croque le jour 6

les cabanes où l’enfance me garda

loin de l’usure des jours des mois des ans

dansent dans le secret de ma mĂ©moire et je revois 

leurs toits crevĂ©s de rayons qui berçaient ce silence 

mêlé d’humus qu’aucun parfum n’évoquera jamais

croque le jour 4

j’empĂŞcherai que mes arbres qui se tiennent au jardin 

sous la brise de janvier se penchent à l’excès

et croulent sous les vents malins

car leurs chutes lourdes en pleine crise de l’hiver

étoufferaient le vaste chant des jours qui viennent

croque le jour 3

comprends moi je suis vivant mon âme

je ne me crispe pas j’avance au vent

le hâle me va le pas peut bien un peu craquer

l’Ă©trange est que je vive au milieu mais Ă  cĂ´tĂ©

Ă©crivant l’ĂŞtre j’espère ne pas trop dĂ©ranger

Chopin

(J’ai beaucoup Ă©crit sur Chopin, mais c’Ă©tait dans “Traces de Pas” ou dans des revues aujourd’hui disparues… me reste sur ce blog ce poème qui a Ă©tĂ© Ă©crit il y a plus de dix ans et qui Ă©voque les mazurkas. Joie d’aimer, tristesse des deuils et de l’Ă©loignement… voilĂ  le ton bref que je voulais cĂ©lĂ©brer.)

chopin portrait

ce ne sont pas des pas réels
plutĂ´t le souvenir de danses
qui cognèrent en Mazurie glacée
sur des planchers boueux hommes
et femmes s’accouplaient par avance
mimant en rythmes serrés
des étreintes que le chant coloré
élargit sur un rubato de nuit sans fin
oĂą ma main et ta main ne cessent de se croiser

le mineur ne s’alanguit qu’à peine
juste ce qu’il faut de regrets
dans de parfaites double pages
où les brumes se lèvent sous le vent
avant l’irruption d’un soleil trillé
longtemps en petits marteaux lourds
que la solide poigne fait voler
je me souviens des papillons des cils
et de mes amis morts murés en moi

mes humeurs miroitent en moments touchés
j’échange ma chance contre l’absence
qui est mon vrai sujet sur cet objet
en noir et blanc nuit et jour mêlés
mon confident horizontal unique
où les tonalités tricotent des écharpes
pour garder Ă  la bouche des baisers
jusqu’à peine accordés mais fixés ici
loin d’une terre adolescente à jamais disparue

