Le château de la métamorphose (1/4)

– Là-bas, dit-elle, en désignant une modeste bâtisse dressée au fond du petit parc qui s’étend entre un garage et l’agence pôle emploi. Tu l’appelais le château, sans doute à cause de l’isolement, des fenêtres ouvragées… et  le perron, les quelques marches sans doute…
– Non, je ne me souviens pas avoir habité ces lieux…
– Attends, rien ne te vient?
– Si, si, quelque chose traîne dans ma mémoire… une odeur de sureau, de chêne, de mousse humide, et les feuilles que l’on froisse du bord de la manche en pesant sur les branches de printemps. C’est là, dans l’air, l’exubérance inconnue qui s’incarna un soir; c’était il y a si longtemps.
– Jamais tu ne l’avais éprouvée auparavant?
– Jamais. Enfin, si, certainement, mais pas consciemment.
Attends, je me souviens. C’est en juin, au lieu de prendre une petite porte qui mène à la maison (enfin au château) je glisse l’autre clef dans la grave serrure du portail. Les grilles arrachent l’herbe, poussent les branches et des parfums montent de partout, âcres et sucrés à la fois; un animal fuit, l’allée qui devait s’ouvrir sous la lumière de la lune ne veut pas se dessiner. Je suis sûr que je referme le portail derrière moi. J’hésite à avancer.
– C’est trop neuf ?
– Oui. J’étais jusqu’alors une espèce de bête et là soudain le dos appuyé aux grilles du portail, j’entends chaque bruissement, les parfums me prennent au corps et j’ose voir les formes des feuilles, le jeu embrouillé des branches, la vigueur des tilleuls. Malgré la nuit je vois les teintes des verts, les nuances bleu des ciels. Je crois que je me suis trompé et je fixe la clef qui a permis d’ouvrir, elle est ocre et l’on pourrait croire qu’elle est en or.
– Les contes ?
– Bien sûr et je peux bien dire que cette nuit-là, en franchissant le portail du soi-disant château je suis devenu un homme.
– Intéressant, un homme. Tu avais quel âge ?
– C’est trop loin, je ne sais plus. Est-ce si important ?
–  Non.
– J’ai découvert un autre monde. Au lieu de prendre la porte commune, celle que l’on emprunte sans y penser, j’ai forcé le portail foisonnant qui n’attendait que mon pas.
– C’était ce château ?
– Peut-être, oui, c’est lui, sans doute, je crois.
– Ah tu vois !
– Je le reconnais maintenant. À l’époque, il était plus sauvage, il n’y avait pas toutes ces constructions, tu comprends, la fin de l’adolescence, enfin, je veux dire, c’était moins un lieu qu’un temps.
– Ce n’était pas ici, alors ?
– Si, si… c’était pourtant ailleurs aussi.
– Je vois que tu te moques.
– Pardon. La seule chose que je puis dire, c’est qu’il était temps ; ce château m’a sauvé et je le vois partout où je vais. C’est un lieu que l’on porte avec soi, tu sais.
– L’imagination ?
– Oui et non. C’est plus concret ; ça cogne vraiment sous la chemise, et les bras et les jambes font un de ces chambards. Tu es ici et ailleurs en même temps. Alors tout est supportable… enfin, presque.
– Je devine à peu près, dit-elle.
Ils marchèrent vers le château en faisant crisser le gravier lissé par des siècles d’eau douce.