Autour de la Marquise d’O (1)

La disparition d’Eric Rohmer m’a remis en mémoire son film “La marquise d’O”, tiré de la nouvelle de Kleist et dont j’avais apprécié la fidélité rare. J’en reparlerai dans une autre occasion. Mais la mémoire étant capricieuse, après une relecture de la nouvelle, il m’est apparu comme une impression de déjà vu. Avais-je rêvé? Malgré les charmes fabuleux du texte de Kleist, où une très haute forme d’humour se  mêle à la grâce et à la tragédie, je sentais que ce récit n’avait pas entièrement surgi du cerveau bouillonnant de ce maître de la nouvelle. J’avais lu une histoire semblable et pourtant différente. Rien de mieux qu’une telle incertitude pour que l’esprit vagabonde et s’en aille rêver sur les boulevards très peuplés de la littérature mondiale. Comme on a un mot sur le bout de la langue, je savais que ce récit était là au bord de ma mémoire et qu’un seul regard de biais me permettrait de dégager de sa gangue d’oubli provisoire ce récit perdu. Je savais qu’il était court et qu’on le devait à un maître ancien. C’est seulement ce matin, en ouvrant ce blog (“Je peins le passage”) que j’ai enfin trouvé où ce récit figurait déjà bien avant Kleist. On jugera de mon sourire lorsque je découvris qu’il se trouvait dans les “Essais” de Montaigne, Livre second, chapitre II, intitulé: “De l’ivrognerie” ! Voici l’histoire:

“Et ce que m’apprit une dame que j’honore et prise singulièrement, que près de Bordeaux, vers Castres où est sa maison, une femme de village, veuve, de chaste réputation, sentant les premiers ombrages de grossesse, disait à ses voisines qu’elle penserait être enceinte si elle avait un mari. Mais, du jour à la journée croissant l’occasion de ce soupçon et enfin jusques à l’évidence, elle en vint là de faire déclarer au prône de son église que, qui serait consent de ce fait, en l’avouant, elle promettait de le lui pardonner, et, s’il le trouvait bon, de l’épouser. Un sien jeune valet de labourage, enhardi de cette proclamation, déclara l’avoir trouvée, un jour de fête, ayant bien largement pris de son vin, si profondément endormie près de son foyer, et si indécemment, qu’il s’en était pu servir sans l’éveiller. Ils vivent encore mariés ensemble.”

On gagera de cette découverte, non seulement que Kleist y a largement puisé, mais surtout qu’il y a entre Montaigne et Kleist une parenté de style aussi étrange qu’inattendue: même souci de la concision, même accumulation de propos rapportés, en bref une ressemblance formelle infiniment troublante… et qui avait ainsi pu largement troubler ma mémoire. Reste que la nouvelle de Kleist occupe quarante pages quand le récit de Montaigne est exécuté en dix lignes. Ce qui ne préjuge pas de la valeur de l’un ou de l’autre récit, tant le texte de Kleist comporte d’autres qualités, celui de Montaigne étant dans sa briéveté même un chef-d’oeuvre absolu. (La dame que Montaigne “honore et prise singulièrement” est la femme de Joseph Aimar, président au  parlement de Bordeaux en 1575. Cette mention qui figure au début du récit, permet à son rapporteur d’en appuyer la véracité, tant l’histoire paraît invraisemblable. On retrouvera le même souci chez Kleist.)

Cet article est le deux-centième de ce blog !

Dans l’atelier de l’artisan (2)