Lucide attente

Lorsque j’Ă©tais enfant, j’entendais souvent Geneviève Tabouis qui commençait toutes ses interventions – curieuse voix de crĂ©celle – d’un air faussement finaud: “Attendez-vous Ă  savoir”…Attente exaspĂ©rante. Quand plus tard j’ai commencĂ© Ă  comprendre qu’on ne saurait rien (“Ă  quoi ça sert de vivre et tout” F.BĂ©ranger), je suis revenu Ă  l’attente, puisque du savoir il n’y avait rien Ă  savoir, sinon un savoir de substitution qui occupe le devant de la scène, manière d’Ă©cran brouillĂ©, qu’on l’appelle usage de la raison ou comprĂ©hension du monde immĂ©diat. J’en conclus que le savoir Ă©tait si morcelĂ© qu’on ne pouvait tout embrasser Ă  la fois et qu’en bref je n’Ă©tais pas Dieu.
C’est alors que je me suis mis Ă  attendre. Il me fallait cependant des modèles pour prendre patience sans trop ronger mes ongles et ce fut lĂ  que je rencontrai pour la première fois un exemple magistral, insurpassĂ©: l’homme de la campagne Ă©voquĂ© par Kafka dans “Le Procès”. Je suis souvent revenu en dĂ©tail sur l’exploration de cet apologue Ă  la fois comique et sinistre. Notre vie en une demi-page. Kafka en Ă©tait très fier; je crois qu’il aimait dans cette histoire son cĂ´tĂ© parodie des textes sacrĂ©s (on passe de la Bible Ă  la littĂ©rature) et qui faisait aux yeux de son exigeant auteur tout le sel de l’aventure d’Ă©crire.
Plus tard je suis tombĂ© sur plus convenu, avec l’attente du soldat chez Buzzati ou Gracq. C’est que leur inspiration venait sans doute des guerres atroces, oĂą tous les rescapĂ©s ont parlĂ© de l’attente entre deux attaques, rejoignant l’attente de la mort Ă  laquelle tout un chacun est absurdement confrontĂ©. Attente qu’il faut bien qualifier de courageuse lorsqu’elle est Ă  ce point lucide.
Reste l’attente de Godot oĂą le mystère est moins dans le nom de Godot – inventĂ© par Beckett pour emmener le spectateur sur une fausse piste – que dans l’attente pure. L’attente de Kafka Ă©tait une attente irrĂ©solue, celle de Beckett l’attente d’un moderne qui s’ennuie.
Lorsque Beckett a vu son rĂ©seau de rĂ©sistance dĂ©noncĂ©, il a fui avec un ami dans le Vaucluse et a attendu qu’un passeur vienne pour leur faire traverser les Alpes. C’est durant cette attente qu’avec son ami, il a commencĂ© Ă  Ă©laborer les dialogues d’une pièce provisoirement nommĂ©e “L’attente”. Pour passer le temps, bien sĂ»r. La mort Ă©tait derrière (les nazis) mais Ă©galement devant (le passeur fait “passer”; il est “passĂ©” dit-on de quelqu’un qui vient de mourir).
Car l’attente pour conclure n’est jamais que cette affaire d’ennui; ennui tout moderne de celui qui attend de toucher son chèque, que le train arrive au but, que le travail et les Ă©tudes soient finies, que les enfants grandissent, que la retraite vienne etc… CoincĂ© dans le temps, pour Ă©viter l’ennui, me voilĂ  tentĂ© d’accĂ©lĂ©rer, me ruant ainsi plus vite vers la mort attendue inattendue. DĂ©cidĂ©ment, enfant, j’avais raison de me mĂ©fier de la crĂ©celle; son bruit, dĂ©pourvu de sens, n’annonçait rien de bon.
S’il me fallait dĂ©signer le contraire de l’attente, je choisirais spontanĂ©ment la joie de vivre.

L’escalier de la bibliothèque (Laon ou la montagne couronnĂ©e)

A l’instant oĂą je pose le pied sur la première marche, toutes les pierres rĂ©sonnent ensemble. PrĂ©sence confirmĂ©e, la masse chante, joie du lieu, il est avec moi. La rampe gracieuse contrĂ´le mon vertige comme si l’acier courbe et ses volutes expertes venaient au secours de mon Ă©pine dorsale. Ma main qui tout Ă  l’heure ouvrira les livres, se clĂ´t reconnaissante sur le ferme glacĂ© de la sphère qui lui tient lieu d’extrĂ©mitĂ©. Je n’ai plus qu’à tirer mon bras, avancer le pied etc. Je nage dans le silence, j’aime ce blanc, je le cultive, c’est la condition sine qua non de mon existence, c’est ici que j’écris. Je me retiens de faire sonner mon pas, je perçois le frottement de mes semelles, Ă©cho de mes murmures de chauve souris. La chaleur du solstice ne pĂ©nètre pas jusqu’ici, bloquĂ©e par le lieu frigorifiant des meulières. La saison me rappelle que notre astre repart dans l’autre sens et si je ferme un instant les paupières, j’imagine que mon avance imite le cĂ´toiement des planètes; je souris aussitĂ´t: me voilĂ  l’univers, joli dĂ©lire que je ne m’étais jamais racontĂ©; c’est l’ascension des marches sans doute, sa volte, son vide sidĂ©rant. C’est moins la cage d’un escalier qu’un palais vide, très haut de plafond, oĂą va peut-ĂŞtre rĂ©sonner bientĂ´t une musique, une valse bien sĂ»r. La tĂŞte me tourne au premier virage et comme les marches ne cessent plus de tourner, le vertige en cage risque de durer. Je marque une pause. L’alerte s’éteint. Un arc -en -ciel, issu des vitres biseautĂ©es, surgit Ă  l’endroit oĂą je suis passĂ©, il mord sur les pierres ocres qui deviennent autant d’arlequins. La griserie d’exister s’immisce impromptu, coup de reins, je m’élance et m’emporte jusqu’au faĂ®te. 

