fièvres 12 collines (mars avril 2020)

collines

j’aime l’élégance des collines proches
quiètes et roides un peu
elles me protègent de loin là-bas
je les devine visitées de lilas suspendus
taches fidèles que la saison arrose
et ma peur et mes pas procèdent en pensée
bousculant l’interdit qui barre les chemins
leurs pentes viennent se glisser dans mes rêves
les belles pourtant m’ignorent quand je les hèle
je ruse
et déroulant la plaine
je les fais doucement revenir au creux du lit
où je me protège tant bien que mal contre la bête
rien à faire
elles refusent ma prière
loin de me réchauffer
leur glauque nocturne s’accoquine aux étangs
c’est un chant de deuil qui les berce
elles couvent un malheur
leur menace m’est leçon
je me souviens qu’elles furent Chemin des Dames
un jour de printemps ignominieux
où la boue collait au sang neuf
des jeunes gens surarmés
l’acier y a tout fondu rouillé glacé
les collines demeurent exsangues
et j’ai beau les solliciter contre l’épidémie
elles disent qu’elles ont trop donné déjà
qu’elles ne peuvent rien pour moi
que les printemps parfois dans leur exubérance
sont assassins comme sont souvent les hommes

fièvres 11 évasion (mars avril 2020)

évasion

j’entends encore la sève

glissant sous l’écorce des hêtres

aux printemps précédents 

chanterelle des brindilles 

basse continue des racines 

et les arbres jouant des harmonies 

tandis qu’aux cimes les percussions dansaient 

il est étrange que la forêt me soit interdite

l’essentiel me manque

au jardin de chez nous bien sûr je joue à la nature 

mais c’est un paradis mimé

ma main fait bouffer les cheveux du saule bleu 

je salue certes avec révérence et respect

cet ambassadeur gracieux des halliers et des berges

qui s’éjouit sur mon gazon du jour 

quelque chose pourtant fait défaut 

peut-être la terre et sa pelure

les cours d’eau les collines

le vent dans les branches éperdues 

l’ombre des forêts qui frissonnent 

j’erre en esprit aspirant au souffle éternel des marées

de l’ouest rugissant 

l’immensité des eaux des bois

tout fait défaut à  mon rêve d’évasion 

dans mon jardin petit je lis ma destinée trop courte

on m’interdit d’imaginer au-delà de ma haie

où est passé l’autre monde aux figures vastes

ces vagues qui respirent toute terre bue 

sans virus

et qui se ruent pour féconder la terre

sans nous

au bord du même estran où nous naquîmes

fièvres 10 affairées (mars avril 2020)

affairées

acrobates du manège migratoire
les hirondelles semblent hésiter à rentrer
j’ai hâte de les revoir
leur carrousel malicieux bousculerait nos déveines
effleurant sol et ciel
je les vois frotter la terrasse rayer les nues
dessiner de leurs lacets noirs et blancs
du bout de l’aile
les couleurs neuves de l’an
leurs tourbillons revigorants
balaieraient à point nommé notre air torpide
lèveraient le couvercle enté sur nos crânes
quand l’épouvante dénoue tous nos liens
je songe que leurs affairements de demoiselles
est le miroir rêvé d’une course réelle
mille semelles claquent aux corridors
les hôpitaux aux gorges éteintes
résonnent des efforts incessants
de nos berceuses de printemps
demoiselles des soins forcément belles
qui étanchent la longue douleur de l’air
devenu scandaleusement irrespirable
les infirmières viennent aux poumons expirants
elles ne cessent d’avoir souci du plus élémentaire
les bouches ouvertes souffrent
vieux oisillons dépendants
elles seules s’arrangent tranquilles avec le mal
négociant chaque jour mille guérisons

fièvres 9 vivant (mars avril 2020)

