Réveil au château (4/4)

Enchanter le présent : un verre suffit, mieux encore une vision, le château, un lac, mais au fond je m’interroge sur l’absence obsédante de tout être humain :
« Nous sommes des milliards et il n’y aurait ici que nous deux ?
– A dire vrai, murmure-t-elle en froissant légèrement sa robe dans la porte-fenêtre qu’elle emprunte (où était-elle toute cette nuit?), je vous trouve audacieux d’affirmer que nous sommes deux.
– C’est juste, je crois comprendre…. au fait, pourquoi me vouvoyez-vous, je croyais que…
– Cela dépend de l’air du temps. Celui de ce matin, à cheval sur le froid et le chaud, incite à l’élégance modérée du vous ; les buissons rougissent, les oiseaux rebricolent leurs nids soufflés par l’hiver et notre peau, vous l’avez noté, s’assouplit de la tiédeur arrivant sur les pas de l’air fluide.
– Vous entendez que le chant nécessite la distance ? dis-je.
– Voyez comme vous devinez ma pensée ! Pour chanter il faut le vide là devant, sinon rien ne résonne et nos rires risquent gros à demeurer dans ce château confiné où nos présences s’attardent.
– Vous voulez que je m’en aille ? fais-je précipitamment en me dressant sur les draps. »
Cette nuit au château a été d’une profondeur inhabituelle, un délice, à tel point que j’ai éprouvé mon réveil comme une menace… vont revenir mes nuits de surface où, défait du beau, dépris du chant grave de nos voix qui s’échangent,je vais retrouver ma peau et la loi qui veut que tout tombe.
Elle chasse de la main mes paroles, mes pensées (qu’elle lit sans effort) :
« Il n’y a aucune urgence, prenez vos distances dès que vous pourrez, sinon, à l’intérieur de ce château qui n’est rien d’autre qu’un banal pavillon de centre ville, vous allez vous noyer dans le chant des évidences qui bientôt ne charmeront plus que vous-même.
– C’est la rude école de la page blanche !
– Comme vous y allez !
– J’exagère évidemment, dis-je en lissant devant moi la couverture froissée. Ce pauvre cliché pour dire qu’il va falloir relancer la mélodie !
– Tout vous y incite mon bon ami. C’est la saison du réenchantement, allez, allez, ne faites pas cette tête !
– Quelle tête ?
– Vous savez bien ce que je veux dire : prétendre au chant et effrayer ainsi votre vitalité avec des fantômes, tout cela est inconséquent !
– J’attends, dis-je. Je suis une sorte de convalescent.
– Vous n’avez jamais été malade ! »
Son rire dans le matin encore brumeux résonne à peine, mais ma mémoire l’enclot à l’instant où elle referme la porte sur nous.