Le champ sauvage ( 1 / 4 )

À l’intérieur des remparts, il y avait un pré, où dans les herbes folles paissaient les bœufs et les brebis. La nuit on s’y entre-égorgeait pour une femme, une bête, et vers le matin les mères ramassaient les corps des fils. À midi il ne restait plus d’autres traces que des orties froissées, et lorsque le couchant arrosait les taillis de ses teintes rouges, on entendait encore pleurer les femmes. Le jour était si beau, si blond, avec ses senteurs de chèvrefeuille, qu’on se jurait au fond des huttes de guingois que cela ne pouvait pas durer.
À l’autre extrémité de la cité, du côté du levant, des esprits audacieux avaient assis sous le ciel les babels humides de la cathédrale. Parfois, aux jours de fête, les gens d’ouest s’y aventuraient pour goûter l’ombre des pierres fortes. On enviait aux riches leurs nuits de vrai sommeil, leurs ors protégés par les lances de la soldatesque, on aspirait sans fin l’encens des messes, les yeux mi-clos, bercés par les voix qui s’essayaient au chant des sphères.
Les plaintes s’accumulaient sur la table des édiles.
Un matin, tournant le dos à l’horizon où le soleil va naître, un homme marche seul vers la prairie aux meurtres. On entend son pas dans la boue sèche qui borde les cabanes. Un mort nu dort là contre le mur de paille, presque debout. Alors, l’homme s’en saisit à pleins bras et le porte au beau milieu du pré. Ses pas, son souffle, dominent les premiers appels des oiseaux. Sa seule présence fait fuir les loups qui s’attardent à mordre les corps des victimes de la nuit. Au-delà du rempart dans le chaos de branches, les bêtes, humant l’odeur de l’homme qui les a dérangées, guettent son départ. Mais l’homme reste droit dans le silence de l’aube. Il sait qu’aussi longtemps qu’il sera là, ils ne reviendront pas.
Il est heureux. Il n’a pas lâché le corps nu qu’il porte. Il semble qu’il chante intérieurement, les yeux légèrement levés vers le ciel qui s’ouvre au vert, au rose, au bleu enfin de l’aurore retrouvée. La veille, on lui a proposé de l’accompagner avec des hommes en armes mais il a insisté pour s’y rendre seul. « Tu es trop bon, disent-ils, trop doux. On a besoin de toi ici, affirment-ils. » Il n’a que faire de leurs mots. Il a grandi auprès du champ maudit, il connaît les vivants et les morts, et celui qu’il serre contre lui est un parent, un cousin peut-être, avec lequel il a joué dans la paille des granges attenantes. Il l’appelle une dernière fois : « Martin, murmure-t-il, Martin, je suis là » et le dépose enfin dans la rosée du pré sans foi.