Il est bon de voir les couleurs et de ne pas s’abandonner bêtement au cliché: un corbeau, c’est noir! En regardant bien un corbeau on peut voir qu’il est bleu, ou azur, ou myosotis (voir la remarque d’Iris de Lange à propos du poème sur les corbeaux).
 Paul Gauguin ne faisait pas autrement: si le cheval par la lumière apparaît rose il faut le peindre en rose. Mais la poésie traditionnelle joue aussi son rôle perturbateur: le texte très connu du “Corbeau” d’Edgar Poe ramasse sciemment tous les clichés et en fait un poème que son auteur commente lui-même. Brassens estimait que ce poème commenté était pour lui très important. Il était auteur de chansons et savait bien que la mathématique est au coeur de ce genre particulier, c’est du temps compté selon un rythme régulier et il y a des techniques précises pour susciter des émotions. La mécanique de l’écriture poétique est ainsi démontée par Poe. Je crois que Brassens avait besoin de se rassurer sur sa propre pratique. Il n’en reste pas moins que le “Corbeau” d’Edgar Poe est une erreur. Ce démontage laisse croire que la poésie est concertée par la conscience et uniquement par elle (il a fait la même chose avec le récit policier et là c’est plus convaincant).
La meilleure poésie est cependant tout le contraire. Il y entre certes de la mathématique et du calcul, Pythagore guette, mais cependant l’inconscient frappe plus sûrement que la raison, non pas d’ailleurs l’inconscient au sens freudien orthodoxe, mais une sorte de rêve flottant que l’on guide par la pensée presque sans le vouloir.
Je parle de mon côté d’un artisanat: je le fais parce que je dois assimiler progressivement, presque chaque jour, une technique d’écriture que je n’ai jamais pratiquée avant l’année dernière. Et c’est justement la partie rationnelle, calculée que je dois assimiler, et non la partie rêvante: cette dernière est là sous mon crâne, il suffit d’enclencher la machine à rêver, ça roule tout seul. Non, le plus dur est de faire un texte bien agencé selon un rythme que la thématique impose. Le texte d’avant-hier est un bon exemple pour illustrer ces propos. La disposition des vers et des strophes correspond aux étapes de la journée, non comme les décrirait un diariste, mais selon l’ordre qui découle des rêveries successives dans une journée. La forme rapide est la seule possible dans un texte qui veut rendre compte de la vie intérieure dans l’espace de notre vie vécue durant un jour entier.

Hölderlin affirme en un propos mystérieux que ce qui nous est proche est ce qui nous est le plus difficile d’accès. Traduisons son propos ainsi: une presbytie nous empêche de saisir la rationalité qui est notre marque occidentale. Au contraire, le rêve fuyant et difficilement saisissable nous est plus accessible, comme ce qui est loin de notre corps est plus facile à saisir que ce qui nous touche presque le bras.

Rimbaud par F.G. Maugarlone ( 3 / 3 )

Suite et fin du passage de l’ouvrage cité précedemment (pages 136-137)

Demeure ce paysage ensorcelé, l’Ardenne, et il y a Rimbaud-Ardenne comme il y a Vivaldi-Venise. Un paysage parlant, qui souffle la légende. Les dentelures de quartzite qui dominent Château-Regnault retracent la fuite des quatre fils Aymon sur leur cheval magique. L’âpreté intime du mont Malgré tout a renouvelé l’inspiration de George Sand, Malgré Tout, en quelque sorte la devise de la vie, bien conforme au génie de George Sand. C’est la Semoy elle-même qui demande à être reconnue en ses vaux étranges, tandis que salubre est le vent. Féminité incompréhensible et irrécusable des “dames de Meuse”, Rimbaud ne peut y être insensible, lui pour qui le continent inaccessible n’est pas l’Afrique, ni l’Asie, mais le féminin. L’explorateur hors de pair a inscrit sur la carte un lieu inouï, le désert de l’amour. Il place la Femme à la distance astrale, métaphore de l’inconnu pour autant qu’il en faille une. La banalité lui est interdite. Le rêve réussit dans la mesure même où il échoue à réaliser le désir.

La place qu’il a refusée, il l’obtient dans les siècles, pour ne pas dire dans les cieux. Désastre et triomphe, Rimbaud comme le Christ: miracle du non-miracle. Quels sont ses derniers mots, ne me parlez pas d’Arthur Rimbaud, crie-t-il en un ultime défi. Rimbaud se grandit ultimement de son refus d’être Rimbaud. Ce renoncement n’est-il pas du saint, qui s’abstient de la prière sur l’ancien parapet. Ne reste-t-il de lui que ce cri? Ou encore ce rire amer, strident, qui s’exténue jusqu’à celui de l’idiot? L’ange ayant oublié son ordre de mission et n’étant pas parvenu à véritablement le reconstituer, reste le poète maudissant, qui nous apporte une sorte de bénédiction. Il n’a pas d’antécédents, mais il a des successeurs. Une aube se dessine quand les métaphores redeviennent des réalités. Tout ne fut peut-être que traversée.

Déchirante infortune, vis et laisse au feu l’obscure infortune, et libre soit cette infortune… Arrivée que jamais aucun départ ne pourra démentir. Déserteur de toujours, que nous retrouvons partout.

