les cabanes où l’enfance me garda
loin de l’usure des jours des mois des ans
dansent dans le secret de ma mémoire et je revois
leurs toits crevés de rayons qui berçaient ce silence
mêlé d’humus qu’aucun parfum n’évoquera jamais
Le blog de Raymond Prunier
les cabanes où l’enfance me garda
loin de l’usure des jours des mois des ans
dansent dans le secret de ma mémoire et je revois
leurs toits crevés de rayons qui berçaient ce silence
mêlé d’humus qu’aucun parfum n’évoquera jamais
je brave le gel trop de lumière
pareil au papillon je cligne des yeux
mais oĂą est passĂ©e la ligne d’horizon
on devrait la graver un beau matin d’hiver
elle préviendrait la rétine de l’abîme du ciel
j’empêcherai que mes arbres qui se tiennent au jardin
sous la brise de janvier se penchent à l’excès
et croulent sous les vents malins
car leurs chutes lourdes en pleine crise de l’hiver
étoufferaient le vaste chant des jours qui viennent
comprends moi je suis vivant mon âme
je ne me crispe pas j’avance au vent
le hâle me va le pas peut bien un peu craquer
l’Ă©trange est que je vive au milieu mais Ă cĂ´tĂ©
Ă©crivant l’ĂŞtre j’espère ne pas trop dĂ©ranger
j’Ă©crivis avant l’aube tassĂ©e
des pans de vie qui murmures presque
enfuis m’emmenèrent jusqu’aux rives
où certain flot de mots froissés de noir
s’Ă©coula dans la lumière du jour
il y eut une neige plaisir de pas
la glace plut aux enfants du blanc
et plaçant au visage son sourire jour
il se dit au ciel beige comme un retour
de joie ton rire aux éclats
(J’ai beaucoup Ă©crit sur Chopin, mais c’Ă©tait dans “Traces de Pas” ou dans des revues aujourd’hui disparues… me reste sur ce blog ce poème qui a Ă©tĂ© Ă©crit il y a plus de dix ans et qui Ă©voque les mazurkas. Joie d’aimer, tristesse des deuils et de l’Ă©loignement… voilĂ le ton bref que je voulais cĂ©lĂ©brer.)
ce ne sont pas des pas réels
plutĂ´t le souvenir de danses
qui cognèrent en Mazurie glacée
sur des planchers boueux hommes
et femmes s’accouplaient par avance
mimant en rythmes serrés
des étreintes que le chant coloré
élargit sur un rubato de nuit sans fin
oĂą ma main et ta main ne cessent de se croiser
le mineur ne s’alanguit qu’à peine
juste ce qu’il faut de regrets
dans de parfaites double pages
où les brumes se lèvent sous le vent
avant l’irruption d’un soleil trillé
longtemps en petits marteaux lourds
que la solide poigne fait voler
je me souviens des papillons des cils
et de mes amis morts murés en moi
mes humeurs miroitent en moments touchés
j’échange ma chance contre l’absence
qui est mon vrai sujet sur cet objet
en noir et blanc nuit et jour mêlés
mon confident horizontal unique
où les tonalités tricotent des écharpes
pour garder Ă la bouche des baisers
jusqu’à peine accordés mais fixés ici
loin d’une terre adolescente à jamais disparue
Lorsque j’Ă©tais enfant, j’entendais souvent Geneviève Tabouis qui commençait toutes ses interventions – curieuse voix de crĂ©celle – d’un air faussement finaud: “Attendez-vous Ă savoir”…Attente exaspĂ©rante. Quand plus tard j’ai commencĂ© Ă comprendre qu’on ne saurait rien (“Ă quoi ça sert de vivre et tout” F.BĂ©ranger), je suis revenu Ă l’attente, puisque du savoir il n’y avait rien Ă savoir, sinon un savoir de substitution qui occupe le devant de la scène, manière d’Ă©cran brouillĂ©, qu’on l’appelle usage de la raison ou comprĂ©hension du monde immĂ©diat. J’en conclus que le savoir Ă©tait si morcelĂ© qu’on ne pouvait tout embrasser Ă la fois et qu’en bref je n’Ă©tais pas Dieu.
