Laisses

Parfois je m’arrête d’écrire, je vais ici ou là, je jardine songeant à Voltaire, puis d’autres écrivains voltigent autour de ma mémoire … viennent s’y mêler anciennes musiques, antiques propos, tableaux multiples, et vivant, vivant, je donne à tous ce qui leur manquait lorsqu’ils dormaient enclos dans leurs pages compilées ou accrochés aux cimaises des salles des pas perdus où la nuit, des gardiens très techniques, les surveillent du coin de l’œil, attentifs au moindre craquement. Mon esprit au présent les nourrit de ma vie : je veille à leur chevet et je ne parle plus, même la voix intérieure cesse de me dicter ses remuements. Peut-être l’art n’est-il là que pour faire taire la voix… non, c’est plutôt pour la faire parler autrement.

Depuis ce socle assuré j’aventure mes pas et le reste, les hontes, les humiliations, les terreurs n’existent plus ou à peine – au loin certes cela miroite là-bas d’éclats de lave obscure – à deux doigts, à vingt mètres un cerisier s’ouvre si bien, tu sais j’ai appris à entendre la brise passer sur les pétales, j’ai appris à deviner les pâleurs criantes à venir qui se marieront pourtant à l’océan du ciel, j’ai tant appris. La terre a beau m’attirer à elle, je me doute que j’entendrai encore bien des années les coups de ciseaux des martinets entre les murs dégrisés du couchant et le ressac qui manque tant au moment où je pose ces mots.

J’attends beaucoup des laisses qu’on aperçoit sur les plages, ma vie en dépend puisqu’après tout c’est le lieu où l’eau et le sol se touchent, déposant comme une culture naturelle des chefs d’œuvres d’argent vif que les enfants seuls ou presque apprécient alors que les contours sont au plus précieux de Cézanne, la ligne souple de Proust fidèle, le bord de la voix Debussy. Je souris : les laisses attestent que quand la mer se retire, mon enfant, la joie d’avoir été ne disparaît pas comme un souffle, elle flotte entre deux, tu vois, comme l’écriture et autres moments hallucinés des fondations qui demeurent et nous font demeurer.

2 réflexions sur « Laisses »

  1. au croisement du «triskel» , air-terre-eau, selon une interprétation possible de ce magnifique symbole, ces laisses, modeste relief poussé ici, retenu là pour un temps…
    … notre présence, qui passe

  2. Oui, merci mille fois, et vous avez raison d’ajouter, par le biais du triskel celtique, “l’air” qui manque à mon propos. L’air, i.e. le ciel, qui est la troisième dimension; c’est la profondeur, donc! Notre présence se joue là dans ces trois boucles si bien figurées par nos ancêtres; cela nous ramènerait presque à la conquête de la perspective autour du XVème siècle de l’histoire de l’art.
    Mais un souvenir vient s’interposer: à Newgrange, au nord de Dublin, j’ai vu ces triskels énormes, énigmatiques; je les ai reproduits soigneusement dans un carnet, ne sachant pas, à l’époque où je les ai vus, à quoi ils se rattachaient. Je savais seulement qu’ils dataient du Vème siècle av. J.C. Entre temps j’ai lu un peu sur ces apparitions franchement mystérieuses; qui les a vues une fois ne peut les oublier, et j’ai compris à peu près comme vous le dites, cette présence des trois éléments.
    Un mot encore: ces triskels figurent à l’entrée d’une grotte que j’ai visitée. Les spécialistes nous disent qu’elle est orientée à la lumière du lever du jour (soleil??), le 21 décembre. On y pratiquait sans doute (ce jour le plus obscur de l’année mais aussi le premier jour où la lumière renaît) des sacrifices rituels. Reste cette lumière dont nous avons appris par les Grecs qu’elle était raison et langage.
    Je songeais vous lisant qu’au fond il y aurait une quatrième dimension à ajouter: celle de la lumière de l’esprit. Elle est là au fond de la grotte et ne demande qu’à sortir.
    Les Laisses devront donc être reprises avec le ciel bien sûr (triskel), vous avez raison, mais aussi (quadriskel?)avec l’usage que nous faisons de notre lumière (qui permit cette photographie!), de notre raison qui depuis l’époque celtique a pris son essor hors de la grotte de façon étourdissante.

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