha :
Ben, je ne sais pas. Je vais les emmener avec moi au travail, je crois ; ils attendront que j’aie fini de nettoyer les bureaux, qu’est-ce que je peux faire d’autre ?
Catherine :
C’est comme moi, faut que je trouve quelqu’un, mais pour l’instant je prends des congés en fin de journée, plus ou moins officiellement, voilà. C’est bien embêtant.
Aïcha :
Oui, c’est embêtant, mais les enfants, c’est si doux ; mes jumeaux tu sais, ils sont tellement sages. Dommage que leur père ne les voie pas plus souvent.
Catherine :
Il est toujours parti toute la semaine ?
Aïcha :
Oui. Et même des fois, il travaille sur le chantier le week-end ! (Silence)
Bérénice :
Hum, hum !
Catherine :
Ah oui, pardon Bérénice, tiens je te présente Aïcha… Aïcha… Bérénice (les deux femmes se saluent d’un « bonjour » )
Bérénice :
Excusez-moi, j’ai surpris votre conversation. Catherine, je t’en veux !
Catherine :
Mais de quoi ?
Bérénice :
De ne pas m’avoir dit tout de suite que tu prenais sur ton temps de travail pour venir chercher ton Baptiste… tu vas faire ça toute l’année ?
Catherine :
Peut-être, oui, comment faire autrement ?
Bérénice :
Et vous Aïcha, vous allez emmener vos enfants dans les bureaux que vous nettoyez le soir ?
Aïcha :
Oui. Je ne vois pas bien, comment…
Bérénice :
Vous n’avez pas une gardienne quelque part ?
Aïcha :
Si, si, mais…
Bérénice :
Je vois, je vois, et en plus j’imagine que ça doit être plus difficile encore pour vous à cause de vos … comment dire ? euh, de vos origines ; les gens sont tellement bornés … et toi Catherine, ton histoire de gardienne, c’est aussi que ça coûte cher ?
Catherine :
Ben oui, j’attends d’être augmentée et puis je prendrai une gardienne !
Bérénice :
Tu ne risques pas d’être augmentée si tu prends sur ton temps de travail pour aller chercher ton fils. Le patron va te dire : qu’est-ce que c’est que ces âneries, les gosses et tout ça !
Catherine :
Tu as sûrement raison.
Bérénice :
Tout le monde se fiche des mères célibataires qui travaillent ou de celles dont les maris sont partis toute la semaine.
Catherine :
Ben oui, qu’est-ce que tu veux, c’est comme ça. Y’a bien des aides, mais c’est tellement dérisoire.
Bérénice :
Bon, écoutez toutes les deux ! (Elle prend une grande aspiration, appuie ses mains sur son parapluie fermé et se lance) Bon, vous faites comme vous voulez, je ne veux pas vous empêcher de rendre vos enfants malades en les emmenant sur votre lieu de travail après l’école ; ils n’ont rien à y faire, bien sûr ; après la journée d’école ils vont se retrouver dans des bureaux… c’est un lieu ça, pour des enfants ? Dites-moi, c’est un lieu fréquentable ça, pour des petits qui ont passé la journée dans les cris ? C’est vivable, ça ? Mettez-vous dans leur peau, essayez de sentir ce qu’ils vont vivre là, dans vos bureaux, à la fin de la journée, épuisés, à bout de nerfs, affamés ! Dites-moi ! Répondez !
Aïcha :
Je ne vois pas comment…
Catherine :
On ne peut guère faire autrement. Pourquoi tu te fâches ?
Bérénice :
Oh je ne me fâche pas contre vous, bien sûr ! Je ne vais pas en plus vous culpabiliser ! Mais franchement, si vous aviez une autre solution, est-ce que vous les laisseriez traîner, dormir, somnoler dans vos bureaux ? Non, hein, Non ! Non ?
Catherine :
Non, évidemment.
Bérénice :
Vous aimez vos enfants, vous voulez que vos enfants en fin de journée passent un moment tranquille, agréable… (Silence)Dites-moi franchement Aïcha, vos deux enfants, Mehdi et Djamila, est-ce que cela vous gênerait que je les garde le soir tous les jours d’école ? Je ne vous demanderai rien.