Rimbaud par F.G. Maugarlone ( 2 / 3 )

Suite du texte précédent. Pages 135-136 du même ouvrage.

Izambard se demande s’il n’est pas Pierre. Certes, il n’a pas renié Rimbaud, mais il se reproche de ne pas l’avoir assez bien reconnu, et soutenu, voire sauvé du calvaire. J’ai raté un destin d’apôtre, soupire le vieil Izambard. Le pavillon qui colle dans son oreille sert moins à percevoir les questions des jeunes zélotes qui l’assaillent que la rumeur du passé. Mais, pour être à la hauteur, ne lui aurait-il pas fallu être prophète lui-même? La violence de Rimbaud l’effrayait, comme en témoigne l’anecdote du dernier vers d’A la musique. Rimbaud avait écrit:

Et mes désirs brutaux s’accrochent à leurs lèvres

et le professeur bien intentionné le convainc de remplacer ce vers plein de force par le mièvre:

Et je sens des baisers qui me montent aux lèvres

A la musique semble avoir sa source dans un poème de Glatigny, “Promenades d’hiver”, la comparaison fait apparaître la différence entre le talent et le génie. Celui-là, qui relève les beaux habits des bourgeois joyeux et qui approche “doucement les filles aux yeux doux”, on peut imaginer qu’il lui aura été donné de suivre un cours paisible, à lui qui fut peut-être accordé le bonheur de “boire tranquille dans quelque vieille ville”.

“Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d’âmes et de corps morts et qui seront jugés!” Le Jugement dernier, peut-être. Mais pas la grande distribution des prix où Dieu aurait récompensé le Poète dans le style du Préfet des Ardennes. Rimbaud a su trop tôt qu’il n’y a rien à apprendre du livre du maître. Il fallait l’écrire. Privilège cruel de la couronne de feu placée sur la tête de l’enfant, Tu vates eris

Rimbaud peut se résumer en ce mot: j’irai. Rimbaud explorateur, certes, et géographe, je me suis permis de développer ce thème devant la vénérable Société de géographie dont il fut un correspondant – mais sans suite, car sa vocation reste d’être le géographe du non-lieu, et c’est ainsi que sa fusée retombe à Roche. A “j’irai” répond ” On ne part pas”, car on n’échappe pas à la maison mère, même si la longe peut aller jusqu’à Java, il est à l’attache. Il peut aller où il va, il n’ira jamais plus loin. Puisque de toute façon il est impossible de partir pour le lieu qui n’existe pas. Changer la vie, non, alors au moins changer de continent: à quoi bon, ne reste qu’à passer un marché de dupes avec un Orient vainement mythique. Il ne voulait pas admettre que l’ennui de la province fût porté à l’échelle de l’univers, il échoue cependant à l’hôtel de l’Univers d’Aden, aussi provincial que la brasserie de Charleville.

Rimbaud par F.G.Maugarlone (1 / 3)

Ce texte se situe dans un chapitre intitulé “Le Principe Déserteur” pages 133-134 du livre de F.G. Maugarlone: “Présentation de la France à ses enfants”. L’ouvrage a été édité chez Grasset en septembre 2009.

Rimbaud n’a pas laissé une œuvre, mais une tentative. Si l’alchimie du verbe n’aboutit qu’à une carrière littéraire, autant renoncer. Il l’a dit, homme de lettres, cela ne l’intéresse pas, la main à la plume comme la main à la charrue, c’est la misère. Mépris, il est vrai, que tout écrivain honorable éprouve peu ou prou, et qui le pousse parfois jusqu’à l’Académie Française. Poète et explorateur, lit-on sur la maison natale de Charleville. Mention pertinente, comme on aurait pu écrire à Lille: Charles de Gaulle, soldat et poète, homme politique et mémorialiste. Pour Rimbaud, explorateur convient mieux que littérateur. Au-delà de la poésie il s’est consacré à l’étude des langues, il s’est lancé à la quête de la langue universelle. Il a cherché le verbe philosophal, ne s’étant pas résigné à ce que l’acte d’expression fasse retomber dans notre médiocre immanence ce qui tendait au-delà.

