La cuisine d’Héraclite

« Il faut retenir le propos que tint, dit-on, Héraclite à des visiteurs étrangers qui au moment d’entrer s’arrêtèrent en le voyant se chauffer devant son fourneau ; il les invita, en effet, à entrer sans crainte en leur disant qu’il y a aussi des dieux dans la cuisine. » (Aristote :  Parties des Animaux )

L’invitation d’Héraclite est une bien curieuse façon d’accueillir les étrangers. S’il les avait fait entrer dans la pièce principale où gronde le foyer – et donc les dieux, les ancêtres (les photographies qui trônent sur nos buffets) – il aurait agi noblement, les aurait honorés comme il convient. Les recevoir dans la cuisine est une familiarité où l’humilité le dispute au trivial car c’est là que le fourneau – le feu utile – métamorphose les objets produits par la nature afin qu’ils deviennent des aliments consommables.

J’y vois cependant la preuve de la confiance qu’il faut porter aux étrangers ; en pénétrant dans la cuisine, ils deviennent d’emblée nos amis. Les grands dieux officiels qu’on célèbre dans la pièce principale – l’équivalent de la cérémonie du canapé où l’on dit : installez-vous confortablement ! – sont ici éludés au profit de ce lieu où gargouillent les plats et où debout nos mains s’affairent tranquillement : plaisir de la nature que l’on travaille avec une ingéniosité toute personnelle ; la cuisine c’est nous et le salon c’est pour les autres, qu’il s’agisse de personnes réelles (visiteurs) ou fictives (télévision ).

L’humilité de l’accueil dans la cuisine dit à peu près : je vous reçois dans ce modeste sas entre le monde extérieur et l’intime. Je ne redoute pas votre indiscrétion et ce qui mitonne sur le fourneau est là aussi pour vous ; je vous donne à partager mes secrets et mes plaisirs.

On n’oubliera pas que cette anecdote est contée par Aristote dans son traité sur les Parties des Animaux : dans le feu de la pièce principale on aurait sacrifié un cuissot aux grands dieux ; sur le fourneau de la cuisine mijote le nécessaire, la viande cuit, les graisses se déposent et les fumées emplissent le petit espace réservé.

Mais alors pourquoi Héraclite dit-il « qu’il y a aussi des dieux dans la cuisine » ? Où sont-ils ? Pour répondre à la question il suffit de se laisser guider par le fumet de la cuisson des aliments qui passent du cru au cuit… et les dieux sont là, dans la nature certes des légumes et de la viande et dans la culture tout humaine où l’imagination élabore ses petits plats pour le plaisir du corps ; mais ce sont avant tout les hommes, cuisinier et invités, qui sont divins à leur manière car ils relèvent de notre article premier : tous les hommes naissent libres et égaux en droit. Oui, les étrangers, nous les connaissons bien, ce sont nos frères de la famille humaine qu’on introduit sans façon dans la cuisine, accueil spontané et joyeux, chacun portant la forme vivante du sacré, que nous nommons aujourd’hui respect ou dignité, si bien que celui qui, folie, détruit notre fraternité, mérite à peine le nom d’homme.