C’est alors que je me suis mis Ă attendre. Il me fallait cependant des modèles pour prendre patience sans trop ronger mes ongles et ce fut lĂ que je rencontrai pour la première fois un exemple magistral, insurpassĂ©: l’homme de la campagne Ă©voquĂ© par Kafka dans “Le Procès”. Je suis souvent revenu en dĂ©tail sur l’exploration de cet apologue Ă la fois comique et sinistre. Notre vie en une demi-page. Kafka en Ă©tait très fier; je crois qu’il aimait dans cette histoire son cĂ´tĂ© parodie des textes sacrĂ©s (on passe de la Bible Ă la littĂ©rature) et qui faisait aux yeux de son exigeant auteur tout le sel de l’aventure d’Ă©crire.
Plus tard je suis tombĂ© sur plus convenu, avec l’attente du soldat chez Buzzati ou Gracq. C’est que leur inspiration venait sans doute des guerres atroces, oĂą tous les rescapĂ©s ont parlĂ© de l’attente entre deux attaques, rejoignant l’attente de la mort Ă laquelle tout un chacun est absurdement confrontĂ©. Attente qu’il faut bien qualifier de courageuse lorsqu’elle est Ă ce point lucide.
Reste l’attente de Godot oĂą le mystère est moins dans le nom de Godot – inventĂ© par Beckett pour emmener le spectateur sur une fausse piste – que dans l’attente pure. L’attente de Kafka Ă©tait une attente irrĂ©solue, celle de Beckett l’attente d’un moderne qui s’ennuie.
Lorsque Beckett a vu son rĂ©seau de rĂ©sistance dĂ©noncĂ©, il a fui avec un ami dans le Vaucluse et a attendu qu’un passeur vienne pour leur faire traverser les Alpes. C’est durant cette attente qu’avec son ami, il a commencĂ© Ă Ă©laborer les dialogues d’une pièce provisoirement nommĂ©e “L’attente”. Pour passer le temps, bien sĂ»r. La mort Ă©tait derrière (les nazis) mais Ă©galement devant (le passeur fait “passer”; il est “passĂ©” dit-on de quelqu’un qui vient de mourir).
Car l’attente pour conclure n’est jamais que cette affaire d’ennui; ennui tout moderne de celui qui attend de toucher son chèque, que le train arrive au but, que le travail et les Ă©tudes soient finies, que les enfants grandissent, que la retraite vienne etc… CoincĂ© dans le temps, pour Ă©viter l’ennui, me voilĂ tentĂ© d’accĂ©lĂ©rer, me ruant ainsi plus vite vers la mort attendue inattendue. DĂ©cidĂ©ment, enfant, j’avais raison de me mĂ©fier de la crĂ©celle; son bruit, dĂ©pourvu de sens, n’annonçait rien de bon.
S’il me fallait dĂ©signer le contraire de l’attente, je choisirais spontanĂ©ment la joie de vivre.