Vivant

au temps de la détresse
il vaut mieux se laisser porter
se faire goujon en rivière
muet sans remous
caché sous la rive dans les roseaux
loin du brochet insatiable
qui dévore tout ce qui passe
ma vie se fait petite
mais où sont les caresses les regards
que l’on recevait comme une pluie d’été
aux confins des avenues
je me souviens qu’on rentrait
se regarder au miroir étonné
ce n’était pas forcément désir de l’autre
c’était un sentiment d’appartenance
à la vive humanité fragile
oh cet éphémère où nous avons été
grouillants de langages et de rires
jusqu’au plus sombre des gargotes
ce sang qui bat où est-il passé
et le rire des halliers
et la salle des pas perdus
je n’entends plus que mes battements
ça pulse infime et sourd
sur un fond de silence
je rampe sous le gris du temps
sous les berges de plomb
où l’on vivote en rêvant
la fin du désarroi

fièvres 8 le dit de la bête (mars avril 2020)

Le dit de la bête

quand il parvint au plateau 

il songea un moment aux épreuves traversées

traînée de poudre des annonces publiques 

puis prison

les corps jonchèrent sa mémoire

il entendit les étouffements à mille lieues

on ne chantait plus

la mort sous le masque blanc

de rares Augustes rôda aux rues 

ils ne faisaient rire personne

les hospitaliers s’épuisèrent à éponger le mal 

– les vrai héros songea-t-il sont comme vous et moi- 

il avança lentement sur le haut de la colline

terrain miné la bête guettait 

lui qui jadis accueillait les visages en naïf

voilà qu’il devint soupçonneux

se regardant au miroir il songeait 

j’ai changé 

la bête se moque de moi

il oublia de se raser

on verrait moins ses rides naissantes

et le souci de vivre et l’angoisse à la gorge 

qui fait le teint sévère

dépouille l’innocence

et rend bête comme la bête

après bien des errements le silence du sud-ouest 

fit résonner ses pas

le soleil abandonna ses ocres longs

pour le généreux rouge des coquelicots

il inspira le vent redevenu salubre 

poussa enfin cette chansonnette 

qui fait la joie des miséreux 

et rassure les craintifs

fièvres 7 éclats (mars avril 2020)

7

 éclats

dans la touffeur aux secondes si grasses

l’instant semble bloqué sur des rêves

filandreux incomplets et noirs de passé

sursaut 

une fleur un signe de la main un livre

éveille une aube au plein du jour 

c’est la belle espérance

et fier de l’avoir convoquée 

je me rue vers les idées neuves 

j’imagine une tranche de pain gris 

mes pas sur le sable mouillé 

ton sourire à contre jour 

dans la tiédeur de juin 

je crois que je m’avance encore 

ce sont des appels de mouettes 

qui strient le silence 

le silence

ah j’ai fait un pas de trop 

le cri scabreux des oiseaux de mer brise net

ces douceurs imaginaires 

tout semble aspiré évaporé dissous 

je patauge au jardin

retour dans la moiteur d’avril

lenteur du temps 

et il faut un regard avisé

pour deviner entre les cornes de cet escargot gris 

les éclats de cette liberté sidérante 

qui nul doute patiente là-bas

loin devant

fièvres 6 lunaison (mars avril 2020)

6

lunaison

la gorge me noue

c’est à peine parfois si je peux dire 

les fleurs et le petit moi

tandis que s’en vient l’avril amer 

avec son cortège de toux  

inspiration tarie dedans l’air confiné

il y a un an ou un demi siècle 

je ne pensais pas à respirer

j’allais bon an mal an par les vallons 

humant violettes et peaux douces 

insoucieux des poumons et des saisons

la terre pouvait bien s’incliner

ah là là et les étoiles graviter

autour de Polaris

ma voix allait galante

autour des choses des êtres

même les animaux dansaient cette grâce 

mais vois

tout est détraqué

grise mine des prairies et des eaux

je n’ouvre plus sur le monde 

qui n’est désormais qu’en mémoire 

pauvre terre asphyxiée

amis attendons

un petit lambeau de patience suffira

j’entends déjà une autre lunaison 

qui gratte à l’orient au bord de l’horizon 

microsillon inusable

ça chanta souviens t’en

 ça reprendra après

  • cordes vocales dénouées – 

la valse des corps délivrés

Deux auteurs de: ” le chemin” (Editions Lumpen; Colligis 02):
Raymond Prunier et Elisabeth Dtn.