Une fois montĂ©, je doit constater que je n’ai cessĂ© de penser Ă  l’ADN, aux tournoiements des galaxies, du plus petit au plus vaste, et c’est Goethe qui revient avec sa manie d’inventer des figures, ainsi la spirale qui est Ă  la fois croissance et passage par les mĂŞmes endroits qui ne sont pas les mĂŞmes, image de l’homme cultivĂ© qui s’accroĂ®t et qui pourtant reste semblable Ă  soi; il devient ce qu’il est. Au seuil d’une bibliothèque, rien de plus pertinent. L’architecte du siècle des lumières a usĂ© de tout son talent pour  qu’aucun pilier ne vienne en soutien de l’escalier. Il a fait le vide. Je considère la chute, le regard ne ment pas, c’est beau comme notre culture, comme notre langue; l’escalier c’est l’impalpable en pierre ; lĂ  oĂą au silence l’écho se fait Ă©cho, la ruse, le secret, Ă©tant que  l’accroche des marches se fait contre la paroi moyen âgeuse de l’abbaye. Saint Martin eĂ»t Ă©tĂ© content. L’ensemble est baroque, souple et se noue en ce sommet d’oĂą je contemple l’ascension vertigineuse. Je siffle d’admiration et les aigus rĂ©percutĂ©s me font un orgue positif bienheureux, joyeux, si bien qu’appuyĂ© sur la rambarde, Ă©cho en bandoulière, je sifflote des toccatas acrobatiques.  

Un homme tapote mon épaule

  • Monsieur, pouvez vous cesser ce sifflement. C’est ici un lieu de culture. 

Il me prend de lui rĂ©torquer que j’ignorais que la toccata en rĂ© mineur n’appartenait pas Ă  notre culture mais je me souviens qu’à ce niveau on choisit et on lit des livres. Le silence est son mĂ©tier. 

  • J’Ă©tais venu pour un livre, murmurĂ©-je. 

Il me confirme d’un signe de la tĂŞte que je suis au bon endroit.  

  • Les livres ne peuvent ĂŞtre crayonnĂ©s de vos sifflements. Le silence est blanc. 
  • Mais vous n’entendez pas cette caisse de rĂ©sonance? Jamais je ne retrouverai pareil Ă©cho, dis-je en descendant prĂ©cipitamment les marches. 

Roulement de tonnerre, mes pas se bousculent, interminables. Sans mĂŞme lui dire adieu, je me promets de revenir un jour d’orage.  

Eloge de la fragilité

J’ai quantitĂ© de rues passantes dans ma mĂ©moire, elles se croisent parfois jusqu’à faire un tissu si tressĂ© que mon enfance ne monte plus, s’efface, gĂ©nĂ©reux effet des ans qui dans leur fuite ont rayĂ© le microsillon des plaintes. C’est heureux. Ainsi la mĂ©lancolie est-elle tempĂ©rĂ©e par le prĂ©sent remuement, occupation sincère  qui consiste Ă  laisser couler Ă  loisir la machine des mots, souvenirs, fouillis de textes, le tout s’entrechoquant entre mes doigts après les controverses sous mon crâne honnĂŞtement fragile. Il n’est pas de bon ton d’apparaĂ®tre en ce tremblĂ© tout empli de la glace du silence et l’on aime spontanĂ©ment bien davantage la main qui trace des contours nets comme on soude rĂ©solument des pièces mĂ©talliques au feu du chalumeau.
Or la fragilité est toute d’apparence; sculpter sur le silence est sans doute plus délicat que la fusion des soudures car le geste nécessite à chaque pause une reprise aussi énergique que la précédente; il faut oser la relance sachant que la visée est rêveuse. A quoi bon pousser les mots – comme on le dit de la chansonnette – si c’est une marche au long du caniveau où coule la dernière pluie? La prose n’est bonne que si elle quitte la maison, s’éloigne du seuil et s’en va sur un faux rythme de marche vers ce qui n’est plus elle tout à fait, se perd, s’égare aux cent voies d’un pas un peu lent, mordant à mi-hauteur, puis lesté de son égarement hors la terre finit par monter vers l’accord général, là où se retrouvent musiques humaines, oiseaux, bises et brises.
Etre fragile est une force: si je veille à n’être plus que cet instant où je trace des mots et que rien d’autre – ni fenêtre ni voix – ne vient le troubler, je suis à la prose présence pure, si légère que l’envol se fait familier; je m’aperçois que c’est ma vraie demeure hantée de chants dont je deviens l’auditeur et le transcripteur momentané… et si je prolonge le vol, je constate qu’un entêtement se construit sur des strates dont l’élaboration désormais se fait d’elle-même, magie non voulue d’où s’élèvent des moments de bonheurs… demain, d’autres jours je relancerai l’aventure et plus je m’y attacherai plus la fragilité produira facilement ses airs.
C’est un lieu que je cherche, sans latitude ni longitude, petit temple bâti essentiellement pour le plaisir de l’oreille intĂ©rieure. J’aime y chuchoter, murmurer, en bref chanter par devers moi, laisser couler la musique intarissable, limitĂ©e au seul temps de ma vie. Ce n’est pas fausse modestie, je suis rĂ©ellement de cette naĂŻvetĂ©-lĂ , conscient qu’il y entre une part d’ironie (dĂ©nuĂ©e de moquerie), l’ironie Ă©tant l’autre nom du relatif qui couve derrière tous ces mots et que l’on retrouve dans le miroitement du titre: « Je peins le passage Â».