Aïcha :
Et pourquoi vous faites ça, vous ne me connaissez pas ! Et je…
Bérénice :
Eh bien ce sera l’occasion de vous connaître ! Et je suis certaine que pour Manon ce sera une très bonne chose. Elle va devoir apprendre à partager, à échanger avec d’autres enfants, ça ne peut que lui faire du bien. Dites-vous que mon offre est égoïste… c’est pour ma fille que je vous demande de me confier vos petits.
Aïcha :
C’est sûr ? C’est sérieux ?
Bérénice :
Rien de plus sérieux ! Ma maison là tout près est immense, elle ne demande qu’à être agitée un peu de temps en temps ! Ça va faire du bien à tout le monde !
Aïcha :
C’est sûr ? Vous ne me racontez pas des blagues ?
Bérénice :
Ce n’est pas mon genre. Je le fais de bon cœur. Ça me ferait plaisir. Alors, c’est oui ?
Aïcha :
(Se rue sur elle pour l’embrasser) Oui, oui, oui ! Je ne sais pas comment vous remercier… Je… je ne… oh vraiment, que c’est bien… que c’est bien !
Bérénice :
Je vous en prie. C’est pur égoïsme ! Tenez, venez prendre le thé avec nous tout à l’heure ! On arrangera ça, les horaires et tout !
Aïcha :
Oui, je vais même vous le préparer, le thé, à la mode de chez nous, vous verrez !
Bérénice :
D’accord !
Catherine :
Moi, non ! Désolée ! Je ne peux pas faire ça !
Bérénice :
Faire quoi ?
Catherine :
Baptiste est trop agité, non, ça ne marchera jamais !
Bérénice :
Écoute, c’est comme tu veux, mais mon offre tient toujours, toute l’année. Quand tu veux !
Catherine :
Ça me gêne… et puis il va t’encombrer. Il est trop agité.
Bérénice :
Avec toi peut-être il est agité, mais avec d’autres, je n’en suis pas persuadée ; enfin, c’est toi qui vois.
Catherine :
Arrête, Bérénice, ça m’énerve !
Bérénice :
Je vois. Tu te méfies. Tu n’as pas l’habitude. Tu n’y crois pas.
Catherine :
Oui, oui, ça doit être un truc comme ça.
Bérénice :
Bon, on accueille nos petits et on va se retrouver ensemble autour d’un thé. Là au moins, pour ça, tu es d’accord ?
Catherine :
D’accord. À tout de suite. (Elle s’éloigne)
Aïcha :
À tout de suite et merci…merci encore… (Elle s’éloigne)
Bérénice :
C’est dur de donner, ah que c’est dur de donner. C’est sans doute que partout… tout se vend ! Tout se vend, quelle misère ! Tout se vend !
11
Amélie :
Bravo ! Alors, là je dis bravo !
Arlequin :
Tu l’aimes bien Bérénice ! Tant mieux ! Un bel exemple !
Amélie :
Peut-être un peu trop beau !… Euh, c’est tellement facile d’être généreuse quand on en a les moyens.
Arlequin :
Ah je m’en doutais : mais, bêtasse, ne peuvent donner que ceux qui ont quelque chose à donner !
Amélie :
La bêtasse te remercie !
Arlequin :
Pardon, pardon ! Excuse-moi ! Comment tu la trouves ma Bérénice, allez !
Amélie :
Oh je ne sais pas, c’est tellement trop cool ! J’y crois pas !
Arlequin :
T’es comme Catherine, toi. Je t’assure que des gens comme ça, ça existe ; simplement, ils ne passent pas à la télé, on n’en parle jamais !
Amélie :
Pourquoi ?
Arlequin :
La télé, c’est une machine à émotions fortes; la générosité, l’altruisme, la bonté, ça n’intéresse personne. Faut des malheurs, tu comprends, des morts.
Amélie :
Moi la télé, c’est comme si je me promenais dans le cimetière du monde, donc je ne la regarde jamais.
Arlequin :
Ben oui, ne marche que ce qui fait pleurer dans les chaumières ! Et les bons sentiments, ça fait ringard !
Amélie :
Ta Bérénice, là, ça pourrait bien être une héroïne du futur, alors ?
Arlequin :
Tu as tout compris. Qui sait ? Ah la fraternité !
Amélie :
J’ai été choqué que l’autre, là, sa copine…
Arlequin :
Catherine ?
Amélie :
Oui, Catherine… qu’elle n’accepte pas.
Arlequin :
La générosité tu sais… c’est tellement pas évident.
Amélie :
Elle doit être jalouse de Bérénice.