fièvres 5 l’infirmière (mars avril 2020)

5

l’infirmière

elle effleure de la poitrine le bras du malade

le tube crachotte 

elle se penche

observe le corps en fièvre 

grièvement mordu par la bête

on n’entend plus que la mécanique

rythme insoutenable 

elle accompagne sa douleur de petits gestes

un pli qu’elle tire un pichenette machinale sur la perfusion

elle murmure que ça va aller puis se lance

dès que j’ai vu que c’était toi murmure-t-elle

je t’ai pris en charge

pas de hasard

je me souviens –  juste avant que tu me quittes –

de ta colère quand je barrais le voilier

je disais laisse-moi faire

je sais d’où vient le vent

je connais ses moindres souffles

et l’infini des eaux 

et les crêtes des vagues qu’on traverse de biais

laisse faire laisse faire

tu vois aujourd’hui encore

je te guide je précède ton corps 

ligoté étouffé écrasé

je ne t’en veux plus d’être parti

je vais alléger ta peine à vivre

c’est mon métier ma pitié

c’est toi 

reviens-moi Stéphane

comme les migrateurs

aux prémisses du printemps

que nous montrions du doigt en riant

l’année dernière souviens-toi

il y a un an seulement

un an 

c’est si loin

Deux auteurs de: ” le chemin” (Editions Lumpen; Colligis 02):
Raymond Prunier et Elisabeth Dtn.

fièvres 4 fièvre d’écrire (mars avril 2020)

fièvre d’écrire

penché en avant 

au bord de l’étouffement

j’envisage le vide à vivre

et l’horizon là-bas j’aimerais tant 

l’apprivoiser du bout des lèvres 

murmure pour le malheur

rivé dans la vallée fatale 

le fièvre enfle avec l’ouest

ils tombent les amis les vivants

ma main ne les retient plus au globe

la terre est grave

je les tire par les bras les jambes

mais de l’écrire n’aide pas 

la vie me contredit elle va elle va

le crescendo du virus fait boule de neige 

en ce printemps fou de pâquerettes

nos paumes battent au crépuscule 

luttant avec les coeurs qui s’en vont

et pendant que j’écris 

des non nommés

à pleins bras

à corps perdus

affairés

donnent donnent donnent

pour d’autres heureux anonymes 

qui finiront je le jure je l’écris

par retrouver leur souffle

Deux auteurs de: ” le chemin” (Editions Lumpen; Colligis 02):
Raymond Prunier et Elisabeth Dtn.

fièvres 3 folle couronne (mars avril 2020)

3

folle couronne

elle accroît son empire

menaçant gorges et vallons

l’affaire de vivre se fait fragile

on sourit au miroir joli miroir

orage et grondements là-bas

le compresseur muet 

roule contre nous 

plaque à la terre 

enfièvre jusqu’à couper le souffle 

le creuset de ma flamme s’amincit 

dans l’espace trop connu du salon

l’esprit pourtant cravache le corps

feu follet il bondit le matin 

consent le soir aux braises vermillon

j’imagine le globe qui fonce

magnifiquement bleu 

oui les pays grincent c’est vrai

mais ils reviendront à la vie

résistant contre la couronne en folie

qui pèse sur les fronts brûlants

elle s’envolera un matin de printemps

reine fée méphistophélique

qui nous ligota longtemps

fièvres 2 séparés (mars avril 2020)

2

séparés

pose ton doigt sur la bouche 

cesse de chuchoter

tout a fui

l’air vibre en vain 

les lèvres tombent 

demain est un autre silence 

que sont les amis devenus 

les routes partent vides

vers l’horizon proche inatteignable 

ma mie pleure au village

j’ignore si elle m’entend

mais je devine que sa présence

avance là-bas en robe bleue

plis à peine froissés

sous les charmilles interdites

visitées des bouvreuils et des verdiers

elle se souvient du temps 

des chants à gorge pleine

où plus grands que le monde

nous nourrissions l’espérance

de marcher côte à côte 

libres de tout 

insatiables

vers l’infini couché des nuits

Deux auteurs de: ” le chemin” (Editions Lumpen; Colligis 02):
Raymond Prunier et Elisabeth Dtn

