vertige

il fallait que je ne bascule pas
vers l’arrière
je m’adosse à la bibliothèque
mots pages volumes
paumes plaquées verticales contre les tranches
je m’accroche aux étagères
c’est ta vie
il n’est pas de rechange à ta vie
l’urgence est au présent
je tourne le dos à l’antan des romans
là-devant au travers des baies mille voies
ombragées croissant folles
frondaisons noires de juin

ça ne va pas demande-t-elle
si si un peu le vertige
tant de choix dis-je ce n’est plus un choix
vertige du monde
l’univers est transparent
plus de nuit tu comprends
lourde est la lumière du jour
éclaboussant les recoins
ce jour ce jour de juin
je comprends tout c’est trop

on pourrait commander une pizza
dit-elle en souriant
je fais oui de la tête

voix

des voix montent parfois
de l’intérieur de la placette
elles chantent crient parlent aussi
j’essaie d’en capter la joie
pour la reverser dans ma vie
car tout cet étranger que sont ces rires
qui enflent entre les demeures
signent la présence de l’autre
et je sens que mon corps approuve
l’appel très cru des paroles
surtout lorsqu’elles sont lointaines
vague murmure incompréhensible
qui est la vraie rumeur du monde

j’y entends la chaleur de l’instant
les voix sont des êtres de chair
la vie les meut
contre la peur joie d’être ici et maintenant
on y parle du temps qu’il fait
contre celui qui passe
éclats de voix comme des entraves aux horloges
les gorges graves aigües disent
je suis là je suis là
tu m’entends tu m’entends
et chacun n’a de cesse de monter sa voix
contre l’autre
bribes d’écume qui sont de chacun
le cri de naturelle fierté

et ce concours murmuré durera
autant que la terre habitée

un duo

quand les amis s’assemblèrent
sous le tilleul de la place
à deux pas du kiosque à flonflons
où nous avions sévi

-tous ces sons énormes
allèrent derechef à la rivière –
je m’esquivai
affirmant que je serais bientôt de retour
j’avais serré sa main elle avait fait oui
je revois encore sa peau velours pâle
et ses pupilles graves de brun doré
ma peur tendresse palpite à ce seul récit
j’entends son pas proche
elle vient en effet
du fond des obscures charmilles
sa robe vibre au vent de juin
ce sont des notes de piano
qui donnent le tempo
de notre éloignement
c’est une mélodie par une fenêtre ouverte
je ne sais plus si nos mains se rejoignent
à la fin dans la nuit
ma mémoire trébuche

un peu fous
les musiciens s’inventent ainsi des mains des duos
qui n’existent sans doute qu’au noir des partitions

les souvenirs

quand je me lasse de l’instant
j’emprunte l’escalier
qui mène au grenier gorgé d’objets
jouets valises araignées balconnières
ça danse là ça dort là confus et honteux
astiqués ça pourrait revivre
mais pourquoi des voyages lointains au pays des regrets
à quoi bon les robes fanées dans les étés féroces
tout refluerait inutile
et mes arguments en leur faveur
crèveraient en bulles de sourires brefs
le corps un peu malhabile
se ferait plus gauche encore

je pense soudain aux araignées
elles bien actives
tissant dans la poussière
un empire de fils serrés
elles revisitent nos objets dans le métier du temps
nos petits gestes nos grandes amours
et couvrent le passé ici présent
d’un film apprêté presque collant
les souvenirs en tête ravaudent aussi obstinément
les même quadrillages compliqués
d’où on ne se sort qu’à peine
Gulliver était moins prisonniers des fils
que nous de nos toiles
sous lesquelles s’agitent les fantômes qui pèsent sur la maison

vers la danse

ouvrant la porte
trempé
il entendit venant d’on ne sait où
les couleurs d’un trois temps très chanté
rythme main gauche
on avançait main droite au chemin forestier
feuillage froissé de bouleaux fabuleux
dans une Pologne de grâce lointaine
il eut tout loisir de n’être plus là
défit machinal son imper
et resta debout dans l’entrée noire
puis soudaine lueur chaude dans l’air
on s’envola vers les aigus

