Brassens ou le désaccord parfait (2)

Loin des biographies,  ce livre s’ouvre au plus large sur les analogies que les rêves de Brassens suscitent. Ce sont de courts chapitres qui évoquent l’obsession que le chanteur produit sur l’auteur du livre. Ainsi entend-t-on la voix, la parole, la manière de détourner les normes de la vie dite moderne et qu’il rend  archaïques par son rire audacieux et tranquille. Sa présence est chantée en une prose poétique soignée qui tente de rendre hommage à la hauteur du ton Brassens. Dans la seconde moitié du livre l’auteur se fait l’analyste attentif de quelques chansons, musique et paroles comprises.  On croit les connaître par coeur, mais bien des surprises attendent le lecteur !

 𝐁𝐑𝐀𝐒𝐒𝐄𝐍𝐒  ou le désaccord parfait                      de

                           𝐑𝐀𝐘𝐌𝐎𝐍𝐃 𝐏𝐑𝐔𝐍𝐈𝐄𝐑

Commandes à gilbert.beaubatie@gmail.com

https://editionsmillesources.mystrikingly.com/

41 réflexions sur « Brassens ou le désaccord parfait (2) »

  1. ” Ce sont de courts chapitres qui évoquent l’obsession que le chanteur produit sur l’auteur du livre. Ainsi entend-t-on la voix, la parole, la manière de détourner les normes de la vie dite moderne et qu’il rend archaïques par son rire audacieux et tranquille.”

    Plutôt qu’obsession j’évoquerais un transfert entre deux vies. L’une perçue par la voix, la mélodie, le rythme, la poésie chantée, la vie se moquant des interdits, l’amitié… l’autre, toute intérieure offerte à l’écriture, traductions ou créations, qui reçoit la première.
    C’est en cela que le livre est émouvant et sonne juste.
    On entre dans le monde de la conscience, du ressenti, de l’évidence d’un vécu. Le lien entre extérieur et intérieur se fait mince puis disparait.
    L’auteur reçoit confirmation de ses intuitions par ses recherches multiples (Photos – correspondance – articles de journaux – partitions…) et l’écoute du poète-chanteur.
    L’écriture de ce livre se déroule dans l’intériorité d’une conscience. Une fascination à laquelle le langage s’adapte. Étonnante expérience. L’existence de Georges Brassens se révèle par son comportement, ses chansons, sa musique. Ainsi ce livre s’attarde sur le texte des chansons, en dévoile les mots rugueux, lisses, chauds, doux, amers, tristes… Le livre s’écrit dans cette atmosphère de paysage musical. Une forme naît, articulation logique de ces courts chapitres. accentuation portée sur le métier, la sensibilité. Lente métamorphose. La langue crépite. le texte est vivant. Une expérience intérieure et son dévoilement

  2. En 2001 paraissait aux éditions Félin un premier livre de vous sur Brassens dont le titre était “Bonjour Brassens”. On le trouve encore partout en librairie ou sur les plateformes de vente en ligne.
    Pourriez-vous nous dire, Raymond, pourquoi vingt ans plus tard vous avez éprouvé le besoin d’écrire cet autre livre “Brassens désaccords parfaits” aux éditions Mille sources ?
    Qu’est ce qui vous paraissait insuffisant dans le premier ? Qu’avez-vous tenté dans cette nouvelle exploration ?

    1. L’édition du Félin: L’aspect extérieur paraissait tristounet. Les photos insignifiantes sur lesquelles je n’avais pas eu de droit de regard regroupées au centre et surtout un titre ridicule que j’ai désapprouvé contre l’avis de la maison d’édition. Entre temps j’avais écrit d’autres textes (surtout des commentaires de chansons et elles s’accumulaient). Les éditions mille sources m’avaient demandé un commentaire d’Hécatombe: “Au marché de Brive la Gaillarde”… et comme tout cela était un peu confus l’éditeur m’a proposé d’en faire une nouvelle mouture élargie et plus claire. Il se trouve que cet éditeur entreprenant et énergique a proposé des photos originales à l’intérieur du texte; ce qui fait que l’ensemble est cette fois magnifique, comme j’en avais rêvé.