Un voeu

elle avait des bagues

des perles Ă  l’oreille

le fard qui protège

une robe de lin gris

c’est folie de porter pareille robe dit-il

la glace mordra ta peau

elle avait le regard sûr

serra doucement sa main glissée

peu m’importe le vent dans l’air froid

parlons de l’an neuf

dit-elle et des voeux

ce fut ainsi qu’ils gravirent le mont

solitude des arbres presque morts

on entend un orgue lointain

dialoguant avec les tourterelles

elle pointe alors son doigt vers le soleil mangé des brumes

aime le jour comme il rallonge

déclame-t-elle donne donne donne

(il reconnut soudain en elle la fluide inspiration)

laissons glisser au présent nos regards vers le vallon

sur la bruyère où la parole se fige

un court instant dans l’Ă©criture

il forma le voeu de la garder à ses côtés

toute l’annĂ©e et mĂŞme au-delĂ 

Au début de deux mille vingt

Au tout dĂ©but de deux mille vingt, la terre poursuivait sa bonne femme de rotation et le soleil secouait ses premiers blĂ©s sur le crâne labourĂ© des terres d’ici: on Ă©tait bien. L’an Ă©tait lancĂ© dans sa saison, rien Ă  dire. Je me souviens des premiers parfums, hors boue un peu, hors pluie parfois, vapeurs jolies aux tempes qui s’éveillent en faisant ce petit craquement de terre qui augurait l’éveil civil; janvier, fĂ©vrier, tout fut calme. Je crus un moment que le silence allait revenir, celui qui prĂ©cède la musique et sur lequel le poète installe ses violons miracles et son refus des battements qui fuient. On allait mĂŞme vivre un printemps dĂ©fait des oripeaux habituels, giboulĂ©es, noirs rĂ©veils d’automne. Les querelles songĂ©-je allaient aller diminuant, la paix intĂ©rieure Ă©tait prĂŞte, lĂ , Ă  deux pas, elle se dansait sur les vĂ©los multipliĂ©s, sur un mars sans guerre, sur un petit avril aux oiseaux revenus. Le fil des jours certes constamment tĂ©nu, tissait sa toile et l’on espĂ©rait bien vivre un temps sinon toujours un peu boiteux, au moins gentiment claudiquant. Depuis janvier les nuits avaient l’élĂ©gance de s’effacer lentement, sans bruit, un peu lasses, il faut bien dire, de l’hiver barbotant. 

Je traversai Ă©tourdiment les premières semaines; les cĹ“urs s’épanchaient, c’en Ă©tait presque Ă  passer les après-midis au lit Ă  refaire, lisottant, Ă©crivaillant, le monde et le solstice d’hiver tout Ă  la fois. J’entends encore les griffes des merles contre la gouttière, comme un gage d’affairement fort utile avant la survenue de la saison aux Ĺ“ufs, aux petits, aux allers nourritures et aux retours prĂ©cipitĂ©s. Quelque chose rĂ´dait pourtant. Le vent d’ouest m’avait prĂ©venu, rĂ©pĂ©tant que ce n’était pas si simple. J’avais tort de me fier Ă  ses retours inlassables. Les tempĂŞtes de mars sont pourtant claires, maugrĂ©ait-il. J’étais nĂ©gligent, pratiquant jusqu’à l’imbĂ©cillitĂ© un optimisme qui n’a rien de commun avec la vraie vie. Tu es debout vivant, prends garde, disait l’ouest en me voyant gambader sur les berges de la rivière proche. Le courant et les tourbillons sont des nids de traĂ®trises. Je songeais: le temps et ses dangers, je sais tout par coeur, ce n’est pas un printemps de plus qui va me bousculer tout cru, j’en ai vu d’autres. 