Arlequin :
Ben oui, c’est normal. Y’a encore beaucoup à faire !
Amélie :
On va essayer d’améliorer tout ça !
Arlequin :
Tu vas avoir du boulot !
Amélie :
(Elle rit) C’est sûr !
Arlequin :
Mais Bérénice, c’est plutôt rassurant, non ?.
Amélie :
Ah oui, quel soulagement !
Arlequin :
Toutes les couleurs du temps sont là.
Amélie :
Les différences, oui, toutes les différences, tout sera accepté. Je m’y engage.
Arlequin :
C’est beau !
Amélie :
Tu crois que ça va marcher ?
Arlequin :
Foi d’Arlequin, j’en suis certain !
Amélie :
Mais pourquoi les gens sont-ils souvent égoïstes, durs, indifférents ?
Arlequin :
C’est par là qu’on aurait dû commencer…
Amélie :
C’est si compliqué ?
Arlequin :
Oui. En gros, des progrès technologiques énormes après des guerres effroyables.
Amélie :
On se plaint beaucoup.
Arlequin :
C’est parce que c’est rapide, on s’y perd un peu.
Amélie :
Mais on y gagne beaucoup.
Arlequin :
Toi, oui, c’est sûr !
Amélie :
D’autres non ?
Arlequin :
Les anciennes générations grincent sur l’axe des temps nouveaux !
Amélie :
La vache, l’auteur te fait dire de ces trucs !
Arlequin :
Qu’est-ce que tu veux, il aime le drame, alors que moi je suis l’amour de la vie.
Amélie :
Donc, tu me parles contre ton gré ?
Arlequin :
Ah mais pas du tout ! Avec l’auteur, on se dispute un peu mais on est d’accord sur l’essentiel.
Amélie :
Bon, bon… tu as un e-mail ?
Arlequin :
Euh… (très naturellement)« lamourdelavie@libreoptimisteénergique.fr ».
Amélie :
Merci. Je ne le note pas, c’est facile à retenir ! Tu me répondras, hein ?
Arlequin :
L’amour de la vie répond toujours.
Amélie :
Merci.
Arlequin :
Tiens, à propos d’arobaz machin chose, j’ai un truc là…
Amélie :
Ça m’intéresse !
Arlequin :
Je m’en doute ; en plus ça parle d’amour !
Amélie :
Comment ça ? Comment ça ?

(Arlequin désigne l’endroit où la scène va être jouée)

12

(Lucas, Jacques, Elodie et Liliane sont par groupe de deux, éloignés l’un de l’autre, debout ; quand un groupe parle, l’autre se tient immobile le regard fixe)

Lucas :
Pauvre Jacques, c’est le jour de Pâques et on croirait que tu vas nous pondre un œuf !
Jacques :
Je balise méchant ! Une trouille bleue !
Lucas :
Un jour de résurrection, t’es pâle comme un mort !
Jacques :
Te marre pas Lucas, s’il te plaît !
Lucas :
Les cloches, ça te réussit pas. T’as mangé trop de chocolat ?
Jacques :
Attends, ne te fiche pas de moi !
Lucas :
Raconte, va z’y !
Jacques :
Je l’ai rencontrée sur internet.
Lucas :
Qui ? Un extraterrestre ?
Jacques :
Lily 80, elle s’appelle.
Lucas :
C’est pas un nom ça !
Jacques :
C’est son pseudo. Elle est belle, jeune et on se comprend parfaitement. Elle est balance, je suis poisson.
Lucas :
Balancez les poissons!
Jacques :
Arrête, Lucas !
Lucas :
C’est ce qu’on dit sur les bateaux ! …Oh je rigole !
Jacques :
Oui, ben, c’est pas drôle, j’ai la peur de ma vie. Ça fait six mois qu’on échange…
Lucas :
Ah le grand t’amour avec un « T »… comme tendresse ! (Silence)
Jacques :
(murmurant) Lucas… j’ai besoin de toi.
Lucas :
Et pour quoi donc mon cher ami ?
Jacques :
Je voudrais que tu m’accompagnes.
Lucas :
Pour voir Lily 80 ?
Jacques :
Oui.
Lucas :
Tu veux que j’emporte un revolver ?
Jacques :
Que t’es con ! Arrête ! Non, non, on s’est tellement parlé…
Lucas :
Jacques, mais ça fait vingt ans qu’on se parle !