  3. Cette succession dans le temps me fait penser à Cézanne et à ses nombreuses interprétations de la montagne Sainte-Victoire. C’était toujours la même montagne et pourtant chaque tableau , croquis ou aquarelle de cette série offre un nouveau visage de la montagne, un nouvel éclairage et d’une toile à l’autre un peu plus de liberté conquise. La série rend visible l’insatisfaction qu’il éprouve entre ses sensations et la réalisation qu’il en donne . Peu à peu il se laisse envahir par cette présence et tente d’en donner la traduction la plus exacte. Sa liberté, paisible et profonde, lyrique et raisonnée. Réaliser par la fragmentation une vision plus juste. Une pensée libérée de ce qui n’est pas essentiel. Voulait-il se garder intact face à une image perdue qu’il lui fallait retrouver ?
    Votre deuxième livre sur Brassens a une forme apaisée, fluide. Peut-on dire cela du premier ?
    Je vois l’échine bleue de la sainte-Victoire et celle humble et tranquille de Brassens penchée sur sa guitare.
    Peut-être écrirez vous un troisième Brassens… Qui sait…

    1. Oui, comme vous avez raison, cette nouvelle édition est fluide et apaisée. Contrairement à la première version il y a autant de chapitres dans la première partie générale que de commentaires de chansons en deuxième partie. Vingt ans plus tard, le ton demeure, c’est très plaisant à refaire, à modifier, à réorganiser.
      Votre comparaison avec la Ste Victoire est très flatteuse, il y a un point commun: Brassens est à lui seul une montagne qui se découpe dans le ciel de mes imaginations. C’est une manière plus équilibrée de peindre son passage.
      Je songe à un troisième Brassens qui contiendrait cette fois un commentaire détaillé de toutes les chansons (je le dis en souriant !), mais il me faudra vingt ans de temps, et surtout un travail considérable car chacune d’elle recèle des mystères, des arrières plans, des blagues à décrypter; et ce n’est peut-être pas indispensable, ce peut être même en défaveur de notre rêveur modeste et superbe. Finalement ce travail de lecture approfondie sur quelques titres, est une invitation à prolonger individuellement la même recherche pour chaque chanson. C’est un hommage à l’artisan et au profilé impeccable de sa tâche.
      J’adore votre: “Je vois l’échine bleue de la sainte-Victoire et celle humble et tranquille de Brassens penché sur sa guitare”! Quelle classe !

  4. Je pense bien sûr au poète Nicolas Pesques qui a commencé en 1980 un poème où il tente d’écrire une colline, le Juliau. Un peu comme Cézanne avec sa Sainte Victoire. L’approche du motif en plusieurs phase. N.P. en est à la cinquième suite, je crois au fil de ses livres, l’éclairage varie selon les saisons. « La Face nord de Juliau”… en ses variations.
    Et vous Raymond que cherchez-vous dans cette continuation ?

    1. Eh bien, je recherche, malgré le temps qui passe, le temps qui ne passe plus; faire la nique au temps. Les chansons comme les montagnes ne changent pas et changent constamment. C’est ce double jeu que je cherche, qui peut être triple, voire centuple.
      C’est le même et ce n’est pas le même. Le disque fixe une audition; on a beau tout connaître par coeur, de même que la découpe de la montagne, le temps qu’il fait la saison la lumière le songe intérieur font que tout est bientôt bousculé. A l’intérieur d’un matériau fixe, beau, splendide, cela bouge ; le temps passe, non c’est nous qui passons, et je m’interroge sur ce passage.
      Le projet de Nicolas Pesques n’est sans doute guère différent.

      1. La lumière, le songe intérieur, écrivez-vous. Cela me transporte dans un autre livre écrit en 1959 par Pier Paolo Pasolini : “La longue route de sable”. Il avait donc 37 ans et il part au volant de sa fiat millicento à la poursuite de lui-même, de sa jeunesse le long de la côte italienne pour rejoindre Trieste. La mer, les petits ports, le sable, la poussière, les villages, les orages bleus…
        Magie du verbe… Je lis p.70 : “Je vole le long de la côte la moins connue d’Italie : je suis happé par un tel bonheur à voir les choses que j’en deviens presque aveugle. En fait, tout ici tend vers le non-être : la côte plate, les villages arabo-normands (arabes dans la partie modeste, normands dans la partie noble, églises et remparts), la mer. Tout semble absorbé, étourdi par la lumière. Je reprends vie à Gallipoli. Centre mystérieux, qui existe dans une région qui n’existe pas. (…) Le démon du voyage me pousse là-bas, vers l’extrême pointe.”
        Mon livre est un livre de poche édité par arléa (domaine italien) et traduit de l’italien par Anne Bourguignon.
        Sur la couverture une photo : Pier Paolo Pasolini au volant…