A l’instant oĂą je pose le pied sur la première marche, toutes les pierres rĂ©sonnent ensemble. PrĂ©sence confirmĂ©e, la masse chante, joie du lieu, il est avec moi. La rampe gracieuse contrĂ´le mon vertige comme si l’acier courbe et ses volutes expertes venaient au secours de mon Ă©pine dorsale. Ma main qui tout Ă l’heure ouvrira les livres, se clĂ´t reconnaissante sur le ferme glacĂ© de la sphère qui lui tient lieu d’extrĂ©mitĂ©. Je n’ai plus qu’à tirer mon bras, avancer le pied etc. Je nage dans le silence, j’aime ce blanc, je le cultive, c’est la condition sine qua non de mon existence, c’est ici que j’écris. Je me retiens de faire sonner mon pas, je perçois le frottement de mes semelles, Ă©cho de mes murmures de chauve souris. La chaleur du solstice ne pĂ©nètre pas jusqu’ici, bloquĂ©e par le lieu frigorifiant des meulières. La saison me rappelle que notre astre repart dans l’autre sens et si je ferme un instant les paupières, j’imagine que mon avance imite le cĂ´toiement des planètes; je souris aussitĂ´t: me voilĂ l’univers, joli dĂ©lire que je ne m’étais jamais racontĂ©; c’est l’ascension des marches sans doute, sa volte, son vide sidĂ©rant. C’est moins la cage d’un escalier qu’un palais vide, très haut de plafond, oĂą va peut-ĂŞtre rĂ©sonner bientĂ´t une musique, une valse bien sĂ»r. La tĂŞte me tourne au premier virage et comme les marches ne cessent plus de tourner, le vertige en cage risque de durer. Je marque une pause. L’alerte s’éteint. Un arc -en -ciel, issu des vitres biseautĂ©es, surgit Ă l’endroit oĂą je suis passĂ©, il mord sur les pierres ocres qui deviennent autant d’arlequins. La griserie d’exister s’immisce impromptu, coup de reins, je m’élance et m’emporte jusqu’au faĂ®te.Â
Une fois montĂ©, je doit constater que je n’ai cessĂ© de penser Ă l’ADN, aux tournoiements des galaxies, du plus petit au plus vaste, et c’est Goethe qui revient avec sa manie d’inventer des figures, ainsi la spirale qui est Ă la fois croissance et passage par les mĂŞmes endroits qui ne sont pas les mĂŞmes, image de l’homme cultivĂ© qui s’accroĂ®t et qui pourtant reste semblable Ă soi; il devient ce qu’il est. Au seuil d’une bibliothèque, rien de plus pertinent. L’architecte du siècle des lumières a usĂ© de tout son talent pour qu’aucun pilier ne vienne en soutien de l’escalier. Il a fait le vide. Je considère la chute, le regard ne ment pas, c’est beau comme notre culture, comme notre langue; l’escalier c’est l’impalpable en pierre ; lĂ oĂą au silence l’écho se fait Ă©cho, la ruse, le secret, Ă©tant que l’accroche des marches se fait contre la paroi moyen âgeuse de l’abbaye. Saint Martin eĂ»t Ă©tĂ© content. L’ensemble est baroque, souple et se noue en ce sommet d’oĂą je contemple l’ascension vertigineuse. Je siffle d’admiration et les aigus rĂ©percutĂ©s me font un orgue positif bienheureux, joyeux, si bien qu’appuyĂ© sur la rambarde, Ă©cho en bandoulière, je sifflote des toccatas acrobatiques.
Un homme tapote mon épaule
Il me prend de lui rétorquer que j’ignorais que la toccata en ré mineur n’appartenait pas à notre culture mais je me souviens qu’à ce niveau on choisit et on lit des livres. Le silence est son métier.
Il me confirme d’un signe de la tête que je suis au bon endroit.
Roulement de tonnerre, mes pas se bousculent, interminables. Sans même lui dire adieu, je me promets de revenir un jour d’orage.
J’ai quantité de rues passantes dans ma mémoire, elles se croisent parfois jusqu’à faire un tissu si tressé que mon enfance ne monte plus, s’efface, généreux effet des ans qui dans leur fuite ont rayé le microsillon des plaintes. C’est heureux. Ainsi la mélancolie est-elle tempérée par le présent remuement, occupation sincère qui consiste à laisser couler à loisir la machine des mots, souvenirs, fouillis de textes, le tout s’entrechoquant entre mes doigts après les controverses sous mon crâne honnêtement fragile. Il n’est pas de bon ton d’apparaître en ce tremblé tout empli de la glace du silence et l’on aime spontanément bien davantage la main qui trace des contours nets comme on soude résolument des pièces métalliques au feu du chalumeau.
Or la fragilité est toute d’apparence; sculpter sur le silence est sans doute plus délicat que la fusion des soudures car le geste nécessite à chaque pause une reprise aussi énergique que la précédente; il faut oser la relance sachant que la visée est rêveuse. A quoi bon pousser les mots – comme on le dit de la chansonnette – si c’est une marche au long du caniveau où coule la dernière pluie? La prose n’est bonne que si elle quitte la maison, s’éloigne du seuil et s’en va sur un faux rythme de marche vers ce qui n’est plus elle tout à fait, se perd, s’égare aux cent voies d’un pas un peu lent, mordant à mi-hauteur, puis lesté de son égarement hors la terre finit par monter vers l’accord général, là où se retrouvent musiques humaines, oiseaux, bises et brises.