Jacques :
Mais non ! C’est pas ça ! Elle et moi, on se parle depuis six mois, c’est l’entente assurée, c’est pour ça que je balise à mort !
Lucas :
Bon, bon, ok, si tu crois que…
Elodie :
Il s’appelle comment, tu dis ?
Liliane :
Jack 59 !
Elodie :
C’est pas un nom ça, ma Liliane !
Liliane :
C’est son pseudo.
Elodie :
Et tu le connais bien ?
Liliane :
On se connaît par cœur, Elodie. Il est jeune, tu sais, et je crois bien que je suis amoureuse.
Elodie :
Et alors ?
Liliane :
Il est poisson, je suis balance.
Elodie :
Et un maquereau d’une livre, comme on crie chez le poissonnier.
Liliane :
Arrête de te moquer ! C’est trop facile !
Elodie :
Excuse-moi…
Liliane :
Je vois bien que tu n’y crois pas.
Elodie :
Non… à nos âges, tu sais.
Liliane :
Oui, mais là, ça fait six mois qu’on échange. Ça marche à fond.
Elodie :
C’est surtout dans ta tête que ça marche à fond.
Liliane :
Mais on se connaît bien, lui et moi. Il me connaît comme tu me connais.
Elodie :
C’est bien ça qui m’inquiète !
Liliane :
Il faut que tu viennes avec moi.
Elodie :
Aïe, aïe, aïe ! Ah j’en étais sûre !
Liliane :
Je t’en prie, Elodie !
Elodie :
Enfin, Liliane, les gens qui se cherchent sur internet, mais c’est du rêve, c’est de l’amour camelote !
Liliane :
Tu ne veux pas ?
Elodie :
Mais ces gens, s’ils étaient bien dans leur tête et dans leur peau, ils ne chercheraient pas l’amour sur le net. Ils iraient dans la vie comme tout le monde !
Liliane :
Accompagne-moi, je t’en supplie !
Elodie :
Tu as peur à ce point ?
Liliane :
Oui. (Long silence)
Elodie :
Oh, et puis allez, c’est une expérience comme une autre. C’est où ?
Liliane :
Au restaurant « Les deux amis », à midi. Alors tu viens, hein ?
Elodie :
Ben, euh…oui, je viens… à Pâques tous les miracles sont possibles. Allons z’y pour les « deux amis », après tout, on n’y mange pas si mal…

(Les deux groupes se rapprochent lentement, en hésitant, puis Lucas s’avance plus vite que Jacques…)

Liliane :
Ah… oh… Jack 59, mon dieu, tout à fait ça ! Que tu es beau !
Lucas :
Ah non y’a erreur … Jack 59, c’est lui, enfin il s’appelle Jacques…euh, bonjour quand même !
Liliane :
Bonjour…euh…alors, Jacques, c’est vous… ben ça alors, si je m’attendais à ça !
Jacques :
Vous c’est bien Lily 80, hein ? Oui, ça fait drôle. Hum…bonj… bonjour ! C’est… c’est… comment dire… inattendu…surprenant…
Lucas :
Eh bien après ces salutations enthousiastes, permettez-moi de me présenter, je m’appelle Lucas ! (Jacques et Liliane restent immobiles, sans expression)
Elodie :
Et moi Elodie !
Lucas :
Bonjour Elodie !
Elodie :
Sans mentir Monsieur que vous êtes galant homme !
Lucas :
Jamais furent accordés de si brillants atours !
Elodie :
Que l’on me pende si vous êtes mauvais homme !
Lucas :
Écartons-nous madame de leurs odieux discours !
Elodie :
Que le net les garde s’ils veulent s’amouracher !
Lucas :
Mais que l’ADSL ne nous vienne cacher,
Les sentiments que spontanément je vous porte.
Elodie :
Mon dieu, fasse le ciel que je ferme la porte
À ces mots que sur internet ils échangèrent.
Lucas :
Non, je ne vous hais point ma chère Bérengère.
Elodie :
Non, pas Bérengère, Elodie est mon nom.
Lucas :
Mon dieu voilà que je dérape nom de nom,
Pardonnez-moi chère Elodie si je bafouille !
Elodie :
C’est qu’à l’évidence notre amour vous embrouille !
Lucas :
Ah oui, je le vois bien, assez de ces vilains,
Qui prennent internet pour le monde du bien.
(Les couples s’installent à des tables séparées)
Jacques :
Je sais pas quoi dire !
