Le pot à lait

Tiens, je vais revenir sur mes pas. Je crois que je cours en portant au bout du bras le pot à lait au couvercle clos, il danse au rythme de mes jambes, allégresse du corps volant, rasant les murs de brique terne dans l’avenue descendant du cimetière militaire ; j’avance avec le vent qui me soulève les boucles sur la nuque ; à l’écoute des chocs de mes semelles sur la boue du trottoir, j’essaie une mélodie entrecoupée de sauts qui évitent les flaques où je me vois débouler sur l’instant, je bloque sur mes deux pieds, repars, le pull tricoté me bat les flancs cachant presque mon pantalon court et trop large à la fois, soutenu par des bretelles dont je n’ai plus aucun souvenir, sinon que je devais en porter puisque c’était la mode de chez nous. Cette course m’est restée à cause de l’odeur bestiale de la paille : la cour de ferme, la laitière à la louche grasse, mes vingt centimes dans la main qu’elle me prend sans sourire, et cette chaleur épaisse presque lourde qui monte des ballots entassés alentour, caquètements des poules égarées, vaches meuglant quelque part derrière, le soin que je mets à repousser bien à fond le couvercle du pot dans la bousculade des voisins venus eux aussi à la curée. Une voisine me parle, murmure mon prénom, mais je suis si minuscule, tellement insignifiant que je n’ose pas lever la tête et il ne me vient plus qu’une envie, conserver contre mon corps l’énorme vapeur brûlante du lieu pour la porter en courant vers la maison ; le lait de l’espérance va tout régler, la maussaderie, la peur, les angoisses, d’ailleurs à l’instant un chien s’élance à mes trousses, aussi peureux que moi, il flaire mes mollets qui se ruent déjà en direction de la maison mère, mais je cours si vite qu’il cesse bientôt de me hurler sa terreur agressive.
Je cours parce que je veux être seul, défait de tout, courant, courant seul, au chaud, avec toute la chaleur animale sur la peau, paille, poules, vaches, voisins, bien à l’intérieur, sous mes bretelles, la belle chaleur jeune à dépenser, à livrer, à délivrer, au-dessus des flaques, des avenues, le cimetière loin derrière, c’est la nuit, la nuit, il est temps, les étoiles et les monstres pourraient bien, mais oui bien sûr, me dévorer, comme le chien qui n’en est qu’un avatar, à livrer donc ce lait chez moi, rameutant une énorme quantité de chaleur sous mon tricot de corps et que je vois se répandre dans les deux pièces cuisine incluse, magicien dans la maison frisquette, froide de vie, je ramène le plus vite que je peux le lait, vous savez ce liquide superbe, il est encore chaud du pis, il va apporter à la maison glacée un amour d’enfance vraie, valable aussi pour les adultes, les géants, ce biberon d’être, vive source épaisse de joies multicolores puisque le blanc ce sont toutes les couleurs tassées, rassemblées, vous allez m’en donner des nouvelles, parents, enfants, frère et sœur, c’est l’arc-en-ciel que je vous porte à bout de bras, la vie, la vie… On peut imaginer que comme pour Perrette, le lait se renverse. Non, hélas non, même pas de drame, mais bien pire : l’accueil mitigé, le lait mis à bouillir aussitôt « Donne-moi ça toi », enfin le banal, le lait banal… et rien qui cède au rêve du tout petit.

elle m’a laissé

elle m’a laissé sa carte
avec des collines et des fleuves
pour errer dans le temps
il n’y a plus d’espace tu sais
rien que la pluie si douce
et j’arpente tes rêves
passe le pont de bois
qui mène au hameau jaloux
où l’âme oui l’âme est endormie
depuis longtemps et même avant

elle m’a laissé chercher au pays
la visiteuse indiquée en bleu
je tourne en rond misère
il n’y a plus que des fantômes
rien que le soleil à cru
et j’arpente les parvis
passe les porches vides
et reviens vers la ville embuée
où les ronflements des moteurs
grincent de jour comme de nuit

elle m’a laissé sa statue
avec ses ocres et ses ombres
pour espérer contre le temps
il n’y a plus de désert
rien que les nuages roses
et j’arpente le soir florissant
passe les ponts valeureux
et reprend le chemin du pavillon
où j’entends la voix des enfants
de l’air plein des ramages à venir