Etre fragile est une force: si je veille à n’être plus que cet instant où je trace des mots et que rien d’autre – ni fenêtre ni voix – ne vient le troubler, je suis à la prose présence pure, si légère que l’envol se fait familier; je m’aperçois que c’est ma vraie demeure hantée de chants dont je deviens l’auditeur et le transcripteur momentané… et si je prolonge le vol, je constate qu’un entêtement se construit sur des strates dont l’élaboration désormais se fait d’elle-même, magie non voulue d’où s’élèvent des moments de bonheurs… demain, d’autres jours je relancerai l’aventure et plus je m’y attacherai plus la fragilité produira facilement ses airs.
C’est un lieu que je cherche, sans latitude ni longitude, petit temple bâti essentiellement pour le plaisir de l’oreille intérieure. J’aime y chuchoter, murmurer, en bref chanter par devers moi, laisser couler la musique intarissable, limitée au seul temps de ma vie. Ce n’est pas fausse modestie, je suis réellement de cette naïveté-là , conscient qu’il y entre une part d’ironie (dénuée de moquerie), l’ironie étant l’autre nom du relatif qui couve derrière tous ces mots et que l’on retrouve dans le miroitement du titre: « Je peins le passage ».
elle avait des bagues
des perles Ă l’oreille
le fard qui protège
une robe de lin gris
c’est folie de porter pareille robe dit-il
la glace mordra ta peau
elle avait le regard sûr
serra doucement sa main glissée
peu m’importe le vent dans l’air froid
parlons de l’an neuf
dit-elle et des voeux
ce fut ainsi qu’ils gravirent le mont
solitude des arbres presque morts
on entend un orgue lointain
dialoguant avec les tourterelles
elle pointe alors son doigt vers le soleil mangé des brumes
aime le jour comme il rallonge
déclame-t-elle donne donne donne
(il reconnut soudain en elle la fluide inspiration)
laissons glisser au présent nos regards vers le vallon
sur la bruyère où la parole se fige
un court instant dans l’Ă©criture
il forma le voeu de la garder à ses côtés
toute l’annĂ©e et mĂŞme au-delĂ
Au tout début de deux mille vingt, la terre poursuivait sa bonne femme de rotation et le soleil secouait ses premiers blés sur le crâne labouré des terres d’ici: on était bien. L’an était lancé dans sa saison, rien à dire. Je me souviens des premiers parfums, hors boue un peu, hors pluie parfois, vapeurs jolies aux tempes qui s’éveillent en faisant ce petit craquement de terre qui augurait l’éveil civil; janvier, février, tout fut calme. Je crus un moment que le silence allait revenir, celui qui précède la musique et sur lequel le poète installe ses violons miracles et son refus des battements qui fuient. On allait même vivre un printemps défait des oripeaux habituels, giboulées, noirs réveils d’automne. Les querelles songé-je allaient aller diminuant, la paix intérieure était prête, là , à deux pas, elle se dansait sur les vélos multipliés, sur un mars sans guerre, sur un petit avril aux oiseaux revenus. Le fil des jours certes constamment ténu, tissait sa toile et l’on espérait bien vivre un temps sinon toujours un peu boiteux, au moins gentiment claudiquant. Depuis janvier les nuits avaient l’élégance de s’effacer lentement, sans bruit, un peu lasses, il faut bien dire, de l’hiver barbotant.