impalpable pièce pour piano seul

alors négligeant leur amour défait
il procèda vers elle résolument
(elle écoutait les doigts crispés au canapé)
la souleva à bras le corps
vers la porte-fenêtre
l’emporta dans la brusque éclaircie
en trois temps sur l’herbe détrempée
et la prière qu’il formula
tout à trac en dansant
s’imposa dans son corps
il lui demanda
du bout des bras
d’essayer de renaître tous deux en folie mazurka

histoire de sourires

que sont les sourires devenus
qui m’avaient allégé l’écoulement des ans
j’ai beau ratisser ma mémoire
je les vois miroiter au loin et c’est tout
puis impromptu au détour d’un air
mélodie enrouée
en voici un qui redouble
ce jour canicule
il vibre mirage sur la fontaine
où je m’en viens mains en creux
pour une lampée de glace féroce
solide confrontation
où je souris sur l’eau
on n’est jamais si bien servi que par son reflet
et l’envie d’un autre et le vent qui vient
porte qui bat que j’ouvre
les sourires à venir s’avancent
les promises les rencontres belles
un ruisseau de visages
des cascades de mercis du bout des doigts
la vie la vie du jour
infini d’élégances sous les pas
et ces lèvres aux charmilles
où des jardins bourdonnent
de chants de voix
saluts perpétuels des vivants d’aujourd’hui

la pâquerette

enfuis sont mes pas d’autrefois
ceux de midi pleins de plages de soleils
ceux de minuit grevés d’hésitations
j’étais encombré de rêves inglorieux
de chevauchées carnavalesques
sur les rosses de pensées fortes
toutes livresques
et voici que mains vides
j’en suis venu à me pencher au gazon
vers une indolente pâquerette
présente sur l’instant
je me demande la cueillant
pourquoi soudain le coeur me bat
seconde infime marquée sur le temps
je vais prélever sa présence
pour sacraliser ce moment
il y aura un avant et un après la fleur
je la pince au coeur du carnet où j’écris
je l’entends qui gémit
et craque sous la pression des doigts
je l’étouffe entre les feuilles
c’est ainsi que dans son squelette sec
je vais la recroiser souvent
renouvelant à loisir le moment où je la saisis
dorlotant alors sa mince image
éternité portative
métaphore des jours enfouis

heureux temps

derrière la misère d’être
si l’on reprend le flot
de la source à l’estuaire
où l’on se perd dans l’océan de l’âge
j’entends ma vie
et il m’apparaît que
les dieux n’ayant jamais été
nous sommes au vent de la joie
engendrée sur l’instant
et bien sûr rien d’autre
rien d’autre
les anciens pièges à mouches à jamais devenus dérisoires
(religions et marchés)
notre aventure s’ouvre
des milliards poussent à la roue
je bascule tu me bouscules
oublieux de l’ancien
nous allons au boulevard
gorgés de nostalgie
alors qu’à tout prendre ce printemps
exceptionnel et vif et joyeux
caracole sur les sommets
de la présence au monde
contre les dévastations d’avant

nous étions engoncés
qu’on nous laisse être enfin neufs

La Visiteuse, l’absence et la fragilité

– Je suis venue te secouer de ta torpeur. Où en es-tu de ton ensorcellement?

Elle a toujours ses yeux hilares, les longs cils de l’inspiration balbutiante et la voix où roulent des émaux comme galets au ruisseau. Je m’éveille et constatant qu’on est en mai déjà, pris en flagrant délit de stupeur, j’argue d’un corps rhumatisant et de phalanges graves, lourdes, emmitouflées dans le voyage d’hiver encore.

Elle éclate de rire.

-Je t’ai connu plus malin! Tu écris cet hiver quantité de poèmes et voilà qu’au cœur d’avril, au plein de mai, tu me le fais au froid paralysant !

– Je suis désolé, chère Visiteuse, c’est que je suis fragile.

– Je sais… en général, on ne l’avoue pas.

– En général peut-être, mais je ne suis que simple soldat, tu le sais bien.

Elle a ce rire qu’on ne connaît que lorsqu’on est au naturel des amitiés directes. J’ai envie de prolonger, je redoute son départ. 

