Je m’interroge souvent sur l’oubli des mains qui furent autrefois essentielles à toutes activités ; il y eut la main, puis les machines et enfin la technologie : on s’est éloigné des mains, comme l’a fait de la valeur or à travers la papier monnaie et la carte bleue.
A part lorsqu’elles courent sur le clavier de l’ordinateur, je n’utilise mes mains que rarement. En amour, en amitié… guère davantage.
Le bricolage heureusement est demeuré : c’est ce temps étrange où je dois faire passer par mes doigts un défaut auquel je vais remédier. Parfois ce n’est qu’un changement d’ampoule : ce n’est rien qu’un noir qu’on remplace par la lumière, visser dévisser, tranquille assurance du système préparé. Plus souvent le bricolage est un acte qui exige patience et imagination. Je ne trouve pas la solution immédiatement. Je suis avec ma panne, je deviens ma panne ; je pourrais faire appel à un artisan ; je m’y refuse, par bravade sans doute, pas pour gagner trois sous, il y entre une forme d’honneur dont j’ai dit ailleurs le ridicule.
J’insiste. Bras ballants, je me perds dans des considérations sur le temps qui use tout, mon esprit s’embrume d’une légère colère contre les matériaux qui ne tiennent pas face à la lente furie des jours, et ne se plient pas à ma volonté : je n’ai pas la bonne clef, le tournevis dérape, je ne comprends pas comment l’objet défectueux fonctionnait. Chaque panne m’oblige à des efforts d’imagination : comment a-t-on conçu cet objet, pourquoi le temps a-t-il dévoré son usage, que puis-je faire pour lui redonner un second souffle ?
Je m’aperçois alors que je n’avance pas. La solution ne vient pas. La matérialité des choses refuse de céder. Et soudain, en un réflexe qui m’étonne, je m’assieds et je pense. J’imagine. Il arrive que je fasse autre chose, promenade, écriture, lecture, mais j’entends courir en sous-main l’obsédante présence du manque, du défaut, de la machine en panne, du mécanisme à réparer. Je laisse passer la nuit, puis la journée, puis une autre nuit. J’entends l’objet qui proteste ; au quotidien son non fonctionnement me gêne. Je fais en sorte de l’oublier alors totalement. Ma mémoire n’en veut pas. Je chasse l’intrus.
C’est à ce moment que la solution s’impose à moi sans que je l’aie voulu ; un matin, la lumière jaillit, j’ai ressassé sans m’en rendre compte la plaie matérielle au corps de la maison et la réparation est déjà faite avant que je commence mon approche nouvelle. Témérité, résolution. Je suis d’autant plus ravi que ma réparation va se faire avec des matériaux que je possède déjà : c’est la définition du bricolage, telle qu’on la trouve aussi bien chez Levi Strauss que chez le bricoleur du dimanche (dont je suis). Parfois c’est un passage de sèche-cheveux pour dégeler une canalisation, un coup de tournevis à donner dans l’autre sens, une pièce à libérer d’un coup de cutter… peu importe. On sent que la mécanique obéit, que la matière cède sa froideur à mon esprit. La main pense. Le monde matériel rend les armes ; petit Prométhée de banlieue, je songe que je suis à cet instant à l’aube de l’humanité… cette intelligence doublée d’imagination projective est ce qui nous sépare des bêtes, c’est ce qui a fait notre décollage hors du monde instinctif des animaux. Préhistoire rejouée, rien de plus réjouissant.
Et j’en viens à penser que l’oubli des mains que j’ai évoqué est un mythe d’administratifs urbains et réglés, car l’artiste, le cuisinier, le chirurgien, l’infirmière (sans parler des artisans) bien des vivants donc usent de leurs mains pour élaborer ou réparer la matière morte ou vivante. Je songe aux millions d’instrumentistes qui donnent à rêver à partir de la matière brute qu’ils font vibrer ; je m’en sens proche. La musique aussi est une victoire sur le temps. Et je me plais à méditer sur la joie du bricolage, domination de la matière qui s’use, empire que je prends sur le flot des heures où tout est voué à la destruction. Ma réparation est une victoire contre le temps. Modeste fierté qui fait qu’on rêve mieux. Musicien sans partition, confronté à la matière glacée, je me réchauffe les mains au feu de ma victoire que personne d’autre que moi ne connaîtra.
Récemment j’ai acheté une ampoule spéciale, sorte de spot, pour éclairer une petite pièce. Je l’avais installée il y a des années et je ne savais plus comment l’objet fonctionnait. En considérant le nouvel objet à remettre en lieu et place de l’ancien, j’ai lu que ce spot était garanti 20 000 heures. J’ai changé cette ampoule fixée par un clips particulier en prenant tout mon temps ; je refaisais l’histoire de son installation, mes découpes au plafond, cette manière que j’avais eu de chantourner le bois qui entourait l’endroit de fixation. Je sentais qu’une profonde mélancolie s’associait à tous mes gestes. Je me dis d’abord que j’étais visité par le travail d’autrefois: un miroir placé à hauteur d’homme me renvoyait de moi une image vieillie qui recroisait le souvenir que j’avais de moi à l’époque où je fis cette installation. La petite tristesse ne voulait pas me quitter. J’entendais autre chose. Et c’est lorsque tout fut terminé que, ramassant l’emballage, mon regard tomba une fois encore sur la garantie du spot : 20 000 heures!
Ainsi cette ampoule dont je ne faisais que des usages intermittents allait durer au delà de ma vie ! Voilà ce qui me hantait : je devenais une manière d’étoile dont l’éclat brillerait encore longtemps après ma mort.