Je traversai Ă©tourdiment les premières semaines; les cĹ“urs s’épanchaient, c’en Ă©tait presque Ă passer les après-midis au lit Ă refaire, lisottant, Ă©crivaillant, le monde et le solstice d’hiver tout Ă la fois. J’entends encore les griffes des merles contre la gouttière, comme un gage d’affairement fort utile avant la survenue de la saison aux Ĺ“ufs, aux petits, aux allers nourritures et aux retours prĂ©cipitĂ©s. Quelque chose rĂ´dait pourtant. Le vent d’ouest m’avait prĂ©venu, rĂ©pĂ©tant que ce n’était pas si simple. J’avais tort de me fier Ă ses retours inlassables. Les tempĂŞtes de mars sont pourtant claires, maugrĂ©ait-il. J’étais nĂ©gligent, pratiquant jusqu’à l’imbĂ©cillitĂ© un optimisme qui n’a rien de commun avec la vraie vie. Tu es debout vivant, prends garde, disait l’ouest en me voyant gambader sur les berges de la rivière proche. Le courant et les tourbillons sont des nids de traĂ®trises. Je songeais: le temps et ses dangers, je sais tout par coeur, ce n’est pas un printemps de plus qui va me bousculer tout cru, j’en ai vu d’autres.
On n’est pas sĂ©rieux quand on a soixante treize ans. Rien ne pouvait survenir. Et puis un jour d’avril, une mĂ©chante brume mondiale menaça de se glisser Ă l’intĂ©rieur de nos corps. Depuis, nous voilĂ bien empĂŞtrĂ©s dans cette affaire qui largement nous dĂ©passe.  Â
La saison est gage de changement : rien de plus beau que de voir Goethe célébrer la venue du 21 décembre 1831, alors qu’il meurt en mars 1832. Il est heureux (82 ans) de voir les jours s’allonger de nouveau, ne peut se contenir de joie et le dit explicitement à Eckermann, son interlocuteur; la scène est émouvante au possible et curieusement à chaque 21 décembre je n’oublie jamais cette parole sur la lumière qui revient ; la nuit cède le pas, même si toute sa vie Goethe nous fait le confident de ses visions, de la victoire de la lumière sur l’obscurité, il a pour le mal (l’ombre) une attirance singulière lorsqu’il se fait par exemple le chantre de Méphisto : il affirme en gros que le mal est un stimulant très utile pour que l’humanité se bouge… On comprend que l’auteur de la « Théorie des couleurs » ait professé cette attirance pour la lumière qui fait retour.
Au moment de l’écriture de Werther (1770), il n’est pas aussi optimiste et Maurice Blanchot a raison d’insister sur la phrase du poète : « Il ne saurait être question pour moi de bien finir ». On se souvient alors avec stupéfaction que le suicide de Werther, le coup de pistolet le plus célèbre de la littérature, a lieu justement un 21 décembre. Contradiction.
Né en 1749, Goethe a un peu plus de vingt ans lorsqu’il envisage Werther ; il est normal qu’il ait songé au plus noir de l’année pour suicider son héros. Soixante ans plus tard, la même date est gage d’espérance alors qu’il entre dans la dernière année de sa vie et (j’ai envie de dire !) qu’il le sait. Je prends peu de risques en affirmant qu’il le sait : il vient de faire mettre des oreillettes à son fauteuil, il sait que sa tête un matin, un soir, va basculer sur le côté et il prévoit ce mouvement involontaire, sorte de « non » à la mort qui émeut le témoin. Goethe est un antique, il sait cela.
On pourrait dire que Goethe sait tout ; le lire n’est pas forcément une distraction (mais quelle joie), chaque instant de lecture est un moment symbolique du grand tout. Je comprends que J. Gracq ait pu goûter médiocrement le grand homme allemand et préféré Wagner (j’avoue que j’en souris, car enfin comment préférer un homme si équilibré à pareille musique d’ivresse ? – L’époque traversée par J. Gracq est la seule explication) ; il n’en reste pas moins que Goethe est malgré tout, malgré tous les auteurs, malgré tous les écrivains, le seul qui ne soit pas déséquilibré. Sa prose est un modèle de splendeur retenue, sorte de Nicolas Poussin de l’écriture. Jusqu’à l’âge de quarante ans, Goethe a hésité entre la peinture et l’écriture, il a élu ce que l’on sait ; il y avait urgence aux pays allemands à réinventer l’écriture dans cette splendeur souple qu’est sa langue. Parfois aux moments où la lumière nous manque le plus (décembre et son cortège de noirs ancrés dans l’impasse des jours), je me demande ce qu’aurait pu être l’équivalent pictural du « Faust ».
