croque le jour 9

gravité de nous n’irons plus aux bois

les lauriers ont été pillés par des mains tout humaines

la belle a ramassé les branches et les rêves de gloire

j’allais pourtant glabre et chantant sourire en bandoulière 

j’entends encore sous la charmille mon soprano perdu

croque le jour 7

quand le chocolat craque dans le palais

 

toutes les pièces s’allument à la fois

 

de l’enfance au présent qui plaît

les sons se renvoient mille et un échos 

mais dans le parc c’est le pas du chat qui donne le la

Alban Nikolai Herbst grand écrivain allemand s’est ingénié à le traduire

Kaue den Tag

Zerkracht die Schokolade zwischen den Zähnen


Leuchten auf einmal die Räume weit auf, und – ja! –


von der Kindheit bis zum glückhaft heutigen Wähnen


verschmilzen Klänge zu tausend und einem Echo der Zeit


Aber im Park gibt uns die sanfter schreitende Tatze der Katze den Kammerton A

On pourra lire sur le blog de Alban Nikolai Herbst les commentaires qui ont été suscités par cette brillante traduction…

https://dschungel-anderswelt.de/

croque le jour 6

les cabanes où l’enfance me garda

loin de l’usure des jours des mois des ans

dansent dans le secret de ma mémoire et je revois 

leurs toits crevés de rayons qui berçaient ce silence 

mêlé d’humus qu’aucun parfum n’évoquera jamais

croque le jour 4

j’empêcherai que mes arbres qui se tiennent au jardin 

sous la brise de janvier se penchent à l’excès

et croulent sous les vents malins

car leurs chutes lourdes en pleine crise de l’hiver

étoufferaient le vaste chant des jours qui viennent

Un voeu

elle avait des bagues

des perles à l’oreille

le fard qui protège

une robe de lin gris

c’est folie de porter pareille robe dit-il

la glace mordra ta peau

elle avait le regard sûr

serra doucement sa main glissée

peu m’importe le vent dans l’air froid

parlons de l’an neuf

dit-elle et des voeux

ce fut ainsi qu’ils gravirent le mont

solitude des arbres presque morts

on entend un orgue lointain

dialoguant avec les tourterelles

elle pointe alors son doigt vers le soleil mangé des brumes

aime le jour comme il rallonge

déclame-t-elle donne donne donne

(il reconnut soudain en elle la fluide inspiration)

laissons glisser au présent nos regards vers le vallon

sur la bruyère où la parole se fige

un court instant dans l’écriture

il forma le voeu de la garder à ses côtés

toute l’année et même au-delà

Novembre

quand le pas broie du noir
quand la mer dès l’aube – paupières cireuses –
charrie des masses d’encre voilées
à peine inspirée
l’iode de novembre
se fait fièvre aux poumons
les cimes dépouillées
charmes ormes chênes xylophones affairés
s’entrechoquent dans la brume fatigue
l’affaire de vivre
en plein doute
fait de novembre un où es-tu entêté
c’est à peine si l’on avance aux halliers glacés
le corps dépose les armes
au bout des alarmes maximales
la onzième saison sonne derrière la mort

et c’est alors
au bout de l’an ou presque
que remonte facile la mélodie des doigts
dans le filet des jours
la pluie joue du piano
le vent souffle ses symphonies improvisées
l’époque affolée bascule
dans la saison des œuvres chaudes
le noir rédige enfin
sur le blanc silence des brumes qui se lèvent à volonté
le chant joyeux des enfants de la vie

Jours noirs

Il est difficile à l’approche des jours noirs, de garder sous ses cils la petite joie qui chantonnait tranquille en avril, en juillet, sans qu’on y pense. On la portait aux jours de fête, elle était à tous, il suffisait de lever le regard. Les pupilles étaient autant d’étoiles au manteau du jour et les nuits sûres, nocturnes élégants, se berçaient toutes seules.
Et puis voilà l’avalanche du noir poisseux, les yeux en berne. La machine à songer se grippe à chaque pas. Que faire? Il va falloir arracher les jours un à un comme à l’éphémère,et, dans le silence du chemin qui se cherche, chanter, histoire de traverser ce lourd désert de flaques et d’ombres.