En définitive, la grandeur de Rimbaud, de saint Rimbaud, c’est de n’avoir cru qu’à l’enfer, d’avoir restreint notre faculté de croyance à cette certitude: l’enfer, c’est ici même. “Je me crois en enfer, donc j’y suis”, tel est le Cogito de Rimbaud. Il a admis qu’on n’est pas religieux contre la religion, et aussi bien que sans religion on est confronté au monde sans le blindage de l’illusion. Il ne s’arrête pas aux substituts, progressisme, socialisme, scientisme…

La suite qualifiée de “johannique”, elle aura été écrite sur les mêmes feuilles que le “livre païen” qui devait devenir Une saison en enfer –  cet évangile noir, pour ne pas dire nègre comme lui-même. Texte impensable sans le christianisme, autant l’y annexer, indépendamment de la récupération claudelienne: le christianisme peut intégrer le combat contre le christianisme, étant la religion critique qui laisse le dogme à sa place. A son arrivée à Paris, il fut l’enfant prodige – terrible aussi – parmi les docteurs du Parnasse. A Jésus, Arthur fait une scène de ménage. Elle dure, une saison, non, ce sera une vie en enfer. Quand on pense qu’Aden signifie Eden… Il est affamé d’au-delà dès l’âge de la première communion, il se fait traiter de “sale petit bigot”, défendant héroïquement le bénitier contre une bande de garnements. “Intolérant, fanatique ” dit de lui Ernest Delahaye. Ame mystique désamarrée du christianisme, que nous dit-il? Que nous sommes cloués à des poteaux qui pourraient ne pas être la croix.

Une journée banale

Même si je suis un jour – on peut raisonnablement en faire la conjecture – au-delà des étoiles avec l’ange à mes côtés, je n’en demeure pas moins à l’affût des gelées qui enguirlandent mon gazon et fondent progressivement sous les rayons de janvier, éphémère effet d’une légère chaleur qui n’adoucit qu’à peine mes pas glacés sur le chemin de la maison.

La vie s’écoule à belle allure le long des tiges des herbes, je rêve des racines, me demandant si elles ont la même impression que moi lorsqu’une goutte d’eau me dévale le long de la colonne vertébrale.

A midi, le ciel se couvre un peu bêtement, alors que j’ai eu à peine le temps de goûter la pureté aurorale et des reproches pointus me cascadent sous le front, j’entends des voix: j’aurais dû, j’aurais pu… je ne me fâche pas, je sourirais plutôt: après tout, qu’aurais-tu fait de cette splendeur?  Dis, qu’aurais-tu fait de plus que ces quelques pas esquissés sur l’entrée, danse muette à la gloire des enfants repartis et de la lumière revenue?

Je me rends compte alors que j’étais sorti par pure mélancolie, pour me secouer le cœur à la fonte des grains de rosée blanchis par la nuit. Mon corps se désengourdissait. Trop de rêves confus; je me souviens d’un où je dirigeais une carriole qui transportait d’énormes peluches; j’étais à la fois celui qui tient les rênes et le spectateur amusé.

Je repasse alors en songe ce rêve précis. Je suis bien en effet responsable d’une lignée d’enfants – peluches – devenus grands – grandes peluches – , mais je suis également devenu leur spectateur ravi, puisqu’une fois adultes, je ne peux les voir que de l’extérieur. Je ne peux – et c’est bien – influer en aucune manière sur leurs destins. L’atmosphère du rêve est heureuse, joyeuse, coupée de rires et d’éclats divers. En tirant les rênes, je jette des regards en arrière enchanté de tant de joie; les grandes peluches se penchent au dessus des rebords de la carriole qui fonce et secouent la tête en éclatant de rire. Le spectateur les enveloppe de toute sa tendresse. Tout est bien.

Vers le soir, je songe faussement qu’il va neiger; j’imagine des flocons noirs; est-ce le retour de la mélancolie de l’aube?

(un oubli: dans cette même journée l’artisan a passé pas mal de temps à cahoter sur ce petit texte)

Beethoven

Ludwig Van Beethoven : 7e symphonie, deuxième mouvement

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C’est la terre brune, l’humus sur lequel on marche à pas très lents, comme pour goûter le poids du corps qui se mesure à lui-même, seul, joie d’être enfin mortel. Une gloire laïque de vivre et de mourir. Peu de morceaux de musique ont cette émotion contenue de marcher glorieusement vers le funèbre, notre vraie condition. On voit des arbres partout (ah le hautbois), des odeurs de terre montent pour nous, tout le poids du corps posé sur la sente qui mène à la fin de nos existences. C’est notre chant intérieur quand nous avons l’équilibre tranquille du sage qui voit les oiseaux et cesse de les envier puisque tout est bien. J’y vois la fin heureuse de tout.