        1. Je devine la relation que vous faites avec pasolini, du moins ce texte. Voyager c’est voir. On n’en est jamais las. La cécité dans la lumière… car trop de lumière… et c’est la nuit. On ignore couramment que l’obscur cache la lumière crue, et que la lumière a des reflets de nuit. Lorsqu’on erre dans la nuit et que soudain explose une vérité, une voix trop connue mais oubliée, tout à coup la lumière se fait, le sourire s’épanouit, un soulagement de tout le corps, c’est gagné. Le mystère et l’obscur se reformeront plus tard, sur un autre motif et la libération se fera elle aussi. Ainsi avançons nous: diastole systole. rabougri puis expansif. On a du mal quitter cette vie à cause de cette libération qui surgit et donne forcément envie de vivre.

          1. Insolite ce dialogue à propos de “La longue route de sable” de Pier Paolo Pasolini. C’est un récit de voyage de plus en plus acerbe, nostalgique.
            Il écrit “Je ne reconnais plus rien, je me retrouve en terre étrangère. Villas, villas et villas, hôtels, hôtels et hôtels ; la petite bourgeoisie de Trévise et celle qui vient d’Allemagne s’y amassent littéralement, dans un concert assourdissant de sabots de plage. (…) C’était un des plus beaux pays du monde : je le jure. (…) Et maintenant… Où sont les marins dont la chevelure dessine un soleil du front à la nuque ?(…)
            Sur les pauvres voix, sur la pauvre petite plage, l’orage jette une ombre légère, blanchâtre. Ici finit l’Italie, finit l’été.”
            Ce dont les derniers mots de ce mélancolique journal de voyage d’un poète qui a voulu imprudemment retourner sur les traces de son passé…
            Et vous écrivez “car trop de lumière et c’est la nuit.”
            Ouvrir ce livre, à ce moment de notre échange a été peser le réel de l’instant présent.
            Et le voyageur passe par Maratea, cette terre pauvre où est née la mère de Georges Brassens. La terre que Pier Paolo Pasolini a choisie pour y tourner l’Évangile selon saint Matthieu.
            Un échange se fait entre cette si belle évocation de Brassens, votre poésie souvent mélancolique, ouverte au passé et ces souvenirs de P.P.Pasolini entre lumière et ombre.

  5. Merci, Raymond pour ces réponses éclairantes. Pour en revenir à votre livre “Brassens ou le désaccord parfait”, il y a quelque chose que je ne vous ai pas dit, c’est mon attention à votre langue d’écriture qui ose sortir de son sillon naturel (poèmes, textes en prose, théâtre…) Pour rentrer en langue étrangère comme pour vos traductions. Votre éditeur actuel vous a bien accompagné dans ce travail et là il fait un pari car vous basculez par affection et admiration dans la langue de Brassens. L’audition de sa musique aussi. Dans cet écart de langage je vais de lui à vous, de vous à lui. Vous voyez et entendez l’autre et lui offrez l’hospitalité. Comme une langue dans la langue. Écrire est alors devenir un autre. C’est autre chose que l’écriture. Oui, votre écriture est du côté de l’inachèvement, une sorte de devenir. Vous vous trouvez avec Georges Brassens en zone d’indifférenciation. Vous êtes allé à sa rencontre. Voyage pour le trouver.
    De cette rencontre est née une troisième personne faite de vous et de lui (musique et paroles !). Une vision… Une projection.
    En lectrice passionnée, je fais, vous lisant le chemin inverse rendant a Raymond Prunier ce qui est à lui et à Georges Brassens son paysage.