Un livre: LE CHEMIN 14 18

(paru en septembre 2019)

LE CHEMIN 14-18

 

Recueil de poèmes bilingues (français et allemand)

Poèmes : Raymond Prunier

Traduction en allemand : Helmut Schulze

Illustrations : Élisabeth Detton

EDITEUR : Garcia Jean François (Éditions LUMPEN)

179 r Abbé Georges Henin, 02860 COLLIGIS CRANDELAIN

Tél :  03 60 49 99 65 

C’est un hommage murmuré. Dix-huit rêveries devenues à mes yeux nécessaires pour dépasser l’effet centenaire. L’écrivain que je suis, aime à se perdre au chemin, chaque saison, chaque année depuis quarante ans. Mais je n’osais pas m’approcher d’eux par l’écriture… ces petits, ces tendres jeunes qui durent s’endurcir pour défendre nos terres contre l’ennemi, comment les évoquer ? Allais-je avoir la manière, le ton, la musique surtout ? En 2017, comme le temps approchait où mes vieux amis tant fréquentés aux monuments aux morts et parfois dans la vie réelle – je me souviens des survivants – allaient partir sur le chemin de la destinée définitive, je me suis mis à écrire, sans ponctuation ni majuscules, des vers qui bientôt s’accumulèrent au fil de situations rêvées.

J’avais beaucoup lu sur l’attaque Nivelle, je frémissais chaque 16 avril au souvenir des exploits impossibles. Je songeais au fil des rêveries non plus seulement aux petits, aux presque imberbes encore, fracassés sur l’ordre d’un général obtus, non, il me vint que les pères et les mères devaient avoir également leur place dans ce tohu-bohu, dans cette affreuse mêlée : comment traversèrent-ils l’épreuve majeure de la vie – qui n’est pas sa propre mort, mais la mort de ses enfants ? Les anciens le disaient déjà avec cette crudité : la guerre c’est quand les pères enterrent les fils. Puis d’autres situations se présentèrent à ma mémoire rêvée : le silence qui règne au Chemin des Dames a beaucoup aidé à faire lever mille fantômes, des fiancées, des vols d’oiseaux, des chants.

Bientôt j’ai laissé venir à moi d’autres songes, des images d’églises mordues par le feu, l’affreux bombardement de la cathédrale de Reims, l’abomination de Vauclair et de ses ruines automnales si douloureuses. Tout cela est venu presque sans que je le veuille : j’avais tellement marché sur ces terres, j’avais arpenté les chemins adjacents, j’avais même parfois couru autour des ruines pour exercer mon corps et aérer mon esprit. Il suffisait que je ferme les yeux pour voir revenir toutes ces scènes, toutes ces images, toutes ces absences. Je me surprenais parfois à penser : tu vois, ce que tu vis là à quarante ans, à cinquante ans, eux, les petits, ne l’ont pas connu, c’est là qu’est la vraie tragédie et c’est cela qu’il faut chanter.

L’essentiel n’est en effet pas de dire : « les pauvres petits », non, l’essentiel est de chanter leur destinée, si l’on veut que l’on se souvienne, si l’on veut que ces jeunes gens demeurent solidement dans le tréfonds de notre mémoire. Chanter devient alors articuler des syllabes de manière à ce que la mémoire du lecteur soit fixée fermement sur les destins détruits. C’est aussi exhaler une plainte. Il est normal de se plaindre lorsqu’on traverse des épreuves de ce calibre. On peut même risquer cette idée simple : se plaindre est la seule manière de survivre, de dépasser un peu l’horreur de ces vies perdues. 