Parfois le regard file, les basses disparaissent un moment pour nous faire voir la lumière à travers les arbres défaits presque transparents. Puis, notre condition n’est plus la nôtre, la clarinette chante un moment où nous allons rejoindre la communauté des vivants, l’orchestre lui emboîte le pas en accords consensuels. Car ce n’est pas une marche pour nous seuls soudain on comprend que ce sont nous tous qui marchons ensemble. On est alors soulagés de savoir que chacun est seul mais que nous marchons tous. Un but est trouvé, très terre à terre, pas du tout transcendant, la terre nous convie à l’accepter telle qu’elle est. Notre pas devient passage, juste ce moment où nous rejoignons l’indistinct non plus le moi et le toi, mais le tous, arrimés à ce qui est notre vérité mortelle. Mais c’est une gloire de vivre dans ce tutti magnifique où tout le monde marche et tourne dans ce funèbre accepté. Ce n’est absolument pas la résignation, mais l’acceptation tranquille de nos pas fugitifs sur la sente bordée d’arbres aussi magnifiques que nous-mêmes. On adore les silences qui semblent faire entendre le souffle qui nous fait cortège lorsque nous marchons, cette buée. Mais rien en nous ne fait plus plaisir que les grands accords non solennels qui disent oui à tout. Étrange mélodie profane qui nous chante: elle dit ce que dit la religion, mais défaite de dieu, l’avancée vers le vrai tempo de notre vie en devient toute grandiose – dans le chant central – on acquiesce avec des petits picotements aux yeux qui selon l’humeur peuvent se faire larmes, mais juste un moment.

Il n’y a jamais cette lutte entre les cordes et les bois très traditionnelle, ils s’entrépousent au contraire pour le plus grand profit de notre équilibre de marcheur. C’est donc un psaume unique, piété laïque,  passion vitale assumée, victoire sur la peur du vide qui parfois vient affleurer lorsque les cordes aigües voire les bois se défont des basses, tout petits instants où l’on flotte dans le vide, comme lorsque marchant on oublie que l’on marche. L’orchestre vient vite consoler ces petits vides en assurant que nous avons raison d’être heureux de vivre en mélancolie bien au niveau du sol qui ne se dérobe que rarement. La résolution finale ne nous abandonne pas, elle nous laisse au silence enfin limpide, clarifié de toutes les scories sentimentales qui nous assaillent inutilement, puisque l’essentiel ici a été chanté. Nous sommes enfin fiers d’être mortels: nous appartenons à la même source que Beethoven, quelle chance nous avons !

Têtard

Sauf les très grands artistes, jamais de notre vie nous ne referons ces têtards prodigieux qui campent notre vision de l’homme sans corps. Les enfants de trois ans sont nos maîtres puisqu’ils dessinent ce qu’ils voient vraiment: une tête et des jambes interminables. Ils racontent leur histoire mouvementée, ce développement lent de leur cerveau qui travaille sans arrêt. Rien de plus émouvant que cette geste évidente à leurs yeux où le mammifère humain développe le langage et assigne au crâne la tâche du passage à l’être social, bavard et profus. C’est un conte physique tout entier dirigé vers la tête. Pour le corps, on verra à l’adolescence. Provisoirement il n’est que tête et jambes, aventure de penser et de marcher que les hommes seuls connaissent. Rien de plus important que ce moment fixé du bout des doigts, où le corps s’abstrait du regard et expose une vision ferme de l’intériorité ouverte de l’enfant.
Le têtard est un adieu à l’enfance primitive où ils voguaient entre deux eaux du placenta à la terre ferme. Il bondira bientôt tel une grenouille, mais à cet instant il se remémore ce qu’il a traversé. Ce temps bref des premiers visages est pour lui une longue suite de métamorphoses qui aboutissent à ce dessin, memento de la petite enfance, têtard conclusif où tête et têter semblent encore un même mot.
A gauche de la tête on devine un effort superbe pour que soleil et fleur se confondent. En bas, une voiture laisse exploser ses pneus à l’arrière; le moteur parle, comme le corps.
Têtard joyeux et sans mystère, c’est un enfant qui se voit. Conscience de soi projetée un matin de décembre, le chef d’oeuvre humain prend sa place sous nos yeux ébahis.
Merci à Neil pour sa production lumineuse.

