Lucide attente

Lorsque j’étais enfant, j’entendais souvent Geneviève Tabouis qui commençait toutes ses interventions – curieuse voix de crécelle – d’un air faussement finaud: “Attendez-vous à savoir”…Attente exaspérante. Quand plus tard j’ai commencé à comprendre qu’on ne saurait rien (“à quoi ça sert de vivre et tout” F.Béranger), je suis revenu à l’attente, puisque du savoir il n’y avait rien à savoir, sinon un savoir de substitution qui occupe le devant de la scène, manière d’écran brouillé, qu’on l’appelle usage de la raison ou compréhension du monde immédiat. J’en conclus que le savoir était si morcelé qu’on ne pouvait tout embrasser à la fois et qu’en bref je n’étais pas Dieu.
C’est alors que je me suis mis à attendre. Il me fallait cependant des modèles pour prendre patience sans trop ronger mes ongles et ce fut là que je rencontrai pour la première fois un exemple magistral, insurpassé: l’homme de la campagne évoqué par Kafka dans “Le Procès”. Je suis souvent revenu en détail sur l’exploration de cet apologue à la fois comique et sinistre. Notre vie en une demi-page. Kafka en était très fier; je crois qu’il aimait dans cette histoire son côté parodie des textes sacrés (on passe de la Bible à la littérature) et qui faisait aux yeux de son exigeant auteur tout le sel de l’aventure d’écrire.
Plus tard je suis tombé sur plus convenu, avec l’attente du soldat chez Buzzati ou Gracq. C’est que leur inspiration venait sans doute des guerres atroces, où tous les rescapés ont parlé de l’attente entre deux attaques, rejoignant l’attente de la mort à laquelle tout un chacun est absurdement confronté. Attente qu’il faut bien qualifier de courageuse lorsqu’elle est à ce point lucide.
Reste l’attente de Godot où le mystère est moins dans le nom de Godot – inventé par Beckett pour emmener le spectateur sur une fausse piste – que dans l’attente pure. L’attente de Kafka était une attente irrésolue, celle de Beckett l’attente d’un moderne qui s’ennuie.
Lorsque Beckett a vu son réseau de résistance dénoncé, il a fui avec un ami dans le Vaucluse et a attendu qu’un passeur vienne pour leur faire traverser les Alpes. C’est durant cette attente qu’avec son ami, il a commencé à élaborer les dialogues d’une pièce provisoirement nommée “L’attente”. Pour passer le temps, bien sûr. La mort était derrière (les nazis) mais également devant (le passeur fait “passer”; il est “passé” dit-on de quelqu’un qui vient de mourir).
Car l’attente pour conclure n’est jamais que cette affaire d’ennui; ennui tout moderne de celui qui attend de toucher son chèque, que le train arrive au but, que le travail et les études soient finies, que les enfants grandissent, que la retraite vienne etc… Coincé dans le temps, pour éviter l’ennui, me voilà tenté d’accélérer, me ruant ainsi plus vite vers la mort attendue inattendue. Décidément, enfant, j’avais raison de me méfier de la crécelle; son bruit, dépourvu de sens, n’annonçait rien de bon.
S’il me fallait désigner le contraire de l’attente, je choisirais spontanément la joie de vivre.