    1. Une fois encore vous dites ce qui est le plus pertinent. Mimesis.
      j’imite tellement le ton brassens, qu’il m’est apparu évident qu’il fallait que je fasse un microsillon mais en livre(!!!!): c’est ce qui explique les douze chapitres avec en titre: article défini plus substantif, douze chansons donc, comme les douze titres traditionnels d’un microsillon rêvé.
      Je songeais l’écrivant: plus tu t’effaceras, plus tu te rapprocheras. C’était d’autant plus facile que Brassens m’était portatif; je faisais monter les chansons à mes lèvres à la demande, je connaissais avant d’écrire toutes les chansons par coeur. Il m’est arrivé d’écrire certains chapitres allongé sur l’herbe d’une place de village désert en plein été (deux ou trois). D’autres ont été écrits furtivement par exemple sur les pages blanches à la fin d’un livre de Pascal Quignard – le sexe et l’effroi – , écrit en tout petit (La Loge), j’ai failli l’oublier au moment de la remise du manuscrit.
      J’espère n’être pas trop présent, je me suis débarrassé de cette préoccupation en rédigeant le premier et le dernier chapitre de la partie générale, sur le ton de la confession personnelle, inventions imitées de Brassens…ça a des allures d’autobiographie, c’était très amusant à faire, même si le propos n’est pas forcément drôle.
      Voyez tout ce que je dis là recoupe exactement ce que vous dites si finement sur le “devenir autre”. C’est une plongée dans l’autre; oui, vous avez raison, mais cet autre je le connais par coeur; comme il y a des fans de footballeurs ou de chanteurs à la mode qui savent tout par projection…
      Brassens m’a servi de monolithe, celui de 2001.Je suis les singes qui tournent autour !

      1. Monolithe… L’image est juste. Comme cette joie de commencer allongé dans l’herbe, un crayon à la main. Le temps alors n’existe plus, n’est-ce-pas ? Vous êtes hors du temps. C’est beau ces confidences qui nous relient à la naissance de votre livre. Un concentré d’espace-temps. Douceur et légèreté. L’ouverture de l’homme vers L’homme.
        Joie d’écrire, de célébrer une vie, sa vie comme une tendre chose vivante et âpre qui palpite en vous. De très loin vous revient ce souvenir. Des sensations qu’un mot réveille.
        C’est un texte comme un coquelicot fragile et rare.
        Ce n’est pas une invention mais une réincarnation. Vous découvrez en même temps que vous vous en souvenez. Obscure énigme. Comme une rivière de vent qui dans l’herbe se fraie un chemin. Tout ce que vous avez porté en vous se réveille alors. La page écrite comme une parole. J’aime aussi votre pudeur de ne pas fouiller trop les secrets de sa vie et de ses chansons, laquelle est la solitude de chacun de vous.
        Mais au passage, vous avez laissé affleurer votre être vrai.

      2. de “sillon” en… “microsillon mais en livre(!!!!)”
        j’adore !

  6. Ah… continuer d’explorer l’œuvre de Brassens ? Vous écrivez : “Je songe à un troisième Brassens qui contiendrait cette fois un commentaire détaillé de toutes les chansons (je le dis en souriant !), mais il me faudra vingt ans de temps, et surtout un travail considérable car chacune d’elle recèle des mystères, des arrières plans, des blagues à décrypter; et ce n’est peut-être pas indispensable, ce peut être même en défaveur de notre rêveur modeste et superbe.”
    Pourquoi est-ce que ce matin je pense à Montaigne ?
    Lorsque la peste s’abattit sur la ville Bordeaux, Montaigne s’était mis en route pour s’y rendre et démissionner de sa charge de maire mais craignant cette épidémie, il chercha refuge pour lui et sa famille et rentra chez lui, où il retrouva… ses livres ! Il prépara alors une nouvelle édition des Essais.
    En 1588 il avait ajouté 600 additions et un troisième livre. Il vint même à Paris pour en surveiller l’impression (chez Abel L’Angelier.
    Il y rencontra sur le retour, à Gournay, une jeune Picarde, Marie Le Jars de Gournay qui lui avait écrit l’admiration qu’elle éprouvait pour son œuvre. Il y resta trois mois. Une amitié naquit faite de tendresse pour l’un, d’admiration pour l’autre N’était-ce pas un reflet de l’amitié boétienne ? bonheur pour les dernières années de sa vie…
    J’aime l’imaginer en son château avec sa femme, sa mère, sa fille, recevant ses amis mais surtout réservant ses plus belles heures à la méditation et à la lecture dans sa “librairie”, au deuxième étage d’une tour d’angle. Je vois sa table de travail et ses milliers de livres qu’il relisait sans fin, et les solives du plafond où il avait fait inscrire des pensées de ses auteurs préférés (Antiquité).
    Marceline Desbordes-Valmore l’évoque ainsi (Le Retour à Bordeaux) :
    “A travers les vieux pins qui peuplent la campagne
    des pas qu’on n’entend plus sont restés imprégnés :
    je crois suivre les pas du paisible Montaigne,
    Je crois saisir dans l’air ses accents ranimés
    sa railleuse vertu, sa facile pitié,
    Ces préceptes du cœur que son cœur sut écrire,
    Et son amour pour l’amitié.
    Que ce livre est beau ! que je l’aime !
    Le monde y paraît devant moi :L’indigent, l’esclave, le roi,
    J’y vois tout : je m’y vois moi-même.”