Je pense aussi à nos voisins, à ceux que j’appelle nos cousins, les (cousins) germains qui apparaissent dès le début du recueil. Helmut Schulze, poète allemand, est venu me rejoindre – traduire mes poèmes était une manière de me tendre la main : ainsi nous faisons-nous face, sur deux pages, côte à côte, la cassure du livre figurant l’opposition d’antan et ce qui nous relie aujourd’hui, délivrant à foison, s’il en fallait, les preuves de l’absurdité de ce honteux conflit. Ses mots ont autant droit de cité que les miens au bord de ce chemin où désormais il fait bon prendre le soleil et respirer les brumes. La fraternité est notre seule chance. Admettre l’autre, le différent, celui qui ne parle pas comme moi… l’accueillir, voilà le but. Tous nos malheurs sont venus de n’avoir pas su préserver l’accueil de l’autre, ce qui eût été un enrichissement exceptionnel, au lieu de vivre ce conflit abominable.

Revenir au Chemin c’est convenir également que ce lieu est splendide. Hanté, il méritait d’être chanté, ce que s’emploie à faire Elisabeth Detton, avec une modestie admirable. La peinture à l’eau, la simple gouache convient tellement bien à nos jeunes gens englués dans la boue et rêvant d’un idéal de paix. Le brun et le bleu se font face comme chemin et ciel, comme guerre et paix.  Les illustrations sont des aide mémoires qui nouent la gorge. Ce sont des statues qui se fixent plein vent pour surplomber l’événement et qui ouvrent sur la compassion. On tourne les pages du livre et entre l’allemand, le français et les illustrations se produit un jeu grave total, musique comprise, les langues différentes et les illustrations délivrant tout un monde mélodique attentif à notre destin.

On l’aura compris, le Chemin est à lire plus largement encore : il s’agit du nôtre au présent. Ce recueil aide à traverser nos nuits et nos jours, c’est un viatique apaisé qui reprend nos passions et nos rêves donnant à notre présence ici et maintenant une plus grande fermeté.

                                                                                              Raymond Prunier

fièvre 45 chaumes (juillet 2020)

45

chaumes 

après le passage de la dévoreuse de juillet 

qui anticipe sur nos bouches affamées

ils se dressent 

ocres et gris parfois rouges 

puis sous l’effet de la lumière adulte 

les brins crépitent en un murmure immense

chacun d’eux veut conter l’histoire 

de la terre et des grains 

épis et tiges se sont balancés librement 

et voilà leurs derniers témoins qui palabrent 

et se disputent sur les champs

nous étions ensemble et nous voici querellant 

ma mie que sommes-nous devenus 

piques trop brèves 

le vent ne nous inclinera jamais plus

la terre à deux doigts 

ne permet plus la grâce oscillante 

qui fit la stupéfiante splendeur des blés 

dont nous étions la racine première

pauvres chenus

ils lèvent sur la terre tassée 

de petites pointes benoîtes 

que je froisse négligemment 

comme on marche au désert 

chevilles harcelées du picotis des sables

une plainte ose enfin s’allonger vers le soir 

autre chose contrarie mon pas 

ah c’est l’enfance ténue qui revient 

féroce arrachement 

annonçant le crissant retour d’automne 

des charrues et des socs

fièvre 44 cathédrale VII (juillet 2020)

cathédrale VII

rappelle-toi

au temps de fièvre folle

je me tenais tout silence au parvis

cet espace aux pavés heureusement inégaux

qui me cognaient dans la poitrine à chaque pas

mille souvenirs

face à toi ma dame

j’étais le drôle qui s’en vient vénérer les beautés et les siècles

au temps de la détresse

je pensais moins à marie 

qu’aux hommes d’alors aux femmes du temps 

hantés de toi jour et nuit 

me voilà seul disais-je je suis tout seul

dis-moi ton mystère

tu peux bien me le dire

ce souffle qui te fit

ces milliers de bras qui montèrent ici 

et les boeufs précédant l’attelage 

il était naturel qu’ils se dressent là-haut

tirant les tours

ma voix allait répétant

mais d’où vient l’énergie qui fait tenir

contre les siècles et les charrois

contre les cris les pas et les épidémies

rien de plus urgent pour nous 

que cette haleine spirituelle

qui te souffla 

bulle de pierre 

un matin de mille deux cents

et qui depuis emplit notre horizon

il n’est aucun mystère 

répond-elle face au vide

l’imagination seule

accouplée à la raison

déplace les montagnes 

et dans un murmure elle ajoute à mon endroit

un peu comme un poème