fièvres 1 couleurs du temps (mars avril 2020)

couleurs du temps

au fond des torpeurs

l’image de mon corps toute petite

se recroqueville encore

j’appelle dans le silence du salon

la joie qui fut

avant la prison

perdre pied et encore perdre pied

les engourdissements rouges

et la peine bleue

je me souviens des prés anciens balayés du noroît

je vaquais à collecter les couleurs

dans ma mémoire

je savais qu’un jour j’en aurais besoin

ces piquetis me manquent ce jour

pâquerettes qu’on ne voit plus

où sont les dents de lion

le printemps est pourtant là

les cris se bousculent aux tympans

quand personne ne parle

et qu’au loin le désert s’accroît

il va falloir se lancer

inventer coquelicots et bleuets nouveaux

pour peupler tout ce temps

jusqu’au futur chamboulé

où ça chantera sur tous les tons

Deux auteurs de: ” le chemin” (Editions Lumpen; Colligis 02):
Raymond Prunier et Elisabeth Dtn

Presqu’île 7

elle a tout prévu au cœur du réfectoire

des gens du village proche ont préparé 

le déjeuner premier

de graves rayons tombent des vitraux 

entre deux gorgées de café

il lui confie son désir de voir la tour

la tour abolie n’existe pas glisse-t-elle

pure invention 

trois mots quatre pierres pour faire rêver

quelques rocs au bout de l’île allons y

il se tient debout face à la mer

mille éclats mouillés courent vers eux 

elle le prend par la taille il lui confie 

l’abbaye fera une belle école pour les enfants du village

Fin de “La Tour Abolie” (49 poèmes)

Presqu’île 5 et 6

Presqu’île 5

leurs cils battent plusieurs fois longuement 

puis le rêve de l’aube surgit doré

l’abbaye aux contreforts lumineux

s’avance en lieu et place des étoiles

et de la nuit

la voix de Magdala commente ravie

elle l’a trouvée tandis qu’il réparait la charrette

le lieu était à vendre 

un havre au temps de la détresse

la mer apaisera nos rages 

la pierre éveillera nos créations

musique et chant sont posés là

la tour abolie nous habillera l’imaginaire

il faut y croire mon ami

Presqu’île 6

tranquillement étonné il fait oui

du menton et des épaules

Dactyle comprend que l’on touche au but

le cheval broute ravi secoue la tête en soufflant 

tandis qu’il saisit Magdala par les épaules

il la fixe en souriant

il n’a toujours pas dit une seule parole

elle sait qu’il approuve

un intense soulagement l’envahit

il ignorait jusqu’alors le poids qui l’accablait 

la mer s’allège des vagues de nuit

le rythme invente des courants fragiles

qui frissonnent dans son dos longtemps

elle pousse la porte et chante que le repas est servi

Presqu’île 3 et 4

Presqu’île  3

les pêcheurs refusent l’embarquement

une charrette mais pas un cheval 

ça porte malheur sur un bateau un cauchemar

les poissons d’accord mais pas les autres bêtes

dit le capitaine sévère de son air malin

on ne discute pas

Magdala et le musicien s’éloignent par l’estran

ils tâtonnent elle le guide jusqu’au chariot 

les étoiles dansent entre les oreilles de Dactyle 

ils remontent la presqu’île dans la nuit

il chantonne une histoire d’amour en mineur 

elle chuchote des encouragements à la bête

le cheval oui sans doute le cheval sait-il

son instinct est plus sûr que leurs pas

Presqu’île 4

les voici roulant entre deux mers

confiants ils parlent bas

les vagues chuchotent au plein du ressassement des rocs

la lune se risque aux croisillons des branches

elle nous fait des clins d’œil dit Magdala

lenteur des roues qui craquent sur les aiguilles de pin

vivre est dangereux songe-t-il

il est si doux d’être tout et pourtant si peu

ma voix seule est preuve de vie

voici ma main murmure Magdala

ils se devinent à peine du regard

jamais ils n’ont été proches à ce point

bercés d’obscur plus un mot

leur amour file dans le grincement des roues