Les craquements de l’axe de la terre

Du plus profond du silence, je me projette vers l’avant, là-bas, au pays d’enfance où tu babilles, le futur c’est toi et je sais que tu entends les menteries des grands et les craquements de l’axe de la terre qui repart ce jour dans l’autre sens. C’est la saison claire où dans la neige laissée, résonnent et le retour de la lumière astronomique, et les voix des géants abandonnés au superflu du sens et des choses (ils veulent avoir, tu comprends, et toi tu veux être, d’où la méprise.)
Les craquements de l’axe de la terre? Oh, c’est une loi, la plus belle tu sais… oui, oui, nous sommes peu à les percevoir, il faut un tel silence, un silence comme il en rôde autour du berceau et du lit des modestes. Si tu gardes en mémoire ces craquements, tu seras musicienne, musicien; non, ce ne te sera pas d’une grande aide dans la vie, non, ce siècle n’aime pas les tympans délicats, mais c’est égal, tu vivras de telles joies, tu seras habité d’une telle distance au monde que la loi chantera à perdre haleine des milliers d’odes que tu n’auras plus qu’à retranscrire.

Un poème d’Alban Nikolai Herbst (4)

Erwachsenes Herbst-Sonett.

Vorüber sind die Tage der Verzweiflung
und weichen einem milden Leid,
dem weichen. Es wird für Ruhe Zeit.
Sie hat den Glanz von Wein, von Reifung,

die für den Herbst die Blätter lässt,
vom trunkenen Grün, dem treibenden Fieber.
Sie führt und w i l l’s – hinüber.
Schon wird’s luzide. Das Geäst

schimmert hindurch und ist sehr filigran.
Bereit, nun bald den Schnee zu tragen,
unter dem in vollen Tagen

das Blattdach bräche, schau ich’s an :
den Winter und dass es sich gibt :
ein nächstes Frühjahr. Das euch liebt

Adulte sonnet d’automne

Ils ont fui les jours désespérés
laissant place à une bien douce peine,
si douce. Ce temps où l’on reprend haleine.
Il a l’éclat du vin, de la maturité,

ce temps d’automne où les feuilles s’épanchent
d’un vert ivre de soi vers la fièvre en dérive.
Il conduit et l’e x i g e – passer sur l’autre rive.
Nous voici déjà plus lucides. Les branches

apparaissent luisantes, très filigranes.
Prêtes à supporter maintenant la neige,
alors qu’aux beaux jours son poids

ferait crouler le toit de feuilles, je regarde surgir
l’hiver qui, c’est certain, passera de lui-même :
un printemps prochain. Qui vous aime.

Proust: Un monde différent.

Dans « La Prisonnière » (tome III, page 187 de l’édition Pléiade), Proust décrit (scène célébrissime) en quelques lignes la mort de Bergotte devant la « Vue de Delft » de Vermeer où il recherche obstinément le petit pan de mur jaune. Puis il écrit :
« Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ? Certes, les expériences spirites pas plus que les dogmes religieux n’apportent de preuve que l’âme subsiste. Ce qu’on peut dire, c’est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d’obligations contractées dans une vie antérieure ; il n’y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l’artiste athée à ce qu’il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l’admiration qu’il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations, qui n’ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d’y retourner revivre sous l’empire de ces quelques lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l’enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées – ces lois dont tout travail profond de l’intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement – et encore ! – pour les sots. De sorte que l’idée que Bergotte n’était pas mort à jamais est sans invraisemblance.
On l’enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n’était plus, le symbole de sa résurrection. »

Je voulais depuis quelque temps expliquer le pourquoi de cette activité apparemment absurde qui consiste à écrire. Ce texte, au-delà du mythe classique de la résurrection par l’écrit, s’attache surtout à répondre à la question que l’on adresse souvent à celui ou celle qui produit des œuvres destinées au tout autre : mais pourquoi faites-vous cela ? (ils croient sans doute que c’est pour la fortune ou la célébrité !).
Proust apporte ici une réponse sans équivoque: c’est un monde différent avec ses lois propres.

Des Illusions Désillusions (3)

On peut télécharger ma pièce sur mon site ici.