Liliane :
Moi pareil…
Jacques :
On avait dit qu’on aimait Elvis Presley et Mozart ? C’est vrai ?
Liliane :
Ouais, bien sûr, on n’a quand même pas pu mentir sur tout.
Jacques :
Le truc… euh, c’est l’âge, non ?
Liliane :
Ouais ! C’est l’âge ! Mais bon !
Jacques :
Ouais, « mais bon » ! Voilà, tout est dit.
Liliane :
Tout est dit. Bon, qu’est-ce qu’on mange ?
Jacques :
Je connais pas les « deux amis ».
Liliane :
On va prendre le menu du jour, c’est rarement dégueu.
Jacques :
« Andouille-lentilles »… euh… avec « avocat-crevettes » en entrée.
Liliane :
Pas mal ! On prend un cahors pour arroser la rencontre.
Jacques :
Le rouge, ça me monte à la tête, mais bon…
Liliane :
Ouais, allez, c’est pas tous les jours dimanche de Pâques !
Jacques :
D’accord pour le cahors !
Liliane :
Et que le vin, lui, au moins, te fasse tourner la tête !
Elodie :
Installons-nous loin d’eux afin de deviser.
Lucas :
Voilà bien un conseil qui me semble avisé.
Elodie :
Ressentez vous comme moi…
Lucas :
L’effet du coup de foudre !
Elodie :
Vous m’arrachez les mots ; je sens de mon cœur sourdre
Les sentiments d’antan que je pensais usés. (Silence)
Lucas :
L’amour ma belle dame m’inclinerait plutôt
À quitter cet endroit pour un autre plus chaud. (Il se lève)
Elodie :
Si vous voulez, Monsieur, me serrer dans vos bras (Elle se lève)
Lucas :
O rien ne me ferait plus plaisir, foi de Lucas !
Elodie :
Eh bien allons rejoindre ma douce chambrette…
Lucas :
Pour nous blottir tous deux au fond de votre couette ! (Ils quittent la scène)
Jacques :
Ils font quoi ?
Liliane :
Le coup de foudre, tu connais ?
Jacques :
Et nous avec notre internet, on a l’air malins !
Liliane :
Sois pas chien ! Trinque à leur santé !
Jacques :
Trinquons ! Trinquons toujours! On verra plus tard.
À ta santé aussi, ma Lily 80 !
Liliane :
À nos mensonges, cher Jack 59 !
13
Amélie :
Bien joué mon Arlequin ! Mais c’est quand même des gens compliqués !
Arlequin :
Ils sont comme ça, que veux-tu ? C’est émouvant, non ?
Amélie :
Oui, oui, très. (Son portable sonne) Excuse-moi, Arlequin !
Arlequin :
Je t’en prie !
Amélie :
Oui, allo ? Sébastien ? Oui, mon gros chat… ben qu’est-ce qui t’arrive ? T’as une drôle de voix… Comment ça ? Quoi ? Licencié ! Ils t’ont licencié ! Pauvre chat, attends, j’arrive… oui, oui… tu vas voir, on va trouver une solution ! Qu’est-ce qu’on peut faire ? Attends, je te rejoins ! Calme-toi mon gros chat, mais oui, j’arrive… non, non, là, je ne fichais pas grand-chose, j’étais en train de rêver ! Tu vas voir, on va se battre ! Oui, fais-moi confiance ! À tout de suite, bisous mon chat ! (Elle raccroche) Excuse-moi, Arlequin, j’ai une urgence, c’est mon copain…
Arlequin :
J’avais compris, t’en fais pas pour moi ! Courage, Amélie !
Amélie :
Merci, je file…
Arlequin :
Courage, ma belle !
Amélie :
(s’enfuit en courant) Merci… merci ! On s’enverra des e-mails !
Arlequin :
Oui, oui, courage Amélie…courage Amélie…oui, on s’enverra des e-mails !
Arlequin, Arlequin, t’aurais pu la prévenir, aussi ! Lui dire la vérité sur le chômage ! Tu aurais pu évoquer également, je ne sais pas, moi, le réchauffement de la terre, les bouleversements de la planète avec ses six milliards et demi d’habitants.
Oui, c’est vrai, mais à quoi bon ? Tu as une réponse à ça, toi ? Non. Tu n’es que les couleurs du temps et puis, pour les réponses, elle a toute la vie devant elle ! En vérité, je crois que je commence à l’admirer… oui, c’est ça, à l’admirer.

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