On n’est pas sérieux quand on a soixante treize ans.  Rien ne pouvait survenir. Et puis un jour d’avril, une méchante brume mondiale menaça de se glisser à l’intérieur de nos corps. Depuis, nous voilà bien empêtrés dans cette affaire qui largement nous dépasse.   

Goethe et la lumière du 21 décembre

Goethe et la lumière du 21 décembre (de Werther à Eckermann)

image de Goethe

La saison est gage de changement : rien de plus beau que de voir Goethe cĂ©lĂ©brer la venue du 21 dĂ©cembre 1831, alors qu’il meurt en mars 1832. Il est heureux (82 ans) de voir les jours s’allonger de nouveau, ne peut se contenir de joie et le dit explicitement Ă  Eckermann,  son interlocuteur; la scène est Ă©mouvante au possible et curieusement Ă  chaque 21 dĂ©cembre je n’oublie jamais cette parole sur la lumière qui revient ; la nuit cède le pas, mĂŞme si toute sa vie Goethe nous fait le confident de ses visions, de la victoire de la lumière sur l’obscuritĂ©, il a pour le mal (l’ombre) une attirance singulière lorsqu’il se fait par exemple le chantre de MĂ©phisto : il affirme en gros que le mal est un stimulant très utile pour que l’humanitĂ© se bouge… On comprend que l’auteur de la « ThĂ©orie des couleurs Â» ait professĂ© cette attirance pour la lumière qui fait retour.

Au moment de l’écriture de Werther (1770), il n’est pas aussi optimiste et Maurice Blanchot a raison d’insister sur la phrase du poète : « Il ne saurait ĂŞtre question pour moi de bien finir Â». On se souvient alors avec stupĂ©faction que le suicide de Werther, le coup de pistolet le plus cĂ©lèbre de la littĂ©rature, a lieu justement un 21 dĂ©cembre. Contradiction.

NĂ© en 1749, Goethe a un peu plus de vingt ans lorsqu’il envisage Werther ; il est normal qu’il ait songĂ© au plus noir de l’annĂ©e pour suicider son hĂ©ros. Soixante ans plus tard, la mĂŞme date est gage d’espĂ©rance alors qu’il entre dans la dernière annĂ©e de sa vie et (j’ai envie de dire !) qu’il le sait. Je prends peu de risques en affirmant qu’il le sait : il vient de faire mettre des oreillettes Ă  son fauteuil, il sait que sa tĂŞte un matin, un soir, va basculer sur le cĂ´tĂ© et il prĂ©voit ce mouvement involontaire, sorte de « non Â»  Ă  la mort qui Ă©meut le tĂ©moin. Goethe est un antique, il sait cela.

On pourrait dire que Goethe sait tout ; le lire n’est pas forcĂ©ment une distraction (mais quelle joie), chaque instant de lecture est un moment symbolique du grand tout. Je comprends que J. Gracq ait pu goĂ»ter mĂ©diocrement le grand homme allemand et prĂ©fĂ©rĂ© Wagner (j’avoue que j’en souris, car enfin comment prĂ©fĂ©rer un homme si Ă©quilibrĂ© Ă  pareille musique d’ivresse ? – L’époque traversĂ©e par J. Gracq est la seule explication) ; il n’en reste pas moins que Goethe est malgrĂ© tout, malgrĂ© tous les auteurs, malgrĂ© tous les Ă©crivains, le seul qui ne soit pas dĂ©sĂ©quilibrĂ©. Sa prose est un modèle de splendeur retenue, sorte de Nicolas Poussin de l’écriture. Jusqu’à l’âge de quarante ans, Goethe a hĂ©sitĂ© entre la peinture et l’écriture, il a Ă©lu ce que l’on sait ; il y avait urgence aux pays allemands Ă  rĂ©inventer l’écriture dans cette splendeur souple qu’est sa langue. Parfois aux moments oĂą la lumière nous manque le plus (dĂ©cembre et son cortège de noirs ancrĂ©s dans l’impasse des jours), je me demande ce qu’aurait pu ĂŞtre l’équivalent pictural du « Faust Â».

