Souvenirs 2 (piano)

Mes bougres de parents, assommeurs légendaires, surgis comme la vague des plus anciens temps de violence, campés sur la religion des interdits, distribuaient gifles à foison, grêle sur mes épis et, coiffé au bol, je courais dans les rues de malchance, décavé, naïf, proie des ombres grandes, affamé d’absolu et gavé de nouilles sans sel ni beurre.

J’avais de ces candeurs… je me souviens de Lui appuyé contre la barre de la cuisinière, rabattant sa mèche bouclée qu’il collait de salive sur son front, le bras droit levé, imitant Méphisto, un Adolphe qui lui avait valu cinq ans de camp avec pour seul langage retour un plattdeutsch qui faisait frémir les lambeaux roses de la tapisserie : verfluchter Mensch ! La peur était aux murs, il hurlait, j’y croyais vraiment, et dévalant plus tard les rues pour échapper à la voix, au martinet de la mère en furie, je comptais mes abattis, deux jambes qui tricotaient, la main droite pour me protéger les yeux d’un revers improbable et la gauche pour tenir mon pantalon court filant sur les genoux. La peur était très bonne conseillère, je restais souvent quoi, trois heures peut-être dans la maison d’en face, inhabitée et tellement hospitalière, j’emplissais mes poumons de ce havre moisi, amertume aux murs verts de gris comme l’uniforme qui dix ans auparavant encore etc. Le silence me tombait sur le râble, interrompu seulement à travers la fenêtre brisée (bombardement ?) par le pas du cheval qui apportait le lait aux enfants sages, donc pas pour moi qui n’étais – ah la voix féminine, âpre – au fond qu’un sale jeune, sorte de fumier de jeune, excroissance superflue de ces parents à bout de course, épuisés à trente cinq ans par des années de séparation dans laquelle les boches jouaient un rôle non négligeable.

Verfluchter Mensch ! résonnait encore dans les pièces vides de la maison d’en face, caverne, résonateur, silence, soudain plus rien et, tendant l’oreille, j’écoutais un piano cognant dans la maison voisine de la maison d’en face, écho romantique de mes premières heures seul ; j’avais enfin le droit de recouvrir la voix hurlée d’un velours touché, ivoire noir et blanc, feutrines frottées comme des pas de danse, ma mie, lettre à Élise, tu as vu ce miracle, oui, nous irons toujours au bois, c’est possible puisque je le vis, puisque cela a pu se produire un jour de mai mille neuf cent cinquante cinq quand le printemps m’a cueilli au frais du drame de cet après-midi et que l’on m’offre des notes, ce baume partition, j’entends le raclement de la page qu’on tourne sur le bord du pupitre, la main est féminine, elle a un peu plus que mon âge (douze ans ?), je ne la vois pas mais j’en suis certain, j’ai droit au tapotis répétitif qui me fait au cœur – diastole systole – une terreur symphonique, timbales frappées, je devine les doigts, et je les divinise au bord de mes tympans. Elle a beau reprendre mi ré mi mille fois, ce n’est jamais assez puisque le Verfluchter Mensch remonte dès qu’elle s’arrête – mais qu’est-ce qu’elle fiche ? – ah oui, travail de la main gauche qui en ascension extension viendra contrer tout à l’heure le mi ré mi dégringolant, bien sûr, bien sûr.

Je m’approche de la paroi sur la pointe des pieds ; je colle mon oreille contre le mur et j’entends la lettre comme si j’étais dans la pièce, puis ça s’arrête. Une petite voix :

– Il ne reviendra pas, hein, il ne reviendra pas ?

– Non, dit une voix plus grave. Joue ton morceau !

– C’était la guerre ?

– Oui, c’était la guerre.