    1. C’est une drôle d’histoire que cette amitié envers Mlle de Gournay!
      Mais votre citation de Marcelline me rappelle que j’ai moi-même décrit par l’intérieur la façon de Montaigne pour survivre à l’intérieur des pierres et y trouver sa joie la plus profonde.
      Je vous envoie le lien dans mon blog…

      https://jepeinslepassage.com/montaigne/

      De mon livre Traces de Pas… (prix de littérature de Picardie 1995)
      Ce texte sur Montaigne et celui sur Hölderlin sont les deux que je préfère…

      1. Quelle beauté, ce texte évoquant Montaigne en ses pierres. Je ne connais pas ce livre de vous “Traces de pas”. Ah, c’est bien tout ce qui me reste à découvrir !
        Dans l’adversité de ce temps, ces textes brillent d’une étrange beauté, émouvante, sereine. Une présence intime et distante.
        Je pense à Fra Angelico autant qu’à Rembrandt. A la Sainte-Victoire et à Cézanne. Leur passion commune pour la lumière et les chatoiements du clair-obscur.
        J’aime l’ouvert ici. Comme le petit personnage dont je vous avais parlé dans les rouleaux chinois. Tout petit, on le voit à peine et pourtant. Il est le point où l’infini devient paysage intérieur.
        J’aime vraiment votre monde, Raymond.

  7. Est-ce que je peux évoquer ici un livre d’Hannah Arendt ?
    C’est à cause de l’art, des tableaux. J’y reviens tout le temps pour expliquer ma pensée bredouillante. C’est que je viens de ce monde de silence et de contemplation. Votre nouvelle, l’autre jour, ” La main de Borges” m’a troublée, parce que Borges découvre, aveugle, la pyramide.
    Dans sa conférence retranscrite dans le livre “Juger” paru en 1991 au Seuil. J’ai lu p.106 : “En fermant les yeux on devient spectateur impartial – non directement affecté – du visible. Le poète aveugle. On est en situation de “voir” avec les yeux de l’esprit.”
    Nous sommes encore dans le rapport du visible et de l’invisible. (Comme vous dans l’herbe avec Brassens). Intériorité réflexive.
    C’est comme cela que je vous lis, les yeux fermés. Et entre vos écrits et moi, des images, incertaines, instables, mouvantes. Elles m’installent dans votre langue d’écriture. Elles me donnent de la liberté. Alors je peux me diriger dans votre univers pour y faire sens, pour l’éclairer. Comme si votre écriture était sombre, pleine d’invisible, transitoire. Une épreuve d’absence, avec des fantômes. Je me fais passante d’un vivant habité de ténèbres.
    Vous êtes aussi l’homme des grottes. Je n’ai pas oublier. L’écriture est aussi une grotte d’ombre, une sépulture, un “tumulus” qui respire… Je touche vos mots comme le poète aveugle et je comprends.
    Vous, vous êtes entre les deux, lumière et ombre de votre solitude, debout sous l’aplomb du soleil, votre ombre tapie sous vos pieds et vous baignant dans la lumière. Maître des métamorphoses comme ici pour Brassens et Montaigne. Votre langue souvent je ne la comprends pas (vous vous souvenez quand on a évoqué la Tour de Babel ?) alors je l’écoute et sa musique me laisse entrevoir la langue du cœur, votre regard. Les lettres prennent la mémoire de mes images, les mots celle des sons.