– Comprends-moi, ma fragilité est celle du muguet. Un rien me couche et c’est pourquoi tu me surprends au lit (nouvel éclat de rire)… Je vais me ressaisir, mais le corps tu comprends, le corps…

– Quoi, le corps?

– Mon corps a du mal à s’éloigner et à demeurer en même temps. Ecrivant, je demande au corps de me laisser pour m’ouvrir, tu comprends, m’ouvrir, et admettant qu’il est de trop, il prend ses distances, mais pas loin.

– C’est à partir de notre relation au corps que s’établissent le proche et le lointain.

– Oui, madame la penseuse, mais le corps quand j’écris doit rester à portée de souffle, j’ai besoin de mes poumons et des battements du sang pour présence.

– L’absence doit être habitée.

– Oui, voilà, ma demeure à portée de main. L’écrit ne peut vivre autrement. Les palpitations stylistiques…

– La musique, donc!

– Oui, la musique, si tu veux, la musique sans le corps est peut-être une mélodie, mais sûrement pas une harmonie, ni même un rythme.

– Parle-moi de l’absence, alors.

– Oh, l’absence est un mot à toi. Ecrivant je ne m’absente pas du monde, c’est même le contraire.

– Quand tu écris, objecte-t-elle de sa voix de roulements de galets où j’entends les froissements du ruisseau, tu es ailleurs, je suis désolé de te le dire, mais tu es inaccessible, tu es ailleurs, forcément.

– Non, écrivant, je suis bien plus près du monde. Je l’étreins.

– Tu l’étreins? (Elle rit un peu)

– Je le serre contre mon corps. Dans la vie courante, je cours, j’effleure le monde du bout des doigts, je l’aime beaucoup, alors je le caresse comme on le fait d’un chien agité. Je l’apaise, enfin j’essaie tout en suivant son train, mais quand j’écris je prends les autres, tous les autres.

– C’est pourquoi tu es indulgent envers tout le monde.

– Et envers moi-même… Et ma fragilité…(Elle m’interrompt)

– … est en fait le lot commun.

– On peut dire ça comme ça. (Long silence)

– Bon, je vois que ça va, dit-elle en tapotant la couette du plat de la main. Tu as le regard franc, direct, ta voix se pose légère et grave… Une bise et je m’envole.

– Déjà?

– Tu as besoin d’être seul pour écrire.

– Je suis seul.

– Tu vois!

Elle sourit, presse ses lèvres sur mon front et dans un mouvement des rideaux disparaît par la fenêtre, dissolution fervente. J’entends un murmure où il est question de retour. J’aperçois alors un carnet qu’elle a déposé, recouvert de motifs croisés, ce sont des chemins qui se déploient en ramifications fluides sur le drap blanc. Je n’ose pas le saisir.

une écharpe

quand je peine égaré à respirer
au désert populeux
errant invisible au marché de la rue
soudain un visage neuf
allumant une douceur de prairie
(sa joue est colline)
le regard vert aspire les rayons
l’azur suit
et c’est un bonjour qui me surprend
aventure d’être
je reconnais que sa beauté sel de mer
a une voix
je songe que je voudrais être sur l’océan
elle serre son foulard

et le geste et le tissu m’emportent par surprise
nuage vif

me voilà saisi par le souffle limpide
un rêve s’avance
je le creuse et continue à parler
du soleil réel
tandis que le voilier s’enfuit là-bas
je suis à la proue
je parle encore longtemps salades radis
carottes poireaux
les éventaires courbes chargés de leur poids terreux
résistent un peu
mais je suis loin envolé aux îles tendues
de sable roux
tout cela à cause de l’écharpe d’une belle
où j’ai lu une voile

Une leçon de vie

L’incertitude est admirable: est-on le matin ou le soir ? Double question qui ramène à la dualité appuyée: ciel-eau puis à cette autre liée à la toute première: lumière et obscurité. Entre chien et loup. Le photographe a pris soin de multiplier les oppositions: branches verticales à droite (proches) et horizon blanc (loin), orange et bleu (chaud et froid).
Le miracle d’équilibre est dans la sérénité puissante qui se dégage des reflets; l’eau a toujours cette présence superbe, étale, si naturelle qu’elle en devient mystérieuse, c’est à peine réel et on a l’impression que le photographe a retravaillé sa merveille pour lisser encore davantage son prudent détachement face à l’existence. Comme lui, nous voici les deux pieds sur la terre, rêvant d’un monde apaisé, presque grave dans la nuit (ou le jour) qui vient.