être

          être la terre et le temps
avancer comme elle sur les chemins encore drus et perdre sa voix pour la retrouver plus loin car il faut se taire pour que la parole s’élève dans les pages

           être le son et le sol
résonner en syllabes craquantes pour crevant le silence donner à voir le réel à travers le tamis insensé des vocables ténus qui deviennent tangibles pourtant

          être le vif et la voix
revenir sur la vibration de l’air alors que ce ne sont que des feuilles de carnet volées aux arbres mais débordant d’échos perçus dans les cimes

          être l’ici et le midi
retrouver le méridien à travers sa progression de visiteuse et se dire que chaque lieu peut être partout du moment qu’elle se pose

          être la dame et l’ange
écouter la rencontre de la terre et du ciel déflagrations communiquant véritablement alors que ces murmures presque muets miment en fait une absence

          être réel et rêvé
avancer comme elle donc sur les voies musicales sa présence bleue aux cheveux son profil de fresque et son aube blanche piquetée de bleu encore dirait-on en fait une immense présence
 
          être changeante et choisie
incarner dans l’absence le mouvement incessant du temps où l’on se croise se reconnaît s’élit et reprendre dans la glissade filée des syllabes tous les non dits

          être charme et chaleur
ressusciter en plein vent l’espérance du verbe aiguille et foin je sais bien mais le côtoiement des mélodies fait renaître tant de rouge aux joues qu’on en est ébloui

Vers le sommeil

Moins une marche, un pied devant l’autre, qu’une progression d’une souplesse discutable, entravée qu’elle est par des brindilles fraîches, des branches souples qui cinglent derrière moi en un sifflement sec marquant ma conquête sur le chemin ; je dis conquête, je devrais plutôt parler de ce pas hanté par l’avance, par ce qui n’est pas encore, future découverte du lac aux cygnes impénétrables et droits sur leur col (toujours cette impression qu’ils portent une cravate, un jabot plissé qui trempe dans l’eau). Je me tourne dans le lit côté ventre à plat sur le matelas et je me vois écarter une branche de chêne qui me revient sur la nuque, je n’y prête guère attention et me dis que c’est simplement ma position qui m’a obligé à poser ma tête de côté provoquant cette douleur infime. La lumière inventée de toutes pièces dans mes yeux fermés et la chambre obscure, s’avance à ma rencontre, elle grésille dans l’air matin de cette avancée fictive, j’entends un ramage assourdissant et songe aux nombreuses évocations du silence de la campagne, comme si les oiseaux n’étaient rien ou rares, tandis que le raffut plaintif des branches se frottant sous le vent dans les cimes ajoute au brouhaha pépié une touche humaine. Le mot m’est venu sans réfléchir plus avant, mais humaine me fait sourire car c’est justement cette absence que je cherche, l’ange l’a dit, lorsque tu seras près des eaux, observe la surface huileuse, vaste miroir des nuages, et attends ; bientôt, alors, loin des humains tu me verras surgir puisque tu me dis que tu ne peux dormir sans m’avoir aperçu réellement (c’est-à-dire en songe) au moins une fois. Je serre l’oreiller bourré d’espérance et une fois encore je souris des plumes qui me touchent à travers la toile fraîche, elles me rappellent tout ce que j’ai inventé : oiseaux, ange etc…. Et il découvre enfin le lac au bout du chemin de l’éveil qui sombre justement dans le sommeil. Il n’y croyait plus, mais la solitude, notre état naturel, et le sourire de l’ange ont eu raison de sa conscience. C’est tellement drôle que je crois bien qu’il dort en souriant.