Certainement pas ce que Delacroix nous a livré ; celui-ci est trop romantique, ou pour le dire brièvement : trop Méphisto, pas assez Faust. C’est notre vision d’aujourd’hui. Dire que cette vision est fausse n’arrange rien : c’est ainsi. Pour nous Français du XXIème siècle, et ce sans doute depuis la traduction du « Faust » par Nerval, Goethe est un romantique. Rien de plus faux, rien de plus vrai. Il s’agit simplement de se mettre d’accord sur le zoom que nous choisissons. Un peu comme Picasso, plagié de partout, il nous apparaît usé et la splendeur de ses lisses a disparu sous le vernis fatigant de ses imitateurs : il est unique dans les fondations qu’il pose avec sérénité ; depuis, mille reprises ont limé sa prose et son art poétique uniques. La langue allemande, très malmenée au XXème siècle, occulte notre vision d’un sage qui, à la manière de Montaigne, transmet à nos esprits égarés une vision ancienne qui ne cesse de revenir vers nous comme un miroir du temps où les hommes pensaient la vie à travers la nature. Ainsi était-il bien plus qu’un romantique ; un penseur pour notre temps, un passeur du monde ancien qui n’était évidemment pas un attardé, bien plutôt un visionnaire que nous serions bien fous de ne pas consulter comme on le fit de l’oracle de Delphes.
Quand je passe devant un miroir, je pense : t’es pas belle, ma belle, le miroir fait oui de la tête, je m’approche et sans le vouloir je compte.
Je compte les rides, il y en a tellement que je me perds dans les calculs, dans mes années, là au coin de yeux il y a du monde, ça fourmille; tiens, elles sont apparues après six mois de mariage, la déception déjà . Après l’amour, la peine, après les étoiles dans les yeux, les étoiles gravées près des paupières et lentement, les décennies, années banales, font des spirales, la peau se creuse sous les coups, elle se gonfle ailleurs, on dirait un édredon pas drôle ; la souple peau s’est raidie au milieu des appels nerveux du quotidien, sans doute, chaque jour un peu plus sèche, peut-être ; on dirait une terre craquelée, c’est le puissant éclat des voix brutes qui s’adressèrent à moi, tout ce temps, et les accouchements (sans douleur, tu parles), et les enfants à nourrir et les enfants la nuit. Tiens, regarde la courbe du nez, un effondrement de falaise après un raz de marée, mais le pire c’est la bouche, elle est mauvaise, pleine d’ombre, les lèvres appellent l’amour mais d’avoir embrassé pour rien, pour presque rien, les voici désabusées, tombantes, presque froides, froides… c’est affreux des lèvres froides. Restent les yeux, l’intérieur des yeux, la pupille toujours claire, belle, mais personne ne le sait, il n’y a que moi qui la devine encore, pourtant ces pupilles, elles n’ont pas bougé, c’est moi, c’était moi.
Oh, mon miroir, pourquoi me murmures-tu encore ma mémoire, oui, tu me rappelles le temps où j’étais belle, ce temps d’avant, naïf, exalté. Tu te souviens, miroir, j’étais si pure, il suffisait que je sourie à mon reflet pour que les battements de mon cœur s’accélèrent, c’était moi, j’étais fière d’être moi, d’être toujours jolie, j’avais même au regard autre chose de plus, quelque chose qui forçait le respect, un éclat de vie, du vrai diamant, indestructible, je pouvais tout vivre, tout affronter, je mettais du rouge à mes lèvres, du rimmel à mes cils, pas pour faire la coquette, mais pour confirmer que je me savais belle et c’est cette confiance qui m’a valu de croiser le premier imbécile venu, on se marie, on se débat, on se bat, les joues se creusent, et les coups répétés du temps, de l’homme, des habitudes, font du visage une bouille, une bouille, oui, une bouillie… j’en suis venue à ne plus pouvoir me voir.