Le lac troublé de vaguelettes rappelle la peau qui doucement chaque jour bouge un peu, mais le ciel au bleu limpide apaise l’effet souffle de la brise vespérale. Le ciel dit l’espoir ferme, résolu, de la claire raison. La nature dans ses fouillis ombreux soigneusement reflétés dans le lac vient compenser les efforts géométriques de l’auteur de l’apaisante vision.
Je crois que quelque chose d’autre se passe, quelque chose d’étrange que Montaigne aurait trouvé étonnant lui qui avait pour pensée centrale: “Je peins le passage”. Le photographe peint, on vient de le voir, mais le “passage” (miracle) est aussi mimé, étonnamment présent: c’est le cygne du temps, il s’avance de droite à gauche, il dicte sur la scène éternelle du lac le sillage des secondes, des minutes et ce qui semblait impossible (peindre le passage) est réalisé sous nos yeux. Sur l’espace immobile, presque glacé, la photographe a capté le temps, la vie… l’émotion de vivre un instant sur un fond d’infini étant une grave leçon de vie. 

Au beau milieu des diagonales du rectangle, le cygne c’est la vie qui bouge, c’est l’œil du photographe qui palpite, c’est la vie humaine habitée de lyrisme et l’image est si belle qu’on ressort de cette vision comme ragaillardi. La beauté à portée de main est à cueillir ainsi chaque soir, chaque matin, semble dire notre artiste.

Le vrai miracle de cette photo n’a pas encore été dit: elle a été prise par Neil, douze ans, mon petit fils, talentueux jeune homme déjà. 

roses d’avril

les roses donnèrent l’alerte
elles s’ouvrirent en une nuit
grâces et corolles
c’était le printemps
ma peine s’ouvrit avec elles
je me souviens du jardin
visité de pétales
de mon pas prudent
mesurant la chanson
sur la Picardie et les roses
chers amis chers amis
que sont vos vies devenues
je vois bien vos noms au monument
mais vos existences
vos gestes votre belle envie
de vivre

je devine ce qui vous a été volé
le café aux vantardises du samedi
où la tête vous tourne
la main qu’on frôle
aux flonflons du quatorze juillet
et le long frémissement qui suit
jusqu’à l’aube où son image trouble flotte encore
dans la tasse de café

de tout cela la mort vous aura dispensé
et au lieu du retour des hirondelles
vous n’avez eu du printemps que l’affreux avril de Nivelle
voilà ce que les roses me rappellent et les roses s’ouvrent partout
et je ne sais pourquoi partout en cet avril la rosée me gèle

vivre

respire et avance
il ne se passe rien
d’autre que la vie bleue blanche
son présent froid pour corps chaud
provisoirement
on vit entre deux dates
le pire est au glacé
après l’avant (né)
après l’après (mort)

le mieux est au don
à l’écrit au chant
on sifflote puis une voix un choeur
bonjour la chaleur
les mains pour applaudir
enclore le visage
mains gorgées de mémoire
joies intérieures solides
dis-moi
homme au rire démodé
ris-tu encore souvent
dis-moi
et ta vie sur le fil
et les filles et le fils
et la joie de vivre
dis-moi

la joie

Je vous la présente
voici la joie
jolie poudrée sans autre fard
elle bat nuit et jour
et ne se rend qu’à la mort

le vrai grand sourire
de la joie
perdure aux champs aux saisons
on l’attend au détour des chemins
de l’arctique à l’antarctique

la joie secoue ses longs cheveux
dans la nuit
et s’endort dans mes poings
serrés sur des rêves de toi
que mes paumes retiennent

la joie renforce mes battements
accélérés
et mes nuits vont et viennent
dans l’oreiller précieux
qui est mémoire de nos yeux

la peine elle-même ajoute
à la joie
car la joie fait des nuages ses alliés
et console et bouscule et refait
à neuf le tranchant de nos rires