      1. Dans ce livre contenant dix de ses conférences, j’ai trouvé des pépites. Émouvant car cela aurait été son dernier livre.a mort l’a empêché de l’achever. Il reste donc ces conférences. La thème ? Suivant pas à pas le philosophe Kant, elle explore les conditions où sont portés des jugements, auscultant tout particulièrement le couple contraire acteur/ spectateur. C’est extrêmement fin. Cat replace l’homme au milieu des hommes, l’homme au milieu des autres qui lui sont indispensables pour valider ou contredire ses pensées, ses créations. Elle analyse la notion de bonheur s’appuyant sur Kant. C’est passionnant. Je le relis souvent. Pour moi, une aide précieuse à la construction d’une pensée indépendante tout en allant vers les autres après la solitude nécessaire à la méditation, à la création, pour partager, dialoguer….

          1. Quatrième de couverture :
            “Juger : une activité humaine en apparence simple, que certains réduiraient volontiers à sa forme courante judiciaire ou à ses aspects purement logiques. H. Arendt, au contraire, discerne dans cette activité éthique par excellence ce qui permet d’agir selon des valeurs et de résister à l’inacceptable : elle met ainsi en évidence l’importance politique de ce verbe performatif.

            D’où vient la « faculté de juger » ? Quelle est sa place en philosophie ? Les « Conférences sur la philosophie politique de Kant » , qui forment le coeur de ce livre, indiquent sa source principale : la Critique de la faculté de juger de Kant. Comme toujours, Arendt relit, réinterprète, prolonge la tradition critique bien au-delà du cadre kantien et met à l’épreuve sa propre philosophie politique. Livre posthume, juger n’en est pas moins la pièce maîtresse de la pensée de Hannah Arendt.”

            Suivi de deux essais interprétatifs par Ronald Beiner et Myriam Revault d’Allonnes

          2. Pascal Quignard a écrit aussi sa critique du jugement. Un très bon livre également. Sur la faculté de juger qui est la troisième critique je me souviens que c’est le BEAU qui est mis en question. Sartre a écrit un jour: le réel n’est jamais beau. Position extrême que je conteste évidemment. Va falloir que j’affine tout cela avec Hannah.

  8. 13 pas 10 !
    Dans la. Postface de Ronald Beiner on apprend que Hannah Arendt mourut subitement moins d’une semaine après avoir achevé le manuscrit de “Vouloir”et qu’on trouva sur sa machine à écrire une feuille de papier vierge à l’exception du titre “Juger”… Elle avait l’intention d’attaquer la dernière partie. Ce devait être la sortie de l’impasse théorique de “Vouloir”. Ce texte aurait achevé “La vie de l’esprit”.
    Ces notes de conférences permettent de présumer sa théorie du Juger en choisissant Kant pour guide de la faculté de jugement.
    Je pense souvent à ce livre quand j’ose me glisser ici pour témoigner de la lecture de vos textes, de vos livres.

    1. Un dernier point, la pensée de Paul Ricœur sur les écrits de Hannah Arendt : “La pensée de Hannah Arendt est une pensée de résistance.” Et Myriam Revault d’Allonnes d’ajouter que Hannah Arendt s’attache à sauvegarder cet habitat commun qu’est le monde et qu’elle se demande s’il est encore possible de rouvrir ce monde… Juger, pour elle, c’est résister à la désolation de l’homme qui a perdu tout à la fois le moi et le monde.

      Alors Brassens, à sa façon… Une sacrée résistance !

      1. Je vous remercie. Résister oui. J’ai traduit un livre de 500 pages qui recense tous les actes de résistance opérés par des Allemands entre 33 et 45(Une Allemagne contre Hitler, éditions du Félin). Rien à voir avec la résistance française de si glorieuse mémoire. La résistance allemande veut la défaite de son propre pays; ces traîtres à leur patrie sont des héros très différents de Jean Moulin. Ils doivent vouloir la défaite pour sauver le pays, ce qui est absurde.
        Pour ce qui est de nos pays en temps de paix, le livre reste à écrire; la massification a écrasé toute velléité de résistance. Désormais la résistance apparaît comme une absurdité; et pourtant nous savons bien nous qu’il faudrait résister pour protéger la vie de l’esprit, menacée de partout par la marchandise et ses surenchères. D’où l’idée complètement dépassée de résistance chez Brassens. Disons brièvement que la situation a empiré et que TOUT le Monde a lâché prise. La résistance de plus ne se situe pas sur le terrain politique mais spirituel.

        1. Cette résistance évoquée dans votre traduction d’ “Une Allemagne contre Hitler” a dû effectivement donner à l’idée de “Résistance” dans cette guerre une profondeur liée à un vacillement. Cela doit être une douleur de lutter contre son pays défiguré par un dictateur barbare et meurtrier au nom d’un idéal humain qui était alors piétiné.