Certainement pas ce que Delacroix nous a livrĂ© ; celui-ci est trop romantique, ou pour le dire brièvement : trop MĂ©phisto, pas assez Faust. C’est notre vision d’aujourd’hui. Dire que cette vision est fausse n’arrange rien : c’est ainsi. Pour nous Français du XXIème siècle, et ce sans doute depuis la traduction du « Faust Â» par Nerval, Goethe est un romantique. Rien de plus faux, rien de plus vrai. Il s’agit simplement de se mettre d’accord sur le zoom que nous choisissons.  Un peu comme Picasso, plagiĂ© de partout, il nous apparaĂ®t usĂ© et la splendeur de ses lisses a disparu sous le vernis fatigant de ses imitateurs : il est unique dans les fondations qu’il pose avec sĂ©rĂ©nitĂ© ; depuis, mille reprises ont limĂ© sa prose et son art poĂ©tique uniques. La langue allemande, très malmenĂ©e au XXème siècle, occulte notre vision d’un sage qui, Ă  la manière de Montaigne, transmet Ă  nos esprits Ă©garĂ©s une vision ancienne qui ne cesse de revenir vers nous comme un miroir du temps oĂą les hommes pensaient la vie Ă  travers la nature. Ainsi Ă©tait-il bien plus qu’un romantique ; un penseur pour notre temps, un passeur du monde ancien qui n’était Ă©videmment pas un attardĂ©, bien plutĂ´t un visionnaire que nous serions bien fous de ne pas consulter comme on le fit de l’oracle de Delphes.

Devant le miroir

Quand je passe devant un miroir, je pense : t’es pas belle, ma belle, le miroir fait oui de la tĂŞte, je m’approche et sans le vouloir je compte.

Je compte les rides, il y en a tellement que je me perds dans les calculs, dans mes annĂ©es, lĂ  au coin de yeux il y a du monde, ça fourmille; tiens, elles sont apparues après six mois de mariage, la dĂ©ception dĂ©jĂ . Après l’amour, la peine, après les Ă©toiles dans les yeux, les Ă©toiles gravĂ©es près des paupières et lentement, les dĂ©cennies, annĂ©es banales, font des spirales, la peau se creuse sous les coups, elle se gonfle ailleurs, on dirait un Ă©dredon pas drĂ´le ; la souple peau s’est raidie au milieu des appels nerveux du quotidien, sans doute, chaque jour un peu plus sèche, peut-ĂŞtre ; on dirait une terre craquelĂ©e, c’est le puissant Ă©clat des voix brutes qui s’adressèrent Ă  moi, tout ce temps, et les accouchements (sans douleur, tu parles), et les enfants Ă  nourrir et les enfants la nuit. Tiens, regarde la courbe du nez, un effondrement de falaise après un raz de marĂ©e, mais le pire c’est la bouche, elle est mauvaise, pleine d’ombre, les lèvres appellent l’amour mais d’avoir embrassĂ© pour rien, pour presque rien, les voici dĂ©sabusĂ©es, tombantes, presque froides, froides… c’est affreux des lèvres froides. Restent les yeux, l’intĂ©rieur des yeux, la pupille toujours claire, belle, mais personne ne le sait, il n’y a que moi qui la devine encore, pourtant ces pupilles, elles n’ont pas bougĂ©, c’est moi, c’était moi.

Oh, mon miroir, pourquoi me murmures-tu encore ma mémoire, oui, tu me rappelles le temps où j’étais belle, ce temps d’avant, naïf, exalté. Tu te souviens, miroir, j’étais si pure, il suffisait que je sourie à mon reflet pour que les battements de mon cœur s’accélèrent, c’était moi, j’étais fière d’être moi, d’être toujours jolie, j’avais même au regard autre chose de plus, quelque chose qui forçait le respect, un éclat de vie, du vrai diamant, indestructible, je pouvais tout vivre, tout affronter, je mettais du rouge à mes lèvres, du rimmel à mes cils, pas pour faire la coquette, mais pour confirmer que je me savais belle et c’est cette confiance qui m’a valu de croiser le premier imbécile venu, on se marie, on se débat, on se bat, les joues se creusent, et les coups répétés du temps, de l’homme, des habitudes, font du visage une bouille, une bouille, oui, une bouillie… j’en suis venue à ne plus pouvoir me voir.