Écoute, miroir, toi et moi on se sépare, je crois que c’est mieux comme ça, on va s’éviter,
va fasciner d’autres alouettes, moi, je vais continuer à l’aveuglette,
miroir, passe ton chemin, va refléter plus loin…
je ne m’aime plus .
(Ce monologue a Ă©tĂ© consultĂ© plus d’une dizaine de milliers de fois depuis que je l’ai publiĂ© sur ce blog, il y a dix ans. Cette pure tragĂ©die est libre de droit. Les commentaires montrent qu’il a Ă©tĂ© jouĂ© un peu partout dans le monde francophone. )
La vie de l’esprit contre les griffes du prĂ©sent oĂą le narrateur se donne le bon/mauvais rĂ´le.
La tourterelle s’élance de la haie, traverse le havre du jardin caché où trône – toutes larmes dehors – le saule pleureur ; le couchant dore les feuilles un peu mouillées et les fruits bouclés, cheveux d’un autre âge entortillés à loisir ; l’oiseau les effleure doucement, sûr de lui, j’admire le col audacieux qu’on dirait dessiné à la craie et le velours à peine visible des plumes fluides où le cœur de la bête cogne habituellement son chant monocorde, prenant.
Le temps se suspend comme le corps léger de l’oiseau pacifique, rien ne bouge, aucun vent, nul bruit, calme grave des branches paralysées, et de son unique vol la tourterelle dessine une présence ombrée de bleu, c’est un pinceau de maître dans l’éden improvisé de mon jardin secret. Je frissonne ; sa courbe à elle seule est une baie de lumière mouillée, arc en ciel de lois ineffables, douloureuses à force d’être parfaites. L’émotion fait papillonner mes cils, jamais pareille vérité coulant de la source du temps ne me sera plus accordée… son unique courant d’air déplacé ne change rien à l’azur déclinant, mais il est cependant suspendu, immuable, éternel. Comment ce qui tombe peut-il être arrêté ? Comment ce qui vole peut-il…
À l’instant où elle va, sur une branche qui touche terre, poser ses pattes, dans ce mouvement de recul où les ailes accélèrent leur battement vers l’arrière provoquant un sur place magique, hors gravité, le corps se redresse, verticalement offert, fragile, au plus souple de son vol finissant, à cet instant donc un matou se précipite sur elle, l’arrachant au vide de toute sa gueule, du plus grave de ses griffes.
Dans l’encadrement de la fenêtre, serrant la barre de rideau que je suis en train de poser, je saute par l’embrasure, frappe le dos du chat qui s’enfuit en hurlant sous la haie du voisin. Le cœur me bat autant qu’à elle. Je jette la barre, saisis l’amie des deux mains, sans serrer. Les plumes n’ont presque rien, un peu de sang à la patte gauche. Aucun son, la mort effleurée a étendu sa loi à toute la contrée.
Tu comprends, ce n’est pas si simple, ils n’aiment pas ça, ils mordent, tu vois, ils griffent, ils veulent tuer, cela les amuse, ils ont peur de ton plumage parfait et de ton chant, les idiots, qu’ils trouvent monotone, alors que chaque fois est la première, et surtout tu voles, tu comprends, tu voles, et le chat n’est qu’un parmi des milliers qui en veulent à ta perfection entre ciel et terre, tu es un défi, comprends-le, nul n’est parfait, pauvre enfant, reste là -haut dans la géométrie qu’aucune main ne saurait tracer, donne-nous ton modèle, mais ne t’approche plus jamais des branches basses, promets-le.
Elle fait mine de s’envoler, se dégage de mes mains, je la relâche, elle se pose sur les troènes.
Je remonte la barre des double rideaux et depuis lorsque le tissu gris rose frissonne sous le souffle de l’espagnolette, je la vois, je l’entends, ses ailes frémissent, son aventure revient, la vie, presque rien, un peu de sang, ce même sang qui bat là sous le tissu de ma chemise quand, allongé, je rêve près de la croisée d’une perfection à venir.