          Oui une résistance sur le monde spirituel.

          Brassens, dans cette méditation, est éclairé de ce contre-courant qu’il a , par ses chansons et ses choix de vie, instillé dans le conformisme de la société qui choisit souvent la quiétude au prix de renoncements et d’égoïsme.

          J’aime aussi qu’il chante le bonheur de vivre, l’amitié, la beauté des choses simples.

          Ce que vous dites merveilleusement à propos de Marguerite Clerbout dans votre livre “Traces de pas” revenant sur huit mots d’elle :
          “A l’instant, l’oiseau suffit… Il fuit”
          Vous écrivez :”Bien sûr nous, les sérieux, nous avons oublié cette magie : nous avons jeté la fleur, l’oiseau, l’automne aux orties du banal, préférant la aux pissenlits les écrans flatteurs du quotidien. (..) Ainsi protège-t-elle à jamais au creux de ses recueils, l’éblouissement premier (…) Débordant de la lumière d’enfance.”

          Tout cela est cohérent, Raymond, et dessine de vous un portrait attachant. Vous êtes homme de bonne compagnie par votre écriture.

          1. Je crois être de bonne compagnie en effet! merci de le dire aussi ouvertement. Je vous remercie d’avoir établi un lien entre ma traduction du livre sur la résistance allemande et les propos que je tiens par ailleurs qui défendent la vie de l’esprit. Vous m’aidez à voir plus clair dans mes entreprises diverses… Merci! La thématique de mes pièces recroise bien évidemment cette vie de l’esprit: violences conjugales, chômage des jeunes etc.

    2. Le leit motiv du livre de quignard “critique du jugement” (Galilée editions) c’est: “Ne jugez pas”! parole de Jésus. Alors que les chrétiens n’ont fait que juger, tout le temps juger, cette supériorité imaginaire qui blesse souvent et tue encore plus sûrement.
      Ce livre va m’être précieux. Je vais le commander.

      1. Ce livre m’a beaucoup appris. On ne peut s’empêcher de juger mais il est bon de comprendre comment se forme notre jugement, la pensée critique. Elle médite sur le fait qu’on ne peut acquérir cette dernière sans l’épreuve qui résulte du contact avec le penser des autres.
        Ici un extrait, qu’elle cite, d’une lettre que Kant adressa à Marcus Herz en 1771 : ” Vous savez que je n’aborde jamais des objections raisonnables avec la seule intention de les réfuter , mais que, en y réfléchissant, je les mêle à mes jugements et leur offre l’occasion de mettre à bas toutes mes convictions les plus chères. Je nourris l’espoir qu’en considérant ainsi, avec impartialité, mes jugements du point de vue des autres je parviendrai à un troisième aperçu qui améliorera ma perspective antérieure.”
        Dans ces notes sur les conférences de Kant elle ne cesse de s’interroger en revenant longuement sur ce que lui pensait, comment il expliquait sa façon de juger.

        1. QUELLE MAGNIFIQUE CITATION ! Elle décrit dans le détail tous ces efforts que nous faisons pour penser et en quoi la rencontre de l’autre est hautement profitable.

  9. Votre monde est un jardin.

    Il y avait un arbre en fleur qui dépassait du mur. Je me suis hissée pour le voir puis je suis restée pour découvrir ce jardin. Des petits croquis sur mon carnet que je transforme, feuille après feuille, en avion de papier que je lance dans le jardin. Parfois le jardinier passe, en ramasse un, le déplie et sourit.
    Pendant ce temps, le temps passe. Peu à peu le mur de fendille. Des pierres tombent. J’entre sur la pointe des pieds. Je regarde. Il y a même des papillons, des oiseaux. Quelques cailloux sur une stèle. Parfois je plante une graine puis je sors heureuse.
    Le monde est grand. J’aime marcher. Je connais le chemin qui mène au jardin du jardinier-poète. Je sais que je peux y revenir. Le jardinier n’a pas réparé le mur pourtant il ne peut pas avoir vu qu’un galopin, croqueur de pommes, y vient de temps en temps…

    1. Galopin du jardin!
      Le jardinier est très content d’avoir un galopin qui vient mordre ses pommes; c’est un hommage à ses fruits.

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