Cette pièce jouée par des amatrices, qui pour partie ont été victimes de violences conjugales, approche de sa trentième représentation ! D’autres sont prévues en 2010. Avis aux passionnés de théâtre ! Dates et lieux prévus prochainement:

Le 14 décembre à 20h30 au “Théâtre de la Manufacture” de Saint Quentin
le 15 décembre à 14h à la “Salle des fêtes” de Guise.

L’orthographe, l’erreur est humaine

L’erreur est au centre de la langue. Heureusement qu’il y a l’erreur car
c’est ainsi que la langue se déploie; je suis bien sûr que Montaigne ou
Stendhal (très célèbre pour ça) auraient fait cent fautes à la dictée de
Pivot. L’orthographe comme convention est un jeu proche des mots croisés,
elle n’a nulle influence sur les contenus sauf évidemment en psychanalyse.
J’y vois une survivance du religieux dans le monde laïque. La faute étant
remplacée par l’erreur orthographique ce qui convenons-en est terriblement
culpabilisant et proche du dérisoire. “La dictée” sent bon sa
blouse grise et les marrons dans la cour, la langue tirée et le “je n’y
arriverai jamais” que notre école cultive. Souvenirs et culpabilité
traversent cet exercice plutôt paralysant. Lorsqu’on apprend une autre
langue on devient relativiste, et on sourit de ces jeux franco-français où
le meilleur en orthographe est le meilleur tout court. Les autres langues
n’ont pas ces préoccupations académiques : ainsi la
langue évolue-t-elle; nous ne sommes que passage et rien n’est plus
destructeur que la fixation sur des normes relatives par une académie que le
monde ne nous envie pas. Cette attention paralysante à la langue écrite
explique pour partie l’absence d’ouverture des français aux autres langues.
Je ne vois pas en quoi la fixation de l’orthographe inventée par les
copistes du XIVème siècle, des moines pour la plupart, est en soi un
exercice qui vaille pour la vie. Les autres langues que je connais disent à
peu près: oui, il vaut mieux ne pas faire trop de fautes, mais bon… on ne va
pas en faire un fromage.

“Les jeunes font plein de fautes, ils ne savent plus écrire”. J’entendais
déjà ça dans les années 50. Et je suis bien sûr que nos pères et grands
pères entendaient le même refrain.

Prenons le problème autrement. Lorsque je marche dans Versailles, j’entends
les gémissements des vingt millions de français qui subirent le joug
ridicule de celui que l’on nomme le grand roi. L’Académie, qui est la
régulatrice de notre orthographe, est issue de ces désastres que l’on voit
luire, tous ors dehors, dans la cour de Versailles. Je n’aime pas l’académie.
Je n’aime pas la culpabilité cachée sous les fleurs de la belle orthographe
française. Une carte postale pleine de fautes retient davantage l’attention,
est beaucoup plus touchante qu’une carte écrite impeccablement (cf.
“Barthes par lui-même”). L’erreur orthographique me plaît. En linguiste
j’essaie à chaque fois de décrypter d’où cette erreur provient. “L’erreur
est humaine” est une belle phrase, elle doit être prise au pied de la
lettre. Tout ce qui est humain est passionnant. L’erreur est on ne peut plus
enrichissante. La fausse note est formidablement utile.
En bref: la perfection me fiche une trouille bleue.

Un poème de Alban Nikolai Herbst (3)

Es ging der Sommer heimwärts.

Es ging der Sommer heimwärts
schlich auf ein städtisch Sterbelager
und legte sich da hin

um morgens seine Kühle
anästhesierend auszuhauchen
Nun fiel ihm jedes Blatt von hoch herab

lag armvoll an den Bordsteinrändern
in warme Haufen aufgerecht
Vom Fruchtsein frei die Haselnüsse

bereit zu platzen
unter den Rädern der Kehrfahrzeuge
orangefarbener Fahrer

warteten über den Fußweg gestreut
daß man sie kämmt

L’été s’est retiré chez lui.

L’été s’est retiré chez lui,
il s’est hissé sur son châlit citadin d’agonie
et s’y est allongé

afin le matin d’expirer sa froidure
souffle anesthésiant
Voici que les feuilles lui tombent des cimes

gisant misérables sur les bords des trottoirs
elles sont ratissées en tièdes entassements
Les noisettes vidées de leurs fruits

prêtes à exploser
sous les roues des balayeuses
de chauffeurs tout d’orange vêtus

attendaient dispersées sur le trottoir
qu’on les enlève