éveil

          pousser la porte
qui grince en ouvrant sur le soleil
          très antique explosion
d’une journée neuve juste froide
          comme il faut
le saut du seuil est un accueil
          salut des perce-neiges
qui têtes courbées en abat-jours
          se déplient sous l’air cru
et persistent modestes malgré le gel de nuit

          regarde vers le ciel
crie l’ange à mes yeux endormis
          encore collés des rêves
je revois l’ocre thé puis le pain
          remâché distraitement
tant j’étais attentif aux appels des moineaux
          regarde reprend-t-il
toits cimes sapins et cathédrale
          tout est repeint de bleu
les blés s’allument aux ornières

du bout des pas le temps de vivre est décompté
          c’est la vieille loi
soufflée par la visiteuse qui claque la porte

Approche de la visiteuse (2/2)

          Si je la nomme mystérieuse, c’est qu’elle nous est proche, sa voix rare n’est pas faite pour éclaircir sa fine obscurité, je la sens toujours là et si l’ange parfois avec son ironie particulière croise son chemin et tente de freiner son avance, elle l’écarte en souriant d’un petit mouvement de main et lui, d’habitude obstiné et drôle dans sa fraîcheur céleste, se dérobe d’un coup d’aile, modeste frisson d’effacement. Il le fait d’autant plus volontiers qu’il sait qu’elle n’a aucune part dans ses agissements, lorsque l’aube et le couchant s’embrasent ou que le soleil nous fait cortège avec ses rires et prolixes survenues entre deux nuages : ce n’est pas du domaine de la visiteuse, et quand elle le chasse ainsi du bout des doigts, elle lui signifie qu’elle est venue non pour enchanter directement le jour mais pour affirmer au présent le perpétuel passage; voici plus précisément ce qu’elle lui murmure de sa voix insistante ; « Je ne te suis pas dans tes jeux de feu follet, j’étais là bien avant et si tu ne me connaissais pas, c’est que tu n’avais pas le regard suffisamment affûté. Maintenant, tu sais. Oui, tout est passage, et même l’instant où je le dis. Reste, cher ange, que je t’aime et ce n’est pas que passage. »
          Je reproduis ici quelques mots saisis (et répétés par l’ange) au hasard de son bref dialogue avec elle ; il me semble, à y réfléchir, que ces propos ne s’adressaient pas uniquement à l’ange, mais aussi un peu à moi, toujours en quête d’un point fixe qu’à défaut d’un autre mot je nomme écriture. Aimer, écrire, c’est tout un.

Approche de la visiteuse (1/2)

          À force de chanter, le bel ange aux boucles bleu nuit a su m’accompagner à travers les saisons blondes et brunes, il m’a porté au sommeil en plein hiver, mélodies de pluie, symphonies de neige soufflées par les lames du vent issues de l’ombre, puis insensiblement les brumes et voiles du crépuscule se sont trouvés au bord du silence en un ensemble discret que le soleil naissant a regroupé pour faire surgir une figure neuve, accueillante et douce, visage ocre, mantille souple, la visiteuse.
          Elle ne remplace pas l’ange – qui peut rivaliser avec lui en joie et en beauté ? – elle forme de l’ange heureux et impromptu la représentation large, terrestre et bienveillante. Elle a troqué le primesaut salvateur de mon double aérien pour une autre venue bien à nous, là où les feuilles de la saison dernière figurent son avance complexe parce que droite et peu causante. La voyant, j’éprouve un léger recul, sans doute à cause du froissement des voiles et de la marche régulière des pas qui saluent le sol plus qu’ils ne pèsent.
          Elle s’est imposée sans que je le veuille – je l’ai déjà murmuré – et contrairement à l’ange fureteur elle se moque bien de mes textes, étant à elle seule la prose du monde tel qu’il va avec ses corvées, ses petites joies et son austère splendeur de mythe élégant ; elle est la veille, le jour et le lendemain, milieu du temps comme l’ange est milieu de l’espace et je la vois, immanence gracieuse, remettre constamment en place ses multiples dentelles hésitantes, elle qui justement est si sûre d’elle depuis qu’elle a surgi du fond des terres qui se couvrent un peu plus chaque jour du premier vert.