Écoute, miroir, toi et moi on se sépare, je crois que c’est mieux comme ça, on va s’éviter,

va fasciner d’autres alouettes, moi, je vais continuer à l’aveuglette,

miroir, passe ton chemin, va refléter plus loin…

je ne m’aime plus .

(Ce monologue a Ă©tĂ© consultĂ© plus d’une dizaine de milliers de fois depuis que je l’ai publiĂ© sur ce blog, il y a dix ans. Cette pure tragĂ©die est libre de droit. Les commentaires montrent qu’il a Ă©tĂ© jouĂ© un peu partout dans le monde francophone. )

Le vol brisé

La vie de l’esprit contre les griffes du prĂ©sent oĂą le narrateur se donne le bon/mauvais rĂ´le.

La tourterelle s’élance de la haie, traverse le havre du jardin caché où trône – toutes larmes dehors – le saule pleureur ; le couchant dore les feuilles un peu mouillées et les fruits bouclés, cheveux d’un autre âge entortillés à loisir ; l’oiseau les effleure doucement, sûr de lui, j’admire le col audacieux qu’on dirait dessiné à la craie et le velours à peine visible des plumes fluides où le cœur de la bête cogne habituellement son chant monocorde, prenant.
Le temps se suspend comme le corps léger de l’oiseau pacifique, rien ne bouge, aucun vent, nul bruit, calme grave des branches paralysées, et de son unique vol la tourterelle dessine une présence ombrée de bleu, c’est un pinceau de maître dans l’éden improvisé de mon jardin secret. Je frissonne ; sa courbe à elle seule est une baie de lumière mouillée, arc en ciel de lois ineffables, douloureuses à force d’être parfaites. L’émotion fait papillonner mes cils, jamais pareille vérité coulant de la source du temps ne me sera plus accordée… son unique courant d’air déplacé ne change rien à l’azur déclinant, mais il est cependant suspendu, immuable, éternel. Comment ce qui tombe peut-il être arrêté ? Comment ce qui vole peut-il…
À l’instant où elle va, sur une branche qui touche terre, poser ses pattes, dans ce mouvement de recul où les ailes accélèrent leur battement vers l’arrière provoquant un sur place magique, hors gravité, le corps se redresse, verticalement offert, fragile, au plus souple de son vol finissant, à cet instant donc un matou se précipite sur elle, l’arrachant au vide de toute sa gueule, du plus grave de ses griffes.
Dans l’encadrement de la fenêtre, serrant la barre de rideau que je suis en train de poser, je saute par l’embrasure, frappe le dos du chat qui s’enfuit en hurlant sous la haie du voisin. Le cœur me bat autant qu’à elle. Je jette la barre, saisis l’amie des deux mains, sans serrer. Les plumes n’ont presque rien, un peu de sang à la patte gauche. Aucun son, la mort effleurée a étendu sa loi à toute la contrée.
Tu comprends, ce n’est pas si simple, ils n’aiment pas ça, ils mordent, tu vois, ils griffent, ils veulent tuer, cela les amuse, ils ont peur de ton plumage parfait et de ton chant, les idiots, qu’ils trouvent monotone, alors que chaque fois est la première, et surtout tu voles, tu comprends, tu voles, et le chat n’est qu’un parmi des milliers qui en veulent à ta perfection entre ciel et terre, tu es un défi, comprends-le, nul n’est parfait, pauvre enfant, reste là-haut dans la géométrie qu’aucune main ne saurait tracer, donne-nous ton modèle, mais ne t’approche plus jamais des branches basses, promets-le.
Elle fait mine de s’envoler, se dégage de mes mains, je la relâche, elle se pose sur les troènes.
Je remonte la barre des double rideaux et depuis lorsque le tissu gris rose frissonne sous le souffle de l’espagnolette, je la vois, je l’entends, ses ailes frémissent, son aventure revient, la vie, presque rien, un peu de sang, ce même sang qui bat là sous le tissu de ma chemise quand, allongé, je rêve près de la croisée d’une perfection à venir.